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Comment, pour un supérieur religieux, prendre soin de sa communauté ?1

Dominique Struyf
Human groups are born, live and die. They also can get sick and may be cured, just like any human being. A religious community is a group which is centered around one or several tasks, which, whatever be their usefulness, are not enough for preserving and feeding its life. The religious community finds itself threathened with death if it is unable to cater for the affective and psychical needs of its members, all kinds of needs which find expression in various forms of expectations and relational desires. How can a Superior take into consideration those wishes, how can he prevent or cure pathogenic dysfunctionings ? Connected with those matters is the question of power, authority and laws : the health of a group often depends on the manner in which power is exercised.

Introduction

Diriger un groupe ne s’improvise pas. Les sciences humaines ont des outils à nous proposer pour anticiper, comprendre et résoudre les problèmes qui se posent inéluctablement au responsable d’un groupe.

Un hôpital psychiatrique pour enfants et adolescents comme celui que j’ai dirigé pendant une dizaine d’années, n’a sans doute pas grand-chose en commun avec une congrégation, une communauté religieuse ou une paroisse. Et pourtant, j’ose espérer que le partage des idées qui m’ont éclairée dans ma mission de directeur médical pourra susciter la créativité de supérieurs religieux ayant des missions très différentes de la mienne. En effet, les groupes humains ont des points communs, quelle que soit leur mission. Et le partage d’une expérience, même très différente, peut ouvrir de nouveaux chemins.

Les groupes humains ont leur naissance, leur genèse, leur histoire, leur identité et leur mort. Comme des personnes, ils ont des besoins, notamment psychiques. Ils peuvent devenir malades et guérir, comme les personnes. Tâchons de comprendre les différents processus qui peuvent mettre la santé d’un groupe en péril. Nous verrons comment le responsable d’un groupe peut en prendre soin, prévenir ou guérir les dysfonctionnements pathogènes. Nous nous pencherons également sur la question du pouvoir, de l’autorité et des lois. De la façon dont le pouvoir est exercé dépend souvent la santé du groupe.

Mes propos, enracinés dans mon expérience de pédopsychiatre, sont marqués par une double formation, psychanalytique et systémique, éprouvée sur le terrain comme psychothérapeute et responsable d’institution. Les sciences humaines proposent en effet des théories pour comprendre les difficultés psychiques et relationnelles. Ces théories m’aident à imaginer des solutions aux problèmes qui me sont soumis.

I Familles – communautés – institutions : qu’est-ce qu’un groupe ?

On définit volontiers un groupe comme un ensemble d’individus réunis en vue d’une tâche sous l’autorité d’un responsable. Pour atteindre son but, le groupe doit avoir une structure organisationnelle dynamique qui lie ses membres entre eux et à la tâche. Ce groupe ainsi défini, nous le nommerons : le groupe-institution. Les membres du groupe sont donc réunis autour d’une tâche à remplir, et c’est bien elle qui est première. Les institutions de soin, les entreprises, les écoles, l’institution Église appartiennent à ce type de groupe. Certaines communautés de vie peuvent également se rapprocher de cette définition du groupe centré sur une tâche. D’autres se rapprocheront plutôt d’une autre définition que nous allons proposer pour le groupe-famille.

Dans notre culture, ce n’est pas l’idée d’une tâche à accomplir qui fonde la famille. C’est le désir de vivre ensemble, l’attirance et les émotions qui se transforment en sentiments au fil du temps, et qui fondent le couple. Dans notre culture toujours, le premier but du couple est le bonheur. La naissance des enfants est censée enrichir ce bonheur d’une nouvelle dimension. La tâche à accomplir existe bien sûr également, mais elle est centrée sur le bien-être de chacun des membres du groupe.

La tâche d’une famille aujourd’hui est définie par R. Neuburger2 comme suit : une unité fonctionnelle donnant confort et hygiène à chacun de ses membres ; un lieu de communication, matrice relationnelle pour l’individu ; un lieu de stabilité, de pérennité, malgré ou grâce aux changements que le groupe peut opérer ; un lieu de constitution de l’identité individuelle et de transmission transgénérationnelle : la filiation.

Dans notre société, le but ultime du groupe familial est donc de procurer bien-être et bonheur à chacun de ses membres. Certains seront sans doute heurtés par cette définition. Pour la comprendre, il faut saisir ce qui fonde l’identité d’un groupe. Neuburger nomme ce fondement : le mythe familial. Le ‘mythe’ est le rêve d’un groupe, d’une famille, d’une communauté, d’une institution ; un rêve qui le constitue dans son identité, ses valeurs, ses croyances, son idéal. Un ensemble de croyances et de valeurs préside à la fondation du couple.

