Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

L’Esprit Saint, maître de silence

Benoît Andreu osb
The Holy Spirit, the silent witness of Jesus Christ in the deepest intimacy of the human heart, is, for every Christian, the master of silence. The silence of the Spirit is not mutism nor a simple impersonal emptiness : it is a space where, in a perfect transparency, the common love of the Father and of the Son can be given : a space also where God calls forth an authentic human freedom. This freedom which the Spirit creates in men and women is love, where silence (as welcome and transparency) and the word (as a free and personal gift) are brought together.

Une absence de bruit qui serait vide de notre attention à la parole de Dieu ne serait pas du silence.

Une journée pleine de bruit et pleine de voix peut être une journée de silence si le bruit devient pour nous écho de la présence de Dieu, si les voix sont pour nous messages et sollicitation de Dieu.

Quand nous parlons de nous-mêmes et par nous-mêmes, nous sortons du silence.

Quand nous répétons, avec nos lèvres, les suggestions intimes de la parole de Dieu au fond de nous, nous laissons le silence intact. Le silence n’aime pas la profusion des mots.

Nous savons parler ou nous taire, mais nous savons mal nous contenter des mots nécessaires. Sans cesse, nous oscillons entre un mutisme qui abîme la charité et une explosion de paroles qui débordent la vérité.

Le silence est charité et vérité.

Il répond à celui qui lui demande quelque chose, mais il ne donne que des mots chargés de vie. Le silence, comme toutes les consignes de vie, nous conduit au don de nous-mêmes et non à une avarice déguisée. Mais il nous garde rassemblés pour ce don. On ne peut se donner quand on s’est gaspillé. Les paroles vaines dont nous habillons nos pensées sont un constant gaspillage de nous-mêmes.

Madeleine Delbrêl1

Avec la limpidité bienfaisante qui caractérise l’ensemble de son œuvre, Madeleine Delbrêl laisse entrevoir, en ces quelques lignes, en quoi une juste revendication de l’importance du silence, une revendication pleinement et authentiquement chrétienne, serait véritablement prophétique pour notre temps.

Prophétique, tout d’abord, comme réponse à ce « gaspillage » de paroles et de bruits qui caractérise, à grande échelle, la plupart de nos cultures modernes. En effet, faire du silence une « consigne de vie » peut, en un tel contexte, sembler chose bien étrange, alors que le silence ne semble avoir d’autre refuge que l’espace toujours plus restreint que dessine la fatigue de la parole, alors qu’il ne semble plus se donner, selon le mot sévère, mais toujours d’actualité, de Max Picard, que comme « du bruit qui ne fonctionne pas »2. Il demeure pourtant une exigence fondamentale de toute vie spirituelle car, comme le souligne ici Madeleine Delbrêl, ce gaspillage verbal ou sonore devient, ultimement, gaspillage mortifère de soi, là où le silence devrait nous recueillir pour le don, la transmission de la vie.

C’est parce qu’il envisage le silence selon cette perspective du don, d’un don opéré selon la double exigence de la charité et de la vérité, que le propos de Madeleine Delbrêl peut encore être prophétique. Que de silences en effet, parfois même érigés en sagesse, ne sont en fait qu’« avarice déguisée », quête solitaire et quelque peu égoïste de soi, instrument de ces « spiritualités sans Dieu » que l’on fait miroiter à nos yeux de nos jours et qui exercent tant d’attrait, dans la mesure même où elles semblent justement constituer un remède salutaire et bienfaisant à ce gaspillage mortel de la parole que nous avons évoqué en premier lieu. L’avarice ne constitue cependant pas un remède valable au mal du gaspillage ; elle est le mal inverse qui, comme tel, ressort d’une même et plus radicale erreur : « Les contraires sont du même genre », dit l’adage scolastique.

Cette erreur semble consister, à lire Madeleine Delbrêl, à faire du silence et de la parole — parole proférée et parole écoutée — des réalités purement antagonistes, l’un s’effaçant toujours, d’une manière ou d’une autre, devant l’autre. Non qu’il faille les confondre : ils obéissent chacun à des exigences qui obligent à les distinguer. Néanmoins, la distinction en laquelle ils se tiennent l’un vis-à-vis de l’autre ne saurait être comprise selon le registre de la simple opposition ou subordination, mais selon celui de la « complémentarité », registre où, en un apparent paradoxe — celui sur lequel joue Madeleine Delbrêl —, ils peuvent être simultanés. Cette complémentarité tient à ce que silence et parole, chacun selon les motions qui lui sont propres, composent l’amour en esquissant ensemble le double mouvement qui le caractérise : celui de l’accueil (pour le silence) et celui du don (pour la parole).

