Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Le baptême a-t-il été institué par le Christ ?

Florent Urfels
This article sums up the different ways of interpreting Christian baptism as a development of John’s. We first follow the synoptic view, which invite us to read John’s baptism as a prophetic or eschatological sign turned into a rite by the primitive Church. However, the difficulties raised by this viewpoint lead us to emphasize another one. Namely baptism was originally a rite of entry into an eschatological community (Essenians, Pharisees, disciples of John) and it concluded a demanding process of conversion to the Law. It was then extensively reinterpreted by Christians to match the mission to the pagans. Yet, if Jesus instituted it before this post-pascal theological elaboration, baptismal spirituality cannot wholly free itself from Mosaic precepts.

Le Premier décret sur les sacrements du concile de Trente affirme que les sacrements de la Loi nouvelle ont tous été institués par le Christ1. Mais l’interprétation de ce dogme — et c’est ce que le titre un peu provocant de cet article entend manifester — dépend de ce que l’on met sous le mot d’« institution ». La théologie de la Contre-Réforme a souvent pris la Cène comme un modèle a priori, supposant que l’institution d’un sacrement devait être un acte de Jésus de Nazareth posé devant la communauté des disciples dans le but d’instaurer une coutume rituelle stable au sein de l’Église post-pascale. Mais une définition de ce type n’a rien de traditionnel et elle crée des problèmes insurmontables au regard du témoignage néo-testamentaire. Aussi faut-il savoir gré à plusieurs théologiens du xxe siècle (Schillebeeckx, Rahner, Tillard) d’avoir renouvelé la question de l’institution des sacrements en la rattachant à celle de l’Église comme sacrement fondamental ou primordial du salut. La dimension historique n’est pas esquivée mais elle est simplifiée et concentrée dans la volonté expresse de Jésus de fonder une Église, c’est-à-dire une communauté où soit dispensé le salut eschatologique dans une forme institutionnelle essentiellement identique à celle que nous connaissons (Parole, ministères, sacrements). C’est à l’intérieur de la sacramentalité globale de l’Église que prennent sens les déterminations ultérieures des rites sous l’action conjuguée des décisions humaines et de l’inspiration divine. Il est alors possible d’assumer l’évolution historique des sacrements sans pour autant nier leur valeur salutaire.

On peut cependant se demander si cette nouvelle approche ne pèche pas par idéalisme en sous-estimant l’aspect spécifiquement rituel des sacrements. De fait, la supposition que les apôtres ou leurs successeurs auraient « inventé » des rites pour matérialiser la volonté salvifique du Ressuscité semble plus caractéristique de la modernité que de la mentalité antique. Elle méconnaît un aspect élémentaire du religieux, à savoir que le rite en représente le pôle conservateur. Le rite dit quelque chose du rapport entre le corporel et le divin et on ne peut pas davantage le changer que l’on ne peut changer de corps. Ce qui évolue, c’est la perception qu’on en a et le sens qu’on lui donne2. La recherche « en aval », qui tient compte du pouvoir d’initiative des pasteurs de l’Église dans le domaine liturgique, doit ainsi être complétée par une recherche « en amont », où soit déchiffrée et interprétée la ritualité juive dont est issue la ritualité chrétienne et qui a été vécue par Jésus lui-même. Les enquêtes de ce type sont trop souvent menées dans une optique uniquement historique, alors que l’enjeu est christologique : l’humanité de Jésus de Nazareth n’est pleinement confessée que si l’on comprend en quoi son existence religieuse juive est passée dans l’économie ecclésiale des sacrements et en est peut-être même la véritable institutrice. Cette perspective, que nous esquissons ici dans le cas particulier du baptême, ne saurait être sans conséquences sur une authentique spiritualité chrétienne des sacrements3.