Le mythe familial est fortement influencé par le mythe culturel. Une manière d’approcher ce mythe culturel et de le mettre en évidence peut se faire par une analyse de la presse, des magazines et de l’art contemporain, notamment le cinéma. Comme thérapeute de couple et de famille, l’on se retrouve en première ligne pour entendre et analyser ce qui fonde un couple aujourd’hui et ce qui peut le briser. Ma définition du groupe famille est donc celle que je perçois comme thérapeute en référence à la culture. Les familles chrétiennes n’échappent pas au mythe culturel, même si elles tentent d’intégrer les valeurs chrétiennes. Elles vivent en leur sein les conflits mythiques entre valeurs de sociétés et valeurs chrétiennes autour des grandes questions comme la sexualité, la mort, la souffrance, le bonheur, l’amour, la fidélité, l’engagement, le mal, etc.

Nous verrons toutefois que le mythe fondateur d’un groupe peut évoluer et même doit évoluer pour qu’un groupe puisse continuer à vivre au delà des crises. Ces définitions du groupe famille et du groupe institution nous invitent à réfléchir sur l’identité d’une communauté religieuse. Chaque communauté devrait réfléchir au mythe fondateur qui la constitue. Les communautés religieuses sont-elles des groupes humains essentiellement centrés sur une tâche à accomplir ? Sont-elles, au contraire et avant tout, des communautés relationnelles, censées témoigner de l’amour du Christ en leur sein par la qualité de leurs relations ? Leur but ultime est-il affectif ? S’agit-il de montrer au monde qu’il est possible de s’aimer et de se donner du bonheur les uns aux autres même si l’on ne s’est pas choisi ?

Un couple se choisit. Mais celui ou celle que l’on choisit dans l’aveuglement idéalisé du désir amoureux se révélera de toute façon « autre », comme se révéleront différents de nos désirs chacun de nos enfants. La tâche relationnelle et affective à accomplir n’est donc peut-être pas si différente dans une famille et dans une communauté qui désire se donner pour mission une certaine qualité de relation.

Pourquoi ces questions sont-elles importantes ? Si le responsable d’une communauté ne se les pose pas et ne les met pas au travail dans sa communauté, les croyances et les désirs du groupe ayant trait à la définition des tâches relationnelles et des besoins affectifs resteront en partie inconscients et générateurs de conflits et de souffrances individuelles. Une communauté n’est jamais seulement un groupe de travail orienté vers une tâche. Chacun de ses membres a ses désirs et ses attentes affectives, parfois très différents de ceux du responsable. Un travail par la parole doit se faire autour de cet aspect du mythe du groupe pour que chacun puisse se situer par rapport à ses désirs avant que ceux-ci ne deviennent désillusions et désirs de rupture. Beaucoup de souffrances de religieux entendus en thérapie tournent autour de ce point crucial.

Que peut-on attendre et créer comme liens affectifs dans une communauté religieuse et comment son responsable va-t-il prendre soin de ces liens et les respecter ? Comment vont se prendre les décisions de changement de communauté, par exemple ? Quel sens auront-ils ? Quels messages non-dits seront perçus par l’inconscient lors d’un changement de communauté imposé ? Ne révélera-t-il pas l’importance accordée ou non à chacun comme personne ? Quelles blessures peuvent alors se rouvrir, ou au contraire se guérir ? Comment réfléchit-on l’impact psychique des décisions qui touchent aux relations entre personnes ?

L’écoute de jeunes religieux ou de jeunes pensant à la vocation religieuse me fait dire qu’il y a aussi chez eux une immense attente affective par rapport aux communautés religieuses. Certains n’ont pas terminé le travail psychique de l’adolescence, parce qu’ils n’ont pas trouvé les ressources dans leur famille pour le faire. Il ne s’agit pas seulement d’immaturité, mais d’un authentique désir de grandir et de devenir capable de donner sa vie. Encore faut-il que les jeunes et leurs responsables de communauté prennent conscience de ce désir et réfléchissent à leurs capacités et à leurs limites pour y répondre. Cela éviterait certaines désillusions.

L’écoute de religieux plus âgés me fait dire que beaucoup de souffrances et de maladies psychiques pourraient être évitées si l’on prenait conscience du fait que les tâches ne suffisent pas pour nourrir le psychisme d’un homme ou d’une femme ; que la relation à Dieu est censée nourrir aussi les relations à ses frères, et pas seulement l’action.

Pour conclure sur ce point, je dirais que la communauté religieuse est un groupe centré sur une ou plusieurs tâches qui ne suffisent pas à préserver et à nourrir sa vie. Elle est en danger de mort si elle ne se préoccupe pas des besoins affectifs et psychiques de chacun de ses membres, besoins qui peuvent s’exprimer sous forme d’attentes ou de désirs relationnels. Comment un responsable peut-il prendre en compte ces désirs ?

