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La phénoménologie de l’agir moral selon Karol Wojtyla

Antonio Delogu
The aim of Wojtyla’s philosophical research in a phenomenological way is the understanding of the human existence in the matter of factness. Wojtyla describes the main modalities of the existence : the moral action, the own transcendence, the self-determination, the authenticity.

L’attitude phénoménologique produit une transformation personnelle, comparable à la conversion religieuse, nous dit Husserl dans un extrait de la Krisis1 dont l’importance doit être soulignée. D’où vient que la phénoménologie entraîne un changement radical de l’attitude des personnes ? D’une certaine façon, du fait de connaître la réalité en ce qu’elle est chargée de sens et de valeur et, de ce point de vue, c’est déjà l’expression d’un exercice de haute moralité.

Le passage, inhérent à la recherche phénoménologique, de la question : « qu’est-ce que la réalité ? » à la question : « comment s’en révèle à nous le sens et quelles en sont les modalités d’existence essentielles ? », marque un tournant fondamental dans la philosophie du vingtième siècle. Ce passage implique une recomposition significative du penser et de l’agir, du philosopher et du vivre moral. La philosophie phénoménologique n’entraîne pas seulement un changement radical de méthode : elle entraîne aussi un changement radical de l’attitude théorique, et par voie de conséquence de l’attitude pratique. La description du « comment sont les choses ? » et des modalités essentielles selon lesquelles elles se donnent à connaître se traduit en effet par une cure d’âme, selon la définition classique de l’acte de philosopher. La phénoménologie est un style de pensée qui oriente vers un style de vie. C’est à ce propos que Husserl parle d’attitude phénoménologique : l’engagement cognitif implique le sujet tout entier, et donc un changement profond du mode de relation du sujet au monde dans lequel il vit et dont il vit.

L’attitude phénoménologique engage la personne jusque dans ses orientations morales. En décrivant la personne dans son originaire préréflexif avec ce que celui-ci porte comme sens, la recherche phénoménologique ne se contente pas de constater l’existence d’une chose ou d’une personne, mais les regarde et y prête attention pour tendre vers elles et en accueillir la richesse et la profondeur du sens. L’attitude est à la fois théoriquement et moralement orientée. Comme modalité essentielle de notre « être au monde », le regard comporte ici à la fois une dimension cognitive et une dimension pratique. Il est conversion vers l’autre qui, dans le mouvement même de son accueil, donne à celui-ci de se révéler dans ses valeurs d’existence.

Comme phénoménologue, Wojtyla dirige et développe sa recherche sur le sens de l’expérience morale. Il fait sienne une disposition existentielle et méthodologico-théorique selon laquelle la connaissance est compréhension, en s’intéressant à ce vers quoi le philosophe développe son propre intérêt cognitif pour la réalité : chercher à comprendre en se plaçant à une distance cognitive exacte de l’objet, dans une condition de proximité. Dans cette proximité de l’approche phénoménologique, s’instaure une relation cognitive directe, une expérience directe de la réalité, mais telle que celle-ci se révèle dans son donné originel. On respecte alors l’exigence d’objectivité, mais sans tomber dans l’objectivation. En effet, on rejoint les choses dans leur profondeur. Au contraire, l’approche phénoménique ou empirique ne connaît que la surface des choses2, c’est-à-dire leurs significations immédiates : les hommes, par exemple, se révèlent comme de simples choses ou comme des points dans l’espace — ce qui arrive par exemple à celui qui regarde du haut d’une tour — ou comme de simples agglomérats de cellules — ce qui est le cas de celui qui observe l’homme à travers un microscope. Ainsi, la recherche de Wojtyla utilise l’approche phénoménologique dans ses aspects et ses moments les plus innovants.

I Vers une éthique phénoménologique

Wojtyla nous ramène à une philosophie qui se situe dans l’expérience des hommes et qui appréhende la subjectivité telle qu’elle se révèle au regard phénoménologique, regard ingénu, sans préjudices et sans schémas conceptuels préconstruits. De son approche, nous entendons saisir le caractère mouvant. Soulignons-en au préalable trois aspects. D’abord, la pensée de Wojtyla est essentiellement intégrante dans sa méthode, dans ses thématiques et dans ses buts : chez lui, il n’y a pas de dépassements, de retournements, de fractures dans la pensée, mais des approfondissements et des développements successifs. Ensuite, sa recherche n’implique pas une remise en cause de la question de l’être. Wojtyla considère pour acquis l’enseignement de saint Thomas et il n’en fait pas un thème spécifique de sa réflexion. Enfin, les motivations, les développements, les finalités de la compréhension de l’existence humaine dans sa réalité concrète trouvent chez lui leur nœud vital dans la description phénoménologique de l’expérience morale.

Capograssi disait que l’on ne peut rester sans vérité : la vie a besoin de vérité3. Wojtyla affirme tout aussi clairement : « pour la connaissance intellective, l’aspiration à la vérité est essentielle »4. Mais comment trouver cette vérité ? Simplement, affirme Wojtyla, en décrivant le fait qu’est celui de ‘se révéler’ et de ‘se donner’ : « la présente étude […] naît de cet étonnement envers l’être humain qui […] est la première incitation à connaître »5. Ce n’est pas par hasard que lui-même écrit dans une de ses poésies que « la vie est peut-être une vague d’étonnement ». L’étonnement est le seuil cognitif à partir duquel il est possible de comprendre la vérité. Husserl pose celui-ci comme condition de base, originelle, de l’accès à la vérité. Procéder de cette manière signifie pour Wojtyla la reconquête d’un rapport direct avec la réalité, pour la connaître dans la perspective d’une έποχη préliminaire de nos concepts, structures catégorielles, systèmes de pensée préconstitués et visions habituelles du monde. Pour lui, affirme avec justesse Styczeń, la seule source de connaissance de l’homme et la seule base de reconnaissance valide de cette connaissance est le contact cognitif personnel direct de l’homme avec lui-même, lequel passe par le contact cognitif direct avec le monde qui l’entoure. Il en résulte que l’expérience de l’homme dans le monde précède toute théorie sur l’homme et sur le monde6.