I Le baptême dans le Nouveau Testament

Le baptême apparaît dès les premières pages du Nouveau Testament comme un rite lié à la personne de Jean. Les synoptiques affirment que Jésus a été baptisé (Mt 3,13 et par.), fait qui n’est historiquement pas contestable vu notamment l’embarras qu’il provoque4. Puisque le baptême de Jean était conféré « pour la rémission des péchés » (Mc 1,4 ; Lc 3,3), on pourrait effectivement soutenir que Jésus avait besoin du pardon divin pour mener à bien sa mission, un peu comme Isaïe lors de sa vocation prophétique (Is 6,5-8). Cette hypothèse, qui ne s’accorde pas avec la foi néotestamentaire en l’impeccabilité du Christ (cf. Jn 8,46 ; 1 Jn 3,5 ; 1 P 1,19 ; 2,22 ; 3,18 ; He 4,15 ; 7,26 ; 9,14), est neutralisée par les synoptiques de deux manières différentes. D’une part, ils passent très vite sur le rite baptismal proprement dit pour insister sur la théophanie qui l’accompagne. Le renversement est total puisque, de la sorte, le baptême de Jean révèle la divinité de Jésus au lieu de la rendre impossible : « Celui-ci est mon Fils, qui a toute ma faveur » (Mt 3,17 et par.). D’autre part, le lien entre baptême et mort rédemptrice (Mc 10,38-39 ; Lc 12,50) suggère que le baptême de Jésus a été une manifestation anticipée de la Croix. Conformément à la destinée du Serviteur (Is 53) auquel la parole du Père fait allusion (Is 42,1 : « voici mon élu qui a toute ma faveur »), Jésus a inauguré par son baptême un long chemin de souffrance substitutive qui s’accomplira dans sa passion. Matthieu prend une dernière précaution en rapportant que le Baptiste ne s’exécute que sur un ordre exprès de Jésus, le motif invoqué par ce dernier étant d’ailleurs assez énigmatique (Mt 3,14-15)5.

Pendant la vie publique de Jésus, le rite baptismal disparaît quasiment de la circulation. Le quatrième évangile rapporte toutefois que Jésus baptisait quand il était en Judée (Jn 3,22). Le succès qu’il rencontre trouble les disciples du Baptiste, d’où la mise au point de ce dernier en faveur du véritable Époux (Jn 3,27-36). Est-ce la trace d’un conflit entre Jésus et son mentor, ou entre leurs mouvements respectifs6 ? Toujours est-il que Jésus a ensuite regagné la Galilée (Jn 4,3), ce qui est peut-être signe d’une prise d’autonomie vis-à-vis de Jean. Par ailleurs l’évangéliste ne donne guère d’éléments pour interpréter ce « baptême chrétien » pré-pascal et son rapport exact avec celui de Jean. Il tend à le minimiser en l’attribuant aux disciples de Jésus plutôt qu’au Maître lui-même (Jn 4,2). Quant aux synoptiques, ils ne signalent jamais que Jésus ou ses disciples auraient baptisé avant la Résurrection. Tout au plus évoquent-ils une polémique où le baptême joue un certain rôle, mais elle n’a rien à voir avec la précédente puisqu’elle oppose Jésus aux prêtres de Jérusalem et non pas aux disciples du Baptiste (Mt 21,25 et par.). On notera cependant que Jésus en sort vainqueur grâce à l’origine divine du baptême de Jean, ce qui se comprend mieux s’il avait lui aussi exercé un ministère baptismal semblable à celui que « tous tenaient pour un prophète » (Mt 21,26).

Après la Résurrection, tout change. Le baptême s’impose comme un rite central du christianisme primitif, ceci dans tous les milieux dont le Nouveau Testament a gardé la trace. Ce retour en grâce du baptême paraît tellement naturel qu’on n’éprouve guère le besoin de l’expliquer. L’évangile de Matthieu, suivi par la finale canonique de Marc, est le seul à se référer à un ordre du Christ à ce sujet : « de toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28,19). Mais c’est le Ressuscité qui parle, le but étant d’assumer la rupture de l’Église avec la pratique de Jésus qui n’avait été envoyé « qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 15,24). Il n’est donc pas possible de s’appuyer sur un logion du Christ pré-pascal pour relier le baptême à la mission d’évangélisation des païens. Cela suppose une mutation de sens très importante par rapport au baptême pratiqué par Jésus et explique au passage la discrétion des évangiles au sujet de son ministère baptismal. D’un autre côté aucun détail n’est donné sur le rite lui-même, par exemple sur son caractère réitérable ou non, sur la présence et le rôle d’un ministre, sur la nature de l’eau (vive ou stagnante), etc. Il est donc connu par ailleurs, même si sa signification a changé. Enfin la formule « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » rapproche le baptême chrétien du baptême reçu par Jésus au début de l’évangile. Le nouveau baptisé est dans la situation du Christ sortant du Jourdain, il est pris comme lui dans un événement trinitaire qui résume bien la théologie néotestamentaire du baptême.

