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L’identité du prêtre en question. Quelques réflexions à propos du nouveau celebret

Les « Nouvelles théologiques » | 02 | juin 2024 | aujourd'hui

Antoine Vidalin

Chaque mois, lisez la tribune d'un collaborateur de la NRT directement sur le site de la revue. Ce sont les « Nouvelles théologiques ». Des textes courts, en vue d'un discernement théologique :

  • mémorial - en puisant dans les archives de la revue
  • aujourd'hui - une question d'actualité
  • demain - le contenu du prochain numéro de la revue

02 | juin 2024 | aujourd'hui

Une tribune d’Antoine Vidalin, prêtre du diocèse de Paris, formateur à la Maison saint-Augustin, enseignant aux Bernardins, membre du comité de rédaction de la NRT. Comme tous les articles de la NRT, ce point de vue exprime une opinion personnelle et non pas l'opinion du comité de rédaction.

L’instauration d’un celebret national, votée en 2022 par les évêques de France pour lutter contre les abus, s’inscrit dans les mesures de prévention préconisées par les commissions mises en place après le rapport de la CIASE. L’intention est indéniablement claire au regard de la gravité des dommages causés par les abus : rassurer les fidèles et empêcher les impostures. Mais ce nouveau celebret ne laisse pas de poser des questions sur l’identité du prêtre et sa relation à l’évêque. Ces questions doivent être, à tout le moins, énoncées pour que la théologie puisse aider à un discernement spirituel et pastoral. Elles sont rendues plus nécessaires en un temps où, selon la formule de Mgr Daucourt, beaucoup de prêtres sont « en morceaux », au regard des suspicions dont l’ensemble du clergé fait l’objet.

 

carte celebret Mgr Eychenne

La carte d’identification et de celebret donne accès à l’annuaire national sécurisé des
clercs incardinés ou affectés en France, qui contient toutes les informations des clercs sur le territoire français. © CEF

 

La vulnérabilité actuelle du prêtre n’est pas seulement conjoncturelle mais touche en profondeur à son être sacerdotal. Or, celui-ci a été approfondi par le renouvellement de la théologie du sacerdoce opéré à Vatican ii : en reconnaissant à l’évêque, en tant que membre du collège qui succède au collège des Apôtres, la plénitude du sacerdoce ministériel, Lumen Gentium redécouvrait la sacramentalité de l’épiscopat, comme participation au sacerdoce du Christ selon ses trois munera, les évêques étant consacrés et envoyés par le Christ, comme lui-même a été consacré et envoyé par le Père. En conséquence, Lumen gentium obligeait à penser désormais l’identité du prêtre, non plus d’abord dans les termes de pouvoirs sacrés (eucharistie et confession) hérités du concile de Trente, mais aussi et surtout dans son lien à l’évêque : il est « coopérateur de l’ordre épiscopal ». Les bases en sont clairement posées en LG 28 et permettent de comprendre que le prêtre vit le sacrement de l’Ordre dans une relation particulière à l’évêque, en étant configuré au Christ Tête et Pasteur par la consécration de l’Esprit Saint et par la mission reçue de son évêque pour l’Église dont celui-ci a la charge. Presbyterorum ordinis le dit clairement dès son Préambule : « Par la sainte ordination et la mission reçue des évêques… »

La relation du prêtre à l’évêque est donc sacramentelle et fait partie de l’identité du prêtre. Elle fonde la justesse de son rapport ministériel à l’Église, au service du sacerdoce des baptisés. C’est le mérite de Pastores dabo vobis d’avoir explicité cette sacramentalité en convoquant une ecclésiologie de communion : « le prêtre n’est uni au Christ que par l’insertion sacramentelle dans l’ordre presbytéral, et donc seulement en tant qu’il est en communion hiérarchique avec son évêque » (PDV 17). Qui dit sacramentel, dit personnel car il s’agit toujours d’une personne qui reçoit le sacrement en vue de son insertion et de sa participation à la mission du Corps ecclésial. Ainsi que le manifeste l’imposition des mains par l’évêque, l’ordination implique une relation de personne à personne :  du côté du prêtre, dans la promesse prononcée à son ordination de vivre en communion avec l’évêque dans le respect et l’obéissance ; du côté de l’évêque dans l’exigence d’être comme un père pour les prêtres, ses coopérateurs, les considérant comme des fils et des amis (cf. LG 28). L’ancien celebret exprimait cette relation en se présentant comme une recommandation personnelle du prêtre, signée par son Ordinaire. Il authentifiait la vérité de son ordination et de ses missions, non pas tant pour les autres prêtres que pour les fidèles au service desquels il était envoyé et au milieu desquels « il rend d’une certaine façon présent l’évêque » (LG 28).

