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De la pourpre au vêtement de lumière, dans l’œuvre de Gérard Pfister1 : une initiation

Évelyne Frank
When Gérard Pfister’s poetical work delineates an initiatory course, the theme of the dress scans all its stages : from purple to white, through nudity. We mean that the dress, though exterior to man, expresses his very being and manifests his inner life. The stake of the course is a passage from fear of man’s vulnerabilty to acceptance of his desire. All this happens in a baptismal struggle, which is solved in trust.

Le motif du vêtement n’est pas fréquent chez Gérard Pfister. Certains ouvrages, Le tout proche par exemple, n’en font jamais mention. Les quelques occurrences de l’habit qui émaillent les textes du poète présentent cependant un grand intérêt. Elles ont en effet valeur de « poétique du vêtement », non pas au sens barthien de l’expression, mais en ce sens que l’habit contribue dans les livres de Gérard Pfister à dire et, par là, à faire l’homme2 qui le porte ou le dépose, à tel point que ce qui se dessine ici, c’est tout un parcours initiatique, que signale et scande le vêtement, de la pourpre au blanc, en passant par la nudité. Comment ne pas songer au baptême, réinterprété ?

Chrétien, Gérard Pfister fait partie de cette génération de poètes qui disent, encouragés en cela par quelques aînés, leur expérience et leur connaissance, non sous forme de « il », général, mais de « je », volontairement subjectif, pour signifier : je propose, je n’impose pas ma vision de l’homme, du monde et de Dieu. Or, l’expérience initiatique ne requiert-elle pas justement le « je », elle qui doit mener le sujet dans l’acceptation de son identité propre et donc une certaine solitude ?

La nudité des enfants des hommes

La condition humaine est nudité. L’incipit de l’œuvre de Gérard Pfister, c’est cette évidence : « Tous nos papiers sont faux // nous avançons nus / à la grande frontière // sans même un mot / pour nous justifier »3. Cette nudité est vulnérabilité et, à bien des égards, pauvreté, ce qu’en forçant les proportions, surtout dans un contexte de guerre avec soi-même, Gérard Pfister rapproche du « néant »4.

La pauvreté de l’homme, l’auteur la nomme clairement. C’est d’abord un immense besoin d’amour, dans lequel s’origine la peur de ne pas exister pour autrui, et ceci depuis l’enfance : « Cette obsession née d’une peur d’enfance : la peur d’être oublié, de n’être personne. Cette obsession née de l’évidence même de notre néant »5. La pauvreté de la condition humaine, c’est aussi de ne pouvoir subsister par soi-même, d’être un mortel. Or, il suffit de lire ses dédicaces pour l’entrevoir, l’œuvre de Gérard Pfister est un long face-à-face avec la mort, celles de proches, la sienne profilée en celles-ci.

La pourpre ou l’effort pour « se sauver »

Pour nier sa pauvreté, l’homme se fait auto-suffisant. Il cherche à être par accumulation. D’où l’autodérision — le poète ne s’excluant pas de l’ensemble des humains — du poème ironiquement nommé « Éloge du capital » (Blasons 87). C’est tenter de se maintenir par « le même ». Et c’est l’idole. En d’autres termes, par peur de la nudité, qui serait aussi confiance, comme dans la Genèse, il y a recours à l’habit.

D’où deux types de vêtements, qui finalement conduisent à la même situation, malheureuse. Il y a d’une part le vêtement par lequel l’homme berne les autres : le masque, le costume de (mauvais) acteur6. Il y a d’autre part le vêtement par lequel il leurre peut-être les autres mais s’illusionne surtout lui-même : le manteau de pourpre, les velours, la couronne7. Peut-être faudrait-il distinguer une troisième catégorie : l’habit qui cherche simplement à refouler le mal-être et ne trompe personne, « le complet gris bleuté tissu prince de galles coupé standard », « cravate bleue avec des rayures rouges du genre qu’on appelle club », qui n’épouse pas le corps, fait un peu clown, a pour accessoire ces « cigarettes dans le cendrier écrasées de deux coups fermes ». De lui, les gens se disent : « quelque chose ne va pas »8.