L’expérience phénoménologique de Wojtyla n’est pas de l’ordre de la connaissance scientifique où prime l’observation des données. Elle ne se réduit pas non plus au rapport empirique avec l’objet. Dans sa dimension expérientielle, elle est façon d’être dans le monde des individus. Cette expérience, Wojtyla en rend compte en allant au-delà du champ de la tradition philosophique aristotélico-thomiste où se rencontrent substance, essence, structure et catégorie et en se situant sur le terrain cognitif-expérientiel où se donnent à connaître les modalités d’existences originelles. Dans le prologue à son De ente et essentia, Thomas écrit : « il est nécessaire […] d’expliquer ce que signifient ‘être’ et ‘essence’, dans quel mode ils se trouvent dans les différentes choses et dans quel rapport ils sont selon les intentions logiques, c’est-à-dire le genre, l’espèce et la différence ».

La perspective méthodologique propre à la tradition aristotélico-thomiste présuppose qu’on peut saisir la vérité sur l’homme par voie d’abstraction, c’est-à-dire abstraction faite du terrain originellement expérientiel. Wojtyla met entre parenthèses cette tradition toute centrée sur le concept de l’homme comme animal rationale et, à partir de Boèce, comme rationalis naturae individua substantia. La définition boétienne rend compte de la structure fondamentale de « l’homme comme être substantiel, qui possède une nature rationnelle ou spirituelle », mais ne rejoint pas « tout le spécifique de la subjectivité essentielle à l’homme comme personne »7. D’où son attention à la compréhension de la dimension subjectivo-expérientielle de la personne, « ignorée dans la métaphysique d’Aristote ». « Dans la tradition philosophique et scientifique qui naît de la définition d’homo-animal rationale, écrit-il, l’homme était surtout un objet, un des objets du monde […] La subjectivité en revanche est un terme évocateur du fait que l’homme, dans son essence propre, ne se laisse ni réduire, ni expliquer à travers le genre le plus proche et la différence d’espèces »8. Celui qui part des prémisses de la philosophie de l’homme comme animal rationale, doit parcourir, souligne-t-il, un très long chemin pour atteindre la connaissance de la subjectivité concrète9. La thèse de Wojtyla apparaît d’autant plus évidente quand on réfléchit au fait que « la possession d’une ‘nature rationnelle’ consiste pour la personne, non pas vraiment dans l’exercice effectif des activités connexes à sa nature (penser, aimer, parler), mais dans la possibilité de les réaliser », comme l’écrit le philosophe italien Enrico Berti10. D’où la nécessité d’aller au-delà du concept et de dire la personne en ce qui concerne le penser, l’aimer et l’agir, en sa manière concrète d’être au monde. Tout ceci demande pour Wojtyla à être décrit et porté à l’évidence, non pas sur la base d’une philosophie de l’être, mais à partir d’une recherche phénoménologique qui rejoigne les modalités essentielles, originaires de l’existence humaine. Du reste, de nos jours, les spécialistes d’allégeance thomiste admettent eux-mêmes volontiers l’insuffisance de la philosophie de l’être pour rejoindre le « qui » de la personne.

Wojtyla part de l’expérience concrète de l’homme, expérience unique que chacun fait de lui-même et de l’autre. Ces expériences se complètent et se compensent réciproquement. Dans la première, le moi est à la fois sujet connaissant et sujet connu, subjectivité qui expérimente et sujet expérimenté. Dans la seconde, celle de la rencontre de l’autre, le sujet connu est toujours connu, non pas seulement dans la spécificité de son propre vécu, mais toujours comme sujet. Dans un cas comme dans l’autre, l’approche phénoménologique évite ici le risque de l’objectivation. L’expérience de la subjectivité implique donc que l’homme ne se laisse pas réduire à un objet. À la définition aristotélico-boétienne, il manque en effet la subjectivité en ce qu’elle a de spécifique et d’irréductible. Comme toute recherche phénoménologiquement orientée, la réflexion de Wojtyla touchera donc les modalités essentielles d’existence.

De quel ordre sont celles-ci ? Fondamentalement, elles portent sur l’agir de la personne, l’acte dans lequel la personne se réalise et se révèle. C’est dans l’agir que s’exprime l’autodétermination de la personne, en ce qu’elle a d’irréductible et d’irremplaçable dans sa singularité. La philosophie traditionnelle de l’être est inadéquate pour rendre compte de cette modalité essentielle de l’existence : « persona est rationalis naturae individua substantia. Néanmoins, ni le concept de nature rationnelle ni son individualisation ne rendent compte pleinement, à ce qu’il semble, du caractère spécifique qui correspond au concept de personne […]. La langue courante dispose ici d’une expression lapidaire […] : la personne, c’est quelqu’un […] par opposition à […] “quelque chose” »11.

L’attention de Wojtyla est donc tournée vers l’homme et sa façon d’agir : non pas vers l’acte en soi ou encore la personne en soi, mais bien vers l’acte en lequel celle-ci se révèle. L’homme est personne parce qu’il agit. C’est en s’arrêtant à ses actes que l’on peut comprendre la réalité et le sens de ce que nous appelons personne. Si les actes ont une valeur morale — le bien et le mal se manifestent seulement à travers les actes —, c’est seulement à travers eux que l’on peut comprendre la subjectivité qui en fait l’expérience. Wojtyla décrit et comprend la personne comme un devenir, dans lequel s’offrent de façon dynamique les valeurs morales. La personne se révèle dans ses actes. Ces actes incluent des valeurs morales. La description de la personne dans son fieri implique donc la compréhension des valeurs morales qui la meuvent, et ce faisant une compréhension d’un vécu imprégné et orienté d’un point de vue moral.

Seule la recherche phénoménologique, dans sa compréhension de l’acte, permet selon Wojtyla de saisir le sens et la valeur de la personne dans sa réalisation, ce qui n’est pas le cas de l’approche positiviste, ni de celle des analystes anglo-saxons. Dans L’être et le néant, Sartre parle en effet de l’homme dans l’expérience concrète de sa projection et de sa réalisation, bien différemment des positivistes et des analystes12. Wojtyla dit clairement qu’il n’a pas l’intention de proposer un parcours éthique en termes de catégories, de concepts et de liens logiques, mais de décrire l’expérience morale où l’éthique s’intègre dans une anthropologie phénoménologique : « l’expérience, l’intuition et l’analyse phénoménologique […] permettent un regard neuf sur l’ensemble de la relation de la personne et de l’acte »13.