En effet, pour en rester au cas du silence, dont nous traiterons plus particulièrement en ces quelques pages, il semble que celui-ci, pour autant qu’il soit authentiquement lui-même, ne se restreigne pas à une certaine vacuité intérieure ou extérieure, mais renvoie plus fondamentalement à l’attitude d’écoute et d’accueil que suppose toujours cette vacuité, pour autant qu’elle ait été établie en un véritable acte d’amour. Ainsi, par exemple, le Nouveau Testament témoigne qu’il faut reconnaître avant tout dans le silence en lequel Dieu se tient vis-à-vis de l’homme un espace accueillant, ouvert par amour à la libre détermination de celui-ci3. À l’inverse, les quelques lignes de Madeleine Delbrêl citées plus haut présentent comme une exigence fondamentale de la vie chrétienne que l’homme se tienne devant son Créateur en ce silence par lequel sa vie entière pourra devenir parole de Dieu, le chrétien constituant ainsi lui-même le lieu où cette parole peut se donner.

Mais comment entrer en cet acte de silence qui conduit à devenir personnellement un espace où la volonté de Dieu puisse s’exprimer et se réaliser librement pour ce qu’elle est ? C’est ce que nous tenterons d’expliciter ici.

La réponse à une telle question se donnera aisément pour peu que l’on reconnaisse le silence dont il s’agit ici comme une note fondamentale du caractère filial de l’existence de Jésus-Christ. C’est parce que l’humanité du Christ a été habitée tout entière de silence, un silence dans lequel pouvait retentir pleinement, sans en être aucunement altérée, la parole de Dieu, qu’elle a été l’humanité du Fils Unique, de la Parole de Dieu. Or c’est précisément à cette existence que, comme chrétiens, nous devons être rendus semblables, et notamment à son silence. Le propos de Madeleine Delbrêl le montre bien : par le silence, le chrétien ne fait que répondre à ce qu’appelle, en son ultime radicalité, l’imitatio Christi, faisant sienne cette disposition intérieure qui animait toute la vie du Christ Jésus. En effet, lorsque, « [laissant] le silence intact », « nous répétons, avec nos lèvres, les suggestions intimes de la parole de Dieu au fond de nous », ne sommes-nous pas devenus icônes du Christ qui pouvait dire en vérité, livrant ainsi la clef de toute sa vie : « Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, mais le Père demeurant en moi fait ses œuvres » (Jn 14,10) ?

Dans cette perspective, l’entrée de l’homme, par amour, en un silence accueillant à la parole du Père s’identifie à son entrée dans une vie authentiquement filiale. Son silence est écoute et obéissance filiale au Père. Or cette entrée de l’homme dans la vie du Fils est proprement en lui l’œuvre de l’Esprit-Saint, de l’« Esprit d’adoption filiale — πνεῦμα υἱοθεσίας (Rm 5,15). Ainsi, c’est le rôle de l’Esprit, comme du seul vrai « maître spirituel » qui puisse nous enseigner et nous faire entrer pleinement dans le silence que la Parole, le Fils, observe par amour vis-à-vis du Père, que nous évoquerons ici. Il apparaîtra que si l’Esprit est « maître de silence », c’est en ce qu’il est lui-même silence où se manifeste et se donne l’amour du Père et du Fils (I), silence divin d’où jaillit la liberté de l’homme qui l’accueille (II), mais aussi en ce qu’il fait de la vie de l’homme spirituel une vie pétrie de silence, lors même qu’elle est aussi une vie de témoin (III). Enfin, puisque le silence que nous évoquons ici désigne avant tout une attitude spirituelle intérieure, nous verrons dans quelle mesure ce silence peut s’accorder, voire même exiger, toujours sous l’action de l’Esprit Saint, une certaine ascèse extérieure de silence (IV).

I L’Esprit, silence où se manifeste et se donne l’amour du Père et du Fils

L’entrée de l’homme dans la vie filiale constitue, disions-nous, l’œuvre en lui de l’Esprit Saint. En effet, si aucun homme ne pourra plus jamais, comme l’a été l’humanité de Jésus, être uni selon l’hypostase au Verbe éternel de Dieu pour constituer pleinement l’humanité du Fils, chacun est cependant appelé à vivre, à sa mesure certes, mais authentiquement, de cette « onction » (χρῖσμα) de l’Esprit qui, dès le premier moment de l’Incarnation, a fait de l’humanité singulière de Jésus-Christ (Ἰησοῦς Χριστός) celle du Fils pleinement docile et transparent au Père4.

L’Esprit dont Jésus est « rempli » (cf. Lc 4,1) est en effet celui qui confère à son existence terrestre son caractère filial : c’est à sa vue que S. Jean-Baptiste atteste le statut de Fils de Dieu de celui qui est venu lui demander le baptême (« ‘J’ai vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui. […] Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu », Jn 1,32.34) ; c’est « selon l’Esprit Saint », encore, que Jésus-Christ, « issu selon la chair de la lignée de David, [est] établi Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d’entre les morts » (Rm 1,3-4). Cette présence de l’Esprit qui le consacre comme Fils de Dieu habite ainsi toute la vie de son Christ/Oint : « C’est lui [l’Esprit Saint] qui a suscité en Marie l’humanité de Jésus, il l’a oint et sanctifié pour son action messianique ; il a, par sa résurrection et glorification, achevé de faire de son humanité une humanité de (Fils de) Dieu »5.

