Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Charles de Foucauld et la traversée de nos déserts

Henri Madelin s.j.
The present article emphasises the specificity of recently beatified Charles de Foucauld’s holiness in the multifarious assembly of the saints. During his whole life, and already in his preconversion years, he has faced the various kinds of deserts of our time : affective, geographical, cultural and religious. He has practised, up to the time of his untimely and tragic death, the cult of the extreme boundaries, as a sentry stationed at the frontiers of a world unknown by his contemporaries. The solitude which he has assumed in the Hoggar foreshadows the solitude of apostles thrown, in God’s service, in the midst of the distraught modern crowds.

Dans un livre récent, le Père Dominique Bertrand fait le portrait de Pierre Favre, un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, au XVIe siècle. Dans son introduction, l’auteur souligne justement que la volonté hagiographique n’a pas disparu de nos jours. Mais elle s’est déplacée. « On n’insiste plus sur la sainteté valable pour tous les temps comme à l’âge baroque. On exalte les traits qui permettent à une personnalité d’être encore significative aujourd’hui. Une tendance actuelle de l’historiographie a été maintes fois mise en lumière : aujourd’hui, les monographies qui concernent les figures historiques sont réhabilitantes. Or le grand argument, constamment repris, de toutes les réhabilitations est l’humanité, qualités et défauts constamment mêlés, des dites figures au regard de la modernité »1. C’est selon cet esprit nouveau que nous voudrions parler de Charles de Foucauld comme d’un saint qui appartient incontestablement à la modernité, c’est-à-dire à une façon neuve de vivre les figures de la sainteté de toujours.

Charles de Foucauld, désormais béatifié, appartient incontestablement à la diversité et à l’originalité que l’on trouve sur la palette merveilleusement colorée des multiples formes de sainteté offertes à notre dévotion. Entre autres saints et saintes, si l’on ne prend que l’exemple de la France, ce pays a mis sur ses autels, saint Louis, un roi épris de justice et de détachement du pouvoir, et, sur un autre versant de la sainteté, Jeanne d’Arc, jeune libératrice du royaume, opposée à l’occupant anglais, en butte à la férocité des gouvernants de son pays et à la veulerie des chefs de son Église. On compte aussi, dans ces annales saintes, une lignée étonnante de missionnaires qui culmine dans la figure récente de sainte Thérèse de l’enfant Jésus, une carmélite consumant sa jeune vie dans un couvent et habitée d’un feu brûlant pour tous ceux qui sont partis vers les lointains pour leur annoncer l’Évangile et les réconcilier avec Dieu.

C’est à cette cohorte qu’appartient Charles de Foucauld. Il ressemble aux autres, mais il se caractérise par des traits spécifiques sur lesquels je voudrais insister dans cet article. En regardant comment Dieu a transformé ces vies dans leurs profondeurs, on songe à la merveilleuse maxime forgée par saint Bernard : « Rien n’est à ce point voué à la mort que la mort du Christ ne puisse le libérer. Dès que je pense à cette médecine si forte et si efficace, la pire des maladies ne m’effraie pas ». Je voudrais montrer ici comment Charles de Foucauld s’est plongé dans les déserts de notre temps pour y faire resplendir une sainteté d’un genre encore inédit2.

Les déserts d’une époque

Avec la béatification de Charles de Foucauld, c’est une nouvelle forme de sainteté qui est honorée. Ses traits principaux sont le culte de l’extrême qui veut se tenir aux frontières du monde. C’est aussi une remise en cause des conforts et des simplismes d’une époque. Voici un homme riche, héritier de bonne heure d’une importante fortune familiale qu’il dilapide vite au point d’effrayer son entourage qui se voit obligé de le mettre un temps sous tutelle. Voici un aristocrate, qui ne cesse de vouloir pour lui-même un dépouillement extrême, un homme appelé aux premières places et qui va être aspiré vers la recherche de la dernière place. Voici un saint-cyrien qui renonce avec fracas à la carrière militaire pour s’enfoncer dans un abaissement qui le conduira à trouver sa joie dans une cabane de jardin pour devenir une sorte de domestique au service des clarisses de Nazareth.

C’est un baptisé qui s’éloigne à vive allure des croyances chrétiennes et, à la suite d’une fulgurante conversion, se transforme en disciple et parvient à imiter au plus près le Jésus de la vie cachée de Nazareth. C’est un officier qui devient croyant au moment où l’incroyance est de bon ton dans une armée républicaine qui établira bientôt des « fiches », sous la houlette du Général André, pour épingler les officiers « talas », c’est-à-dire qui se rendent à la Messe de façon régulière. Ce converti s’affirme au moment où la République laïque cherche à humilier l’Église, à la chasser de ses résidences et de ses sanctuaires pour éradiquer son influence sur les masses. Charles de Foucauld renonce au confort d’une époque pour affronter de nouveaux déserts.