Force est de constater que le nouveau celebret national n’exprime plus cette relation sacramentelle : il se présente comme une attestation d’identité sacerdotale comme il en est, ainsi que le précise d’ailleurs la présentation, dans d’autres professions (journalistes, avocats, etc.) ; il ne contient plus la signature de l’Ordinaire. Ne glissons-nous pas là vers une conception du sacerdoce en termes de fonctionnalité ? Si, de plus, on considère la liste des différentes autorisations ou interdictions mentionnées sur le fichier, ne retrouvons-nous pas l’ancienne vision du prêtre comme mis à part pour accomplir les actes de pouvoir sacramentel ou de gouvernement que le droit lui autorise (célébrer l’eucharistie ou non, confesser ou non, avoir telle relation pastorale ou non etc…) ? Et n’est-ce pas cette vision trop étroite et juridique qui a provoqué le cléricalisme dont l’Église a tant souffert et qui est à l’origine de bien des abus dénoncés par le rapport de la CIASE ? Or justement, en redécouvrant la sacramentalité de l’épiscopat, Vatican ii a permis de sortir de la dichotomie entre pouvoir de juridiction et pouvoir sacramentel en les unifiant et en soumettant le premier au second, de sorte que l’exercice de la juridiction par l’évêque envers les clercs et les baptisés est d’abord l’expression de sa sollicitude pastorale. Le droit canonique est l’expression de la sacramentalité de l’Église hiérarchique et à son service. Même les peines y sont ordonnées à l’expiation des péchés et à l’amendement des pécheurs.

 

Dans cette perspective, il est bien sûr possible et nécessaire que des peines canoniques puissent restreindre le ministère, surtout lorsque le prêtre a péché dans l’exercice de son ministère. C’est tout l’enjeu de la nécessaire et légitime protection des fidèles, des adultes comme des mineurs. Mais même alors la relation de confiance du prêtre à l’évêque doit être sauvegardée de sorte qu’une certaine confidentialité demeure requise, en vue de la conversion du pécheur et de sa restauration. La relation sacramentelle exige que la confiance entre l’évêque et le prêtre se tisse dans la vérité, condition du repentir sincère et du discernement du chemin à proposer au pécheur pour sa conversion et son éventuelle réintégration. Et c’est fort de cette relation de confiance entre l’évêque et le prêtre, que le chemin de vérité peut aboutir à un retrait de l’état clérical au cas où la faute commise ouvre au discernement que le prêtre n’a pas sa place dans l’Ordre des prêtres. Il est vrai que cette confiance a été parfois trahie par des prêtres ne respectant pas les restrictions imposées ou affadie par des évêques déplaçant des prêtres sans avoir fait la vérité et sans en avertir les confrères et les communautés qui les accueillaient. Mais un prêtre qui ne respecterait pas délibérément les restrictions canoniques que lui impose son évêque s’excluerait lui-même de la relation de confiance, encourant alors des peines plus graves, pouvant aller jusqu’au renvoi de l’état clérical.

L’ancien celebret permettait alors, en n’étant pas reconduit, d’invalider la mission de ce prêtre. Il aurait peut-être suffi pour cela de redonner force à cet instrument un peu trop tombé en désuétude. Pouvait-on ou devait-on aller plus loin dans un souci de prévention en sachant que l’Église par nature ne dispose pas de pouvoirs de police pour surveiller et punir les récalcitrants ? Or, en devenant national et en étant relié à une base de données (dont le secret ne sera jamais pleinement assuré), le nouveau celebret semble bien être devenu un outil de contrôle sur les prêtres et sur leurs fonctions pour s’assurer qu’ils n’outrepassent pas leurs limites.