Le Père. Le baptême chrétien change fondamentalement la situation religieuse de l’homme par le pardon qu’il médiatise. Accomplissant le « baptême pour la rémission des péchés » de Jean, il fait entrer dans une communion si étroite avec Dieu que celui-ci s’y révèle comme un Père pour les croyants. Ce thème est déployé par Paul au travers de la symbolique de la mort du « vieil homme », prisonnier de l’opposition foncière entre la chair et l’esprit (Rm 6,3.6 ; cf. Ep 4,20-24 ; Col 3,9-10). Au-delà des actes peccamineux que l’on peut commettre quotidiennement, Paul porte son regard jusqu’au « péché », au singulier, c’est-à-dire cette puissance mortifère présente en tout homme et qui le pousse à la rébellion contre Dieu. La théologie catholique en parlera plus tard, à la suite d’Augustin, comme du peccatum originale dont seul le baptême peut délivrer. Ce que l’on remarque moins souvent, c’est que Paul justifie ainsi la nécessité de ce rite pour les païens qui, n’ayant pas reçu la Tora, ne peuvent pas vraiment commettre de péchés ou en tout cas pas dans le même sens que les Juifs.

Le Fils. Conformément à sa nouvelle situation religieuse, le baptisé s’entend dire par Dieu : « tu es mon fils ». Cette filiation divine est déclinée par le quatrième évangile en clef de naissance d’en-haut (Jn 1,12-13 ; 3,5-6), entièrement dépendante de la volonté de Dieu et non de celle des hommes. Pour sa part, Paul insiste davantage sur l’identification au Christ impliquée par cette filiation, conséquence logique du fait que Dieu n’a en réalité qu’un seul Fils. « Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. » (Ga 3,27) La métaphore doit ici être prise selon la culture du monde antique. Le vêtement n’y était pas ce qu’on enlève le soir pour le remettre le lendemain matin mais ce qui prolongeait le corps comme une interface active entre l’intériorité de la personne et l’extériorité du monde, particulièrement dans le cadre du culte7. Fondamentalement, cela revient à dire comme Paul lui-même : « ce n’est plus moi mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).

Le Saint-Esprit. Le baptisé reçoit, tout comme Jésus, l’Esprit sous la forme d’un don stable et permanent. Ce point est particulièrement important pour distinguer le baptême de Jean du baptême chrétien, avec l’antithèse de l’eau et de l’Esprit annoncée par le précurseur lui-même : « moi, je vous ai baptisés d’eau, mais lui vous baptisera d’Esprit-Saint. » (Mc 1,8 ; cf. Mt 3,11 ; Lc 3,16 ; Jn 1,33). Le Baptiste songeait sans doute à la promesse d’Éz 16,26-27, qui n’a de sens que dans l’horizon juif de la pratique des commandements et du retour en Terre promise. Pour les chrétiens l’accent sera mis sur l’Esprit comme don eschatologique (cf. Jo 3,1-5 cité en Ac 2,17-21) présidant à une nouvelle création où les règles de séparation anciennes — en particulier entre les Juifs et les païens — sont virtuellement caduques parce que la vie est désormais plus forte que la mort. Les catéchèses johannique et paulinienne s’efforceront de récupérer l’Esprit comme instance éthique du baptême mais dans une perspective christologique court-circuitant l’obéissance aux mitswot (commandements) juives. Ainsi, pour le quatrième évangile, l’Esprit est envoyé par le Père afin que les disciples du Fils se rappellent son enseignement (Jn 16,26) et mettent en pratique le « commandement nouveau » (Jn 13,34). Chez saint Paul, l’Esprit indique encore plus nettement la loi de l’agir du baptisé qui, échappant à la tyrannie de la chair, devient cohéritier du Christ et peut s’adresser à Dieu avec les mots attestant sa filiation : « Abba, Père » (cf. Rm 8,1-17).

