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On the occasion of the election of Bishop Éric de Moulins-Beaufort as President of the French Bishops’ Conference, CLD Éditions, in collaboration with the NRT, is publishing a collection of articles written by the Archbishop of Reims, already published or unpublished in the NRT, on current issues in the Church: sexual abuse, societal challenges; marriage and family; priestly ministry.
É. de Moulins-Beaufort, L’Église face à ses défis, Paris, CLD, 2019, 14x22,5, 200 p., 18 €. 978-285443601-3

Les textes qui ont été regroupés en ce volume étonneront le lecteur par leur disparité. Ils n’avaient pas été pensés comme des parties d’un ouvrage cohérent1. Aucun d’entre eux n’est une étude complète du sujet qu’il traite. Leur regroupement ne constitue ni un programme de réforme de l’Église ni une vue d’ensemble des défis que l’Église en sa totalité, l’Église catholique en France en sa particularité, doit affronter. Les questions politiques, économiques, sociales, écologiques, par exemple, en sont absentes. Ce regroupement offre toutefois une vue significative, même si elle est très partielle, des questions qui occupent la réflexion et la méditation d’un évêque français.

Une double conviction parcourt l’ensemble des textes qui suivent : d’une part, la Révélation du Dieu vivant à l’humanité, telle qu’elle se donne à connaître dans les Écritures saintes d’Israël, relues par les apôtres et les disciples de Jésus, n’a pas fini de bouleverser la pensée humaine ; d’autre part, l’humanité vit un changement structurel, une transformation anthropologique de grande ampleur. Le lecteur verra plus loin que nous comprenons symboliquement cette transformation ainsi : depuis les origines, les êtres humains ont agi essentiellement par devoir, même dans leurs plaisirs et dans leurs violences ; depuis 1965, ils prétendent agir en vue d’un épanouissement personnel.

Notre thèse est que cette transformation provient pour une large part de la rencontre de la pensée humaine avec la provocation de la prédication évangélique, plus ou moins bien proclamée, plus ou moins bien vécue, plus ou moins bien reçue. Ultimement, la promesse de Jésus que tous les hommes sont appelés à vivre pour toujours dans la plénitude de la vie de Dieu a transformé la pensée humaine ; elle a fait naître des conceptions inattendues que les pensées antiques n’auraient pu faire émerger. Ce fait a été bien étudié, mais on a considéré sans doute un peu vite que ce travail d’apprivoisement et d’assimilation avait été mené à bien et avait produit des résultats définitifs. Il est fréquent alors d’analyser la fin du Moyen-Âge comme l’apogée de ce travail et les périodes qui ont suivi, la Renaissance et ses suites, comme des périodes plus ou moins vives de mise en cause de la pensée chrétienne à partir de sources plus antiques, ou à partir de progrès de la science ou de découvertes, ou bien sous la poussée d’organisations sociales nouvelles. Selon les tempéraments et les lieux, chacun peut juger que la pensée chrétienne a su absorber le choc et en ramener les effets en elle, tout en se transformant, ou bien qu’elle y a échoué, ou bien que ce qu’elle propose ne peut satisfaire que des secteurs de l’humanité qui, pour des raisons diverses, se contentent de demi-pensées.

Trop souvent, on raisonne comme si la prédication chrétienne avait été reçue par des esprits vides ou comme si la vie chrétienne avait fait table rase des cultures auxquelles elle était adressée. En réalité, la prédication chrétienne a été engendrée dans le contexte très déterminé des Juifs fervents de la Palestine romaine : l’apôtre Paul s’est livré à un immense travail de relecture des prophéties d’Israël et de toute la vie religieuse et sociale du Peuple de Dieu à partir du fait inouï de la Résurrection de Jésus pour décrire le plus précisément possible l’effet de cet acte-là, et celui ou ceux qui ont écrit sous le nom de saint Jean ont fait le même travail de manière différente et convergente. L’Évangile proclamé dans l’empire romain a suscité très vite des formes cultuelles, sociales, intellectuelles, littéraires… précises, mais la même prédication a suscité des formes différentes dans l’empire sassanide ou dans le royaume d’Arménie. Jamais, l’Évangile n’est proclamé ni reçu dans une pureté absolue qui serait celle des gaz parfaits. Il est toujours porté par des personnes qui tâchent d’en vivre avec toute la sincérité de leur cœur mais aussi avec les caractéristiques de leurs tempéraments et de leurs biais culturels plus ou moins conscients. En particulier, aucune des structures de la vie sociale, en aucune civilisation, n’est faite pour porter la promesse que chaque être est appelé à vivre pour toujours, chacun enrichissant éternellement la communion de tous en Dieu.