Wojtyla ne considère pas les instruments conceptuels de la métaphysique traditionnelle, tels matière et forme, existence et essence, adaptés à la complexité de l’expérience existentielle de l’individu. Il reformule dans un langage husserlien la philosophie de saint Thomas, même si les résultats de la recherche thomiste constituent le fond de son parcours théorique. Si l’on veut connaître l’homme dans la modalité effective selon laquelle il se développe et connaître les hommes comme sujets d’expérience de soi et du monde, affirme Wojtyla, il est nécessaire de suivre des voies nouvelles et d’aller au-delà de la leçon de saint Thomas en ces matières.

Ainsi trouve-t-il la description phénoménologique des modalités d’existence en termes d’autodétermination, de transcendance, d’authenticité et de vécu, plus adaptées : « Il faut choisir entre les choses sur lesquelles l’on peut penser, et celles auxquelles il est nécessaire de penser, écrit Tischner, philosophe polonais attentif à la pensée de Wojtyla. Ce sur quoi il est nécessaire de penser ne nous arrive pas des pages d’un livre, mais du visage d’un homme inquiet par son propre destin »14. L’homme en éveil est, pour Wojtyla, la personne qui se connaît elle-même en devenir et qui fait l’expérience de soi, non seulement comme être mais comme devenir. Le devenir est essentiel à son être. Le sujet comme être (Wojtyla parle de suppositum) est le sujet, abstraction faite de son vécu. Or, la subjectivité ontique est, pour Wojtyla, incluse dans la subjectivité vécue : en dehors de la subjectivité expérientielle, celle-ci est pure et simple abstraction15.

Pourquoi souligner ainsi la différence entre l’approche aristotélico-thomiste et celle de Wojtyla ? À ne pas le faire, on risque de ne pas prendre la mesure de la valeur innovatrice de la philosophie de Wojtyla. C’est ce qui arrive à Tischner lorsqu’il lit Personne et Acte comme une tentative de synthèse du courant aristotélico-thomiste et du courant phénoménologique issu de Scheler et de Ingarden16.

La description de la vie expérientielle de l’homme conduit Wojtyla du sujet pensé et fondé a priori à l’existence concrète de l’homme et à sa « subjectivité personnelle »17. Wojtyla distingue en effet entre sujet et subjectivité - personne : le sujet est généralité, catégorie, dimension « abstraite et abstrayante » de l’existant ; la subjectivité quant à elle est l’existence « révélée et révélante »18. De cette subjectivité, Wojtyla entend décrire non pas les modalités d’existence habituelles, mais les modalités essentielles, celles qui constituent ce qui est « originellement et fondamentalement humain, […] l’originalité pleine de l’homme dans le monde »19, c’est-à-dire celles qui sont inhérentes à l’individu qui apprend à se connaître lui-même dans les actes où il se pose comme sujet. Pour Wojtyla, « le suppositum humanum et le moi humain » sont deux pôles d’une seule et même réalité. Mais le moi qui se révèle dans l’agir porte davantage à la compréhension du suppositum, que la simple explication de celui-ci dans la compréhension du moi à laquelle celle-ci conduit. L’attention à l’agir de l’homme donne de comprendre l’homme dans ses modalités d’existence fondamentales, celles par lesquelles l’homme est et devient. Le fieri de l’homme est inscrit dans sa nature, nous dit Wojtyla.

Mais que signifie en fait « nature humaine » ? Pour parler de nature humaine, il est nécessaire de redécouvrir le sens à son origine. Nature dérive de nascor : naître. Nature signifie donc ce qui est annoncé à la naissance. L’origine porte ici le principe de la croissance. Nascor, naître, engendre un dynamisme20. L’homme doit être compris comme expérience concrète de la subjectivité, et donc, non pas comme un fait, mais comme un acte, un processus, c’est à dire un « fieri très profond ». L’homme se réalise en effet pleinement dans un agir qui est autodétermination.

Dans sa description des modalités expérientielles d’existence, Wojtyla renvoie toujours à l’homme concret. Dans Personne et Acte, il prend acte du fait que, dans ses essais précédents, il n’a pas laissé suffisamment de place aux aspects de contingence et d’historicité, c’est-à-dire à ces aspects qui relèvent du caractère concret de chaque existence humaine. Seule la phénoménologie aide à comprendre ceux-ci en en appelant à l’intuition et à l’intelligence. L’intuition va au fond des choses, en recueille le sens secret, l’intelligence, lit dans les choses et en cueille le sens. Dans cette perspective cognitive, le monde ne se dévoile pas comme chose ou objet, et l’homme comme pur homme de fait. Ce serait, en effet, se méprendre que de considérer Wojtyla comme un philosophe de l’être. Son approche philosophique a d’ailleurs souvent été matière à discussion, précisément à cause de sa réticence à parler de l’homme comme genre. Wojtyla, en effet, ne parle pas de l’homme, mais plutôt fait parler l’homme, en mettant en évidence sa réalisation et sa compréhension. Il n’ignore pas les critiques faites à l’orientation phénoménologique de sa recherche : « il y a des personnes qui pensent qu’avec cette analyse nous abandonnons la subjectivité métaphysique pour passer sur le plan de la subjectivité purement psychologique »21. Il considère ces critiques infondées, et non à tort, parce que la recherche phénoménologique ne nie pas, mais simplement met entre parenthèses, les vérités acquises de la philosophie de l’être. Bien plus : « il semble que rien n’empêche que l’analyse de l’homme conduite sous forme de conscience et d’expérience nous aide à avoir une compréhension plus large du suppositum humanum », en renvoyant au moi concret et singulier22. En effet, les catégories de la philosophie de l’être touchent un champ de recherche d’un autre ordre que celui de la phénoménologie. Pour ce qui est du domaine de la philosophie de l’être, Wojtyla reconnaît ne rien pouvoir dire de neuf, alors que tout son intérêt se porte à comprendre la vie expérimentale de l’homme dans ses dimensions essentielles. S’arrêter à la philosophie de l’être, ce serait s’arrêter au seuil de la compréhension de l’existence humaine dans sa mise en évidence et sa réalisation comme autodétermination et transcendance en rapport à la vérité et au bien23.