La finale de Matthieu suppose que le baptême est accompagné d’une invocation trinitaire. Mais d’après les Actes des Apôtres, les premiers chrétiens étaient simplement baptisés « au nom de Jésus-Christ » (2,38 ; 8,16 ; 10,48 ; 19,5). Par ailleurs le don de l’Esprit y est associé à l’imposition des mains qui pouvait accompagner le baptême proprement dit mais ne s’en distinguait pas moins au point de vue rituel. On sait que Jésus pratiquait volontiers ce geste lorsqu’il opérait une guérison ou un exorcisme, évidemment hors de tout contexte baptismal. Un cas de figure intéressant, qui servira plus tard de fondement scripturaire à la doctrine catholique de la confirmation, se présente avec le baptême des Samaritains. Ces gens ont bien reçu le baptême au nom de Jésus mais l’Esprit Saint n’est pas descendu sur eux. Pierre et Jean n’exigent pas qu’ils soient rebaptisés mais ils complètent leur initiation en leur imposant les mains (Ac 8,14-17). Tout différent est le cas des disciples de Jean qui veulent devenir chrétiens (Ac 19,1-6). Ils n’ont même pas entendu dire qu’il y avait un Esprit Saint (v. 2), ce qui est assez curieux puisque l’Ancien Testament en parle à plusieurs reprises et Jean-Baptiste lui-même d’après les évangiles. Sans doute faut-il voir là une exagération ironique des Actes des Apôtres pour répondre aux baptistes prétendant que leur rite était aussi efficace que celui des chrétiens. Afin de bien marquer la différence, Paul ordonne de rebaptiser tout le monde « au nom du Seigneur Jésus » (v. 5) — sans qu’il fasse office de ministre, semble-t-il — puis il leur impose les mains pour que l’Esprit vienne sur eux (v. 6).

Au bout du compte, on devine que le baptême chrétien repose sur un substrat juif dont Jean n’avait sans doute pas l’exclusivité vu l’intérêt que les pharisiens manifestent à ce sujet (cf. Jn 1,25 ; 3,25 ; 4,1). Rituellement il y a peut-être des évolutions mineures entre le baptême juif et le baptême chrétien, mais c’est surtout au niveau de la signification qu’un travail a dû être fait pour correspondre à l’entrée des païens dans le salut. Le rapport du baptême aux commandements mosaïques est particulièrement significatif de cette évolution. La Loi disparaît en tant que marqueur ethnique mais demeure du côté de l’instance divine permettant sa mise en pratique (l’Esprit Saint), identifiée concrètement à la sequela Christi. Mais tout cela est, rappelons-le, postérieur à la Résurrection. Si l’on veut comprendre en quel sens Jésus a institué le baptême chrétien, il faut certainement préciser la nature du seul rite baptismal qu’il a connu pendant son ministère public. Cela nous ramène à un personnage évangélique aussi important que difficile à cerner : Jean le Baptiste.

II Le baptême de Jean : un signe prophétique ?

Pour situer dans le contexte du judaïsme du Ier siècle la personnalité de Jean et le baptême qui lui est associé, nous ne disposons malheureusement d’aucun écrit issu de son mouvement. Il nous faut donc partir du Nouveau Testament, mais sans perdre de vue que la biographie de Jean a été retouchée par les évangélistes pour montrer que sa mission n’a d’autre sens que d’annoncer celle de Jésus. La stratégie suivie par les synoptiques est facilement déchiffrable : ils accentuent le plus possible les traits prophétiques de Jean, ce qui permet de valoriser sa personne plutôt que sa postérité représentée par un mouvement baptiste plus ou moins concurrent des chrétiens (cf. Ac 19,1-6). Ainsi Luc introduit-il Jean par une formule typique de l’accréditation des prophètes : « sous le pontificat d’Anne et Caïphe, la Parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert » (Lc 3,2). Jean est donc en marge des institutions religieuses officielles du judaïsme, en particulier du Temple où il devrait normalement officier en tant que prêtre. Il est présenté comme célibataire (Mc 6,29), ce qui le rapproche de Jérémie. Matthieu et Marc rapportent aussi des détails sur son vêtement et sa nourriture qui évoquent le mode de vie étrange des prophètes (Mt 3,4 et par.). Il est persécuté par un roi faible sous l’influence de son épouse impie, comme Élie (Mc 6,17-28). Enfin l’identité prophétique de Jean est définitivement établie par une déclaration solennelle de Jésus :

Tous les prophètes en effet, ainsi que la Loi, ont mené leurs prophéties jusqu’à Jean. Et lui, si vous voulez m’en croire, il est cet Élie qui doit revenir. Que celui qui a des oreilles entende !

(Mt 11,13-15)

Une fois ce point établi, il est naturel d’interpréter le baptême de Jean comme un signe prophétique, c’est-à-dire un de ces gestes choquants mais très expressifs que Dieu commande parfois à ses envoyés dans le but de débloquer une situation spirituelle mortifère où Israël s’est enfermé8. Par exemple Isaïe reçoit l’ordre de se promener nu et déchaussé pendant trois ans pour signifier la défaite de l’Égypte devant l’Assyrie (Is 20,1-6) et donc la nécessité d’attendre le salut de Dieu plutôt que des Pharaons. Jérémie doit prophétiser la chute de Jérusalem en brisant une cruche devant la Porte des Tessons (Jr 19,1-11), puis la domination de Nabuchodonosor sur la Judée en mettant sur ses épaules le joug des bœufs (Jr 27,2-12). Pareillement Ézéchiel simule le siège de Jérusalem en réalisant une sorte de maquette de la ville avec une brique et une poêle en fer (Éz 4,1-3).