D’autre part, la prédication évangélique suscite nécessairement de l’adhésion, parce qu’elle rejoint la vérité la plus profonde de l’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, mais elle fait naître, non moins nécessairement, des réticences, des résistances, des tentatives d’esquive, tant ses conséquences pourraient être radicales et viennent toujours bousculer les habitudes de vie des hommes et leurs désirs d’amélioration. Des siècles de vie chrétienne dans nos sociétés occidentales ont permis l’apparition d’anticorps particulièrement puissants, que les péchés des chrétiens ne viennent que trop facilement justifier mais qui, même sans cela, sont autant de moyens pour l’humanité, consciemment ou non, de ne pas se laisser entraîner trop facilement dans la soumission au Christ vainqueur. La foi dans le Seigneur ressuscité devrait convaincre que ces anticorps, aujourd’hui redoutablement efficaces, pourraient bien permettre de découvrir et de recevoir des aspects de l’œuvre de Dieu auxquels les chrétiens les plus fidèles n’ont pas su s’ouvrir encore.

La figure emblématique du rapport de l’humanité avec le Dieu qui révèle nous paraît être celle du combat de Jacob avec l’ange au gué du Yabboq (Gn 32). Eugène Delacroix, en vrai moderne, a su le peindre dans une chapelle de l’église Saint-Sulpice de Paris. Combat mystérieux car on ne sait trop qui vient affronter Jacob, et parce que Jacob échappe au jugement moral : est-il un homme de bien, ce porteur de la bénédiction, ou un rusé, un peu lâche et retors, même s’il s’est montré dur à la tâche pendant ses années d’exil ? N’est-il pas surpassé moralement par son frère Ésaü, chasseur un peu rustre peut-être, mais qui semble pardonner d’un cœur large ? Combat mystérieux aussi, car on ne sait qui en sort vainqueur. Celui qui semble venir de Dieu ne l’emporte pas nettement et n’a d’autre ressource pour se dégager au petit matin que de blesser Jacob à la hanche.

Eugène Delacroix, La lutte de Jacob avec l’ange (1856-1861), église Saint-Sulpice, Paris

L’humanité, depuis lors, claudique, même les meilleurs des êtres humains, et cette claudication est le signe paradoxal de sa grandeur devant Dieu. Notre monde sécularisé est un monde qui ne se laisse pas facilement convaincre par le Dieu vivant qui se révèle. Ce monde aspire à se constituer par lui-même, sans référence extérieure, en même temps qu’il éprouve l’attraction de ce que Dieu lui ouvre. « Et inhorresco et inardesco2 », a dit saint Augustin : « Je m’effraie et je brûle de désir ». L’amour de charité auquel Dieu appelle attire l’être humain, qui y pressent un extraordinaire accomplissement ; il l’effraie cependant parce qu’il exige beaucoup de lui, l’oblige à sortir de lui-même, à sortir des logiques immédiates de l’amour de soi et du désir des biens qui se présentent à portée de la main. Le combat de Jacob avec l’ange incarne le combat spirituel, celui de chacun bien sûr mais aussi celui de l’humanité entière en ses diverses parties qui veut obéir à Dieu et qui ne le veut pas. Il dit beaucoup de la trame de l’histoire humaine : que la révélation suscite de la résistance et même du refus ne devrait pas tant nous surprendre, tandis que son accueil provient toujours d’un don de la grâce de Dieu et d’un miracle de sa puissance lorsqu’elle réussit à briser la sclérose secrète des libertés. Une vue théologique de l’histoire ne peut en rester à regarder la course du temps comme une décadence qui s’accélère ni à analyser les choix des civilisations comme un rejet croissant de leurs sources chrétiennes. L’histoire humaine, en effet, n’est jamais la seule histoire des formes que prennent les institutions sociales ou les représentations culturelles. Elle est bien plutôt le lieu de la rencontre entre le mouvement des hommes qui se projettent dans l’avenir, qui se construisent, s’édifient, cherchent à accroître leur domaine d’action, et la Parole que Dieu leur adresse, tout à la fois depuis la profondeur de leur être et depuis le fait du Christ prenant forme dans la vie de ses disciples. La rencontre peut être joyeuse comme une visitation, elle peut être brutale comme la Passion, elle est souvent un combat, sur le modèle de l’étrange combat du Yabboq qui, pour n’être pas celui de deux adversaires, n’en fut pas moins rude pour autant.