Tout système de défense a son prix. Ici, il est élevé. Le ridicule ? Il y a plus grave. Le manteau est « lourd » (Lumière 15.26), le vêtement « de feu » (Lumière 10) comme une tunique de Nessus, la couronne « de douleur »9. « Je suis l’idole de moi » (Lumière 15), constate le poète ; or toute idole demande la servilité et voici donc l’homme en livrée (Lumière 15), voire en haillons (Naissance 61), couronné de lierre10, c’est-à-dire lié ; toute idole exige oblation et voici donc l’homme en robe du sacrifice (Lumière 15) avant de se retrouver momifié dans des bandelettes (Lumière 49 ; Blasons 87).

Ce faisant, cet humain a retourné son désir contre soi (Blasons 88). En effet, le désir est mouvement perpétuel, vitalité, quête de l’autre. L’homme l’a ici annulé. Mais c’était s’amputer. Alors l’homme en est venu à haïr son désir, à se haïr, ce qui n’était que l’effet en miroir d’une autre haine, portée au dieu créateur et au père.

« Tu as passé ton existence à vouloir te sauver », constate Gérard Pfister, jouant avec les deux sens de ce verbe (Blasons 102). Il se voit, dans cette situation, loin du dieu et dans un piège. Il n’est plus lui-même : en devenant idole, il s’est absenté non seulement de dieu, mais de soi (Blasons 84).

La « métamorphose »

Il s’agit donc de retrouver le contact avec le dieu, pressenti comme le seul à pouvoir nous aider. Il s’agit de retourner au lieu intérieur où nous sommes en sa présence, lieu que chantent les mystiques, tant juives qu’orientales et rhénane. L’Évangile selon Luc (Lc 15,17) parlerait de rentrer en soi-même.

Or rentrer en soi-même, s’habiter tel que l’on est, c’est dans l’œuvre de Gérard Pfister retrouver la nudité parce qu’elle est ici vécue à la fois comme une acceptation de ses limites, donc de l’ici, maintenant, et comme l’acceptation de sa dépendance à l’autre. Cette nudité sera le fruit et l’expression de la confiance, une confiance évolutive.

Car le geste de la nudité peut être ordalique en ses débuts : se jeter dans l’abîme de l’amour du Père, parce que c’est cela ou la mort, et prendre le risque de la mort dans ce saut. Il y a aussi cet autre pas de la confiance, plus serein déjà, mais encore de part en part volontariste et empreint de besoin inconscient de maîtrise de l’autre : il s’agit de déposer en lui quelque chose de moi, dont j’entends que cela me soit restitué à l’identique, ensuite. Cette confiance-là est encore appelée à mûrir. Ce que j’ai remis me sera effectivement rendu, mais pas à l’identique : aussi beau, voire plus beau, mais sous une autre forme, et ceci au prix du risque, de la mort traversée. Je vais donc passer du même, frileux, à l’autre. Dès lors, le mouvement sera initié dans mon psychisme. Je serai devenu libre. Et je serai vivant, puisque la mort est l’immobilité du même, alors que la vie est passage, passage vers l’autre. Je serai ressuscité, enfin né — et ce sera Noël : « Il est né le divin enfant », ce sera moi aussi !

D’où, dans l’œuvre de Gérard Pfister, tout un travail pour déposer peu à peu ce dont le sujet se pare et se charge, alors que tout ceci n’est pas lui et que là n’est pas l’essentiel : « Nous nous dépouillons à nouveau, nous nous dénudons » (Naissance 68). Mais la nudité n’est pas encore l’aboutissement. D’où l’image de la mue. Elle signale qu’une métamorphose est encore nécessaire (Naissance 23 ; Blasons 128). Autrement dit, il ne suffit pas d’aller juste à rebours, de façon manichéenne ; il ne suffit pas que le poète enlève le costume comme il l’avait endossé. La nudité sera l’occasion de découvrir qu’un amour respectueux du père existe, mais elle seule ne donnera pas de pouvoir le réaliser au sens anglais du terme, d’en prendre conscience. La métamorphose, une conversion du cœur, un travail sur son propre regard, un renouvellement intérieur dans la fidélité à soi, permettront seuls que le sujet se perçoive accueilli et respecté dans la nudité risquée. L’objectivité, pour être saisie, doit être lue, donc interprétée, ce qui dépend aussi, pas seulement certes, du sujet.

