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Joseph Moingt : « Dieu qui vient à l’homme »

À propos d’un ouvrage récent

Paul Lebeau s.j.

Le Père Moingt vient de publier le troisième et dernier volume de son grand œuvre Dieu qui vient à l’homme dont le premier tome a paru en 2002 et qui, en sa totalité, couvre plus de 1700 pages. Cet ouvrage se situe en continuité par rapport à un autre livre de sa part, paru en 1993 sous le titre L’homme qui venait de Dieu1 et motivé par « la préoccupation d’y étudier comment l’homme de notre modernité incroyante pouvait recevoir de l’histoire de Jésus la révélation de Dieu ».

Si L’homme qui vient de Dieu partait de l’homme et de la problématique contemporaine dans une perspective de théologie fondamentale visant à poser les fondements d’une réflexion proprement dogmatique sur Dieu et sa révélation en Jésus Christ, Dieu qui vient à l’homme se situe résolument du point de vue de Dieu et du déploiement de son mystère dans ce que Merleau-Ponty appelait la « chair du monde ». L’A. nous fait la confidence qu’au point de départ il croyait pouvoir relever le défi qu’il se donnait en un volume, et « dans un espace de temps relativement bref ». En fait, la complexité de la matière à traiter aura donné lieu à trois volumes massifs : le premier, intitulé Du deuil au dévoilement de Dieu, couvre les deux premiers chapitres du projet initial, les deux suivants, sous le titre De l’apparition à la naissance de Dieu, obéissant au principe de la pagination continue, en couvrent respectivement les troisième et quatrième chapitres. Ne fût-ce que par son ampleur, l’ouvrage laisse déjà pressentir l’importance de son apport à la réflexion contemporaine sur le rapport de Dieu à l’histoire. Nous nous proposons de parcourir l’ensemble des quatre chapitres, en nous attardant davantage au dernier.

1 Le deuil de Dieu2

Le titre général donné à l’ensemble de l’ouvrage introduit dans la définition de Dieu une proposition relative : Dieu qui vient à l’homme. Ce dernier substantif « désigne à la fois l’individu Jésus en qui Dieu est venu se révéler aux hommes, et le genre humain avec qui il venait faire histoire en Jésus ». Faire histoire : cela signifie dans cet ouvrage comme dans le précédent que la considération de Dieu relève du genre narratif plus que métaphysique. Il convient d’ajouter qu’à l’instar de tous les penseurs qui, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont tenté d’exprimer la spécificité de la foi chrétienne en Dieu, le P. Moingt entend situer sa réflexion sur le problème de Dieu non pas tel que celui-ci se présente à l’incroyant, mais bien au croyant lui-même interpellé par le phénomène de l’incroyance, et cela « non qu’il veuille la réfuter, mais parce qu’il ne peut pas ne pas être questionné par elle au plus profond de sa foi ».

Mais à mesure que s’affirmait la nécessité d’évoquer la tradition théologique et philosophique à l’origine de ce que M. Gauchet a appelé le Désenchantement du monde, c’est-à-dire la sortie d’un monde où la religion est structurante et définit l’économie du lien social, il s’est avéré nécessaire de s’y arrêter en conséquence. On le comprend aisément lorsqu’on parcourt avec Moingt « le phénomène moderne de la disparition de la croyance en Dieu, à partir de Descartes, le premier à avoir élaboré une idée de Dieu indépendante de la Révélation, et ainsi retiré à la théologie ‘révélée’ le monopole de son discours sur Dieu ». De Newton à Laplace, en passant par Voltaire et d’Alembert, Dieu devient victime d’un effacement progressif. Désormais, écrit l’A., « l’homme a appris à se prendre en charge, à assumer son destin … Il veut être maître de ses choix, régner sur la totalité de l’espace humain … en se dégageant des entraves de la religion et de l’autorité divine dont elle se prévalait ». Paradoxalement, ajoute-t-il, « la modernité est un produit de l’histoire du christianisme … Aucune autre religion n’a accouché d’une culture à ce point marquée par la rationalité, ni réussi cet exploit de libérer ses fidèles de son propre joug ».