Or cet Esprit est aussi celui qui peut emplir tout homme : S. Luc ne dit-il pas qu’Étienne et Barnabé sont « πλήρεις πνεύματος ἁγίου » (Ac 6,5 ; 7,55 ; 11,24), comme il l’avait dit de Jésus après son baptême (Lc 4,1) ? Partant, tout homme peut réellement devenir fils dans le Fils : « Ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l’Esprit de Dieu : vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : ‘Abba, Père !’. Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8,14-16). Ainsi pouvons-nous conclure, avec Congar, que « L’Esprit est le principe réalisateur du ‘mystère chrétien’, qui est le mystère du Fils de Dieu fait homme faisant naître les hommes en fils de Dieu »6.

Si l’Esprit introduit ceux en qui il habite à une vie de fils, c’est d’abord parce que, « rendant témoignage » au Fils Unique (cf. Jn 15,36), il leur révèle ainsi, en transparence, le visage et la volonté du Père auxquels tout fils, à l’instar du Fils Unique, doit conformer sa vie et ses paroles : « Cette parole que vous entendez, elle n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé. Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous ; le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jn 14,24-26). Bien plus, l’Esprit rend encore témoignage de ce que Jésus n’a pu dire à ses disciples au sujet du Père et que, filialement, il a reçu comme sien : « J’ai encore bien des choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant ; lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir. Il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi, et il vous le communiquera. Tout ce que possède mon Père est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il vous communiquera ce qu’il reçoit de moi » (Jn 16,13-15).

Dans cette perspective peut s’entendre, dans toute son ampleur, l’expression de A. Marc selon laquelle « L’Esprit Saint [est] témoin silencieux de Jésus-Christ »7 et, ajouterons-nous, par Jésus-Christ, du Père. Le silence de l’Esprit tient, certes, à ce que son témoignage n’ébranle aucunement nos oreilles : c’est secrètement, au cœur de l’homme, qu’il parle et agit. Mais, bien plus profondément, l’Esprit est silence en tant qu’il offre au Père et au Fils, en sa personne, un espace où ils puissent pleinement se dire et se manifester pour ce qu’ils sont, où puisse librement s’exprimer leur commune volonté. L’Esprit, comme le Verbe fait chair, ne parle qu’à la faveur de son silence souverain.

En offrant son témoignage silencieux sur le Père et le Fils, le Saint-Esprit ne se contente pas de dresser sous les yeux des disciples du Christ comme le « portrait » de ce Fils auquel ceux-ci devraient ensuite, par leurs propres forces, se conformer : il leur donne lui-même de le reproduire en eux, en guidant et animant avec prévenance leur agir. L’Esprit est en effet en l’homme une force agissante qui lui donne, à la mesure de l’accueil que celui-ci lui réserve, d’accomplir filialement la volonté de Dieu : « Sous l’empire de la chair, on tend à ce qui est charnel, mais sous l’empire de l’Esprit, on tend à ce qui est spirituel : la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix. Car le mouvement de la chair est révolte contre Dieu ; elle ne se soumet pas à la loi de Dieu ; elle ne le peut même pas. Sous l’empire de la chair on ne peut plaire à Dieu. Or vous, vous n’êtes pas sous l’empire de la chair, mais de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous » (Rm 8,5-9 ; cf. aussi Ga 6,8).

Ainsi, le don de l’Esprit Saint par lequel l’homme se conforme filialement à la volonté du Père n’est pas au terme d’un effort volontariste ou conquérant. L’Esprit ne se présente-t-il pas dans l’événement de la Pentecôte comme un don gratuit du Ressuscité à son Église et à chacun de ses disciples, lors même que les premiers de ceux-ci, les apôtres, sont perclus et prisonniers de leurs craintes (cf. Jn 20,19-23 et Ac 2,1-12) ? L’attitude par laquelle l’homme peut accueillir les sollicitations de l’Esprit, puis y répondre, ne consiste donc pas en quelque tension prométhéenne, mais dans la détente d’une docilité qui s’offre, en un acte de silence, au déploiement de son action aussi puissante qu’imprévisible. Le témoignage agissant de l’Esprit s’accueille dans la passivité, dans le silence d’un cœur pleinement ouvert à sa libre expression, dans la réserve d’une vie offerte au déploiement du dessein bienveillant du Père qu’il nous fait reconnaître en Christ. Le témoin silencieux de Jésus-Christ et de son Père ne s’entend que dans le silence d’un cœur disponible.

II L’Esprit, silence où éclôt la liberté de l’homme

Ce silence, cette passivité fondamentale qu’exige l’accueil du témoignage silencieux de l’Esprit ne fait cependant pas de l’homme un être inactif ou mutique. Le Nouveau Testament ne cesse d’en témoigner : comme principe de connaissance et d’offrande filiale de soi à la réalisation du dessein bienveillant du Père, le silence de la docilité à l’Esprit aura des incidences primordiales sur l’action et la parole humaines. Sous la motion de l’Esprit, l’homme pose en effet les actes, profère les paroles qui font advenir le dessein divin du salut.

