Pacelli à Berlin. Le Vatican et l'Allemagne, de Weimar à Hitler (1919-1934), préf. F. Bouthillon

Marie Levant
Storia - reviewer : Bernard Joassart s.j.

Quiconque douterait encore de la complexité de la réalité et de ce que l’historien doit souvent se faufiler dans des chemins tortueux tirera grand profit de la lecture de cet ouvrage. Le sujet est d’importance puisqu’il traite d’une période majeure de la carrière d’un jeune prélat, à savoir sa nonciature à Munich puis à Berlin, et ses premières années comme Secrétaire d’État, jusqu’à la conclusion d’un concordat avec le Reich allemand en 1933. De toute évidence, l’A. a plus que consciencieusement fouillé les archives récemment ouvertes jusque dans les moindres recoins, y compris les silences, voulus à leurs heures par les protagonistes. On se doute bien qu’un diplomate se doit d’être très souvent fort peu loquace.

Le contexte dans lequel Eugenio Pacelli accomplit sa tâche diplomatique en Allemagne était particulièrement complexe. Après avoir gravi presque tous les échelons au sein de l’administration pontificale, il arriva à Munich alors que la guerre était loin d’être terminée. Et une fois la paix signée, le pays traversa une période pour le moins mouvementée, non seulement à cause de luttes entre partis politiques d’obédiences fort diverses, de conditions économiques désastreuses, ainsi que du fait des particularismes régionaux demeurés aussi vivaces que sous le régime impérial : un Bavarois n’est pas un Prussien. En outre l’Allemagne était vaincue et soumise à une volonté dans le camp des vainqueurs, – concrètement presque exclusivement de la part de la France –, qui, avec le recul du temps, apparut comme outrancière dans l’application du « l’Allemagne paiera » (sous l’impulsion du Card. Gasparri, le Saint-Siège tentera d’ailleurs d’amener les alliés à une réelle modération ; en vain). Cela paraissait d’autant plus insupportable à l’Allemagne que ses armées, certes vaincues, étaient rentrées dans un pays qui n’avait pratiquement subi aucun dommage matériel alors que le vainqueur français avait vu une bonne partie de son territoire dévastée par le conflit.

Mais c’est principalement sur l’action du diplomate Pacelli que M. Levant a centré sa recherche. Le nonce était avant tout accrédité auprès des autorités civiles ; mais son rôle de « surveillant » de l’Église catholique n’était pas d’importance secondaire, d’autant que cette Église était en concurrence avec le luthéranisme. En ce domaine plus spirituel, Pacelli qui, dans sa jeunesse, avait été proche de milieux intégristes à la mode de Pie x, fera, en accord avec ses supérieurs romains, tout pour que Rome soit la référence primordiale, qu’elle puisse exercer le réel pouvoir de nomination des évêques, au détriment des chapitres ou de tout autre intervenant potentiel, et que le corps épiscopal soit le plus romain – ultramontain si l’on préfère – possible. De même qu’il exercera la surveillance la plus étroite sur l’enseignement ecclésiastique, qu’il soit dispensé dans les séminaires diocésains ou dans les facultés de théologie des universités d’États, faisant preuve d’une vigilance de tous les instants pour éradiquer toute forme de modernisme, ce dernier étant loin d’avoir été terrassé sous le pontificat de Pie x.

Travailleur infatigable, malgré une santé fragile (ou supposée telle), dans ses relations avec les autorités civiles, que ce soit à Munich puis à Berlin, Pacelli sera un artisan zélé de la politique concordataire menée presque à marche forcée par le Secrétaire d’État Gasparri – il n’est pas inutile de souligner que Marie Levant s’est aussi largement intéressée à la personnalité de Gasparri, prédécesseur de Pacelli au poste de Secrétaire d’État : on y découvre un homme tout d’une pièce tout autant que roué, sachant aussi bien aller droit au but que prendre des chemins de traverse –, digne héritier de Consalvi, sans pour autant qu’il soit toujours en parfait accord avec son supérieur. Il privilégiera la conclusion d’un concordat d’abord avec la Bavière, puis avec la Prusse avant d’être l’artisan d’un concordat avec le Reich comme tel, se situant, sur l’échiquier politique allemand dans une optique catholique conservatrice. L’A. ne l’évoque pas comme tel, mais à la lire, on est porté à croire qu’à sa manière, Pacelli – et sans doute que ses supérieurs romains partageaient une même pensée – estimait que l’Allemagne, à travers son catholicisme, pouvait prendre la relève du défunt empire des Habsbourg qui avait été, aux yeux de certains, le modèle parfait de l’état catholique.