Un premier axe de réflexion, ayant trait toujours au mythe du groupe et à la façon dont il transparaît au niveau relationnel, pourrait être une analyse des « noms ». Le nom est la pierre angulaire de l’identité. Le nom d’une communauté dit quelque chose de son désir et de son histoire. Le nom que l’on se donne les uns aux autres participe à la définition de la relation : s’appeler « mon frère, ma sœur, mon père ou ma mère », s’appeler « monsieur ou madame », ou « docteur », ou simplement par son prénom, imprègne la relation, met en jeu une proximité ou une distance affective, définit celui ou celle à qui l’on reconnaît une autorité et met en jeu, surtout au niveau inconscient, toutes les attentes et les souffrances passées liées à ce nom et à notre histoire. Si dans une communauté de femmes, par exemple, on appelle « ma mère » la responsable du groupe, on introduit dans la définition même de la relation une dimension affective qui aura des conséquences sur la santé du groupe et de ses membres. Si le mythe communautaire prévoit effectivement que la « mère supérieure » prenne soin de ses consœurs comme si elles étaient ses enfants, tout peut se passer pour le mieux. Encore faudra-t-il prendre le temps de s’accorder sur ce que l’on attend d’une « mère » supérieure dans une communauté de femmes adultes. Sinon, la mère en question se verra chargée de tous les désirs, de toutes les souffrances et de toutes les frustrations de ses consœurs, liées à leur relation avec leur mère d’origine.

Le tutoiement ou le vouvoiement définissent aussi dans la culture et la langue un certain respect ou une distance affective : appeler son responsable par son prénom, l’appeler « père » ou « Mr le directeur » aura des conséquences relationnelles. Une proximité affective liée au tutoiement ou au fait de s’appeler par son prénom mettra en jeu plus facilement les émotions dans la relation. Ces émotions peuvent servir positivement la réalisation d’une tâche commune vécue dans une relation proche et amicale. Elles peuvent aussi fragiliser les individus et paralyser leur action si elles ne sont pas travaillées au sein du groupe et individuellement par un travail sur soi.

En conclusion, nous pouvons dire que l’identité d’un groupe se construit et constitue déjà une tâche en elle-même, sous la vigilance de son responsable. L’identité du groupe n’est jamais définie une fois pour toutes. Elle se retravaille à chaque crise, à chaque changement. L’arrivée ou le départ d’un nouveau membre doit amener un remaniement de l’identité du groupe, pour que chacun se sente respecté dans son identité individuelle tout en ayant le sentiment d’appartenir au groupe. Si les départs et les arrivées ne modifient rien, alors chacun risque de se percevoir peu investi, peu important pour le groupe. Cette perception peut fragiliser le sentiment d’appartenance et provoquer des départs ou des blessures du désir et de l’engagement.

II Veiller sur la santé d’une institution

Nous appelons « institution », un groupe dont le but premier est la réalisation d’une tâche, tout en sachant qu’une famille ou une communauté peuvent aussi devenir des « institutions », lorsqu’elles se donnent des projets à réaliser. Cette tâche peut aussi être la vie relationnelle même, au sein de la communauté.

Dans cette section, nous nous attacherons à la « prévention » des maladies relationnelles et à ce que le responsable peut mettre en place pour les éviter.

1. Définir le projet du groupe, la tâche qu’il se donne. Définir le mythe du groupe : les croyances, les idéaux, les valeurs qu’il se donne.

2. Définir les moyens qui vont être mis en œuvre pour réaliser le projet, sans oublier les différents axes qui le constituent. La manière d’articuler ou de séparer ces différents axes aura une influence importante sur le projet lui-même. Réfléchir aux moyens mis en œuvre et évaluer leurs impacts par rapport au projet est un travail important. Ces évaluations devraient être régulières pour tout groupe humain, car elles soutiennent le dynamisme vital du groupe si elles sont bien gérées.

3. Définir les rôles et les fonctions de chacun : qui fait quoi et avec qui ? Qui est responsable de quoi ? Comment chaque personne exerce-t-elle le pouvoir de sa responsabilité ? Quel est le pouvoir de décision de chacun ? Comment et à qui rendre compte de ce qu’on fait ? Comment se font les mutations ? Comment et par qui sera-t-on évalué ? Etc … La clarté et la transparence de ces définitions permettent d’éviter beaucoup de conflits. La manière dont le responsable définira et attribuera les différentes fonctions aura aussi une grande influence sur la manière dont elles seront réalisées. La place accordée au désir, l’exploitation positive des dons parfois cachés de chacun, l’attention accordée aux conditions qui rendent le travail agréable ou non, tout cela contribuera à entretenir ou à éteindre le feu de la motivation nécessaire à la joie de vivre d’un groupe et à la fidélité de ses membres.