Les manques affectifs

Ce sont d’abord des déserts affectifs que rencontre Ch. de Foucauld après une enfance gravement perturbée. Je donne ici la parole à un de ses biographes, Jean-Jacques Antier. Dans son livre, l’auteur parle, à juste titre, d’une « enfance déchirée »3. « Les ancêtres de Charles, souligne-t-il, avaient échoué en Alsace dans des emplois honorables mais mal rémunérés de forestiers ». Globalement, la famille était orléaniste et avait opté pour la réconciliation de la royauté et du libéralisme républicain. Le premier enfant d’Édouard et d’Élisabeth était mort en bas âge. Puis Charles est né à Strasbourg, le 15 septembre 1858, dans la maison où en 1792 Rouget de l’Isle avait composé la première version de la Marseillaise. Trois ans plus tard, c’était la naissance de Marie.

Entre temps, le père avait été nommé à Wissembourg. Pour des raisons inexpliquées, Édouard devint neurasthénique ; il prit alors distance des siens et se réfugia à Paris chez sa sœur Inès en 1863. Sur cet horizon dramatique, apparaît la figure du docteur Blanche, illustre psychiatre parisien qui constate le mal incurable qui entraîne Édouard vers la folie. Le vicomte Armand de Foucauld, père d’Édouard, meurt de chagrin à la vue de ce spectacle. Élisabeth, l’épouse, pour trouver une issue, veut se donner une dernière fois à Édouard pour l’arracher au mal qui le terrasse. Trois mois plus tard, réfugiée chez son père, en 1864, elle meurt à 34 ans des suites d’une fausse couche. Cinq mois se passent et c’est au tour d’Édouard de trouver la mort.

L’enchaînement des malheurs se poursuit dans cette famille éprouvée. La vicomtesse de Foucauld meurt peu après, à 64 ans, victime d’une crise cardiaque. Si Marie vit disparaître ses parents et sa grand-mère sans trop comprendre la situation, Charles, son frère, restera marqué à vie par ces tragédies familiales. Il appartient donc à la cohorte des saints secoués dès l’enfance par de graves chocs affectifs dans leur environnement familial. Cette expérience précoce peut expliquer sans doute son affection privilégiée pour sa cousine Marie de Bondy, son aînée de sept ans qui fut pour lui une mère et une sœur. Peut-être faut-il voir aussi dans cette déshérence familiale la dévotion pour la sainte famille qui ne cessera d’attirer le futur ermite du désert.

L’ennui au cœur d’une vie

Après les impasses d’une époque et les malheurs familiaux, Charles de Foucauld a dû aussi traverser des déserts affectifs qui lui étaient propres. Je me réfère pour en parler aux précieuses notations de Jean-François Six4.

Lorsqu’il termine l’École de Saint-Cyr, Charles de Foucauld entre à l’École de cavalerie de Saumur. Il en sort en octobre 1879, à la dernière place, 87e sur 87 élèves. Il n’a rien fait pour entrer dans ce qui lui était proposé. Il a plutôt dilapidé son temps et son argent. Il est alors nommé sous-lieutenant au 4e Hussards à Sézanne. Comme il s’ennuie affreusement dans cette ville de garnison, il cherche à se rapprocher des terres de son enfance et il se fait muter à Pont à Mousson. Il y installe une garçonnière et en loue une autre à Paris, rue de la Boétie, pour le temps des permissions. C’est à cette époque que Foucauld se lie avec Mimi, « une demi-mondaine aussi spirituelle que légère ». J.-Fr. Six parle alors de Charles de Foucauld comme de « l’enfant prodigue ». Ce mondain d’alors sait cependant analyser ce qui se passe en son for intérieur. À la manière de saint Ignace de Loyola, il observe et note par écrit le mouvement des esprits, le jeu des désolations et des consolations qui l’habitent au plus intime de lui même.

Ce qui domine en lui, avant sa conversion, c’est une tristesse qui vient d’un ennemi qu’il connaît bien et qui se nomme l’ennui. Il cherche le plaisir, il cultive les plaisirs, le commerce des sens. Il veut s’étourdir. Ce qu’il ressent, il ne veut l’avouer à personne. Mais il demeure lucide. En témoigne cet écrit postérieur à cette phase qui le montre déjà traversé en creux par la grâce : « Un vide douloureux, une tristesse que je n’ai jamais éprouvée qu’alors ; elle me revenait chaque soir, lorsque je me retrouvais seul dans mon appartement … Elle me tenait muet et accablé pendant ce qu’on appelle les fêtes : je les organisais, mais le moment venu, je les passais dans un mutisme, un dégoût, un ennui infinis … Cette inquiétude vague d’une conscience mauvaise, qui, tout endormie qu’elle est, n’est pas tout à fait morte. Je n’ai jamais senti cette tristesse, cette inquiétude qu’alors ».

