Philosophe politique française, Blandine Kriegel entreprend ici un ouvrage majeur sur un philosophe néerlandais bien connu, Baruch Spinoza (1632-1677). Suite logique de son livre La République et le Prince moderne de 2011, qui analysait la contribution spécifique de l’histoire politique des Pays-Bas à l’édification de la démocratie contemporaine, elle tente de montrer en quoi Spinoza fut le théoricien de cette particularité néerlandaise, mais aussi qu’il représente une tradition philosophique très utile pour penser notre temps.

Elle commence par une biographie du personnage, en lien étroit avec la vie publique des Provinces-Unies de son époque. Car si Spinoza était un homme d’une vie simple et retirée, il se tenait au courant de la vie intellectuelle, des avancées scientifiques récentes et suivait de près la politique de son pays, jusqu’à conseiller certains hommes d’État.

La deuxième partie du livre détaille le Traité théologico-politique et le Traité politique, les deux contributions proprement politiques de la philosophie de Spinoza. B. Kriegel montre d’abord que les deux ouvrages sont complémentaires et non opposés comme on a pu le soutenir, mais aussi comment ils synthétisent les acquis de l’expérience néerlandaise dans une véritable préfiguration de la démocratie contemporaine, qui, par Locke, Montesquieu et Rousseau, serait vraiment fille du système spinoziste .

La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’attaque à l’œuvre majeure du philosophe : l’Éthique. Après avoir situé Spinoza par rapport à la science de Galilée (qu’il intègre), à la philosophie de Descartes (qu’il critique et prolonge) et à la scolastique (qu’il rejette), notre auteur montre sa vision de Dieu, substance totale, être absolu, ses attributs en nombre infini dont nous ne percevons que l’esprit et l’étendue, ses modes que nous sommes tous… Vision qu’on dira panthéiste, mais qu’il serait plus juste d’appeler acosmique, tellement Dieu est la seule réalité. Là, Spinoza s’appuie sur le néo-platonisme et la kabbale (connus par des penseurs juifs comme H. Crescas) pour aller encore au-delà de leurs intuitions. B. Kriegel montre ainsi que la réputation d’athée de Spinoza est un contresens fondamental.

Si Dieu est tout, Dieu étant un, tout est un. Ainsi du corps et de l’esprit, et de la nature. Monisme fondamental. On parvient à cette perception de l’unité des choses par une « échelle » de la connaissance, qui part de l’opinion, passe par la science pour aboutir à l’intuition de l’unité (schéma épistémologique non sans liens, on le voit, avec le Platon du Banquet…).

En psychologie, Spinoza s’inspire aussi de solutions platoniciennes revisitées : contre l’anéantissement des passions (stoïcisme), le calcul du juste milieu (Aristote) ou celui du plaisir le plus minimaliste (Épicure), Spinoza voit la psyché comme un espace de forces divergentes qu’il convient d’harmoniser, voire même de faire jouer les unes contre les autres pour parvenir à la joie la plus permanente possible. Joie qui suppose toujours la connaissance rationnelle de la véritable nature de la réalité, donc de Dieu.

En morale, le philosophe montre que la vertu est toujours fonction de la connaissance de la totalité, par la raison joyeuse, et que celui qui fait le mal est toujours un ignorant prenant le contre-pied de ce qui est.

Ainsi la liberté est « la nécessité comprise » (là des accents stoïciens se laissent deviner) qui aboutit rien moins qu’à l’amour de Dieu. Ad instar du Christ, philosophe parfait selon Spinoza.

B. Kriegel termine en montrant la réception de Spinoza dans l’histoire de la philosophie. Elle identifie deux traditions opposées à partir des Temps modernes : la tradition cartésienne, dominante, est subjectiviste (le cogito) et volontiers dualiste. Elle passe par Kant et son primat de la raison pratique, par Hegel et son Esprit/Sujet absolu, pour finir par Heidegger, sa finitude et son désespoir.

L’autre tradition commence avec Spinoza, très vite occulté par le matérialisme des Lumières, qui se revendiquent de lui en infléchissant radicalement sa pensée. B. Kriegel veut démontrer que l’objectivisme n’est pas toujours synonyme de mécanisme étroit, mais que par Spinoza, on pourrait renouer avec une pensée subtile de l’ensemble de la réalité, accordée à la science la plus moderne, de la psychologie à la cosmologie, en passant bien entendu par l’écologie.

Notre auteur n’est pas la première à vouloir ainsi célébrer la pensée spinoziste : le philosophe est à la mode (F. Lenoir et autres), depuis au moins A. Damasio. Mais Einstein déjà se disait admirateur de Spinoza. Cette pensée, bien détaillée par B. Kriegel, est réellement impressionnante. Mais est-elle indépassable ? D’autres en douteront… — G. Kirsch

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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