4. Organiser la communication. Définir les lieux de parole et leurs objectifs : à qui et où parle-t-on et de quoi ? À qui peut-on se plaindre ? Qui peut régler les conflits ? Comment chacun peut-il avoir le sentiment d’être entendu et de participer pleinement, de sa place, au projet de tous ? La gestion de la parole et l’organisation de la communication est sans doute la tâche la plus difficile d’un responsable, s’il n’est pas formé à le faire. Nombre de pathologies institutionnelles et de souffrances individuelles sont dues à une mauvaise gestion de la parole. Dans le domaine de la prévention, il faut veiller à l’organisation des lieux de parole : définir ce qui se parle et où cela se parle, définir aussi de façon claire et comprise tous les espaces autorisés ou obligatoires de non-dit, de secrets.

Dans un hôpital psychiatrique il est nécessaire de prévoir une réunion d’équipe par semaine. L’essentiel de l’ordre du jour est consacré aux patients et à l’organisation du travail. Il est toutefois nécessaire de prévoir des temps de parole pour gérer les tensions et les conflits d’équipe. Si ces temps ne sont pas prévus par le responsable, les conflits envahiront le travail avec les patients et éclateront dans d’autres lieux, non prévus pour les gérer.

Toujours à l’hôpital, la question du secret médical se pose de façon particulière. Le médecin partage l’essentiel du dossier avec l’ensemble de l’équipe. De même, chaque membre du personnel partage avec l’équipe l’ensemble des informations concernant le patient et la famille. Par contre, dans un centre de santé mentale, qui est un centre de consultations ambulatoires, le secret médical n’est pas partagé, sauf avec les assistants et les stagiaires qui doivent rendre compte de leur travail à leur superviseur.

Pour les religieux en thérapie, la question se pose souvent en ces termes : comment dois-je rendre compte du travail que je fais en thérapie à mon supérieur, à mon père spirituel ? Est-ce que je dois tout dire ? Qu’est-ce que je veux garder pour moi et pourquoi ? Comme supérieur, est-ce que je peux accepter qu’un religieux en thérapie ne m’en dise rien ?

Dans les thérapies individuelles de personnes vivant en couple, la question se pose aussi : qu’est-ce que je dois dire à mon conjoint de ce qui se passe ici ? Si je ne dis rien, il s’imagine des tas de choses. Si je parle, cela se passe mal et je ne me sens pas respecté, etc … Que dire ? Et comment ? Et dans quel but ? Si mon conjoint ou mon enfant adolescent fait une thérapie, est-ce que je peux accepter qu’il ne m’en parle pas ?

5. Organiser l’espace et le temps. L’organisation de l’espace et du temps participe aux fondements même de la sécurité intérieure dont chaque être humain a besoin. Ceux qui s’occupent d’enfants très jeunes ou de personnes malades savent combien l’aménagement de l’espace et des horaires peut apaiser et sécuriser les plus fragiles. Ne pas avoir d’espace personnel ou d’espace commun adapté, trop de proximité, trop d’intrusions ou trop de distance, ne pas pouvoir organiser son temps, être sans cesse dérangé, ne pas pouvoir respecter son planning ou l’heure des rendez-vous, sont autant de facteurs fragilisant la résistance psychique, provoquant des émotions négatives susceptibles de dégénérer en conflits. Prendre soin de l’espace et du temps pour chacun et pour le groupe fait donc aussi partie d’un travail de prévention des maladies d’un groupe.

6. Prévoir les problèmes et les moyens de les résoudre. Anticiper les problèmes avant qu’ils n’aient lieu fait aussi partie des fonctions du responsable. Prévoir les urgences et la manière d’intervenir si elles surviennent diminuera le taux d’angoisse. Dans une institution, par exemple, il est nécessaire de prévoir les conflits, inévitables, et la façon de les gérer.

7. La loi et les règles à respecter. Elles doivent être claires et transparentes. Elles doivent se référer aux valeurs du groupe pour que chacun en perçoive le sens. Le règlement doit être évalué régulièrement. En effet, les règles de vie dans un groupe ont une fonction. Elles doivent permettre normalement que la place de chacun soit respectée. Elles permettent d’éviter les conflits si tout le monde y adhère. Si les règles provoquent des conflits ou ne sont plus respectées, il faut pouvoir analyser les raisons du dysfonctionnement. Parfois les règles perdent leur sens ou encore celui-ci n’est plus perçu par la majorité. Celles-ci provoquent alors des dysfonctionnements.