Bien sûr la question que tout un chacun se pose est : Pacelli, tout comme Rome, eut-il raison d’aboutir à la signature d’un concordat avec l’Allemagne tombée sous la coupe d’un Hitler ? On était bien arrivé à un accord semblable avec l’Italie de Mussolini. Et n’était-il pas de bonne stratégie politique de disposer ainsi d’un tel accord pour éviter le pire et disposer d’arguments juridiques en cas de conflit ? Mais il ne fallut pas longtemps pour qu’on s’aperçût que l’interlocuteur nazi, maniant avec grand art l’ambiguïté dans ses prises de position concernant le christianisme, ne nourrissait pas que des sentiments bienveillants à l’égard de celui-ci, et plus exactement lui était profondément hostile. Il ne fait d’ailleurs nul doute qu’Hitler entendait bien créer sa propre religion, d’où les valeurs chrétiennes auraient été complètement évacuées. À ce sujet, l’A. aurait sans doute eu intérêt à lire l’ouvrage d’Arnaud de la Croix, La religion d’Hitler (Bruxelles, 2015) pour en prendre l’exacte mesure. Personnellement, à lire l’ouvrage de M. Levant, j’en retire la conclusion que Pacelli, qui in fine considéra que l’affaire du concordat avec l’Allemagne était en quelque sorte sa chasse gardée sans que Pie xi intervienne directement, fut avant tout un diplomate, avec les qualités mais aussi avec les défauts que compte une telle posture, sans doute d’autant plus difficile à adopter quand elle s’appuie aussi sur les principes évangéliques. On est aussi confirmé dans l’opinion que Pacelli éprouvait une réelle sympathie pour le peuple allemand, ce qui ne fait pas de lui un admirateur d’Hitler, comme d’aucuns osent l’affirmer erronément à leurs heures. Évidemment, comme dans toute tractation avec une puissance séculière, le risque est toujours grand de croire que celle-ci est dans les meilleures dispositions possibles.

Aspect tout aussi intéressant : l’approche de la personnalité de Pacelli. Ici aussi, la complexité est au rendez-vous ! On serait presque tenté de le qualifier de « diva ». Le terme est, on le devine, trop fort. Mais en tout état de cause, on est bien obligé d’admettre que ce membre de l’aristocratie romaine, certes doué d’une vive intelligence et d’une large culture, était conscient de sa dignité, et qu’il entendait bien que cette dignité soit reconnue, voire admirée, tout en étant manifestement impressionnable presque jusqu’à l’excès. Mais que dire d’un homme qui tout en refusant le cardinalat après quelques années de nonciature, regrettait en même temps de ne pas l’avoir obtenu, se lamentant à propos des restrictions financières imposées par Rome dans l’exercice de sa charge et étant fort déçu lors de démarches que Rome n’approuva point ? Que dire d’un prélat qui se plaint de n’avoir jamais eu d’expérience pastorale directe, mais en vient à souhaiter de pouvoir gouverner un modeste diocèse, tout en suggérant qu’on l’envoie à Milan, qui n’est tout de même pas la circonscription la plus crottée de la chrétienté ?

Terminons par l’appréciation que M. Lavant donne de cette personnalité qui avait connu bien des épisodes difficiles durant ces années allemandes : « Il ne fut certainement pas d’une solidité psychologique à toute épreuve, car on ne peut que s’étonner de la tonalité dramatique qui accompagna ces épisodes [i. e. les aléas rappelés plus haut], vécus comme de douloureuses épreuves, comme un chemin de croix pouvant conduire, prétendait-il, à sa sanctification, alors qu’on peut les ramener à de simples désagréments d’ordre professionnel ou financier. Le fait même qu’il n’ait pu les vivre comme tels et qu’il y ait vu au contraire la preuve de sa disgrâce, démontre aussi son manque de distance à l’égard de l’institution qu’il servait, et qu’il lui était difficile d’affronter ou seulement même de remettre en question. Finalement, s’il accepta d’être nonce à Berlin, d’être cardinal, d’être secrétaire d’État, sans peut-être jamais l’avoir désiré, ces tourments répétés ne traduisent-ils pas le sentiment, chez lui, de n’avoir pas été conduit là où il voulait être, là où il sentait qu’il devait être ? Ces hésitations constantes, cette incapacité à se réaliser pleinement, et, au total, dans la résignation terminale à ce que la carrière remplace la vie, cette soumission à l’autorité : autant de caractéristiques d’un individu banal, d’un homme ordinaire » (p. 352-353). — B. Joassart

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