De ce fait, la nudité n’est pas toujours jubilante dans l’œuvre de Gérard Pfister. Oh ! certes, elle est rêvée11, raccordée à l’imaginaire des commencements mythiques12 et de la naissance13 ! Mais souvent la peur fait ombre, dans le passage à l’acte. La nudité reste tantôt sentiment aigu du ridicule dans le souvenir du Conte du Roi nu, berné14, tantôt conscience de sa pauvreté et de sa vulnérabilité vécues comme une douleur : « Désormais, nous voici nus, insignifiants. Livrés à l’inconnu, sans repères, sans secours » (Naissance 27). Le lecteur songe ici au dernier poème du Jacob de Pierre Emmanuel : « Nu et néant je suis devant / Toi dont je ne sais que ceci / Que je suis néant et nu »15. Le poète Gérard Pfister en arrive à une telle nostalgie : « l’eau pourrissante qu’a vêtue notre rêve » (Arche 36). La certitude demeure pourtant que la vie est de ce côté : oser envers et contre tout entrer « nu dans l’obscur, ma patrie »16. Dans le recueil Blasons, c’est acquis, semble-t-il : « Comme le présent a renversé en sa venue nos certitudes, nos avoirs. Nous a laissés dépouillés, nus, à sa merci. Nous a ouverts à notre liberté » (Blasons 114).

« Je cherche un équilibre subtil » (Arche 11)

Entrer dans la nudité, se libérer de ses mues, c’est, dans l’œuvre de Gérard Pfister, déposer « le monde de ses fantasmes », « l’homme et son orgueil », « l’animal, et le sensible, et la matière » (Naissance 60). Lisant ceci, je me demande : « N’est-ce pas déposer l’incarnation elle-même ? Et donc défaire le sujet de toute consistance ? Voire l’annuler ? N’y aurait-il pas un autre chemin, qui consisterait à aller au Vivant avec tout ceci, en lui demandant de m’aider à le vivre à sa juste place et en ses justes proportions, dans l’affermissement de mon identité, bien affirmée, autre, en face de Lui ? Enfin, ce qu’évoque la métaphore de l’habit, est-ce le mal ? Pas forcément. Si je l’ai adopté pour être un peu présentable, pourquoi pas ? ».

Je rejoins à nouveau Gérard Pfister dans le constat suivant : finalement, l’habit, au sens propre et figuré, cause bien des soucis qui rendent indisponibles pour la tendresse : « Nous avons dressé dans le ciel notre souci, et son regard a rendu opaque la clarté de nos jours… Ton souci // t’enferme / dans le monde. // T’empêche de vivre // à chaque instant / le ciel »17.

Et puis, le paraître, ce n’est pas moi. Or, je voudrais être prise pour moi, ma personne.

Il s’agit de déposer… Cela pourrait se faire en douceur, dans un apprivoisement de soi au Vivant, puisque le Dieu biblique ne prend aucun plaisir à l’oblation. Mais chez Gérard Pfister, le vocabulaire est de l’ordre du tout, du nul, du rien. Il est question de dépouillement, de renoncement, voire de sacrifice. Le risque est donc de déposer plus que l’habit, puis la mue, et de tailler dans le vif, dans le désir.

Le poète tente de se maintenir sur la “Ligne de crête”18, entre inflation mortelle et joie suicidaire (Lumière 61).

Le combat de Jacob

Si le cap est tenu, c’est par le crédit d’une interprétation favorable du mystère du dieu, donc encore par la confiance. Elle met l’obéissance en place du volontarisme. Non pas « l’effort bovin, mais l’émerveillement d’un même oui », dirait Pierre Emmanuel19. Gérard Pfister parle en effet du bel « atour de nos obéissances »20. Cette obéissance est pour un « apprendre » (Blasons 95 et 135 p. ex.), avec l’ami, en qui le lecteur reconnaît, au détour de Blasons (Blasons 130.131), le Christ des icônes de la descente aux enfers que Moltmann appelle le « coryphée », le « Seigneur de la danse »21.