III Autorité et pouvoir du responsable : veiller sur les lois du groupe

En sciences humaines, le mot « pouvoir » est souvent entendu de façon négative. Le pouvoir est un état de fait : on le prend ou on le reçoit. On l’exerce. On peut avoir du pouvoir sur les autres quelle que soit la fonction que l’on exerce : un pouvoir perçu comme positif ou négatif, juste ou abusif.

L’autorité est une tâche liée à une fonction particulière dans un groupe. Elle doit être exercée sous peine de conséquences négatives pour le groupe. Celui qui reçoit une mission doit avoir le pouvoir d’exercer son autorité concernant cette mission. L’autorité est une responsabilité : il faut être capable de prendre des décisions, de donner des ordres, de veiller à ce que les lois du groupe soient respectées par tous sans discrimination, d’analyser les difficultés et de les gérer, etc …

La santé d’un groupe dépendra beaucoup de la manière dont l’autorité est exercée sur le groupe. La violence dans un groupe est un indicateur important qui doit amener une réflexion sur l’autorité. Ainsi, dans une famille, l’autorité est normalement exercée par les deux parents. La façon dont ceux-ci vont organiser leur relation mutuelle autour de cette question sera essentielle pour la santé de la famille. Ce n’est pas l’autorité de chacun qui sera importante, mais la manière dont de part et d’autre on arrivera à travailler ensemble. Dans une institution également, c’est la manière dont un responsable sera en relation avec les autres pour exercer sa fonction, qui facilitera ou non la gestion de l’autorité. Si un responsable est perçu comme tout puissant et arbitraire, le risque de violence et de dérapage est grand. De même, si ce responsable est perçu comme impuissant et absent. Comment se positionner pour que le groupe perçoive le responsable comme exerçant un juste pouvoir, qui lui permet d’exercer une autorité sécurisante pour chacun ? En psychanalyse, ce sont les travaux de recherche sur la fonction paternelle et le rôle du tiers qui peuvent ici nous éclairer.

Un responsable peut éviter beaucoup de violences s’il réfléchit à la façon dont il exerce son autorité et à la façon dont lui-même est perçu sur le plan du pouvoir. Nous allons nous pencher d’abord sur la définition d’un pouvoir sain. Nous analyserons ensuite les pathologies qui peuvent affecter le groupe.

Pour qu’un responsable soit perçu comme une autorité positive et rassurante, il faut que ses subordonnés perçoivent qu’il se pose les questions suivantes :

1. Quelle est ma responsabilité et comment est-ce que je la définis ? Quels sont les moyens qui me permettent de l’assumer ? Il est nécessaire que le responsable ait effectivement le pouvoir de décision lié à sa responsabilité. De même, dans le groupe, chaque membre du groupe doit avoir le pouvoir de ses responsabilités. Un groupe accepte en général très bien de respecter certaines règles, si elles sont nécessaires, pour que le responsable se sente respecté dans sa responsabilité.

2. Quelles sont les limites que je me mets en matière de décisions que je peux ou ne peux pas prendre ? On touche ici toute la question des délégations de pouvoir liée à la définition des rôles et des fonctions. Si un supérieur confie certaines responsabilités, il est important qu’il ne prenne jamais de décision sans avoir consulté ceux à qui il a confié ces responsabilités. S’il ne suit pas l’avis de ceux qu’il consulte, il est important qu’il prenne le temps de leur expliquer pourquoi et en vertu de quelles autres réflexions ou références il agit ainsi. Une décision perçue comme arbitraire provoque facilement des conflits.

3. Quelles sont les lois auxquelles je me réfère pour exercer au mieux ma fonction ? Il est essentiel qu’une équipe perçoive que son responsable se considère lui-même soumis à la loi et aux règles du groupe ainsi que ses collaborateurs immédiats.

4. Quelles sont les valeurs auxquelles je me réfère pour exercer cette fonction ? Les lois et les règles ne sont que la mise en actes de certaines valeurs. Il faut leur obéir pour que ces valeurs soient respectées et puissent se construire. D’où le besoin qu’il y a d’expliciter ce lien entre règlement et valeurs. Le groupe pourra alors discuter de ses valeurs de référence et de la manière de les construire ensemble, plutôt que de s’affronter sur les règles ou l’exercice de pouvoir.