De Foucauld a cette capacité de certains saints modernes à ne pas se payer de mots, à demeurer attentif à leur propre évolution psychologique. La grâce agit en lui par le biais de cette tristesse ressentie, fruit d’un désaccord profond entre son être social et son individualité propre. Cette tension extrême prépare en lui une conversion aux extrêmes, s’il est vrai comme l’affirme saint Paul qu’il existe deux sortes de tristesse, l’une qui enfonce dans le dégoût de soi et l’autre qui, elle aussi à travers force larmes, ouvre à la réalité de Dieu.

La marche aux extrêmes

En 1886, Charles de Foucauld est en pleine crise personnelle. Il suit des chemins rationalistes pour éclairer sa lanterne. Sa cousine lui propose de rencontrer l’Abbé Huvelin dans la paroisse Saint Augustin5. Un beau matin, Charles se lève de bonne heure pour voir qui est ce prêtre et s’entretenir éventuellement avec lui de religion catholique, de la place des dogmes et de la réalité des miracles.

Lorsqu’ils se rencontrent ce matin là, l’Abbé Huvelin demande à Charles de se mettre à genoux et de réciter le confiteor avant de se confesser. Le prêtre lui donne alors l’absolution et l’invite à aller communier. Lorsqu’il se relève, le jeune officier est envahi par une paix étonnante, qui n’est pas comme celle que donne le monde. Parlant de cette conversion, le nouveau croyant pourra écrire : « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour lui ». Il dit un oui plein et entier à cet amour de Dieu qui le saisit.

Mais les tensions grandissent dans cet être intransigeant et volontariste. Jésus est devenu son modèle unique. Mais l’abbé Huvelin s’emploie à modérer l’enthousiasme de ce néophyte. Il voudrait le voir consolider dans le silence et le calme son changement de vie, pour anéantir toute tentation d’orgueil. Mais son dirigé a décidé de devenir religieux au plus vite. Il ne supporte pas la lenteur du « traitement médical » qui lui est proposé. Après une retraite chez les jésuites, Charles entre à la Trappe. Avant de quitter Paris, le 15 janvier 1890, il se rend à l’église Saint-Augustin pour communier auprès de sa cousine Marie de Bondy. Il prend congé d’elle, de son confesseur et du monde.

La fraîcheur de son nouvel amour pour Dieu ne l’a pas quitté. Les larmes qu’il verse en ce jour seront les dernières car elles sont celles des adieux définitifs. Il écrira plus tard, en repensant à cette journée : « C’est un sacrifice qui m’a coûté toutes mes larmes car depuis ce temps, je ne pleure plus. Il me semble que je n’ai plus de larmes. La blessure du 15 janvier est toujours la même. Le sacrifice d’alors reste le sacrifice de toutes les heures ». Repassant chez lui et s’adressant à Dieu, il note dans son carnet intime : « Soif de Vous faire le plus grand sacrifice qu’il me semble possible de vous faire en quittant pour toujours ma famille qui faisait mon bonheur et en allant bien loin d’elle vivre et mourir ». Après cette conversion subite, voici que commence une vie aux extrêmes.

Une imitation de Jésus à Nazareth

Pierre Favre, un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola écrit dans son Mémorial le 5 décembre 1542 : « Je notai alors comment, pendant les trente années qu’il vécut avant de se mettre à enseigner le monde par ses paroles, le Christ nous avait enseigné par ses actions qu’il fallait attentivement veiller à soi-même pour progresser au-dedans de soi … Pour l’imiter en tout cela, il faut observer aussi qu’il voulut d’abord voir et sentir par les sens extérieurs, avant de se servir de la raison humaine ; écouter avant de savoir parler ; se soumettre avant de commander ; être disciple (je dis bien, l’être, avant de se dire tel), avant de devenir le maître ; être dirigé avant de diriger »6.

Chez Charles de Foucauld, l’exigence est plus radicale encore. Nous savons qu’il a été très marqué par une phrase prononcée par l’Abbé Huvelin : « Le Christ a tellement pris la dernière place que jamais personne ne pourra la lui ravir », comme la joie donnée par le Christ, selon saint Jean, que « nul ne pourra vous ravir ».