Cela pourra se réaliser d’abord de manière très prosaïque. Dans les Actes, par exemple, l’Esprit se fait à plusieurs reprises le guide des apôtres, empêchant Paul d’annoncer la parole en Asie et d’entrer en Bithynie (cf. Ac 16,6-7), lui inspirant en revanche de se rendre à Jérusalem vers des tribulations inconnues (cf. Ac 20,22-23).

Le Nouveau Testament témoigne encore que l’Esprit donne à l’homme d’agir avec une force et une autorité qui ne sauraient venir que de Dieu seul. Ainsi S. Paul évoque-t-il les œuvres de puissance par lesquelles le Saint-Esprit lui a permis de féconder sa mission apostolique : « Notre annonce de l’Évangile chez vous n’a pas été seulement discours, mais puissance, action de l’Esprit Saint, et merveilleux accomplissement » (1 Th 1,5, cf. 1 Co 2,4-5) ; ou encore de la multitude des dons « charismatiques » que l’Esprit peut conférer à chacun des croyants : « Il y a, certes, diversité de dons spirituels (χαρίσματα), mais c’est le même Esprit. […] À chacun, la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. À l’un, c’est un discours de sagesse qui est donné par l’Esprit ; à tel autre, un discours de science, selon le même Esprit ; à un autre, la foi, dans le même Esprit,… » (cf. 1 Co 12,4-11).

De façon plus discrète, mais tout aussi efficace, cette puissance agissante de l’Esprit habite encore, quotidiennement, tout acte sacramentel, comme la parole de Jésus-Christ à ses apôtres le manifeste par exemple pour le sacrement du pardon : « Recevez l’Esprit Saint : ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn 20,22-23). Mais elle habite également tout acte humain qui embrasse volontiers les motions de l’Esprit de Dieu : « Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse agir » (Ga 5,22-25).

L’Esprit apparaît tout particulièrement, dans le Nouveau Testament, comme principe de l’annonce du Christ et de son Évangile. Il y a là, en effet, l’objet d’une promesse de Jésus lui-même : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8, cf. encore Jn 15,26-27).

S. Paul, dans cette perspective, témoigne avec une grande force de l’incidence de l’action de l’Esprit sur son enseignement : « Nous n’avons pas reçu, nous, l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. Et nous en parlons non pas avec des discours (λόγοις) enseignés par l’humaine sagesse, mais avec ceux qu’enseigne l’Esprit, exprimant en termes spirituels des réalités spirituelles » (1 Co 2,12-13 ; voir aussi Ac 4,8 ; 5,32 ; 6,8). Mais, plus radicalement, c’est toute confession croyante de Jésus-Christ, et non seulement la prédication apostolique de l’Évangile, qui doit être tenue pour une œuvre de l’Esprit : « Nul ne peut dire : ‘Jésus est Seigneur’, si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12,3).

Le Saint-Esprit est encore celui qui a inspiré les écrivains sacrés, comme le souligne S. Pierre : « Ce n’est pas la volonté humaine qui a jamais produit une prophétie [de l’Écriture], mais c’est portés par l’Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 P 1,21). Ainsi la Lettre aux Hébreux n’hésite-t-elle pas à lui reconnaître la paternité du Ps 95 : « Comme le dit l’Esprit Saint : ‘Aujourd’hui, si vous entendez sa voix…’ » (He 3,7).

Composées par des hommes dans la docilité aux motions intérieures de l’Esprit, les paroles de la Sainte Écriture ne s’entendent d’ailleurs pleinement que dans ce même Esprit, selon une conviction qui s’est transmise des premiers Pères de l’Église jusqu’au concile Vatican II (cf. Dei Verbum, n. 12). Henri de Lubac relève par exemple que, pour Origène, « L’Esprit qui a inspiré [l’Écriture Sainte] au temps de sa rédaction est aussi celui qui maintenant la fait comprendre. Ou plutôt, il y a comme une double inspiration ; la première pour ses rédacteurs humains ; la seconde, analogue, pour ses lecteurs et interprètes »8. Le même silence par lequel l’homme se rend docile à la Parole divine révélée dans l’Esprit est ainsi, ensemble, principe de composition et principe d’exégèse des textes sacrés.

Le Saint-Esprit est enfin celui de qui jaillissent normalement la prière et le chant des fidèles du Christ. Dans cette perspective, l’invitation de Jude à « Prier dans l’Esprit-Saint » (Jude 1,20) peut viser à la fois les formes les plus extérieures de la prière — « Chantez à Dieu, de tout votre cœur, votre reconnaissance, par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit (ᾠδαῖς πνευματικαῖς) » (Col 3,16, cf. Ep 5,18-19) —, que ses élans les plus intimes — « L’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut : mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Rm 8,26).

L’action, très diversifiée, comme on le voit, de l’Esprit en nous, et qui couvre tout le champ de l’existence humaine, ne fait cependant pas de ceux qui se soumettent à ses motions intérieures des sortes de pantins irresponsables que Dieu manipulerait par des liens d’autant plus contraignants qu’ils demeurent invisibles. Tout au contraire : « Où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3,17).