5. Comment les autres vivent-ils ma manière d’exercer le pouvoir ? Il faut prévoir des lieux où l’interpellation est possible sur la manière dont on exerce le pouvoir. Il faut pour cela avoir la capacité de ne pas s’identifier à sa fonction. Un responsable qui ne se prend pas pour un chef tout-puissant peut se laisser interpeller par les impressions qu’il donne aux autres. Pouvoir écouter les critiques sans se sentir blessé personnellement exige aussi une habitude de gestion de la communication et des conflits. Parfois, l’aide d’un superviseur d’équipe est nécessaire. Dans ce contexte, on peut aussi imaginer à l’intérieur même de l’équipe une fonction d’aide au supérieur, d’intermédiaire dans la communication, comme c’est le cas de l’admoniteur du supérieur chez les jésuites. Dans une famille, une maman peut aider un père à comprendre pourquoi son fils adolescent lui en veut et réciproquement. C’est la relation entre le père et la mère qui va permettre alors l’apaisement du conflit. C’est ce que l’on appelle le rôle du tiers en psychanalyse. Ainsi ici, la mère désire que le père comprenne le fils et que le fils comprenne le père. Elle soutient la relation et la communication sans prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Elle ne s’allie pas à un pouvoir. Elle aide chacun, à sa place, à résoudre un conflit.

IV Pathologie des groupes – analyse et gestion des conflits

1 Pathologies

Un groupe est normal lorsque son histoire évolue en passant par des crises et des conflits sans toutefois que ceux-ci entravent le travail et la production d’un sens positif.

Un groupe est anormalement névrosé lorsque le trouble est agi et parlé, présent dans la conscience de chacun, sans que personne n’arrive toutefois à le résoudre. Les crises se répètent, les problèmes sont récurrents. Il y a des attitudes d’évitement, des plaintes incessantes. Des clans se constituent, on recherche des alliés. Des alliances « illégitimes »3 se créent. La peur du jugement, l’incohérence ou l’indifférence, l’absence de gestion des conflits dominent alors le tableau.

Un groupe devient psychotisant et extrêmement dangereux pour ses membres lorsqu’il se met à exclure, à victimiser et à maltraiter — sans se remettre en question. Ainsi le phénomène de « bouc émissaire » permet au groupe de préserver sa cohérence en chargeant l’un de ses membres de tous les maux du groupe jusqu’à son exclusion. L’exclusion opérée produira alors en général une répétition du même phénomène avec un autre « bouc émissaire ». Le rituel d’exclusion permet au groupe de rejeter la faute de ses dysfonctionnements sur une personne sans se remettre en question.

Par contre, le départ volontaire d’un membre du groupe devrait aussi être un signal d’alarme, une invitation à s’interroger sur la responsabilité du groupe dans le phénomène, sans nier pour autant la responsabilité individuelle. José Maria Fernandez Martos n’hésite pas à dire que, comme dans la théorie systémique de la famille, l’infidélité de certains religieux est le symptôme d’une infidélité préalable du système. Je nuancerais quelque peu : le symptôme d’un membre du groupe peut être le symptôme du groupe. Il peut aussi être le symptôme d’une société dans laquelle le groupe s’inscrit, si le conflit entre celle-ci et le groupe n’a pas été suffisamment élaboré. On ne peut jamais écarter par ailleurs la part de responsabilité individuelle.

Les alliances et les coalitions qui se forment dans un groupe méritent aussi d’être réfléchies à la lumière du livre de Caplow4. Prenons le cas où A est le supérieur de B et B, le supérieur de C : si A et B font alliance, on parlera d’alliance conservatrice. C se sentira écrasé.

Par contre, si B et C se liguent contre A, on parlera d’alliance révolutionnaire, et A sera dans l’angoisse d’être renversé. Et si A et C se lient, on parlera d’alliance illégitime. B se sentira disqualifié.

Les alliances illégitimes sont très fréquentes dans les institutions, les familles et les communautés. Elles entraînent de grands dysfonctionnements, surtout si elles restent plus ou moins secrètes, impossibles à interroger.

L’on ne peut parler de pathologie groupale sans évoquer le problème des sectes. Tout groupe peut avoir des tendances sectaires ou évoluer ainsi à son insu, sans qu’il y ait de décisions conscientes et volontaires du responsable. La dérive sectaire est un mode de fonctionnement psychique groupal où l’abus de pouvoir et la manipulation mentale dominent le tableau. On peut parler dans ce cas de pathologie perverse. Le groupe essaie de s’allier de nouveaux membres, en général par une méthode d’endoctrinement dite douce, pour obtenir une soumission volontaire. Pour Éric Depret, psychologue des religions à Grenoble, la conversion idéologique par endoctrinement doux se fait de la façon suivante : séduction et bombardement d’amour, modification des états de consciences par exemple en faisant vivre des extases collectives, déstabilisation du concept de soi au profit d’une identité groupale, isolation du réseau relationnel antérieur, projection de la notion du mal à l’extérieur du groupe idéologique. Telles sont selon lui les différentes étapes de la manipulation mentale dont font l’objet les membres du groupe sans s’en rendre compte. Le résultat recherché est une soumission absolue au responsable. Le responsable qui cherche à imposer une idéologie totalitaire le fera en contrôlant les communications avec le monde extérieur, en créant des phénomènes d’extase collective à forte tonalité de jouissance, en supprimant la pensée critique, en manipulant le langage et en pervertissant le sens des mots, en exigeant la pureté et la confession de ses fautes — en général au responsable —, en identifiant le projet de la secte à une vérité sacrée.