Le P. Moingt illustre ce paradoxe en en diagnostiquant les diverses formes chez Spinoza, Kant, Hegel, Heidegger, et chez les « prophètes » de la mort de Dieu : Feuerbach et Nietzsche. D. Bonhoeffer, cet héroïque adversaire du totalitarisme nazi, « avait clairement vu à quelles conditions serait obtenu un nouveau langage chrétien sur Dieu, propre à être entendu des esprits de notre temps, sans la moindre compromission, à condition de prendre son parti, dans la foi à Jésus crucifié, de l’impuissance de Dieu dans le monde ». Voilà la différence décisive d’avec les autres religions, note-t-il. La religiosité de l’homme renvoie celui-ci dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde. La Bible le renvoie, quant à elle, à la souffrance et à la faiblesse de Dieu ; « seul le Dieu souffrant peut aider ». Il s’agit donc de renoncer au « bien-connu » de Dieu ; de renoncer à concevoir Dieu « a priori comme l’Être absolu et infini de la philosophie, qui n’a d’ailleurs pas d’être-là en ce monde, ou le Père tout-puissant de la religion, dont les représentations anthropomorphiques et finalistes sont désavouées par la vraie foi autant que par la raison critique ».

2 Dévoilement de Dieu dans le corps du Christ3

La mort-résurrection de Jésus est la révélation d’une nouvelle économie de salut. En passant par la mort et la résurrection, le Christ acquiert « une dimension d’humanité universelle ». « Il est devenu le frère de tous les hommes, le Premier-né d’une race nouvelle qui transcende tous les clivages hérités de la descendance charnelle, ‘homme nouveau’ (Ep 2,15 ; Col 3,10), capable d’une relation personnelle à chacun, car ‘il m’a aimé et s’est livré pour moi’ (Ga 2,20), tout en créant des liens de fraternité entre tous ».

Devons-nous aller plus loin et dire « que Dieu était dans la mort de Jésus comme il était dans sa résurrection » ? Le P. Moingt nous invite à répondre affirmativement : « S’agissant expressément de sa relation à Jésus, nous devrions le dire maintenant en un sens plus radical : considérer Dieu advenant dans la mort de Jésus, prenant pour lui sa mort aussi réellement qu’il est la résurrection advenant à Jésus ». Et lui-même d’évoquer à ce propos Cyrille d’Alexandrie, qui trace la route à suivre : « Le Fils de Dieu est mort comme seul un Dieu peut mourir : en donnant la vie » (p. 517).

En ressuscitant le Crucifié, « Dieu se libère des voiles de la religion, il quitte le voile, il dévoile sa présence au plus profond du monde, du mystère de la mort et de la vie ». L’A. livre à ce sujet d’amples explicitations que nous ne pouvons détailler ici. Il se réfère entre autres au théologien allemand E. Jüngel dont l’ouvrage Dieu, Mystère du monde, paru en allemand, en 1977 constitue un événement théologique comparable. Peut-être aurait-il pu se référer aussi aux ouvrages de son confrère François Varillon, ou à d’autres auteurs du domaine de la « spiritualité », qui témoignent à leur manière d’une réorientation analogue de la prière chrétienne.

3 Le déploiement de la Trinité de Dieu dans la chair du monde4

Après avoir scruté dans le chapitre précédent sous quelle identité Dieu se dévoile en Jésus de Nazareth à des hommes qui portent le deuil de sa mort, Moingt invite à suivre l’itinéraire du Verbe de Dieu qui traverse depuis le commencement du temps l’opacité silencieuse de la « chair du monde » jusqu’à devenir chair lui-même en Jésus. Cette traversée fait rencontrer les grands dogmes de la foi chrétienne : trinité et incarnation, création, péché originel et révélation de Dieu dans l’histoire. Il ne s’agit pas pour Moingt de les exposer ici dans le cadre des traités classiques de théologie, mais « de rendre pensable, à des esprits qui ont suivi la formidable évolution des rationalités des temps modernes, ce qui a été pensé dans les trois premiers siècles de notre ère ». Cela suppose que l’on puisse traduire l’apparition de Dieu dans le temps en termes d’être et d’éternité, et plus encore, que l’on puisse « parler de l’humanisation du Verbe », que les anciens concevaient du point de vue métaphysique de l’union de l’âme au corps, mais qu’il faut pouvoir penser en référence aux catégories actuelles de l’anthropologie, à savoir celle de l’être au monde et au temps et celle de la libre subjectivité.