Cette liberté se donne d’abord, négativement, comme libération de ces esclavages que constitue une soumission mortifère à la loi, au péché ou à la chair : « La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,2 ; cf. Rm 7,6). Il importe cependant d’aller plus loin et de la penser positivement. Le danger serait trop grand en effet de penser que l’Esprit ne nous libère ici de ces esclavages que pour nous prendre sous une férule ô combien plus redoutable et par laquelle il nous enlèverait jusqu’à la responsabilité de nos actes. Or, tout au contraire, puisque l’Esprit de Dieu est un esprit qui nous rend fils, nous trouvons en lui cette pleine liberté dont jouit le fils, l’héritier, vis-à-vis de son Père : « Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit d’adoption (πνεῦμα υἱοθεσίας) et par lequel nous crions : ‘Abba, Père !’ » (Rm 8,15).

C’est dans cette perspective d’accès à une liberté et à une responsabilité nouvelle que doit être comprise l’action en nous de l’Esprit. Celle-ci en effet est si intime que les actes qu’elle nous permet de poser, les paroles qu’elle nous donne de proférer, sont, ensemble, pleinement siens, et pleinement nôtres. Ainsi, à titre d’exemple, Paul peut tenir à la fois, et sans contradiction, l’affirmation de Ga 4,6 selon laquelle c’est l’Esprit du Fils de Dieu qui, envoyé en nos cœurs, crie lui-même « Abba, Père ! », et celle de Rm 8,15 (que nous venons de citer) selon laquelle, pris dans le dynamisme que crée en nous l’Esprit d’adoption, c’est nous-mêmes qui poussons ce cri. L’action de Dieu en nous ne saurait en effet être exclusive de notre liberté et de notre responsabilité. Elle la suscite pleinement au contraire, comme le montre cette invitation, curieuse car apparemment contradictoire, de Paul aux Philippiens : « Avec crainte et tremblement mettez en œuvre votre salut, car c’est Dieu qui fait en vous et le vouloir et le faire selon son dessein bienveillant » (Ph 2,12-13).

C’est selon cette perspective, encore, que l’Esprit Saint peut être tenu pour témoin silencieux de Jésus et de son Père. L’évocation du silence ne vise plus, ici, à soutenir la transparence de l’Esprit à la libre expression de la parole et de la volonté du Père en son Fils, mais entend montrer que l’Esprit est aussi silence vis-à-vis de l’homme dans la mesure où il lui permet de déployer pleinement sa liberté, lors même qu’il le guide9. La portée du silence atteint d’ailleurs ici un certain paroxysme, car « Le Saint-Esprit, Bien et Amour, nous oblige non seulement en nous laissant libres, mais en nous faisant libres, parce qu’il nous oblige du dedans et par notre mouvement même »10. Le silence de l’Esprit n’engage pas seulement de sa part l’acceptation de notre liberté, mais sa pleine re-création.

Cette singulière fécondité du silence de l’Esprit vis-à-vis de l’homme tient à ce que, à l’instar du silence en lequel il se tient face au Père et au Fils, il ne fasse qu’un avec une Parole, un acte de vérité et de donation. L’Esprit est en effet « l’Esprit de la Vérité » (Jn 14,17 ; 15,26 ; 16,13 ; 1 Jn 4,6) — S. Jean va jusqu’à dire que « L’Esprit est la Vérité » (1 Jn 5,6) —, cette Vérité qui est Parole de Dieu, active et libératrice : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres » (Jn 8,31-32). Ainsi, l’action de l’Esprit envers l’homme, comme parole, rend témoignage au Père et au Fils, d’un témoignage qui, dans la mesure où l’Esprit Saint est aussi silence, donne lui-même la liberté par laquelle il sera authentiquement accueilli.

III La vie de l’homme spirituel comme parole silencieuse

Il importe de saisir comment, agissant au cœur de l’homme comme parole et silence, l’Esprit suscite un agir humain qui vive de cette même union de la parole et du silence. Cette union se donne d’abord dans le rapport que chacun noue avec Dieu dans la prière. La prière authentique est en effet ce lieu où l’homme adresse à Dieu une parole qui, pleinement docile à l’inspiration de l’Esprit, lui est en même temps pleinement personnelle.

S. Paul nous a déjà donné de le comprendre au sujet de ces prières qui naissent depuis le fond le plus intime du cœur humain où parle l’Esprit. Le rapprochement que nous avons établi plus haut entre Rm 8,15 et Ga 4,6 permet en effet de saisir en quoi le silence de la docilité à l’Esprit, de l’accueil de ses paroles, engendre en l’homme une prière et une confession de foi (« Abba, Père ! ») qui lui sont, comme à l’Esprit, réellement siennes. Mais cela doit aussi pouvoir s’entendre de tout type de prière, s’exprimerait-elle de la manière la plus formelle qui soit — pour autant toutefois que ce « formalisme » puisse être pleinement ressaisi dans un acte spirituel intérieur, et le soit effectivement.