Les chrétiens doivent par conséquent se garder de se représenter le temps qui passe sous la seule figure du déclin. Indéniablement, la vie concrète de l’Église présente des signes de déclin. Indéniablement, l’évolution des sociétés occidentales, longtemps façonnées par le christianisme, exprime une prise de distance, un rejet même, de ce qui les avait portées et nourries. Ne voir que cela serait confondre l’état d’une société perceptible à sa surface avec le jugement que Dieu porte sur l’état réel des cœurs. Ce serait céder à la naïveté – en réalité, une cécité pécheresse – qui fait prendre l’état des mœurs pour la trace exacte du passage de l’Esprit Saint dans les libertés. L’œuvre du Dieu vivant ne se saisit pas par des statistiques ou des descriptions ethnologiques. Elle se contemple dans des percées : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va » (Jn 3,8). L’intuition du cardinal Jean-Marie Lustiger, partagée par lui avec le père Alexandre Men, vaut pour tout diagnostic sur la situation spirituelle de l’humanité : « Nous sommes au début du christianisme3 », au commencement de la vie de l’Évangile. L’Église, et l’humanité avec elle, n’est pas tant à la fin d’un cycle qu’au début d’un cycle nouveau.

Une clef de la compréhension théologique de l’histoire nous est donnée par Jésus lui-même : « Je suis la vigne et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde » (Jn 15,1-2). Émonder veut dire gratter, nettoyer une branche pour qu’elle puisse porter davantage de fruit. Les circonstances qui ont conduit à leur rédaction font que les textes ici réunis portent sur deux structures de la vie de l’Église, le sacerdoce ministériel et la famille. En cette première moitié du xxie siècle, il semble en effet que le vigneron porte son attention particulièrement sur l’institution du mariage et sur la réalité de la famille. Il le fait aussi sur le ministère sacerdotal, peut-être en coupant des branches mortes, certainement en mettant à nu toute ambiguïté dans le pouvoir spirituel confié aux prêtres du Fils.

Il ne serait pas spirituellement juste de ne vivre les secousses portées au mariage et à la famille que comme des attaques venues de l’extérieur. Ce serait risquer de se dérober à ce que Dieu veut faire vivre à son Église. Dans cette logique, les révélations des agressions sexuelles ou des abus de pouvoir commis par des prêtres doivent être reçues comme le fait de la miséricorde de Dieu : il ne laisse pas son Église jusqu’au jugement sans savoir ce qu’elle peut transporter en elle de complicité avec les forces des ténèbres. Dieu travaille – et il travaille chacun aussi – pour que l’Église du Christ puisse porter davantage de fruit. Au commencement du troisième millénaire, un pari est à faire qui est un acte de foi : Dieu oblige les fidèles du Christ à vivre ce qu’ils résistent à vivre lorsqu’ils sont dans l’abondance et que les chrétiens fervents ont juste à en faire un peu plus que la plus grande part de leurs concitoyens. La promesse que la vigne du Seigneur portera davantage de fruit doit nous encourager tous : les raisins mûrissent pour réjouir de nombreux passants, ils annoncent le vin des noces éternelles qui est destiné à la multitude, aux ouvriers de la onzième heure non moins qu’à ceux de la première. Puissent ces derniers ne jamais se dérober à leur tâche. « Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu’il ne leur est pas permis de déserter4. »

Notes de bas de page

  • 1 Les chapitres de ce recueil sont les suivants : « Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l’action devant les abus sexuels dans l’Église » ; « Face aux défis du temps, quelles ressources pour l’Église en France ? » ; « Les enjeux théologiques et pastoraux du mariage et de la famille aujourd’hui » (inédit) ; « Pourquoi devenir prêtre aujourd’hui ? » — Je remercie vivement les éditeurs qui ont souhaité reprendre ces textes publiés dans la NRT et la revue Vies Consacrées. Occasion m’est ainsi offerte d’exprimer ma reconnaissance aux professeurs et formateurs de l’Institut d’études théologiques de Bruxelles de qui j’ai beaucoup reçu.

  • 2 St Augustin, Confessions, xi, 9, 11. Phrase citée par H. de Lubac, Le mystère du surnaturel, coll. Théologie 64, Paris, Aubier-Montaigne, 1965 (Œuvres complètes, vol. xii, Paris, Cerf, 2000), p. 53. Les pages 51 à 53 de ce volume sont à méditer.

  • 3 Le Christianisme ne fait que commencer : c’est le titre d’un ouvrage (Paris, Cerf, 2004) du père Alexandre Men, prêtre orthodoxe et grande figure spirituelle du monde russe, assassiné en 1990. Le cardinal Lustiger (1926-2007) affirmait souvent, au moment du jubilé de l’an 2000, que « le christianisme est au début de son histoire ».

  • 4 Lettre à Diognète vi, 10, SC 33b, p. 67 (trad. H.-I. Marrou).

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