Il offre en effet un processus de validation selon une série de critères objectifs et binaires (oui/non), en termes d’autorisations ou d’interdictions. Certes, seuls les Ordinaires peuvent entrer les mesures dans l’annuaire informatisé. Mais justement ils y sont tenus. En livrant à un fichier, général et nécessairement réducteur, le contenu de mesures qui sont souvent subtiles et nuancées dans leur application concrète, les évêques ne soumettent-ils pas de fait leur discernement aussi bien paternel et fraternel que pastoral à une procédure impersonnelle ? Ne risque-t-on pas de transformer une relation sacramentelle sinon en un processus purement juridique, du moins en une relégation à des fonctions qu’il faudrait contrôler ?

Une telle logique ne dénature pas seulement la relation de l’évêque et du prêtre, elle implique, pour être efficace, la collaboration active des prêtres, invités à exiger de tout clerc son celebret, transformant l’expression d’une confiance fraternelle dans la mission reçue au service des fidèles en un outil de défiance. Alors qu’auparavant, le celebret n’était que rarement demandé, dans le cas de doute grave, voici qu’il est désormais systématiquement requis, faisant de tout prêtre un suspect potentiel ou, à l’inverse, un contrôleur patenté. Un évêque peut-il en conscience demander cela à son presbyterium ? À supposer que l’ancien celebret ait été remis en vigueur, le demander à un prêtre signifiait plutôt lui demander de qui il tenait sa mission et comment l’exercice de cette mission lui était confié.

 

 

Avec le nouveau celebret, cette logique de suspicion se trouve amplifiée par le fait que ce ne sont pas seulement les peines canoniques qui sont enregistrées dans le fichier, mais les mesures conservatoires décidées dans le cas d’une enquête ou d’un procès en cours. Le fait qu’un voyant orange s’allume aussi bien dans le cas de mesures prudentielles que pour des peines canoniques, contribue à les rendre équivalentes et vient heurter la présomption d’innocence. L’allumage du voyant orange, sans précision de la nature des restrictions, au motif de la protection des données, pourrait même aggraver la suspicion, obligeant le prêtre à montrer patte blanche en activant son code devant le demandeur pour faire apparaître l’énoncé des restrictions. Une simple capture d’écran permettrait alors d’enregistrer la situation d’un prêtre à l’instant t ou bien d’avoir accès à tout moment, par son QR code mémorisé, à son nouveau statut.

Finalement en insérant ces mesures confidentielles et personnelles dans le grand fichier national, ne transforme-t-on pas leur nature ? D’abord destinées à l’amendement du pécheur et à la protection des fidèles, ne deviennent-elles pas des condamnations quasi-publiques inscrites sur un deuxième casier judiciaire, comme il en est dans la société civile. Bien sûr, les mesures seront retirées du fichier au terme des enquêtes ou des peines, mais leur mémoire demeurera toujours pour ceux qui y ont eu accès. Comment l’innocence ou le pardon pourront-ils être remis en lumière ? Comment la relation sacramentelle qui se vit à l’aune de la vie évangélique sera-t-elle restaurée aux yeux des fidèles ? Semblablement, les communiqués qui rendent ces restrictions publiques, au motif d’éviter un emballement médiatique, font des prêtres incriminés des coupables ou des suspects à jamais, quel que soit le démenti qui pourra ultérieurement être publié. Si l’abus sur des personnes confiées à la sollicitude d’un prêtre est un scandale faisant chuter les petits, n’y a-t-il pas aussi un scandale redoublé à entraver ainsi la réconciliation possible avec les victimes et la restauration du pécheur ? Certes, malheureux celui par qui le scandale arrive (Mt 18,7) mais aussi, si mon frère vient à pécher et qu’il se repente, ne dois-je pas lui pardonner jusqu’à soixante-dix fois sept fois (Mt 18,22) ? Seul ce chemin évangélique peut ouvrir, dans l’Église à un travail de réconciliation et de guérison pour les victimes elles-mêmes et pour leurs agresseurs. Un tel travail exige du temps et de la discrétion pour que la parole puisse survenir, que la vérité puisse se dire et que le pardon puisse être réellement donné par Dieu en son Église sur la terre.

