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Chr. Pellistrandi : « Femmes de l’Évangile »

À propos d’un ouvrage récent1

Karin Heller

Le nouvel ouvrage de Christine Pellistrandi est un livre rare. Il est rare, car il se distingue de l’abondante littérature sur les femmes dans la Bible ou l’Évangile, en prenant ses distances par rapport à des approches souvent rencontrées dans ce type d’ouvrage. Ceux-ci oscillent entre une présentation purement exégétique, une lecture féministe ou une certaine exaltation de la femme, plus proche de ‘l’Éternel féminin’ que de la réalité hic et nunc de l’existence féminine. L’A., au contraire, a choisi une lecture de l’Écriture par l’Écriture et elle aborde les cinq passages de l’Évangile qu’elle analyse à la lumière de différentes figures bibliques. Ainsi elle prolonge une réflexion déjà engagée dans Jérusalem, Épouse et Mère, coll. Lire la Bible, Éditions du Cerf. Le résultat est une présentation tout à fait originale, qui donne toute sa place à la fonction révélante de l’existence féminine dans le plan de Dieu.

Le propre de toutes les femmes choisies par l’A. n’est pas d’être enfermées dans leur existence de vierge, d’épouse, et de mère. Certes, ces états de vie, typiques de la femme, prennent place dans une théologie de la création tout à fait positive. Mais, ce qui retient bien plus l’attention, c’est l’histoire créée par ces femmes grâce à leur rencontre avec Dieu qui se donne à voir, à aimer et à toucher dans son Fils fait homme, le Christ-Jésus. Par un recours astucieux à certains termes hébreux et grecs, l’A. rejoint en profondeur la situation humaine et spirituelle de ces femmes devant leur Dieu et la société de leur époque. Avec beaucoup de finesse, elle analyse la situation singulière de chacune d’entre elles dans le contexte évangélique, de manière à ce que le lecteur puisse reconnaître le mystère de sa propre vie dans ces figures emblématiques.

Dans sa méditation sur la Samaritaine par laquelle s’ouvre l’ouvrage, l’A. incite le lecteur à aller immédiatement au-delà de l’anecdotique. Elle place la rencontre de cette femme avec Jésus dans le cadre plus large de la bénédiction divine (bera’kha), promise à l’humanité dès les origines. Cette bera’kha se trouve révélée dans la berékha, qui « désigne le bassin rempli d’eau limpide, fontaine de vie et d’engendrement, à l’image des fonts baptismaux » (p. 30). L’image du puits, assimilé à la Torah, permet à l’A. d’énoncer le chemin progressif de la connaissance de Jésus, prophète, Messie, Sauveur du monde, comme un travail de mémoire appliqué à la Parole de Dieu, enfouie à la fois dans le trésor de l’Écriture et en nous-mêmes. Ce travail a un effet libérateur. Aussi, la parole adressée à la Samaritaine et le regard du Christ posé sur elle ne sont pas l’expression d’un désir plus ou moins mal contrôlé, mais une manière de re-création de la femme et de restitution de sa véritable identité.

Le deuxième chapitre est consacré à l’épisode de la femme adultère en Jn 8. D’emblée, l’A. pose une question, qui renvoie à nouveau le lecteur au-delà de l’enjeu immédiat du récit. Pour qui est la véritable épreuve ? Pour la femme ? ou pour Jésus (p. 32) ? Jésus et la femme, par la machination des hommes, se trouvent enfermés dans une situation semblable. La femme est encerclée, menacée, par des hommes mâles, d’autant plus que le mari, l’amant, et des témoins de son forfait sont lâchement absents. Quant à Jésus, il subit de la part des hommes une tentative de prise au piège, une mise en contradiction avec la Loi. Cette épreuve est dévoilée comme satanique, fait qui renvoie tous les acteurs du récit et le lecteur au choix fondamental entre la vie et la mort, énoncée au jardin d’Éden et en Dt 30,15-20. Les images stéréotypes de la femme mauvaise, pécheresse, tentatrice et prostituée et de celle de l’homme bon, juste, innocent et juge de toutes choses, sont dépassées par Jésus qui se baisse et se redresse. En effet, c’est lui, l’homme mâle, qui subira les coups des hommes jusqu’à la mort pour entraîner l’humanité pécheresse vers la résurrection bienheureuse.

L’épisode de la femme malade et de la fille mourante de Jaïre auxquelles est consacré le chapitre troisième évoque tout le drame de la femme, source de vie, aux prises avec la mort. Ce mystère de la femme la rend semblable à Jésus qui lui aussi, source de vie, ne se dérobera pas devant la mort. Ce qui distingue le toucher de la femme de celui de la foule, c’est la foi. Par ce seul geste d’une audace inouïe en raison de la possibilité de rendre impur celui qu’elle touche, la femme révèle la portée messianique de l’action de Jésus (p. 54, 68). De lui seul peut sortir une force incapable de contracter une impureté. Lui seul peut toucher la jeune fille morte, et saisir à pleines mains les forces de la putréfaction et de la mort, sans succomber lui-même à cette mort qui engloutit inexorablement tout être vivant. Une certaine attraction pour le miraculeux et le sensationnel, typique d’un monde païen, empêche d’accéder à cette seule foi qui sauve. La question est de savoir avec quelle foi nous côtoyons le Christ dans la vie sacramentelle et Le touchons, parfois quotidiennement, dans l’Eucharistie.