On sait que la première définition du Credo officiel de l’Église fut la proclamation de la co-éternité et « consubstantialité » du Père et de Jésus Christ son Fils (Concile de Nicée, 325). Le Christ apparaissait aux chrétiens des premiers siècles comme un personnage divin « descendu du ciel ». Mais en pensant ainsi, ceux-ci étaient-ils en mesure de garantir la pleine intégrité de l’humanité du Christ ? Moingt entreprend de répondre à la question en examinant à quelles conditions, à la lumière d’une anthropologie cohérente, cette intégrité peut être reconnue aujourd’hui. Déjà W. Pannenberg avait souligné « l’importance d’une réflexion sur l’individualité particulière », ou historique, de Jésus (p. 416). Certes, le 3e Concile de Constantinople avait admis que l’humanité du Christ ne serait pas intègre si elle était dépourvue d’un vouloir propre, ce qui suppose l’existence de deux volontés. Mais, observe l’A., « cette dernière et tardive définition du dogme christologique montre l’extrême difficulté de reconnaître le Christ en tant qu’homme ‘complet’, sur le terrain des comportements concrets de Jésus, tels que les évangiles les relatent ». D’où le risque de penser que, par son incarnation, le Verbe « absorbe » l’homme Jésus, ainsi que le suggère un adage latin de la fin de l’époque patristique cité en note, p. 418 : Persona personam consumpsit. « Il apparaît contradictoire, quand on dit que le Verbe s’est fait homme, qu’il le fasse sans requérir le consentement de celui en qui il va le devenir, sans respecter la propriété la plus caractéristique de la nature humaine, qui est la liberté, précisons : la liberté d’être soi-même » (p. 418).

C’est en cela, nous paraît-il, que s’affirme le plus clairement l’originalité théologique du P. Moingt. « Le concept d’incarnation, cependant, suggère un mode inverse d’identification : le Verbe se laisse absorber dans l’homme en qui il advient, il lui communique son identité, inchangée, mais lui laisse intégralement la sienne, car l’intégrité de l’humanité de Jésus est postulée en cela même que c’est le Verbe qui vient à lui, de sa propre initiative. Il ne vient pas prendre, mais se donner, il demande seulement à être accueilli, reçu, ce qu’il n’avait pas obtenu des ‘siens’. Venant en demandeur, non en conquérant, il ne s’impose pas, il ne viole pas l’intimité de celui dont il devient l’hôte, il se fait accueillir en respectant le premier la liberté de celui qui le reçoit » (p. 418). Or cette identification de sujet à sujet ne se fait pas dans un seul instant et d’un seul côté. Elle implique une progression, un processus, un devenir.

Le P. Moingt croit pouvoir s’appuyer ici sur l’enseignement de Paul et sur la manière dont il articule en deux propositions juxtaposées sa confession de foi dans le « mystère de la piété » : « Il a été manifesté dans la chair, justifié dans l’Esprit » (1 Tm 3,16). On se trouve en effet ici en présence de deux syntagmes qui se rapportent respectivement au passé et au futur de Jésus. Et c’est seulement « quand il apparaît dans sa résurrection resplendissant de sainteté et de la gloire de Dieu que l’on peut dire qu’il a été ‘établi Fils de Dieu en puissance selon l’Esprit de sainteté du fait de sa résurrection d’entre les morts’ (Rm 1,4) ». Ainsi est-ce au moment final que le concept d’union hypostatique devient réalité accomplie. Et le P. Moingt conclut : « Il nous est permis de le comprendre maintenant tel que le concevaient les Pères alexandrins, sauf que nous affirmons du Christ glorieux ce qu’ils disaient du Christ historique, précisément parce qu’ils ne voulaient le voir que dans sa gloire, et ne savaient pas tenir son historicité » (p. 435). On conviendra que la christologie ne peut désormais faire l’économie de cette mise au point où la foi, en fidélité retrouvée à son origine, peut rencontrer une requête des hommes de notre temps.

4 Naissance de Dieu5

Le quatrième et dernier moment de la réflexion du P. Moingt a pour thème la naissance de Dieu. Cette expression, note-t-il, « est un défi au temps où nous vivons, placé sous le signe de la mort de Dieu, et elle entend affirmer que Dieu n’en continue pas moins à naître en nous » (p. 470). Et, précise-t-il, « examinant la situation présente d’une Église dépeuplée dans un monde sans Dieu, nous apprendrons à déceler dans ce chaos les promesses et les conditions d’une renaissance » (p. 470). En effet, croire que Jésus est Christ, c’est croire en Dieu d’une manière nouvelle, « non plus comme à celui qui réside dans les cieux et dirige toutes choses d’en haut, mais comme à un Dieu des hommes qui fait histoire avec eux » (p. 493).