En décrivant l’expérience morale, Wojtyla ne s’arrête pas aux rapports entre thomisme et phénoménologie. On se trompe donc lorsque l’on veut démontrer que la philosophie de Wojtyla est thomiste davantage que phénoménologique, ou encore lorsque l’on soutient qu’il est impossible de comprendre la phénoménologie de Wojtyla en faisant abstraction de tous les supposés aristotélico-thomistes, ou enfin lorsqu’on pense comme Ph. Jobert pouvoir la censurer pour cette raison24. Il s’agit simplement de se rendre compte que les deux discours, celui de l’aristotélico-thomisme et celui de la phénoménologie, parlent de la personne de manières différentes, qui ne s’opposent pas certes, mais qui orientent la recherche sur des plans différents.

II La transcendance comme centre axiologique de la personne

Pour Wojtyla, les choses et les hommes se révèlent au regard phénoménologique sous la modalité essentielle de la transcendance. Chaque chose cache un ‘plus’. Le monde est sens et valeur. Wojtyla ne se demande pas ce qu’est l’homme, mais qui il est. Le qui recèle ici une valeur morale, porteuse de vérité, vérité vers laquelle tous les hommes peuvent diriger leurs regards. L’attitude phénoménologique traduit chez Wojtyla une vocation, celle qui naît du devoir de décrire le sens de l’existence humaine, sûre que dans cette description se trouve incluse la compréhension de sa vérité.

Wojtyla s’est avancé résolument sur ce terrain déjà dans son œuvre majeure Personne et Acte de 1969. Mais sa recherche se montre phénoménologiquement orientée de manière encore plus radicale dans ses essais successifs : L’homme dans le champ des responsabilités25 ; L’Acte intentionnel et l’acte humain. Acte et experience26 ; Transcendance de la personne dans l’agir et autotéléologie de l’homme27 ; La personne : sujet et communauté28 ; La subjectivité et l’irréductibilité de l’homme29. Dans tous ces essais, le thème de la subjectivité par rapport à l’expérience morale s’impose.

La subjectivité se fait ou se réalise dans l’expérience de soi, expérience où ne sont pas en jeu les sens comme l’affirment les empiristes, mais la totalité de la personne. La subjectivité s’approprie elle-même dans sa présence à soi. Elle vit de la richesse originaire de ses divers aspects en lesquels elle fait l’expérience de la transcendance. Que veut dire Wojtyla quand il parle ainsi de transcendance ? L’homme se transcende lui-même, affirme-t-il, car il est liberté et projet d’existence : il a à devenir ce qu’il est. L’homme est conscience, il a à la fois l’expérience de son fond originaire et la capacité essentielle de se transcender. La recherche phénoménologique de Wojtyla souligne le fait que chaque homme sent et sait ne pas être pur et simple donné biologique, mais transcendance de soi dans l’expérience personnelle de son autodétermination : « Le terme ‘autodétermination’ signifie que l’homme, comme sujet de son action, ne détermine pas seulement celle-ci comme agent (ou comme ‘cause efficiente’), mais qu’à travers elle il se détermine lui-même. L’élément de transcendance propre à la personne dans ses actes se fonde sur son autodétermination »30.

L’homme a un devoir vis-à-vis de lui-même. L’obligation morale est inscrite dans son expérience. D’une part, « le sujet se crée lui-même d’une certaine manière par ses actes, à tout le moins il se recrée ; il ne serait pas tel, en un sens, que ses actes le créent au cours de sa vie, si ce n’était justement par ces actes »31 ; et d’autre part « l’autotéléologie de l’homme s’exprime, dans un échange dynamique avec un monde des valeurs en soi différencié et hiérarchisé, […] en contact vivant avec lui, jusque dans l’autodétermination de sa structure »32. Dans l’agir, l’homme se comporte comme un sujet moral concret qui se connaît et s’évalue lui-même. Quand j’agis, je me pose comme agent responsable du devenir de mon propre être sujet33. Dans ce devenir, il y a à la fois pour Wojtyla dépendance de soi à l’égard de son propre « moi », mais aussi dépendance à l’égard de la vérité. Sujet de liberté, la personne ‘se transcende’ en se posant par rapport à la vérité. L’autodétermination qui est transcendance se réalise dans un rapport entre liberté et vérité : la liberté est la condition de la transcendance, et la vérité en est la source et le but. Au sujet de l’éthique phénoménologique de Wojtyla, Lévinas parle avec justesse de « l’entrée de la vérité dans la structure de l’action »34.

Agent de ses actions, la personne est créatrice d’elle-même. À travers ses actes, elle se forme elle-même. L’homme devient lui-même à travers ses actes. C’est pourquoi la morale est une réalité rigoureusement existentielle. Wojtyla parle à ce propos de transcendance verticale. Pour lui, comme pour Scheler, il est absolument important de « faire de l’action le thème de la philosophie ». Personne et Acte en appelle directement au chapitre de Scheler intitulé : Le formalisme et l’éthique matérielle des valeurs35. Sous cet aspect philosophique, Wojtyla est vraiment contemporain d’Hannah Arendt qui écrivait : « En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques […] À défaut de la révélation de l’agent dans l’acte, l’action perd son caractère spécifique et devient une forme d’activité parmi d’autres »36.

Selon le principe husserlien d’aller vers les choses elles-mêmes, les personnes sont sujets d’actes et leurs actes les révèlent comme personnes à partir de ces valeurs en tension qui en sont le centre axiologique. La vérité et la valeur morale ne sont donc pas des réalités abstraites, pas plus que de simples contenus de conscience. Elles sont, pour Wojtyla, constitutives du « devoir humain personnel » et donc reliées concrètement à la personne, précisément parce que la réalité de valeur est à la fois ontique et existentielle.

La personne doit se comprendre en définitive comme centre axiologique. L’expérience de la moralité relève de la compréhension ‘originelle’, c’est-à-dire de la compréhension de la valeur originelle de chaque homme, là où se trouvent ses ‘sources’ : la justice, la fidélité, la solidarité, etc. L’expérience morale est donc surtout chez Wojtyla l’expérience axiologique de soi : « la valeur personnaliste de l’acte humain — autrement dit, la valeur personnelle — est une expression particulière, en même temps que sans doute la plus fondamentale, de la valeur de la personne elle-même »37. Avant même la rencontre de l’autre et la relation avec les choses, cette « expérience agathologique radicale » selon la définition de Tischner, se fonde sur l’autodétermination de la personne comme sujet moral en rapport à sa propre liberté.