Il y a un risque de dérive sectaire dès qu’un responsable cherche à imposer son idéologie, à supprimer toute possibilité de contestation, à limiter l’expression possible de chaque personnalité dans sa différence au profit d’une identité de groupe. Les personnalités fragiles dans leur identité sont attirées par les groupes sectaires qui leur proposent une identité de groupe, palliant les déficits de leur propre structuration.

2 Analyse et gestion des conflits5

a Conflits et développement

Dans son livre Gérer les conflits dans l’Église, Frédéric Rognon définit le conflit comme un heurt, un affrontement entre deux forces. Il n’y a pas de véritable relation possible sans conflit. Le conflit est normal et nécessaire au développement de toute relation, que ce soit la relation à soi-même, la relation à l’autre ou la relation à Dieu.

Pour mieux comprendre la nécessité du conflit et sa fonction structurante, le développement de l’enfant est éclairant. L’enfant se développe par et grâce à la relation avec ses parents ou éducateurs. Cette relation l’aide à traverser certaines angoisses, incontournables, et à construire dans ces traversées des compétences nouvelles. Chaque étape de son développement est marquée par des conflits dont la forme relationnelle évoque l’angoisse sous-jacente qui les provoque. Une connaissance du psychisme humain permet donc une compréhension des mécanismes en jeu et facilite la prise de distance nécessaire à la gestion positive des conflits. Il est intéressant d’étudier chaque étape du développement de l’enfant pour comprendre la manière dont les conflits se nouent et se résolvent chez lui suivant les modalités relationnelles mises en place.

Ce qui se joue pour l’enfant à deux ans, dans ses premières relations à l’autorité, se rejouera pour lui à l’adolescence et à l’âge adulte, dans toute relation à l’autorité. Nous sommes marqués dans nos comportements par les premières expériences relationnelles que nous avons vécues. Mais ce sont aussi ces premières expériences qui peuvent nous donner des clés pour nous comprendre, comprendre l’autre et surtout imaginer d’autres chemins relationnels possibles.

b Gérer les conflits

Nous avons tous au fond de nous le rêve d’un paradis perdu ou à venir : celui d’une famille sans conflits, d’un amour sans heurt, d’une Église qui serait déjà le Royaume de Dieu. Le paradis perdu, c’est celui de la fusion et de l’indifférenciation : le ventre de la mère, quelqu’un qui vous comprendrait et qui vous aimerait sans que la parole soit nécessaire, le rêve amoureux de la complétude parfaite, celle des corps qui embrasserait aussi le cœur et l’âme dans un accord parfait … Mais ceux qui ont connu les affres de l’amour fusionnel qui ne grandit pas savent combien la fusion est proche de la mort, de la perte d’identité, de la psychose, du rejet et de la haine.

Le paradis à construire n’est pas celui de nos fantasmes fusionnels. Les conflits sont nécessaires à notre propre développement et à la maturation relationnelle d’un groupe humain. Fr. Rognon dira : il faut arrêter de rêver d’une Église sans conflit et construire une Église capable de gérer les conflits de façon constructive. Un conflit n’est pas un simple désaccord. C’est un désaccord vécu comme un rapport de forces générant des tensions intérieures et des tensions relationnelles. Ces tensions intérieures deviennent des divisions intérieures, comme par exemple entre amour et haine, morale et désir, etc …

Il suffit qu’une personne dans un groupe ressente ces tensions pour qu’il y ait effectivement un conflit à prendre au sérieux par le responsable. En effet, les conflits non gérés risquent d’aboutir rapidement à la violence. On parlera de violence lorsqu’il y a abus de force visant à atteindre une personne dans son intégrité physique, psychique et/ou spirituelle. La violence instrumentalise l’autre. La violence psychique peut prendre beaucoup de formes différentes : insultes, harcèlement, chantage affectif, le fait de faire porter à l’autre la responsabilité d’une situation, rumeur, rétention d’informations, manipulations …

La violence symbolique est une forme de violence psychique particulièrement dangereuse parce qu’elle s’attaque directement à la résilience de la personne. La résilience est la capacité psychique de faire face à une situation difficile. La violence symbolique est celle qui nie la souffrance de la victime et la rend responsable de ce qui lui est arrivé. C’est malheureusement une forme de violence très fréquente en institution6. Ce type de violence amène très vite un éducateur victime d’une agression, à la dépression et à l’impossibilité de poursuivre son travail.