D’où son enfoncement dans l’effacement, dans le silence, dans les secrets, encore peu exploités par la mystique chrétienne, de Jésus enfoui à Nazareth pendant trente ans. D’où ce besoin, qui ne va pas le quitter, d’abjection, de disparition. Il faut aller toujours plus loin, géographiquement, spirituellement, et dans le mépris de toute considération sociale. Ce désir toujours plus vif le pousse vers des chemins inconnus : la trappe de Notre Dame des Neiges, la Palestine, la Syrie, Rome pour se préparer à une ordination, le Sahara avec un cap vers le grand sud non loin du Maroc exploré naguère.

D’où aussi l’obéissance à l’image de celle de Jésus dans la sainte Famille. Il veut imiter au plus près Jésus de Nazareth qui était « soumis » en tout. Cela va jusqu’à l’obéissance de jugement à l’égard des religieux qui ont autorité sur lui et qui sont souvent déroutés par cette recherche continuelle de la pauvreté et de l’abjection. Même l’Abbé Huvelin semble parfois suivre difficilement les requêtes de son dirigé qui dit pourtant lui être entièrement soumis. Mais, par soumission à la volonté de ses guides, il va vivre impatiemment les venues et départs de courrier, quitte à prendre des initiatives personnelles quand les réponses tardent à le rejoindre.

D’où l’importance enfin du travail acharné que l’on constate dans chaque lieu avec des horaires chargés chaque jour : Écriture, traductions, correspondance, rédaction de dictionnaires, de grammaires, recueil de contes parmi les sages du Sahara.

L’attirance du désert

Charles se laisse dévorer par l’eucharistie dont il se nourrit. On sait la souffrance endurée quand il ne peut célébrer la Messe parce qu’il est seul, jusqu’à ce que Rome lève enfin pour lui cet interdit. L’eucharistie est toujours présente, regardée, contemplée de longues heures. C’est par elle qu’il converse avec Jésus et qu’il entreprend de s’assimiler à la vie recluse de Jésus caché à Nazareth. Il faut une santé de fer pour survivre dans de telles conditions. Malgré sa fatigue, malgré les marches longues à travers les déserts physiques, Charles continue en tout lieu et en tout temps une conversation avec Dieu, seul interlocuteur de sa grande solitude.

Il découvre le modèle des Pères du désert, retirés au désert et souvent rejoints par des visiteurs. Ses maîtres sont Évagre le Pontique ou Cassien, ce moine du Ve siècle qui parlait à ses moines du désert qui s’installait parfois chez les disciples du Christ au mitan de leur vie. Alors venait dans l’âme le rejet de sa condition, le dégoût de sa vie solitaire, l’usure de sa forme de vie et la prise en grippe de ses frères alentour. Le frère Charles, comme il est appelé, ne sera pas trop atteint par la tentation de la fuite ; il forgera même sans cesse de nouveaux projets tant il est dérouté par l’absence de compagnons désireux de vivre la même vie que lui. Tous les essais de fraternité auprès de lui échouent tant la vie qu’il leur réserve est austère et décapante.

Mais il demeurera toujours tiraillé entre son désir de solitude, sa charité exemplaire auprès de ceux qui l’entourent ou le croisent sur les pistes sahariennes et le travail savant et érudit qui est son pain quotidien. Réputé sain pour le corps, le désert est pourtant un lieu terrible pour les nerfs et pour la vigilance de l’esprit qui ne doit pas sombrer dans l’aboulie. Le frère, à la disposition de tous ses amis, tient bon dans ces espaces désolés. On peut dire que sa solitude assumée dans le corps, l’esprit et l’âme est une sorte de préfiguration de ce que vivront plus tard les apôtres des cités modernes où l’individu devient anonyme au milieu de foules indifférentes.

Vers la fin de sa vie, quelques années avant le déclenchement de la première guerre mondiale, dans les espaces immenses d’un Hoggar délaissé et livré à lui-même, Charles de Foucauld se hâte de mettre la dernière main à son travail scientifique sur la langue touareg. Il est épuisé physiquement et ne peut plus célébrer la messe en l’absence d’un assistant. Malade, il est aux portes de la mort. Mais lui qui a tant donné fait à présent l’expérience de l’amitié quand ses amis touareg s’ingénient et se relaient pour lui trouver le lait de rares chamelles qui peut enfin le reconstituer. Il ne s’agit plus de convertir un peuple en exil de la foi chrétienne mais de recueillir le meilleur de son humanité aux aguets pour sa survie.