L’expérience morale implique donc pour Wojtyla une étroite relation entre personne, responsabilité, devoir et valeur. Sur ces thèmes essentiels de l’expérience morale, Wojtyla reprend à son compte des moments significatifs de la réflexion de son « maître » Ingarden, telle que celui-ci la propose dans son œuvre Sur la responsabilité38. La personne n’est pas réductible à de simples données de conscience. Sans son devenir, elle est toujours identique à elle-même. La personne sent et sait qu’elle est moralement responsable de ses actes ; elle sent et sait qu’elle devient sujet moral dans la prise en charge de ses responsabilités par rapport à son propre agir. Parler de personne, c’est donc toujours parler de la responsabilité assumée envers soi-même, envers autrui et en rapport aux choses. Pour Wojtyla comme pour Ingarden, les valeurs morales sont au fondement ontique de la responsabilité et du devoir, conditions essentielles de l’exercice de la responsabilité morale enracinée dans le devoir et orientée par la valeur. Elles sont ce qui donne son sens et son but à l’agir moral.

Les actes révèlent la personne quand, à travers eux, celle-ci devient ce qu’elle entend être. Décrire l’agir de la personne, c’est, pour Wojtyla, saisir le but et le sens de l’existence dans la spécificité de sa responsabilité morale. Si le fait d’agir consiste dans le fait d’assumer sa propre existence à la première personne, celui-ci répond de la dimension où l’individu sent et sait pouvoir s’autodéterminer comme sujet moral.

Le devoir de l’éthique est donc de rendre compte de l’expérience de l’agir moral. Le principe méthodologique de Wojtyla est clair : je poursuis, écrit-il, l’expérience phénoménologique qui se base sur l’unité entre compréhension et expérience de la connaissance humaine, entre normativité et expérience de la valeur. Dans la description et la compréhension de l’expérience humaine, il y va de la reprise de sa propre existence au niveau de la conscience, là où l’obéissance à la norme morale et la connaissance de la valeur sont inséparables. Les termes auxquels Wojtyla a le plus souvent recours dans sa reprise du discours éthique sont en effet parmi les termes les plus usités en phénoménologie : expérience et compréhension. Si, pour Wojtyla, l’éthique est une science, elle est une science sui generis, avec un statut méthodologique propre. La morale se fonde sur un savoir préalable ; elle est ce savoir qui naît de la prise en considération de l’acte moral. La morale est la source de motivation et le but de nos actions. Elle oriente l’agir en relation à soi-même, à autrui et au monde.

Chez Wojtyla, compréhension et expérience reconduisent toujours — dans le vocabulaire phénoménologique, il faudrait dire, sont réduites — au sens de la moralité, c’est-à-dire à la moralité non pas comme idée mais comme affirmation expérientielle concrète de la valeur de chaque personne. Wojtyla touche la vérité morale non pas en faisant abstraction des faits, mais en les pénétrant. Toute sa recherche phénoménologique est motivée par son souci de rester dans le champ de l’expérience et de mettre en évidence la valeur inscrite en toute subjectivité, c’est-à-dire dans le champ, non pas de l’expérience habituelle — sérielle, dirait Sartre —, mais de l’expérience originelle, précatégorielle de soi et du monde. C’est pourquoi, la réflexion morale de Wojtyla ne procède pas par démonstration logique, mais emprunte le chemin de la description phénoménologique39.

La morale, écrit-il, n’est pas un objet à expliquer ou à définir de façon démonstrative. Elle ne se réduit pas à la psychologie et à la sociologie, à la manière d’un phénomène-objet. Elle est compréhension du sens de sa propre existence. La haute moralité est la mesure à laquelle tend chaque existence humaine, mesure qui se réalise chez des personnes de trempe morale exceptionnelle, comme le Christ ou saint François d’Assise. Elle est cette dimension de l’expérience que l’on peut concrètement mettre en évidence, à la manière dont elle s’incarne dans le style de vie des personnes. Or, dans le domaine de l’expérience morale, l’exemplarité a une importance fondamentale pour Wojtyla. Elle constitue un thème essentiel de l’éthique personnaliste : « la formation de la norme se réalise en grande partie grâce à l’imitation de schémas personnels […] C’est pourquoi dans l’évangile l’on parle autant de ‘sequela’, c’est pourquoi aussi toute l’éthique contemporaine […] revient clairement sur ces deux voies que sont l’exemple et l’imitation. L’homme est un exemple pour l’homme ; un exemple qui attire ou qui repousse »40.

Dans ces exemples d’agir moral, la moralité se montre pleinement, concrètement, universellement partageable et partagée, ce qui met en évidence que des réalités telles que le sens du devoir, la radicalité de la valeur et l’agir libre et responsable sont humainement réalisables. Dans ces exemples, la conscience morale est mise en éveil. La subjectivité s’ouvre à l’appel à l’authenticité, au soi comme sujet de liberté, de choix et de responsabilité.

III Dans quel sens parler de métaphysique ?

Comme compréhension du vécu, la recherche phénoménologique déplace notre intérêt pratico-cognitif de l’empirique à l’expérientiel et, dans l’expérientiel, se centre sur sa dimension métaphysique qui est de l’ordre de la transcendance ; métaphysique entendue ici au sens du dictionnaire phénoménologique où le mot pointe dans l’empirique vers une somme qui dépasse celui-ci : « si les phénomènes eux-mêmes font voir suffisamment la chose, ils ne s’expliquent pas suffisamment »41. La recherche phénoménologique ne réduit pas en effet la subjectivité à une chose, à un flux de conscience ou à « des réseaux de pulsions ». Elle ne dissout pas non plus la personne dans l’acide sulfurique de structures impersonnelles (comme chez Foucault, Lacan, Althusser) ; pas plus qu’elle ne la réduit à la modeste condition de rhizome (Deleuze et Guattari) ou d’organisme déterminé par des stimuli externes à la manière des réductionnismes scientistes.