Il revient au supérieur de gérer rapidement les conflits pour qu’ils ne dégénèrent pas en violence. En effet, le conflit est un facteur de changement positif s’il est bien géré. Il devient destructeur s’il est nié, ou refoulé, non-dit, ou s’il y a passage du conflit d’objet au conflit de personne.

Un conflit est constructif s’il permet d’élaborer l’identité de chacun dans le groupe, dans une différenciation riche, sans affaiblir pour autant l’identité groupale commune ; ou s’il permet d’identifier les problèmes du groupe ou ses dysfonctionnements.

Les sciences humaines offrent beaucoup d’outils pour comprendre, analyser et gérer les conflits. Il faut bien sûr que les différentes parties concernées soient désireuses de régler le conflit. Moyennant cette condition, le travail est possible. Nous avons vu comment un travail de groupe autour des valeurs, du mythe institutionnel commun, de la définition des tâches et des objectifs, des rôles et des fonctions, pouvait unifier le groupe dans une différenciation constructive, qui constitue un véritable travail de prévention des conflits.

Le monde des émotions est également à prendre en compte par le responsable. Construire une ambiance sereine. Faciliter la circulation de la parole. Prévoir des lieux et des temps pour dire ce qui ne va pas à qui de droit. Réfléchir aux lois nécessaires à la parole pour qu’elle atteigne son but : à qui parler ? où parler ? quelle forme respecter7 ?

L’appel au tiers, la mise en place d’une fonction de médiation est indispensable à la survie d’un groupe. Elle peut se réfléchir de différentes façons, et souvent prendre des formes différentes en famille, dans une communauté ou une institution thérapeutique. La fonction du tiers dans un conflit duel est alors d’aider chacune des parties à comprendre l’autre pour soutenir la relation qui les unit.

Bref, le responsable doit assumer, face aux conflits, une position de confrontation courageuse, à la recherche d’une solution, si possible sans perdant, en tout cas sans destruction de l’autre, en muselant sa propre violence.

Conclusion

Dans un groupe, la neutralité n’existe pas. L’appartenance au groupe définit la relation et la relation est inévitable. Se taire, fuir, capituler, faire semblant de ne pas savoir, parler, affronter, sont autant de prises de position relationnelles qui ont des conséquences sur le fonctionnement du groupe. Les théories systémiques nous apprennent à réfléchir et à analyser les positions relationnelles que nous prenons, aussi bien dans la parole que dans le non verbal. Elles nous apprennent à réfléchir et à prévoir les conséquences relationnelles d’une prise de position. « Ne rien dire », c’est déjà parler, pour un systémicien. La position de « ne rien dire » aura autant de pouvoir relationnel qu’une confrontation. Pouvoir positif ? Pouvoir négatif ? C’est bien cela qu’il faudra mesurer avant d’agir.

Et Dieu dans tout ça ? Certains religieux me disent : « C’est ma relation à Dieu qui me permet de tenir. Sans cela, je ne tiendrais pas ». Mais notre relation à Dieu dépend aussi de l’état de notre psychisme. Elle peut cesser d’être la ressource qu’elle devrait être, dans la dépression ou lorsque de grandes angoisses nous envahissent. Dans ces moments-là, nous avons aussi besoin des autres pour nous relier à Dieu. Dans une communauté religieuse, la place que le responsable donnera à Dieu dans sa relation au groupe et à chacun sera à réfléchir. Dieu ne résoudra pas les conflits à notre place, pas plus les conflits intérieurs que les difficultés relationnelles, et pourtant nous pouvons utiliser notre relation à Lui comme ressource pour le groupe et pour chacun en particulier.

Notes de bas de page

  • 1 Ce texte a fait l’objet d’une conférence le 19 décembre 2006 aux Supérieurs Majeurs (masculins) de Belgique francophone (A.S.M.B.), qui ont autorisé l’auteur à le publier. Il a été remanié à cette fin.

  • 2 Neuburger R., Le mythe familial, Paris, ESF, 1995.

  • 3 Cf. Thérapie familiale 24 (2003, 4) 337-358 et 18 (1997, 1) 71-83.

  • 4 Caplow T., Deux contre un, Paris, ESF, 1984, p. 65.

  • 5 Rognon Fr., Gérer les conflits dans l’Église, Lyon, Olivetan, 2006.

  • 6 Quand par exemple un éducateur se fait agresser par un jeune, et que l’équipe n’arrive pas à éprouver de la compassion pour cet éducateur et lui renvoie : « c’est ton incompétence qui a provoqué la violence de ce jeune ».

  • 7 Ainsi, si je me plains d’un collègue à mon chef sans en avoir rien dit à ce collègue, mon chef risque d’interpeller mon collègue et mon collègue sera fâché doublement : parce que j’ai parlé au chef sans lui parler à lui, et à cause du contenu de ce que j’ai dit.

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