L’exemple de la liturgie donne de l’entendre particulièrement bien. Il y a là, au départ, tout sauf une évidence. Peut-on dire, en effet, que le chrétien y prenne authentiquement la parole, alors qu’il se contente d’y chanter et d’y lire des paroles que d’autres ont mises par écrit : l’Écriture Sainte (Psaumes, lectures) tout d’abord et principalement, mais aussi des textes qu’il reçoit de la tradition de l’Église (hymnes, antiennes, répons, oraisons) ?

Pour en rester au cas plus particulier de l’Écriture Sainte, répondre ici par la négative témoignerait d’une réelle méconnaissance de ce que la Parole de Dieu signifie (ou devrait signifier) dans la vie de tout croyant. En effet, comme le déclarait Benoît XVI au Collège des Bernardins de Paris : « La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à lui »11. Ainsi Dieu nous fait-il dans le texte biblique la grâce d’un langage qui soit adapté, tout à la fois, à sa louange et à ce que nous sommes. Partant, la Parole de Dieu chantée dans la liturgie peut devenir authentiquement nôtre dans la mesure où nous pouvons nous l’approprier réellement et où, dès lors, « notre esprit s’accorde avec notre voix »12. Isaac le Syrien, au viie siècle, recommandait ainsi : « Quand tu dis les versets des Psaumes, ne le fais pas comme un homme qui récite les paroles d’un autre, afin de ne pas avoir l’impression que le pénible labeur de la récitation s’allonge interminablement, et de passer complètement à côté de la componction et de la joie qu’ils recèlent ; mais prononce-les comme tes propres paroles, afin de supplier [Dieu] avec componction et d’en bien discerner le sens, comme un homme qui comprend vraiment ce qu’il fait »13.

Or une telle transformation est proprement l’œuvre de l’Esprit qui, véritable exégète de l’Écriture (cf. supra), faisant de la lettre du texte biblique une réalité vivante et vivifiante, nous permet d’y reconnaître l’expression de ce que Dieu a lui-même déjà déposé en notre cœur. À cette condition, le chant des Psaumes, s’il rompt le silence extérieur du chœur, ne rompt pas le silence intérieur où l’homme se tient à l’écoute de l’Esprit, mais au contraire le suppose continuellement : en un même mouvement, le chrétien y profère comme sienne cette Parole qu’il écoute silencieusement comme venant de Dieu.

Ainsi toute parole qui jaillit d’une prière animée par l’Esprit apparaît-elle comme l’expression la plus accomplie de la parole humaine, puisqu’elle est réellement à l’image de la Parole éternelle de Dieu qui ne se déploie qu’en tant qu’elle est aussi silence.

Ce qui se donne ici dans le registre de la parole vaut aussi pour tout acte humain : à l’instar de la parole proférée selon une motion intérieure de l’Esprit, tout acte posé sous cette même motion peut s’entendre, simultanément, comme un acte d’accueil de la volonté de Dieu et de libre expression de soi. Tels sont, par exemple, les multiples actes « charismatiques », c’est-à-dire issus d’une docilité silencieuse à l’Esprit, que nous avons énumérés au début de notre deuxième partie.

Ainsi, le mouvement silencieux d’accueil de l’Esprit suscite-t-il de lui-même celui du don libre et gratuit, qu’il soit celui de la louange, du témoignage, ou d’un acte d’humble charité envers le prochain. Parole et silence s’allient donc ici, en une combinaison dont la finalité est de constituer l’amour. En effet, sous la motion de l’Esprit, tout acte ou parole humaine ne peut surgir qu’à l’intérieur du registre de l’amour : amour de Dieu, bien entendu, car « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5,5), mais aussi, et corrélativement, amour du prochain, puisque c’est toute forme authentique d’amour que l’Esprit suscite en nous comme son fruit : « Le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23 ; cf. 2 Tm 1,7). L’Esprit conduit l’homme qui l’accueille silencieusement à répondre librement à la double exigence du commandement de l’amour.

IV Silence extérieur et silence intérieur chez l’homme spirituel

La plupart des actions que l’homme accomplit sous la motion de l’Esprit, et dont nous avons brièvement fait état, n’appelle pas nécessairement l’homme, tant s’en faut, à adopter extérieurement une attitude silencieuse, voire simplement réservée. De ce point de vue, on pourrait même croire que le silence de la docilité à l’Esprit n’aurait pour ainsi dire pas de conséquences dans l’ordre phénoménal du silence extérieur, ou que celles-ci ne seraient que négatives, l’Esprit faisant en quelque sorte de l’homme un apôtre aussi excessivement loquace qu’actif.

Une telle conclusion serait cependant trop hâtive. Le Christ Jésus, auquel l’œuvre en nous de l’Esprit doit justement nous rendre semblables, n’a été ni un activiste, ni un grand bavard. Sa réserve, qui se traduit en un certain silence extérieur, silence dans lequel l’homme doit aussi apprendre à entrer, peut s’entendre de diverses manières.