En effet l’homme n’est pas plus un simple organisme biophysique, un réseau d’instincts, qu’un mécanisme dirigé par des lois naturelles. S’il en était ainsi, l’expérience de la pudeur, du désir et de l’amour deviendrait compréhensible, comme le fait remarquer Merleau-Ponty42. La phénoménologie de Wojtyla prend ses distances par rapport aux anthropologies qui réduisent l’existence humaine. L’expérience de la valeur est pour lui une expérience métaphysique, expérience qui selon Merleau-Ponty, « n’est pas une connaissance qui viendrait achever l’édifice des connaissances ; c’est le savoir lucide de ce qui les menace et la conscience aiguë de leur prix »43. L’expérience métaphysique est la conscience du caractère précieux de chaque subjectivité et du risque de méconnaissance ou d’annihilation à laquelle celle-ci est exposée. L’expérience de la moralité, en clair, est une expérience métaphysique. Elle est connaissance ‘d’un plus’ inhérent à chaque individu et qui exige continuellement un ‘de plus’ dans l’utilisation de la raison, du sentiment, de la volonté, comme le dit Simone Weil dans sa Lettre à un religieux, quand le centre axiologique de chaque individu est en tension avec ses données biophysiques44.

En se plaçant du point de vue de Husserl, Wojtyla parle de l’existence concrète à partir de son être originaire dans son ouverture horizontale vers l’autre et son ouverture verticale vers Dieu. L’expérience de la moralité vient du fait, dit-il, que, dans ses dimensions spirituelle, intellectuelle, affective, l’existence a une inépuisable richesse de sens. Elle est l’expression de la dimension métaphysique de chacun, enracinée dans son vécu. Elle se révèle quand l’individu transcende sa propre condition physique et fait l’expérience de la transcendance comme modalité essentielle de sa vie. Dans l’éthique de Wojtyla, nous dit Lévinas, il y a la description de la « solidarité indéfectible entre les structures éthiques […] et la Transcendance »45.

Dans son attachement rigoureux au fait du ‘donner’ et du ‘faire’ dans la complexité de l’expérience humaine, Wojtyla rencontre la personne précisément en ce qu’elle est dans l’expérience de soi, d’autrui et du monde. La subjectivité dont il parle dépasse à la fois les perspectives subjectiviste et objectiviste. La philosophie trace trop souvent une ligne de division où s’opposent l’approche ‘objective’ de l’homme, d’ordre ontologique (l’homme en tant qu’être) et l’approche ‘subjective’ qui semble inévitablement extérieure à sa réalité46. La voie phénoménologique est précisément celle qui se trace un chemin entre le subjectivisme abstrait et l’objectivisme réductionniste.

Pour Wojtyla, la pensée catégorielle ne peut pas comprendre l’expérience de la moralité, car il s’agit là de l’expérience d’une valeur qui n’est pas définissable empiriquement et qui relève précisément de l’expérience de la valeur intrinsèque de la personne en terme de dignité, valeur qui proportionnellement touche tous les êtres47. Dans cette optique, on voit la faiblesse de la thèse selon laquelle les faits qui s’expliquent et se décrivent sont différents des valeurs qui se comprennent. La règle d’or de Hume s’avère tout autre que dorée. La simple expérience nous dit que nous décrivons en estimant et estimons en décrivant. Ainsi nous disons que cet homme est bon, sociable et digne de confiance, que cette action est répréhensible, cette fin inhumaine, cette tâche, louable, etc. Dans le fait, il y a de la valeur, et toute la valeur s’inscrit dans des faits.

Qu’est-ce donc que la morale ? Pour Wojtyla la morale fait partie du caractère constitutif de la subjectivité, ce qui fait dire à Gramsci : « tout homme sent et sait être bon ou juste ». Le principe du devoir sur lequel Wojtyla insiste tout particulièrement traduit l’exigence de la réponse à donner personnellement à la question de l’affirmation de soi comme valeur morale. La valeur morale et la vérité motivent ici le devoir. La personne se réalise en s’autodéterminant en vertu de sa réponse effective à la vérité axiologique, « élément essentiel de la vision de la réalité » concrètement donné dans le précepte évangélique de valeur universelle : « tu aimeras »48. C’est donc dans l’expérience de son être moral qu’entrent en jeu, en chacun, les aspects qui constituent « la chaîne royale et concrète de la vie personnelle de chaque individu » : la liberté, la responsabilité, le devoir, la vérité. Toutes ces dimensions essentielles de l’existence trouvent leur évidence dans l’acte posé, car « la réalisation de l’acte de la part de la personne est une valeur fondamentale, une valeur personnelle », autodétermination authentique et expérience de transcendance de la personne.

La conscience morale oblige. En elle s’exprime l’effort de la personne occupée à recueillir la vérité dans le champ des valeurs. Elle est à la source du devoir moral. L’obligation morale signe la dignité de la personne. Or, tout comme la valeur morale, la dignité implique le devoir de reconnaître les autres comme personnes. Wojtyla serait d’accord avec Kant qui disait : « devoir : parole grande et sublime », voyant précisément contenues dans ce terme la liberté et la responsabilité qui donnent aux hommes de se réaliser comme sujets moraux.

L’obligation est ainsi pour Wojtyla le thème central de l’éthique. Il en note l’absence dans la phénoménologie de Scheler auquel il dédie pourtant quelques-uns de ses essais les plus importants, en partageant avec lui l’idée qu’il y a relation entre émotivité et constitution de la subjectivité humaine concrète. Non pas certes que la subjectivité se réduirait à sa dimension émotive, mais en ce sens que les sentiments orientent les actes cognitifs, soutiennent les actes moraux, sans toutefois en être ni la cause ni la motivation. Le sentiment et l’expérience émotionnelle ont en effet une signification en lien avec la compréhension des traits spécifiques de la moralité. Or, la logique particulière des sentiments, nous dit Wojtyla, peut aussi bien attirer vers le bien qu’y faire obstacle. Néanmoins, pour Wojtyla, la réflexion de Scheler doit être retenue pour l’importance qu’elle accorde à la dimension émotive du sujet, pour l’attention qu’elle porte au fait que la personne est un sujet qui s’expérimente dans les actes qu’il pose, enfin pour l’accent qu’elle met sur l’exemplarisme qui fait que chaque individu regarde le style de vie concret des personnes de haute valeur morale.