Un autre, donc, se dessine ici : « Nous sentons dans l’instant sa main nous prendre, nous entraîner, nous tenir. Nous sentons sa main tenant notre main, et nous gagner son essor. Son instant est comme un perpétuel envol, une formidable embardée » (Blasons 130). Il fait sortir du même, parce qu’il est venu à celui qui avait besoin de lui et parce qu’il lui enseigne, dans sa propre façon d’être, comment s’habiter. D’où l’insistance du poète sur le rapport du ressuscité à sa mandorle : « Sa puissance est toute contenue dans l’étroite cellule, et de toute part la déborde. De tous côtés la distend, l’exalte, en une extraordinaire éclosion. La fait craquer, chavirer de tous bords comme une coque infime. — Son corps est dressé lumineux en l’amande translucide, et sa gloire se répand d’un bout à l’autre de l’espace, sans fin le parcourt, sans limite l’approfondit » (Blasons 131).

Ce que le poète apprend ici, c’est le passage d’une logique du « ou, ou » à une logique du « et, et », qui lui donnera à lui-même de pouvoir passer. Cela ne va pas sans difficultés : il y a comme un arrachement que suggère ci-dessus la construction de la phrase, abrupte en raison de la suppression du sujet grammatical. Or, c’est par la confiance en celui qui est venu, et que le sujet grammatical devrait nommer, que se fera la pâque, le passage ! Toujours les hésitations : « Nous ne savons s’il nous faut résister ou laisser son essor nous saisir » (Blasons 130). Toujours le travail de la “déméfiance” ! La confiance est ici un élan que la raison n’interdit pas, que la raison peut assumer, mais qu’elle ne peut entraîner. D’où son silence —seul le cœur est mentionné — et l’asyndète : « Notre cœur est vertige, notre cœur est désir » (Blasons 130).

L’assentiment prend ici figure de combat. Mais le corps à corps est devenu danse. Le poète s’y engage, boiteux : « Nous sentons sa main tenant notre main, et tout entier notre corps est sa danse. Notre souffle, et nos mots, et nos regards : danseurs boiteux, et pourtant que savons-nous d’autre que cette danse ? » (Blasons 130). Lisant ceci, comment ne pas songer au combat de Jacob avec l’ange ? Et comment ne pas penser tout particulièrement aux relectures de ce combat par deux autres poètes, amis : Claude Vigée, si désireux d’inventer avec le Vivant la danse plus forte que la mort ; Pierre Emmanuel, voyant dans la figure de l’ange celle du Christ.

Le corps emmailloté d’abîme22

Celui qui, dans l’œuvre de Gérard Pfister, entre dans la danse que lui enseigne l’ami, vit une réconciliation avec son propre désir (Blasons 17.21.33.39.95) qu’il sent plus vaste que lui-même (Blasons 33) et, a fortiori, plus vaste que tout ce qu’il cherchait à obtenir. Il n’a plus rien ni à perdre, ni à gagner (Blasons 114). Il croit en son rêve (Blasons 18.19) qui, lui, a toujours eu les dimensions du désir. Par rapport au dieu, cet homme se perçoit autrement, enfin fils. Et ce dieu, il le perçoit aussi autrement : ce n’est plus le surmoi terrible de la bouche d’ombre (Blasons 62), ou le vide, mais un père maternel qui se réjouit “parce qu’il y a nous” : « Le présent est notre père… Il nous regarde, et nous n’avons plus peur… Il nous regarde, et nous ne voyons que l’humilité tremblante d’un père, et son regard est comme voilé pour ne pas nous éblouir… Et notre tressaillement est celui du fils dans le ventre de sa mère. Il nous a regardés, et la douceur comme maternelle de son regard nous a fait tressaillir, mais de joie à présent » (Blasons 113). Le processus initiatique est allé jusqu’à terme, jusqu’à l’unification du sujet et jusqu’à sa régression pour une maturité capable d’affronter la condition humaine, et de passer la mort.

