L'auteur de cette thèse d'habilitation, volumineuse et de grande
importance, n'est pas un inconnu: le P. Oster nous a déjà offert
par le passé de lumineux aperçus ontologiques dans la foulée de son
maître Ferdinand Ulrich dont il conserve avec un véritable talent
spéculatif le sens de l'unité entre l'être et l'amour. Le travail
imposant qu'il vient d'éditer chez Herder est peu banal. Que le
lecteur en juge lui-même: l'ambition de ce texte-fleuve n'est rien
moins que de renouveler entièrement l'interprétation métaphysique
de l'être qui guide notre compréhension de l'Eucharistie, à partir
d'une compréhension inédite de la substance et de la
personne.L'enjeu est monumental, puisqu'il s'agit de sortir du
débat qu'ont entretenu les tenants contemporains de la
«transsfinalisation» ou de la «transignification» avec la tradition
thomiste et tridentine de la transsubstantiation. Il s'agit de lier
«organiquement» (p. 14) la doctrine ontologique de la substance
avec une pensée personnaliste inspirée par la phénoménologie et la
doctrine transcendantale: la personne n'est pas le contraire de la
substance, mais en est l'achèvement constitutif. «Substance et
relation, c'est-à-dire aussi substance (subsistance!) et existence,
ne sont pas des opposés; elles s'intègrent réciproquement l'une à
l'autre» (p. 28). Il y a loin bien évidemment de la cruche aux
lèvres, et un tel projet a déjà pu être caressé par le passé chez
Blondel (d'ailleurs cité ici, cf. p. 645) ou chez le dernier
Nédoncelle. C'est à reprendre de fond en comble ce dossier
monumental, armé en particulier de la conviction ulrichienne de
l'être comme «richesse et pauvreté», amour transcendantal. L'A.
prend son point de départ dans une vue approfondie de
«l'expérience» humaine. Il fait le choix de partir des
éclaircissements post-heideggeriens laissés par Gadamer dans
Warhset und Methode (Unité et méthode), qui manifestent
les traits toujours personnels de l'effectivité: propriété,
positivité, identité, liberté, historicité etc. (cf. p. 67). Il
nous surprend, puis nous séduit, en renvoyant ensuite Gadamer à
C.S. Lewis - dont on découvre avec intérêt un aspect philosophique
peu connu de l'oeuvre, qui permet de considérer l'altérité comme
présupposé de toute expérience de l'unité par l'amour, le dialogue
ou l'expérience esthétique. Peu à peu se dessine une métaphysique,
issue d'une phénoménologie et d'une herméneutique de l'expérience,
de l'être soi-même comme être par l'autre. C'est la clé d'une
expérience personnelle au sens plein de ce mot, qui ouvre à un
renouvellement complet du dispositif ontologique à partir de
l'amour. La conclusion est claire: l'homme ne fait d'expérience
plénière que dans la révélation de l'amour, lorsqu'il devient
lui-même «aimant» (p. 179) dans ce libre jeu de l'être comme amour.
Sur ce socle de l'expérience, comprise à travers le jeu enfantin
comme amour de l'être, sont appuyées les deux premières parties,
philosophiques, de l'ouvrage: Der Ausgang von der Erfahrung et
Personale Erfahrung. La troisième partie est consacrée à
l'anthropologie théologique proprement dite: Zum Person-Sein
befreit. On a en effet démontré dans les deux sections précédentes
le caractère personnel de la réalité (surtout II.2.b i et II, 4.