Quel est donc finalement le sens profond de la réflexion philosophico-morale de Wojtyla ? Disons que celle-ci se présente comme une philosophie de l’éducation. La valeur de la personne, sa façon de s’autodéterminer dans l’expérience de la liberté et d’une responsabilité orientée vers des valeurs universelles, constituent la trame profonde de la réflexion de Wojtyla, où l’enchaînement argumentatif est toujours soutenu par l’expérience que la vie humaine n’est pas une simple réalité phénoménique. La compréhension phénoménologique de ces vérités, inscrite dans l’expérience vitale de chaque homme, donne ainsi à sa réflexion le caractère d’une véritable philosophie de l’éducation. En effet, quand Wojtyla parle d’éthique, il veut décrire rigoureusement comment les choses sont. Mais son but est toujours d’éduquer les hommes à un style de vie universellement partageable par rapport aux valeurs qui les motivent.

IV La distance par rapport aux parcours réductionnistes

Wojtyla repère avec clarté les contours d’une philosophie contemporaine où le problème de l’homme est abordé avec un profil méthodologique inadéquat et une solution théorique insatisfaisante. Positivisme et utilitarisme, scientisme et nihilisme rendent impossible à ses yeux une réflexion adéquate sur le sens ou le but de l’agir moral. Pour le scientisme qui absolutise la science et en est la réduction idéologique, tout savoir est sur le plan épistémologique réductible à la biologie, à la physique et aux mathématiques. Or, pour s’ériger en science, les sciences humaines et sociales adaptent les procédures de recherche des sciences exactes et des sciences naturelles. Wojtyla montre avec vigueur les limites de ces orientations qui diminuent la puissance du discours éthique et réduisent celui-ci à de simples exhortations privées de fondements rationnels, à des justifications de styles de vie déterminées par les contingences historico-sociales ou encore à des automatismes comportementaux. Pour lui, la subjectivité est capable d’actes moraux, c’est-à-dire d’actions motivées par des choix libres et responsables, précisément parce que la personne n’est pas agie, mais qu’elle agit. L’astigmatisme fondamental dont sont marqués l’empirisme et le rationalisme ne peut que conduire au scepticisme et à l’agnosticisme49. Réduite de cette façon à un discours rationnellement argumenté, l’éthique se trouve privée de sens et incapable de potentialités véridiques. Si le savoir philosophique se ramène au savoir technico-scientifique, l’éthique, à un causalisme comportemental physiciste, la connaissance, à ses simples dimensions économiques, la moralité, à la poursuite de l’utile, la valeur et la norme morale, au calcul des rapports entre les moyens et les buts poursuivis, alors l’agir moral devient à proprement parler indéchiffrable50.

La réflexion de Wojtyla nous rend conscients du fait que la culture dominante du monde d’aujourd’hui, avec son relativisme et son constructivisme éthique, rend problématique la compréhension de l’expérience de l’homme comme être moral. Ce faisant, elle nous rend aussi conscients de l’inaptitude des éthiques qui justifient le nomadisme moral et de leur nihilisme qui détruit chaque point de référence morale. Pour Wojtyla, la vérité et la valeur morale ne se constituent pas dans la trame mobile des opinions et dans une dialectique des rapports entre individus et communauté51, pas plus d’ailleurs qu’elles ne se ramènent aux simples variables de contextes socio-culturels. Wojtyla nous porte sur le terrain où il est possible de se fonder sur des principes, des valeurs, des normes morales universellement partageables, où il est possible aussi de dépasser la barrière du scientisme nihiliste en proposant des certitudes morales. Il est mû par la conviction que la sortie du relativisme individuel et communautaire contemporain peut conduire à une articulation positive entre le pluralisme des visions du monde et une exigence de points de référence universels52. Le destin de chaque individu se joue sur le terrain intuitif - expérientiel et non pas sur celui du catégoriel.

La philosophie de Wojtyla conduit à une problématique difficile mais plus que jamais inéluctable, celle qui touche à l’exigence de retrouver la voie de certitudes qui orientent nos choix et fondent la responsabilité éthique. De nos jours, on parle volontiers de crise des valeurs. Or parler de crise, c’est certes faire état d’une insatisfaction, mais c’est aussi s’inciter à en comprendre les racines et, dans le désir de la surmonter, se mettre à la recherche de certitudes universelles susceptibles d’orienter l’agir moral. Face au danger d’anesthésie morale dont on a le devoir de sauver l’humanité, on ne peut donc que regarder vers le futur et espérer. Or, cet espoir n’est pas sans fondement. Aujourd’hui, en effet, grandit la conscience que, si le savoir techno-scientifique peut sauver l’homme dans ses besoins matériels, il ne peut pas combler son insatisfaction morale. Cette conscience que la science ne peut donner réponse aux questions essentielles s’affirme progressivement à l’échelle planétaire au plan des valeurs méconnues telles que le respect de l’environnement et la reconnaissance de la diversité ethnique, linguistique, culturelle comme richesse commune.

L’éthique phénoménologique de Wojtyla est riche dans son caractère concret. Elle implique l’intelligence et la sensibilité de chaque homme tout en se tenant à distance des démonstrations abstraites, et cherche à cueillir à sa source la pensée éthique. La vérité morale dont parle Wojtyla, précisément en tant que vérité qui donne à penser, exige qu’elle soit posée comme le centre de lumière qui donne sens aux expériences de vie de chaque individu.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. Husserl E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), Paris, Gallimard, 1976.

  • 2 Cf. Wojtyla K., Personne et acte (1969), tr. G. Jarczyk, Paris, Centurion, 1983, « Introduction », p. 25.

  • 3 Cf. Capograssi G., Opere II, Milano, Giuffré, 1959, p. 15.

  • 4 Wojtyla K., I fondamenti dell’ordine etico, Bologna, CSEO, 1980, p. 26.

  • 5 Personne et acte, p. 39-40.

  • 6 Cf. Styczeń T., « K. Wojtyla : Un filosofo della morale agli occhi di un suo discepolo », Introduction à Wojtyla K., Metafisica della persona, Milano, Bompiani, 2003, p. cviii-cxxiv. Styczeń souligne que l’expérience dont parle Wojtyla est « l’expérience élémentaire » que l’homme a à travers la conscience de soi et de l’autre. Expérience élémentaire, c’est-à-dire originaire, précatégorielle, essentielle.

  • 7 Wojtyla K., « Subjectivity and the Irreducible in Man », dans Analecta husserliana, 1978, n. 7, par. 3.

  • 8 Ibid.

  • 9 Cf. ibid.