Un saint pour notre temps

Charles de Foucauld appartient à cette race de modernes capables de descendre dans les profondeurs de l’être. Ils ont reçu mission de « descendre aux enfers » selon la belle expression de Gilbert Cesbron, parlant de la tâche des prêtres ouvriers. C’est une sainteté en réaction contre une certaine illusion ou nonchalance que porte dans ses flancs une modernité douillette et installé dans un confort sans perspectives véritables.

Pour être franc, je crois même que Foucauld n’aurait pas aimé se voir béatifié. Il y aurait vu une sorte d’élévation contraire à sa recherche constante de ce qu’il appelle l’abjection. Mais j’ajoute aussitôt que quand il n’était pas d’accord, il faisait les remarques appropriées à ses supérieurs et attendait dans l’obéissance de la foi les réponses aux questions qui le tourmentaient.

L’originalité de ce saint est d’imiter la vie de Jésus dans ce qu’elle a de plus inconnu et de plus inimitable, grâce à un pèlerinage incessant qui conduit vers une source cachée et silencieuse depuis l’origine.

N’oublions pas non plus que la modernité de ce saint est d’avoir contribué à l’impulsion d’un mouvement comme celui des petits frères et des petites sœurs de Jésus. Ils veulent ne pas porter d’abord l’évangile aux quatre coins du monde par la parole ou l’exhortation ou la catéchèse. Ce qui les mobilise, c’est d’entrer le plus loin possible dans la vie des gens approchés en se coulant dans leur manière de vivre et en leur manifestant un amour tout simple, fait d’habitat au sein des quartiers et des bidonvilles, de présence, de parole à hauteur d’homme, d’affection souriante. La force que ces attitudes supposent se puise dans l’eucharistie contemplée et consommée. Ces hommes et ces femmes veulent être simplement les témoins de l’amour vivifiant du Christ pour des êtres qui l’ignorent ou ne le comprennent pas, dans les coins les plus reculés de la terre, sans en faire une enseigne publique. Exemple de gratuité totale, extrême pointe silencieuse de la démarche « missionnaire » chrétienne.

En ce sens, de Foucauld est un saint moderne, parce qu’allant à contre-courant de son époque. Il se tourne vers les peuples que l’Islam régente et il est assez seul sur ce terrain. Il n’est pas un missionnaire baptiseur mais il est devenu le « frère universel », l’ami des personnes et des peuples surplombés par l’histoire et tenus à distance par l’occident. Il prêche non par la parole mais par le sérieux d’un amour visible pour les tout petits. Il dérange l’ordre établi et en mourra, comme Bonhoeffer, comme Edith Stein, comme Etty Hillesum.

Les saints sont essentiels dans l’Église, cette Église à la fois sainte et pécheresse. « L’histoire, écrit Karl Rahner, un théologien de notre temps, n’est pas une histoire unique. Il y a une individualité des saints. Ils ont une physionomie qui les accompagne dans l’éternité, qui n’est pas une pure essence abstraite mais bien le produit authentique et durable, individuel de l’histoire ». Les saints sont les initiateurs et les modèles de la sainteté qui échoit précisément comme une tâche à une période déterminée. Ils créent un style nouveau. Ils montrent qu’une certaine forme de vivre et d’agir est une possibilité réelle. Ils prouvent par l’expérience que l’on peut être chrétien à leur manière.

Qu’ils soient sur les autels ou pas, tous ces saints et saintes sont des figures de proue d’un univers que le christianisme n’a pas commencé ou a cessé d’approcher. Ils sont les sacrifiés d’un ordre qui continue de s’agenouiller devant des idoles mensongères.

Notes de bas de page

  • 1 Bertrand D., Pierre Favre, un portrait, Bruxelles, Lessius, 2007, p. 27.

  • 2 Cet article est la reprise d’une communication faite le 4 octobre 2006 au FEC (Foyer de l’étudiant catholique) de Strasbourg dans le cadre d’un colloque organisé à cette date par l’Université Marc Bloch de Strasbourg sur Charles de Foucauld.

  • 3 Antier J.-J., Charles de Foucauld, Paris, Perrin, 2004, p. 18s.

  • 4 Six J.-Fr., Vie de Charles de Foucauld, coll. Livre de vie, Paris, Seuil, 1962, 330 p.

  • 5 Pour toute cette période, je me réfère aux analyses de J.-J. Antier, Charles de Foucauld (cité supra n. 3), p. 91-93 et 104.

  • 6 Favre P., Mémorial, no 189, cité dans Bertrand D., Pierre Favre … (cité supra n. 1), p. 31.

newsletter


the journal


NRT is a quarterly journal published by a group of Theology professors, under the supervision of the Society of Jesus in Brussels.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgium
Tél. +32 (0)2 739 34 80