Cette perspective conduit le P. Moingt à une relecture, à la fois novatrice et approfondie, du rôle de l’Esprit et de « l’acte de mémoire du chrétien qui reçoit, en la personne du disciple bien-aimé, de Jésus Marie pour Mère » (p. 533), et qui, la recevant sur le site de la croix, « est devenu solidaire et responsable de l’enracinement de l’histoire de Jésus dans celle des hommes » (p. 534). La révélation prend alors la forme particulière de l’entretien que Jésus « institue avec quelques individus choisis par lui pour faire histoire avec lui, … à qui il se manifeste après sa résurrection pour en faire ses témoins ». Ainsi est née la tradition apostolique en tant que « porteuse de la révélation du Christ » (p. 356). Au cœur de cette tradition, il y a « le principe d’une conversion, d’un détournement de la pente des anciennes Écritures vers des horizons nouveaux, sous l’impulsion de Paul — « Paul, ou l’appel de l’ailleurs » (p. 560) —, préparant l’évolution des sociétés antiques, si fortement cloisonnées, vers un nouveau type de société, fraternelle et ouverte. Telle est la contribution de l’universel chrétien à celui de l’humanisme » (p. 573).

Et le P. Moingt de conclure en renvoyant à ce qui inspire l’ensemble de son immense travail : « nous sommes ainsi renvoyés à la position initiale du débat : le chrétien ne peut se prévaloir du salut qu’en se rendant accessible à tous les hommes, sans mettre la main dessus comme s’il était son bien propre. Il a mission de l’annoncer au monde comme jadis le peuple d’Israël …, mais sous le mode de témoigner de son universalité par une attitude de dépossession, de liberté et de gratuité » (p. 583).

Quels sont, concrètement, les traits de cette mission que l’A. préconise ? Il développe ceux-ci dans la cinquième section du chapitre (p. 908-1038), intitulée « La voix qui crie dans le désert ». C’est en effet dans le désert, constate-t-il, que résonne aujourd’hui l’annonce évangélique, que ce soit dans des sociétés religieuses quasi impénétrables et hostiles à tout prosélytisme étranger, ou dans des espaces culturels résolument et sereinement indifférents à l’idée religieuse. Une voie d’espérance s’ouvre dans ce « désert » : « la voie évangélique de l’humanisation de l’homme à l’image de l’humanité du Dieu incarné » (p. 910). Un des paradigmes de cette espérance réside dans la théologie des religions, comme « un horizon nouveau, une formalité nouvelle, une manière de faire de la théologie toute différente des précédentes ».

Le P. Moingt en voit une promesse dans les ouvrages du jésuite belge Jacques Dupuis, mais il en évoque aussi son cheminement depuis ses origines chez E. Troeltsch et P. Tillich jusqu’au tournant de Vatican II, ainsi que dans la théologie dite de l’accomplissement de Daniélou, Lubac, Congar, sans oublier le courant dit « inclusiviste » de K. Rahner et l’expression célèbre du « chrétien anonyme » qui s’y rattache. Il n’en conclut pas moins qu’on ne peut sauver chrétiennement les religions « qu’à la condition de dépasser leur particularité d’institutions religieuses et de les élever à un principe vraiment universel susceptible de s’accorder avec l’universalité de la médiation du Christ » (p. 933).

Suite à un « examen critique du pluralisme religieux », le P. Moingt conclut par cette prise de position : « Le défaut capital d’une théologie des religions engagée sur la pente du pluralisme, c’est de faire de la révélation et du salut un ensemble de moyens, que Dieu mettrait en œuvre à distance, sans s’y engager ». Or, c’est tout autre chose que postule le mystère de l’incarnation et que la Croix manifeste : l’événement du Christ est à la dimension de la totalité de l’histoire des hommes en même temps que de l’éternité de Dieu. « Ce qui est ainsi arrivé à Dieu en Jésus ne peut avoir lieu qu’une seule fois et une fois pour toutes, ne peut être qu’unique et universel » (p. 945). C’est d’ailleurs, note-t-il, ce que suggèrent des théologiens comme B. Sesboüé, M. Fédou et Ch. Duquoc.