Revêtu de lumière

Curieusement, Gérard Pfister ne mentionne pas, dans ce contexte faisant référence à l’icône de la descente du Christ aux enfers, la tunique resplendissante du Ressuscité, alors que celle-ci, dans l’iconographie, contribue fortement à traduire la dynamique de vie. De fait, dans les Évangiles, Christ descend dans la mort et ressuscite nu. Dans l’œuvre du poète, c’est le corps lui-même qui a pris l’éclat et le mouvement de la tunique : « Son corps est dressé au centre de l’amande, impassible et tournoyant. Ses bras traversent la totalité de l’espace comme un immense balancier, comme la trajectoire de l’éclair. Ses jambes s’élèvent dans le vide, torsadées, vrillantes comme la flamme… Limpide est son corps sans cesse tournoyant »… (Blasons 131).

Un autre porte le vêtement blanc : celui qui s’est laissé emmener dans la danse, qui a osé, selon une expression emmanuellienne, « bouger en son idée de soi »23. Dévêtu, il a été enveloppé de nuit (Naissance 61), pour s’être laissé apprivoiser à elle, qui n’était autre que la présence : « L’immense nuit // debout, / son diadème // ruisselant de clartés » (Blasons 89). Or, il lui avait été dit : « Tu ne seras pas né / tant que tu ne porteras // le deuil de toi-même. /Ne te revêtira // le blanc / d’une autre espérance » (Blasons 111). Malgré tous ses ahans, ce n’est toutefois pas par lui-même qu’il a pu entrer dans la fête, comme si nul ne pouvait se donner l’habit : « Un autre est là… son désir à jamais nous revêt de sa gloire » (Blasons 70) ; « nous sentons sur nos fronts se poser une couronne de lumière » (Blasons 117).

Tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas ? C’est moins simple. En effet, le blanc de la célébration est neige, la citation précédente, entière, disant : « Nous avons froid, nous sentons sur nos fronts se poser une couronne de lumière ». Rien de fusionnel. Justement, le lierre d’avant la nudité, le lierre qui toujours lie ce qu’il touche, a fait place à la lumière qui permet que chacun apparaisse dans son altérité. De plus, tout ceci, c’était l’instant présent et celui-ci est déjà écoulé. C’est donc à la fois déjà accompli, ineffaçable, et toujours à accomplir, chaque instant étant Kaïros, moment décisif. Or, et le plus inquiétant est peut-être là, nous ne savons pas comment s’est fait le passage du poète de la mort à la vie, de la méfiance à la confiance, de la nudité assumée au vêtement de lumière reçu. Le mystère du franchissement reste entier. Si bien que la prochaine traversée devra être réinventée. Telle est la loi, peut-être… Retournons-nous sur notre propre passé. Nous avons passé la mort. Or, nous ne savons plus comment. Nous nous souvenons tout au plus qu’il y avait quelqu’un…

L’œuvre de Gérard Pfister dessine un parcours initiatique. Le poète vit une « pâque de la parole », selon le beau titre de Claude Vigée : de « Faux » au Tout Proche, en passant par Les chiens battus, Sur un chemin sans bord, L’oubli, et Naissance de l’invisible, Lumière secrète. L’homme, semble-t-il, découvre progressivement le christianisme par le détour du bouddhisme et de l’islam, en passant par la mystique rhénane chrétienne. Il ne s’agit pas pour lui d’entrer dans un modèle, ce qui serait un habit d’emprunt, mais de vivre en réinventant, soi-même, à partir d’une tradition retrouvée à grand prix, entendue comme une promesse. L’enjeu n’est pas confessionnel mais vital. Pour nous, enfants des hommes, il y a cette invitation à la confiance, en la métaphore de la nudité risquée mais non rendue à l’identique, restituée pourtant, plus belle encore, sous les formes d’un corps revêtu de lumière, d’un désir devenu grâce, d’une enfance transformée en maturité qui célèbre.

Notes de bas de page

  • 1 Gérard Pfister est né à Paris dans une vieille famille alsacienne, ce qui n’est pas sans incidence sur sa sensibilité et ses choix. Il construit une œuvre, qui s’inscrit dans le courant contemporain d’une poésie voulant retrouver l’émerveillement par delà le soupçon. Dans ce courant, il a une voix originale, qui renoue avec la mystique rhénane.L’œuvre de Gérard Pfister a trois dimensions au moins : l’écriture poétique, dont Blasons du corps limpide de l’instant est un fleuron ; la traduction (Maître Eckhart, Henri Suso, Jacob Böhme, Emily Dickinson, Ahmet Hachim, Margherita Guidacci, …) ; l’édition, puisqu’il a fondé, avec des amis, la maison d’édition Arfuyen, dont l’une des collections s’intitule « Les carnets spirituels » (Maître Eckhart, l’Abbé de Saint-Cyran, Bossuet, Marie de la Trinité…), ceci afin de mettre à la disposition de notre génération des textes de notre tradition chrétienne souvent méconnus, voire ignorés. [Voir nos recensions infra p. 289-291]