a), au sens où l'expérience n'est achevée que par un sujet aimant,
connaissant et contemplatif. Cela ne signifie pas pour autant la
négation de l'être en soi substantiel de la réalité, lequel ne se
perd pas dans son «être par autrui», mais reçoit sa dignité d'être
par soi de par Dieu même. «La reconnaissance de la substance est en
ce sens reconnaissance de l'être-soi de l'autre que l'on rencontre,
et qui se fonde en Dieu» (p. 324). La différence ontologique
s'ouvre ainsi à partir de l'espace théologique comme différence
dialogique qui assume et dépasse à la fois les traits de la
métaphysique classique et de la pensée moderne. Le fondement en est
à trouver dans une relecture de la vie trinitaire créatrice, seule
à même de résoudre les apories et les paradoxes de cette polarité
substance-personne à laquelle nous conduit l'élucidation de
l'expérience comme amour. La création tout entière est un libre don
de Dieu, son être ne pouvant être compris qu'à partir de ce don:
l'être donné est un «être pour nous». Alors, et alors seulement,
s'éclaire d'une lumière nouvelle dans une cinquième et ultime
partie de l'ouvrage le champ proprement eucharistique, comme mise à
l'épreuve et signe premier de cette réciprocité de la substance et
de la personne, ou encore de la substantialité comme relation
personnelle à soi (Person und Transsubstantiation). L'A. parvient
dans ce chapitre-clé à une audacieuse relecture de Thomas d'Aquin
(cf. spécialement pp. 579ss.) et du dogme, qui tend à dépasser les
approches, réaliste ou idéaliste, mais aussi la fausse alternative
entre scolastique de la substance et doctrines modernes du sujet.
«Christi esse secundum se est la relation de soi-même, présupposée
à la relation à autrui de lui-même et donc de son esse sub
sacramento» (p. 603). L'être substantiel, qui est aussi personnel,
n'est lié de manière déterminée ni à l'espace ni au temps, parce
qu'il s'en trouve libéré, non pas pour s'en dispenser, mais pour
s'y livrer librement: «Dieu est toujours déjà extranéé dans son
Église et, en même temps, s'y trouve présent; il demeure et
demeurera, pendant que la figure de ce monde (de ce Pain)!) passe»
(p. 627). «Dans le Pain et le Vin, Dieu lui-même est présent et se
donne tout à fait personnellement en nourriture. L'homme qui a reçu
Dieu en nourriture peut maintenant rendre expérimentable en soi et
par soi, avec sa propre existence personnelle, la présence du
Créateur par la foi» (p. 574), étant par là d'autant plus
«personné» (p. 578) qu'il a davantage reçu sa substance de Dieu.
Par un retournement magistral, Oster en vient ainsi à affirmer que
l'Eucharistie est don et réalité à la fois eschatologique et
originaire, qui fonde et rend possible la finalité ultime de
l'homme et des choses. L'Eucharistie est le sceau définitif de la
vérité selon laquelle le monde et l'homme tiennent leur réalité de
Dieu même, acquérant de lui leur être en soi, et le retournant dans
la création nouvelle qu'est l'Église. L'Eucharistie désigne l'homme
comme symbole réel de l'offrande de soi divine au monde. C'est pour
cela que la transsubstantiation, interprétée davantage comme
«renouvellement» substantiel que comme «changement substantiel» (p.
578), apparaît dans ce livre comme le critère de vérité d'une
transsignification et d'une transfinalisation réussies (p. 636). On
notera avec un intérêt particulier la réflexion mariologique très
poussée dans ce contexte eucharistique (cf. spécialement p. 569),
en lien d'ailleurs avec la tentative de redéfinition de l'union
hypostatique (p. 444ss.) qui est sans doute le pivot christologique
de l'ouvrage. Le reproche souvent formulé à l'égard des disciples
de Balthasar ou de Ulrich, à savoir celui de ne pas prendre assez
en compte le poids et la gravité de l'être en soi substantiel, perd
en partie de son acuité devant cette tentative inégalée de penser
la substance à travers, et non pas contre, la relation. La critique
tombe-t-elle tout à fait? Il faudrait encore être certain que
l'identité de la substance soit effectivement posée, non seulement
à travers l'hypostase, mais aussi à travers l'ousia, ou qu'elle ne
soit pas réduite à une «substance spirituelle». Mais une chose est
certaine: ce livre est un grand livre qui suscite un débat
essentiel bien au-delà des questionnements phénoménologiques
actuels. Il mérite d'être pris vraiment au sérieux. - E. Tourpe