En tout cela, c’est la relation du prêtre à son évêque qui est fragilisée et donc son identité et sa relation à l’Église. Et du même coup, n’est-ce pas l’identité de l’évêque lui-même qui est menacée ? Celui-ci n’est-il pas obligé à un surcroît d’investissement dans sa relation avec son presbyterium pour qu’en dépit du nouveau celebret, il manifeste clairement la relation sacramentelle qui l’unit à chacun des prêtres qui le composent ? Car en effet, quelle confiance est-elle encore possible pour le prêtre envers son évêque alors que celui-ci semble être devenu un gestionnaire soumis à des procédures qui lui ont été imposées et sur lesquelles il n’a plus vraiment la main ? Par quel symbole peut-il signifier à tous la collaboration sacramentelle vécue entre lui et les prêtres de son presbyterium ?

Par la faute de quelques prêtres qui ont trahi la confiance de leur évêque, on a voulu mettre en place un processus de contrôle applicable à tous, selon les injonctions de la société civile. Ceux qui en ont fait la proposition avaient-ils la connaissance de la théologie du sacerdoce développée par le Concile Vatican II ? Pourtant il est évident que l’Église hiérarchique n’est pas un collectif d’individus sous surveillance, elle est une communion de personnes liées par une fraternité sacramentelle. La relation de confiance est un risque. L’autorité est une responsabilité en première personne, qui implique discernement spirituel, liberté et confiance, et ne peut s’abriter derrière des procédures juridiques ou administratives. Oui, on peut être trompé, oui, le péché est toujours possible ! Cela ne devrait pas étonner l’Église qui est le rassemblement des pécheurs pardonnés. Lutter contre le péché ne peut se faire qu’avec les armes de l’Evangile, et non par celles du monde qui se nomment suspicion, contrôle et sanction. Les mesures prudentielles décidées pour protéger les fidèles doivent aussi protéger la présomption d’innocence et la réputation des prêtres. Elles devraient aussi bien en amont prévenir en fortifiant la vie fraternelle du presbyterium.

L’ecclésiologie de communion peut nous aider à comprendre qu’on ne peut jouer les fidèles contre les prêtres dans la sollicitude pastorale, car sans son presbyterium, l’évêque n’est rien, et sans les fidèles, ni les prêtres, ni l’évêque ne sont quelque chose. Si autrefois, des évêques ont pu protéger quelques prêtres par un silence coupable, sans entendre les plaintes des victimes, voici que la dialectique inverse qui, pour protéger de potentielles victimes, établit les prêtres en suspects potentiels, est tout aussi mortifère. L’évêque, en raison de sa relation sacramentelle avec les prêtres, a une responsabilité particulière pour que se vive la communion dans la confiance et la fraternité entre fidèles baptisés et ministres ordonnés au sein de l’Église particulière qu’il est appelé à servir. La synodalité bien comprise l’exige. La mission évangélisatrice de l’Église aussi.

Devant la gravité des abus, n’avons-nous pas voulu nous assurer d’une Église avec zéro défaillances ? Confrontés à une question grave impliquant toute la société, n’avons-nous pas cherché à être encore meilleurs qu’elle, en voulant éliminer tout risque pour devenir une « maison sûre », par le contrôle et la transparence, c’est-à-dire en obéissant aux injonctions de la société actuelle ? Or la transparence du monde fait fi du secret, elle est ce « palais de cristal » prophétisé par Dostoïevski à propos de la société totalitaire dans laquelle tout le monde peut surveiller tout le monde. Pourtant le secret n’est-il pas le garant ultime de notre dignité humaine ? N’est-il pas ce lieu à l’intime de chacun où le Père voit et est présent et où notre liberté se construit en réponse, entre péché et grâce ? Ce secret est bien différent de celui qui couvre les abus, il est celui qui installe la vérité dans la confiance entre l’évêque et ses prêtres, comme entre le prêtre et les fidèles, et, j’ajouterai, comme en toute relation humaine. De ce secret, condition de la vérité devant Dieu, l’Église devrait être la gardienne. — A. V.


Sur les abus dans l'Église, quelques articles dans la NRT :

 

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