Le silence extérieur peut se donner tout d’abord comme une exigence directe de l’amour. En effet, l’action intime de l’Esprit nous pousse à poser des actes de charité qui, parfois, pourront se dire dans le silence mieux qu’en toute parole. Qu’on songe, par exemple, à ce silence dont Jésus couvre l’humiliation de la femme adultère, en Jn 8. Ainsi la miséricorde aimante s’exprime-t-elle souvent dans un silence respectueux, dont le sens n’est pas tant de feindre d’ignorer l’offense commise que d’offrir à celui qui y est plongé l’espace d’où puisse renaître, purifiée, sa liberté : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus ! » (Jn 8,11)14. L’acte de charité inspiré par l’Esprit se laisse ainsi percevoir comme silence envers son destinataire, suscitant sa liberté sans jamais l’enfermer dans un quelconque pouvoir de domination, lui porterait-il assistance et soutien.

Par ailleurs, le silence extérieur de l’homme, ou la sobriété d’un langage qui n’ajoute rien aux paroles inspirées par l’Esprit, pourra parfois constituer le signe éloquent, le « sacrement », pour ainsi dire, de ce silence intérieur qui est docilité à la volonté de Dieu. C’est ce que réalisent, parmi beaucoup d’autres, les figures de Joseph et de Marie, mais surtout celle du Christ Jésus lui-même, notamment dans la grande réserve de paroles qui caractérise sa Passion. Ainsi S. Pierre reconnaît-il la marque même de la docilité du Christ à son Père et à sa mission de salut en ce silence, qu’il comprend comme l’expression de l’abandon confiant à Dieu de celui qui a renoncé à se justifier lui-même : « C’est une grâce que de supporter, par égard pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement […] Or c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces, lui qui n’a pas commis de faute — et il ne s’est pas trouvé de fourberie dans sa bouche ; lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, souffrant, ne menaçait pas, mais s’en remettait à Celui qui juge avec justice » (1 P 2,21-23).

Plus largement, notons que l’obéissance silencieuse à l’Esprit n’appelle pas, d’ordinaire, de commentaires particuliers : elle est souvent discrète et effacée, en tout cas absolument étrangère au murmure qui dévoie les meilleures actions ou rend simplement sourd à la volonté de Dieu (cf. Ex 16 ; Si 46,7 ; 1 Co 10,10 ; Ph 2,14 ; 1 P 4,9), ou encore au bavardage des vantards, aux « sonneries de trompettes » (cf. Mt 6,2) dont l’homme se plaît à habiller ses bonnes actions afin de les faire passer pour exclusivement siennes.

Enfin, on peut tenir, à la suite de toute la tradition spirituelle, que le recueillement intérieur où l’homme se tient attentif à la voix et aux motions de l’Esprit est normalement favorisé par un climat extérieur de paix et de silence. Cette connivence entre l’un et l’autre silence est manifestée de façon symptomatique dans le fait que la spiritualité chrétienne orientale désigne sous le même terme d’ἡσυχία tout aussi bien le mode de vie paisible et retiré du moine ou de l’anachorète que cette paix intérieure en laquelle l’homme s’unit au Christ par son Esprit. La πρᾶξις monastique du silence ne saurait en effet avoir d’autre fin que de se rendre attentif, dans l’Esprit, à la voix de Dieu. Ainsi l’insistance de la Règle bénédictine sur le silence est-elle subsumée par l’invitation que S. Benoît adresse aux moines dès le prologue : « Ayons les oreilles attentives à la voix de Dieu qui nous crie chaque jour cet avertissement ‘Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs’ (Ps 95,8), et ailleurs, ‘Qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Églises’ (Ap 2,7) ».

La simultanéité, ici, entre silence extérieur et silence intérieur, leur influence réciproque, est à entendre comme une exigence de l’unité, toujours fragile, qui devrait être celle en l’homme de l’intériorité et de l’extériorité. Le bavard qui justifierait sa logorrhée au nom d’un prétendu silence intérieur porterait à sourire en se payant ainsi de mots. Quelle réserve intérieure pourrait en effet habiter celui qui ne sait préserver, à l’extérieur, une sage réserve : « Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande » (Lc 16,10) ?

Mais inversement, le silence extérieur et, a fortiori, les pratiques monastiques hésychastes ne sont pas suffisants à l’entrée dans la docilité intérieure à l’Esprit ; ils ne lui sont sans doute pas même nécessaires, du moins absolument. En effet, comme nous l’avons déjà relevé plus haut, l’acquisition de l’Esprit n’est le terme obligé d’aucune ascèse, même louable à tout point de vue : si l’ascèse du silence peut et doit viser à prédisposer l’homme à l’accueil de l’Esprit, celui-ci demeure cependant un don que Dieu est libre d’accorder quand il veut et comme il veut, fût-ce en une sorte de foudroiement imprévisible, comme cela est advenu à ceux de la maison de Corneille (cf. Ac 10,44).