Les figures féminines de Marthe et de Marie, étroitement associées à leur frère Lazare, sont au centre du chapitre 4. L’histoire qui s’est nouée en amont entre ces deux femmes et Jésus (Lc 10, 38-42), a déjà révélé que le problème n’était pas celui d’une vie contemplative « supérieure » à une vie active ou encore d’un subtil mélange entre les deux. Mais, le véritable enjeu était celui du choix d’un état de vie totalement enraciné dans la Parole vivante de Dieu, en contraste avec une vie où l’homme butine inlassablement d’une science à une gnose ou autre doctrine, promettant la santé et le bonheur. L’attachement à Jésus, Parole vivante du Père, voilà ce qui est central ! Avec l’événement de la maladie, puis de la mort de Lazare, cet attachement par Marthe et Marie à Jésus-Parole va être mis à rude épreuve, comme nous le serons aussi un jour, par la mort d’un être cher. La vraie foi ne commence-t-elle pas quand tout est perdu à vue humaine, quand Jésus lui-même va être enlevé aux siens au moment de sa mort ? La proximité de l’arrestation de Jésus et sa condamnation déjà prononcée à la fin de ce chapitre 11 de l’évangile de Jean, font de l’exercice difficile de la foi face à la mort de Lazare, une véritable préparation à la mort même de Jésus (p. 67, 76).

La réaction des deux sœurs fait écho au reproche de tout être humain qui a mis son espoir dans un possible « miracle ». Pourquoi ce retard ? Pour toutes les deux, il s’agit maintenant de progresser dans leur attachement à Jésus-Parole. Pour Marthe, cet attachement est celui des catéchumènes qui savent, qui croient, et qui, dans leur foi, ont encore du chemin à parcourir (p. 85, 89). Marie, quant à elle, à l’image de la brebis qui écoute la voix du Bon Pasteur, entend et se lève aussi à la voix de sa sœur qui, telle l’Église, est venue la chercher (p. 85). Ces activités vont culminer dans deux gestes encore possibles à une humanité mortelle. Le premier est de préparer un festin en l’honneur de Jésus au cours duquel est donnée l’annonce prophétique de l’événement de la croix et du festin eucharistique. Le second est de pourvoir à tout ce qu’il faut pour l’ensevelissement des morts. Dans les deux cas, ces gestes mettront les femmes sur le chemin du jardin de la Résurrection, lieu du festin messianique, grâce à la présence de l’arbre de vie et lieu d’un « tombeau neuf, dans lequel personne n’avait encore été mis » (Jn 19,41).

Cette référence aux origines du monde conduit Christine Pellistrandi à conclure son livre par une méditation sur Marie de Magdala à la lumière des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Ceci lui permet de rapprocher l’interdiction de ne pas manger et de toucher l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur de celle que Jésus adresse à Marie de Magdala : « Ne me touche pas » (Jn 20,17). Dans les deux cas, ce toucher exprime une tentation idolâtrique, une manière de saisir Jésus dans notre foi limitée où « en réalité, nous l’engageons au service de nos rêves cachés » (p. 115). Par ailleurs, la foi au Christ ressuscité n’est pas à la portée de nos mains et de nos doigts, comme cela est souligné dans l’apparition de Jésus à Thomas. Ici, deux remarques qui ne se veulent pas critiques, mais complémentaires, peuvent être faites. L’A. sous-estime peut-être trop la capacité de foi exceptionnelle toute féminine face à la mort, liée sans doute au mystère propre à la femme, source de vie. Marie n’est pas complètement la femme « aveuglée par la peur de la mort et la recherche d’un cadavre » (p. 113), mais bien la femme qui perçoit dans ce cadavre son « Seigneur » (Jn 20,13), c’est-à-dire celui en qui Dieu continue à parler et à agir dans l’histoire. Telle est déjà la foi d’Israël, une foi qui défie la mort, maintient une espérance contre toute espérance, et aussi une charité, et se met à la recherche du bien-aimé au milieu de la nuit. On peut aussi regretter l’absence d’un approfondissement sur la mission de Marie de Magdala. Cette mission, qui est d’aller annoncer aux frères de Jésus qu’il monte vers son Père et notre Père, vers son Dieu et notre Dieu (Jn 20,17), a une signification capitale pour la relation homme-femme dans l’Église. Sans doute, l’image d’une femme qui enseigne les apôtres a quelque chose d’insolite dans une société fondamentalement patriarcale, comme l’était celle des Évangiles et de toutes les époques suivantes jusqu’au début du 20e siècle, où les femmes ont commencé à ébranler l’image traditionnelle d’une Église enseignante faite d’hommes et d’une Église enseignée, faite d’hommes et de femmes. Aussi, est-il particulièrement significatif que l’évangéliste rapporte ce commandement de Jésus à l’adresse de Marie de Magdala. La femme et les femmes ont un enseignement à donner, qui tient à leur profond lien avec la vie. L’homme mâle n’expérimente pas ce lien de la même manière. Cette connivence particulière de la femme avec la vie la rend singulièrement apte à témoigner de cette vie que Jésus énonce quand il dit « Je suis » et « je monte vers mon Père ».

Le livre de Christine Pellistrandi réjouira tous ceux et toutes celles qui aiment la vie. Ces pages d’évangiles commentées par l’A. seront une stimulation pour leur foi et leur attachement au Christ. Ils ne manqueront pas de découvrir ici du neuf et du vieux que l’A., à l’image du scribe devenu disciple du Royaume des Cieux, a su adroitement tirer de son trésor (Mt 13,51).

Notes de bas de page

  • 1 Pellistrandi Chr., Femmes de l’Évangile, préf. Mgr J. Beau, coll. Cahiers de l’école cathédrale 80, Paris, Parole et Silence, 2007, 126 p., 14 €. ISBN 978-2-84573-610-8.

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