Tel est donc « le nouvel horizon sous lequel il s’impose de réfléchir aujourd’hui à la théologie de la mission », ainsi que l’avaient pressenti P. Tillich, M. de Certeau et Ed. Husserl. D’ailleurs « la théologie sera aidée » dans la tâche que lui assigne ce contexte en tenant compte de « la rémanence, dans la culture occidentale sécularisée, d’aspirations et de pensées que le christianisme y avait semées, soit par la redécouverte en elle d’un religieux sorti de la religion tel que l’ont évoqué Luc Ferry et Marcel Gauchet, soit par la réflexion de Paul Tillich sur « la préoccupation ultime », conçue comme la visée essentielle du christianisme passée dans l’humanisme, ou encore par le « transcendental rahnérien » (p. 967, notes).

L’A. tient cependant à préciser que ce que l’on peut dire de la mission « à titre de préalable et par mode d’induction ne peut qu’être déduit de l’ordre de mission donné par le Christ à ses apôtres » (p. 971). L’Église n’est pas le lieu du Royaume sur la terre ; elle en est la trace. Même s’il avait les yeux fixés sur le ciel d’où le Royaume devait descendre, « Jésus ne l’attendait pas moins dans la réalité et la temporalité de ce monde où sa parole le convoquait » (p. 975).

Ainsi, le royaume de Dieu relève, non d’un devoir de religion, mais d’un devoir d’humanité. « La voie du salut est celle de l’élargissement de notre sens de l’humanité » (p. 979). Et « la mort de Jésus, hors religion, cautionne cette interprétation du Royaume » (p. 982). L’intérêt de ces remarques, illustrées avec précision par l’A., est de « montrer, en ces temps nouveaux où la religion chrétienne se vide, n’attire plus ni ne progresse, que l’Église n’est pas altérée dans son identité ni dans son universalité, mais se doit de redevenir, par d’autres moyens que proprement religieux, ce qu’elle est par nature et par origine : la vivante annonce du Royaume qui passe au milieu des hommes » (p. 985). En effet : « Un chrétien du monde occidental ne peut tenir simultanément un discours de salut universel et un discours de religion nécessaire au salut …, car la religion est devenue trop étroite et trop lointaine pour porter le salut aux trop nombreuses masses que leur culture a éloignées d’elle inexorablement ». Cela n’invalide nullement pour autant le lien de l’Église au salut universel, ni son existence en tant qu’institution sociale, ni la légitimité de sa fonction religieuse. « Ce qui est en cause, c’est la réduction du salut au fait religieux » (p. 973).

« Le changement de regard et de langage, aujourd’hui requis de la mission chrétienne, réclame de s’achever dans un changement d’attitude de l’Église envers le monde, qui consistera, pour l’essentiel, à supprimer, non la distinction ni la différence, mais l’opposition, la distance, la dualité couramment impliquée dans le syntagme ‘Église et monde’. Car l’Église ne peut pas se poser en face du monde à la façon de Jésus, envoyé de Dieu au monde, médiateur entre l’un et l’autre, ce qu’elle n’est pas ; ni se séparer du monde, en s’identifiant au royaume de Dieu, qu’elle n’est pas non plus, elle qui vit dans le temps du péché et de la mort (ce dont sa liturgie témoigne, ajouterions-nous), ni se tenir à l’écart du monde profane, à la façon d’Israël par rapport aux nations, elle qui n’est pas un peuple parmi les autres, mais mêlé à la multitude des peuples et à leur diversité ».

(p. 1012)

« L’Église est comme le ferment et l’âme de la société humaine », écrit le P. Moingt (p. 1013), en écho à la Constitution Gaudium et Spes. « Elle croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire » (ibid.). Le P. Moingt constate d’ailleurs qu’après avoir eu tendance à se retrancher du monde incroyant et à en retirer ses fidèles, une vision renouvelée de sa vocation missionnaire lui a fait exprimer, à Vatican II, une conscience nouvelle de son être-au-monde dans la « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste » : l’Église « se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur ». C’est ainsi que l’Église fait route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde. Elle a pour singularité de porter la forme et le dynamisme de l’unité et de l’universalité de l’humanité à venir. « Tel est, conclut le P. Moingt, le visage vraiment humain qu’une Église missionnaire devra se donner, et qu’elle se donnera par l’implication de tout le peuple chrétien dans les tâches de construction de la cité terrestre, peuple devenu tout entier missionnaire, sorti de son état de minorité et de son confinement dans le religieux ».