  • 10 Berti E., « Genesi e sviluppo del concetto di persona nella storia del pensiero occidentale », dans Persona e diritto, éd. D. Castellano, Udine, Missio, 1990, p. 20.

  • 11 Personne et acte, p. 97.

  • 12 Cf. ibid., « Introduction », p. 29.

  • 13 Ibid., p. 134.

  • 14 Tischner J., Il pensiero e i valori, Bologna, CSEO, 1980, p. 24. Prêtre et philosophe, Tischner, ami de Wojtyla, est auteur d’un essai intitulé La fin de l’homme.

  • 15 Cf. Personne et acte, p. 96-97.

  • 16 Cf. Tischner J., « L’aspetto metodologico dell’opera Persone e atto » dans Aa.vv., La filosofia di K. Wojtyla, Bologna, CSEO, 1983, p. 101.

  • 17 Wojtyla K., « Subjectivity … » (cité supra n. 7), par. 2.

  • 18 Cf. Personne et acte, p. 64s. Wojtyla souligne souvent et clairement son point de vue selon lequel aucune théorie philosophique n’est ici à prendre comme absolument valide. Ainsi en est-il de la définition boétienne de personne qui ne saisit pas complètement la spécificité de l’acte d’être de la personne.

  • 19 Wojtyla K., « Subjectivity … » (cité supra n. 7), par. 3.

  • 20 Cf. Personne et acte, p. 100.

  • 21 Wojtyla K., « Osoba : podmiot i wspólnota », dans Rocziniki filozoficne, 1976, n. 24, p. 5-39.

  • 22 Ibidem.

  • 23 « Nous chercherons en vain dans la pensée de Wojtyla une nouvelle théorie de l’être ou de la conscience, et aussi une synthèse nouvelle et complète de l’ontologie et de la phénoménologie », Esposito C., « L’esperienza dell’essere umano nel pensiero di K. Wojtyla », dans Aa.vv., La filosofia di K. Wojtyla (cité supra n. 16), p. 39.

  • 24 Cf. Aa.vv., Karol Wojtyla. Filosofo teologo poeta, Vaticano, Libr. Ed., 1984, p. 137.

  • 25 Cet essai inachevé — le manuscrit date de 1972 ; Rome-Lublin, Institut Jean-Paul II, 1978 —, a été publié en 2002 : Wojtyla K., L’uomo nel campo della responsabilità, éd. A. Delogu,, Milano, Bompiani.

  • 26 Wojtyla K., « The Intentional Act and the Human Act. That is Act and Experience », dans Analecta husserliana, 1976, n. 5, p. 269-280.

  • 27 Id., « The Transcendence of the Person in Action and Man’s Self-Teleology », dans Ibid., 1979, n. 9, p. 203-212.

  • 28 Id., « Osoba … » (cité supra n. 21), p. 5-39.

  • 29 Id., « Subjectivity … » (cité supra n. 7), n. 7.

  • 30 Wojtyla K., « The Degrees of Being from the Point of View of the Phenomenology of Action », dans Analecta husserliana, 1981, n. 11, p. 125-130.

  • 31 Cf. citation d’Ingarden, dans Personne et acte, p. 94 n. 4. Wojtyla souligne l’importance du concept d’autodétermination, déjà chez Kant qui « a contribué à établir la signification personnelle (et médiatement la structure personnelle) de l’autodétermination […] comme un droit de la personne », ibid., p. 138.

  • 32 Wojtyla K., « The Transcendence … » (cité supra n. 27), p. 203-212.

  • 33 Cf. Personne et acte, p. 91.

  • 34 Lévinas E., « Notes sur la pensée philosophique du Cardinal Wojtyla », dans Communio 5, 4 (1980), p. 88.

  • 35 Cf. Scheler M., Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wert Ethik, Bern-München, Francke Verlag, 1980.

  • 36 Arendt H., The Human Condition, Chicago, University Press, 1958, p. 150-151 (Condition de l’homme moderne, tr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 202-203). Pour l’aspect que nous sommes en train de considérer, il existe une position proche de celle de Wojtyla, dans la philosophie catholique du XXe siècle. C’est celle de Mounier qui définit la personne comme « activité vécue d’autocréation ».

  • 37 Personne et acte, p. 301.

  • 38 Cf. Ingarden R., Über die Verantwortung, Stuttgart, Reclam, 1970.

  • 39 Wojtyla distingue entre expérience morale et expérience de la moralité. Le terme expérience de la moralité approfondit et spécifie celui de l’expérience morale car dans les faits moraux, nous faisons l’expérience de la moralité, c’est-à-dire que, dans l’action que nous réalisons (p. ex., une action de bien), nous faisons l’expérience, nous essayons la vérité du sens de la moralité ; Wojtyla K., I fondamenti … (cité supra n. 4), p. 29-31.

  • 40 Cf. Id., L’uomo nel campo … (cité supra n. 25), p. 130-141.

  • 41 Personne et acte, p. 93.

  • 42 Cf. Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 ; Id., Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964.

  • 43 Cf. Id., Sens et non-sens (1948), Paris, Nagel,51966, p. 168.

  • 44 Cf. Weil S., Lettre à un religieux, Paris, Gallimard, 1951.

  • 45 Lévinas E., « Notes sur la pensée philosophique … » (cité supra n. 34), p. 87.

  • 46 Cf. Personne et acte, p. 79-80.

  • 47 Cf. Wojtyla K., Amour et responsabilité. Études de morale sexuelle, Paris, Éd. du dialogue / Stock, 1978.

  • 48 Personne et acte, p. 190.

  • 49 Cf. Wojtyla K., I fondamenti … (cité supra n. 4), p. 16.

  • 50 « La moralité possède une spécificité propre qui naît de l’homme sur le terrain de la vie spirituelle de la personne humaine. Elle représente un moment qui ne peut être totalement réduit […] à la seule psychè » (ibid., p. 23).

  • 51 Comme l’affirme Rorty R., Consequences of Pragmatism, Brighton, The Harvester Press, 1982.

  • 52 L’engagement théorique dans ce champ philosophique s’est intensifié lors des dix dernières années. Les perspectives d’une éthique universaliste fondées sur une diversité de méthodes, dont l’évaluation critique du discours, donnent lieu à un riche débat en Europe et aux États-Unis. Apel et Habermas, Lévinas et Jonas, Rawls et Arendt en sont les moteurs au plan de la réflexion.

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