  • 2 Il arrive néanmoins que le vêtement ne dise pas l’homme, mais le monde, ou la nature, comme dans ce passage énigmatique de Y1 : « au jour levé // la vieille / déjà là assise / sur sa souche // sur l’herbe posée / sa fourrure noire / la très profonde » (Pfister G., Y1, Arfuyen, 1981, Quatrième poème avant la fin du recueil). C’est l’allusion à une vieille prostituée entrevue au Bois de Boulogne un matin, là telle une Isis noire (Entretien avec le poète le 11 septembre 2004 à Strasbourg).

  • 3 Pfister G., Faux, Orbey, Arfuyen, n° 2, mars 1975, p. 2.

  • 4 Id., Blasons du corps limpide de l’instant, Orbey, Arfuyen, 1999, p. 59 par exemple : « notre propre nullité », « le néant de notre existence » (cité désormais Blasons).

  • 5 Id., Lumière secrète, Paris, Lettres vives, 1995, p. 8 (cité désormais Lumière). L’on songe au fort-da de Freud.

  • 6 P. ex. Lumière 25.75 ; Id., Naissance de l’invisible, Paris, Arfuyen, 1997, p. 47.68.69 (cité désormais Naissance). Dans le livre révolté qu’est Fragments de l’Hyrome, Saucats, Opales, 1991, c’est différent. Le masque, « de cristal », « de résine sèche enfin de tant de lumière, joyau tombé, libre, du pin sombre du ciel » p. 16, mais « imbécile » p. 35, y est subi dans l’humiliation et la douleur : il n’est pas d’autre visage. Et « le ciel sans fin dévore les entrailles de l’homme du plus haut désir », p. 37.

  • 7 Id., D’une obscure présence, Paris, Arfuyen, 1985, p. 4 et 14 ; Id., Lumière 15.26

  • 8 Id., Aventures, Malaucènes, Arfuyen, 1979, poème intitulé « La cravate ».

  • 9 Id., D’une obscure présence, p. 6.

  • 10 Id., Celui qui se tait, Paris, Lettres vives, 1991, p. 20.

  • 11 Id., Arche du souffle, Paris, Lettres vives, 1989, p. 12 (cité désormais Arche).

  • 12 Id., « Ève nue », dans L’Oubli, Saucats, Opales, p. 33.

  • 13 « Un langage du réel, en sa nudité, sa simplicité native » (Lumière 21).

  • 14 « L’enfant désigne la nudité du roi » (Lumière 59). Il est vrai cependant que ce qui est ridicule ici, c’est moins la nudité que de s’être laissé illusionner par un marchand de gloire.

  • 15 Pierre Emmanuel, Jacob, dans Œuvres poétiques complètes II, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 191.

  • 16 Pfister G., Sur un chemin sans bord, Paris, Lettres vives, 1987, p. 20.

  • 17 Blasons 13. Même idée p. 18 : « Cette lumière plus vive n’est pas un mirage. Ni l’ami qui te parle. Ah ! écoute-le ! Ne te laisse pas enfermer par ton souci ».

  • 18 Naissance 106. En Alsace, ce chemin existe effectivement, ainsi nommé, sur les hauteurs des Vosges.

  • 19 Pierre Emmanuel, Sophia, dans Œuvres poétiques complètes II (cf. supra n. 15), p. 297-298.

  • 20 Pfister G., L’oubli (cf. supra n. 12), p. 22.

  • 21 Moltmann J., Le Seigneur de la danse. Essai sur la joie d’être libre, Paris, Cerf-Mame, 1977, p. 73.

  • 22 Blasons 116. Il s’agit du corps du Christ.

  • 23 Pierre Emmanuel, Jacob (cf. supra n. 15), p. 18.

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