(p. 1013)

Le Royaume inauguré par Jésus « ne manque pas d’effleurer dans la visibilité de l’histoire ». Sur ce point, le P. Moingt aurait pu invoquer le rayonnement historique et social de personnalités ecclésiales contemporaines telles l’Abbé Pierre, le plus populaire des Français selon de récents sondages, Mère Teresa de Calcutta, Dom Helder Camara, ou encore les moines martyrs de Tibhirine, « témoins, selon sa formule, de la vivante annonce du Royaume qui passe au milieu des hommes ». Il ne manque pas d’ailleurs de souligner que, « faite dans la foi, la mission porte ceux qui s’y livrent à l’adoration et à l’action de grâce ; elle fait des chrétiens de vrais adorateurs de Dieu en esprit et en vérité quand ils viennent prendre dans l’Eucharistie qui est célébration de l’Événement évangélique les semences qu’ils jetteront en terre et lui rendre les fruits qu’ils ont pu moissonner, mais aussi lui abandonner en toute confiance le soin de ce qui germe sous terre, sans la percer, et y puiser le courage des semailles qu’ils ne verront jamais lever » (p. 1038).

Dans une dernière section sur laquelle se clôt son long parcours, le P. Moingt aborde la question du « temps de la fin », à savoir celle des fins dernières. « Le plus étonnant des événements qui se passeront en ce temps-là, note-t-il, n’est pas ce qui nous arrivera à nous, si étonnant que cela soit, c’est ce qui arrivera à Dieu même, plus précisément à la Trinité de Dieu », selon l’enseignement de Paul en 1 Co 15 (p. 1040). Ce jour marquera la fin du grand récit de la venue de Dieu à l’homme, tel que le P. Moingt a entrepris de le raconter dans Dieu qui vient à l’homme, et qui s’achève précisément dans le retour à Dieu de tout ce qui était sorti de lui « dès le commencement ».

Le P. Moingt est conscient que « pour les chrétiens d’aujourd’hui, la fin du monde est totalement sécularisée, comme elle l’est pour la plupart de leurs contemporains » qui considèrent qu’elle est « programmée depuis la formation de la nébuleuse qui a donné naissance à la terre » (p. 1056). Nous ne pouvons qu’indiquer ici ce qui constitue le cœur de sa réflexion sur le sujet : « la résurrection de Jésus est la base, non seulement de la foi, mais de la pensée de notre propre résurrection ; et il faut même ajouter, réciproquement, que celle de Jésus n’a de sens que parce qu’elle s’achève dans la nôtre », ce qui correspond à l’enseignement de l’Apôtre Paul à ce sujet, tel que l’a précisé l’exégète Jean-Noël Aletti (p. 1069).

Pour terminer cette présentation, à la fois trop concise et trop ambitieuse, qu’il me soit permis de formuler une suggestion à ses lecteurs : celle de lire au préalable les quelque 23 pages que le P. Moingt a ajoutées en guise de « Post-scriptum » à son Opus Magnum. Il y confesse un double besoin de prendre congé, de ses lecteurs d’abord, mais aussi de son œuvre en disant « pour qui je l’ai écrite, et dans quelle intention ».

Notes de bas de page

  • 1 L’homme qui venait de Dieu, coll. Cogitatio fidei 176, Paris, Cerf, 1993, 725 p., 46 /. ISBN 2-204-04782-1 (cf. recension du P. Renwart dans NRT 116 [1994] 883).

  • 2 Dieu qui vient à l’homme*. Du deuil au dévoilement de Dieu, ibid. 222, 2002, 560 p., 45 /. ISBN 2-204-06909-4. Chap. 1, p. 31-280. Id., Dio che viene all’uomo. 1. Dal lutto allo svelamento di Dio, tr. P. Crespi et G. Francesconi, préf. Chr. Theobald, coll. BTC 129, Brescia, Queriniana, 2005, xvi-482 p., 43 /. ISBN 88-399-0429-8.

  • 3 Ibid., chap. 2, p. 281-546.

  • 4 Dieu qui vient à l’homme**. De l’apparition à la naissance de Dieu, 1. Apparition, ibid. 245, 2005, 468 p., 37 /. ISBN 2-204-07902-2.

  • 5 Dieu qui vient à l’homme**, De l’apparition à la naissance de Dieu, 2. Naissance, ibid. 257, 2007, p. 469-1206, 48 /. ISBN 978-2-204-08220-4

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