Conclusion

Le silence de l’Esprit, lors même que celui-ci ne cesse de témoigner du commun amour du Père et du Fils, peut devenir pour l’homme comme une invitation à entrer lui-même dans le silence d’une obéissance dans laquelle sa vie entière devient l’espace où s’exprime, sans être aucunement altérée, la liberté absolue, mais aussi absolument libératrice, de Dieu. Il y a cependant ici plus qu’une simple invitation. L’entrée de l’homme dans le silence de l’obéissance, en effet, ne s’établit que sur l’acte divin de silence par lequel le Créateur suscite sa liberté : telle est, ultimement, la mission de l’Esprit en lui, ce même Esprit qui a fait de l’humanité du Fils Unique une humanité pleinement libre, d’une liberté qui trouve sa mesure dans sa totale disponibilité à la volonté du Père.

Cette alliance entre Dieu et l’homme, qui se noue dans le silence — alliance par laquelle l’homme entre en quelque sorte, et à sa mesure, dans le mystère des relations trinitaires —, est aussi et inséparablement alliance de parole, dans l’amour. Dans ce silence de Dieu qui le libère, l’homme entend, en effet, par l’Esprit, la voix du Verbe qui l’appelle et le conduit au Père ; inversement, ce silence par lequel l’homme se rend docile à la volonté du Père lui donne de prononcer enfin une parole véritable et authentiquement sienne : celle que l’Esprit fait jaillir en son cœur. Cet échange où le mouvement du don de soi — dans la parole — est exactement concomitant du mouvement de l’accueil du don de l’autre — dans le silence — est celui de l’amour, un amour à l’image de cet amour parfait qui unit éternellement le Père à son Fils, dans l’Esprit, comme à son Verbe silencieux.

L’entrée dans un tel silence est un don du Saint-Esprit en lequel l’existence de l’homme trouve son parfait achèvement. Il y a là, pour lui, un véritable chemin de silence intérieur dont le franchissement des étapes implique un engagement toujours plus prononcé de sa liberté dans l’amour ; cet engagement ne se réalise pas tant en quelque tension volontariste que dans l’acceptation progressive d’une docilité qui est en lui, ultimement, l’œuvre de l’Esprit. De ce cheminement intérieur, le silence extérieur se donne comme un moyen de valeur éprouvée, mais aucunement comme une fin qui devrait être recherchée et cultivée pour elle-même : il dispose à ce silence intérieur qu’il ne peut octroyer de lui-même ; il y répond aussi selon une cohérence en laquelle la vie de l’homme, à la fois charnelle et spirituelle, s’unifie en profondeur. Partant, loin d’enfermer dans le mutisme, il s’ouvre normalement à la profession d’une juste parole : parole de louange et d’action de grâces envers le Créateur, parole humble de charité et de compassion envers les créatures.

Notes de bas de page

  • 1 « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres » (1948), dans La sainteté des gens ordinaires, viie tome des Œuvres complètes, Paris, Nouvelle cité, 2009, p. 166-167.

  • 2 M. Picard, Le monde du silence, Paris, Presses universitaires de France, 1954, p. 22.

  • 3 Cf. B. Andreu, « Silence de Dieu et engagement de la liberté humaine », dans Vies consacrées 82 (2010/4), p. 257-269.

  • 4 Sur l’unité qu’établissent les Pères entre l’événement de l’Incarnation et celui de l’onction de l’humanité de Jésus par l’Esprit, cf. Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint, Paris, Cerf, 1995 (1ère édition, en trois volumes, à Paris, 1979-1980), p. 45.

  • 5 Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint…, p. 322.

  • 6 Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint…, p. 323.

  • 7 A. Marc, « Le silence », dans Revue d’Ascétique et de Mystique, 1950, p. 292.

  • 8 H. de Lubac, Histoire et Esprit, Paris, Aubier, 1950, p. 315. Lubac cite en note Origène : « Quomodo habebat opus Spiritu Sancto qui hæc dicere iubebatur, sic eodem Spiritu opus est ei, qui exponere cupit ea quæ sunt latenter significata » (note 144).

  • 9 On peut trouver une préfiguration éloquente de ce témoignage silencieux du Pneuma (Souffle) divin dans le don de la « brise légère » de 1 R 19,12 qui, tout en manifestant réellement Dieu à Élie, le fait selon une douceur qui ne saurait aucunement lui faire violence.

  • 10 Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint…, p. 396-397.

  • 11 Benoît XVI, « Discours au Collège des Bernardins à Paris », dans Doc. Catho. 2409 (105 ; 2008) p. 827.

  • 12 S. Benoît, Règle des moines, 19,7

  • 13 Isaac Le Syrien, Discours ascétiques (version grecque), 33, 8.

  • 14 Sur la signification du silence de Jésus dans l’épisode de la femme adultère, cf. B. Andreu, « Silence de Dieu et engagement de la liberté humaine »…(cité supra n. 3), p. 258-261.

newsletter


the journal


NRT is a quarterly journal published by a group of Theology professors, under the supervision of the Society of Jesus in Brussels.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgium
Tél. +32 (0)2 739 34 80