Dans le cas de Jean, il s’agirait de ramener Israël à l’humilité des commencements, lorsque le peuple entre en possession de la terre promise après quarante années d’errance dans le désert. Traversant symboliquement le Jourdain sous la conduite du Baptiste, les Juifs qui se soumettent à ce geste reconnaissent la vanité de leurs efforts humains pour rester fidèles à l’Alliance et ils se préparent à une intervention nouvelle et définitive de Dieu en leur faveur. Une autre explication joue moins sur la localisation géographique du Jourdain que sur un rite dont nous connaissons l’existence par le Talmud, le baptême des prosélytes, imposé en sus de la circoncision aux païens qui voulaient devenir Juifs9. Si Jean avait connaissance de ce rite, peut-être montrait-il par son propre baptême que les israélites étaient aussi impurs que les païens et qu’ils ne sauraient attendre avec une assurance satisfaite le jugement eschatologique à venir. Cela rejoindrait certaines de ses paroles, étrangement proches de celles d’un saint Paul en conflit avec les judéo-chrétiens du parti de Jacques. « N’imaginez pas pouvoir dire : Nous avons Abraham pour père ! Car je vous déclare que de ces pierres-ci Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » (Mt 3,9 ; cf. Ga 3,6-9) Dernière suggestion : Jean contesterait la logique d’auto-justification des rites de purification du judaïsme où l’on se lave soi-même. En s’imposant comme ministre du baptême, il symboliserait la nécessaire intervention d’une altérité, et finalement de Dieu, pour atteindre à la pureté intérieure visée par les ablutions rituelles. On pourrait trouver encore d’autres interprétations. C’est qu’un signe prophétique, un peu comme une parabole, fonctionne par excès de sens. Son caractère énigmatique exige l’engagement du témoin dans un acte d’interprétation forcément marqué par sa subjectivité.

L’identité prophétique de Jean est ancrée dans les évangiles et elle possède sa cohérence théologique. Mais est-il légitime d’en tirer parti pour circonscrire la nature de son geste baptismal ? Il faut reconnaître que les interprétations que nous venons de passer en revue donnent à Jean-Baptiste une allure de « chrétien qui s’ignore », pour ne pas dire de Luther avant la lettre, légèrement suspecte au point de vue historique. Et puis deux données au moins rapportées par les synoptiques sont passées sous silence ou considérées comme insignifiantes. D’une part il est certain que Jean n’est pas une personnalité isolée mais qu’il est entouré d’un groupe stable de disciples (Mt 9,14 ; Mc 2,18 ; Lc 7,19 ; etc.). Son projet n’est donc pas simplement de pousser un cri prophétique pour réveiller un judaïsme soi-disant engoncé dans ses certitudes, mais aussi d’organiser la vie d’un groupe religieux avec au moins un minimum d’aspects institutionnels, dont évidemment une ritualité propre. D’autre part, le baptême de Jean n’est pas dépendant de sa personne puisqu’il a été pratiqué à Alexandrie (Ac 18,25 dans la version du Texte Occidental) et à Éphèse (Ac 19,3), cela bien après sa mort. Mais l’Ancien Testament ne fournit aucun exemple d’un signe prophétique « transmissible ». On pourrait même dire qu’un tel signe ne saurait être répété sans que soit menacée sa vérité prophétique, comme un oracle dont l’accomplissement serait toujours remis au lendemain. Or c’est bien à une thèse de ce genre que l’on est conduit si l’on voit dans le baptême un signe prophétique devenu rite à l’occasion de son adoption par l’Église primitive.

III Le baptême de Jean : un signe eschatologique ?

Le grand exégète allemand Heinz Schürmann a suivi une perspective un peu différente pour expliquer comment un signe posé une seule fois dans un contexte historique unique en faveur d’une communauté croyante peut être répété rituellement par celle-ci sans pour autant être vidé de son contenu10. Plutôt que de signe prophétique, il vaudrait d’ailleurs mieux parler de signe eschatologique, catégorie qui s’appliquerait aussi bien au baptême institué par Jean qu’à l’eucharistie instituée par Jésus.

En représentant [l’avenir prophétique, i.e. sa mort salutaire] sous une image symbolique par le double geste accompli à la cène, Jésus avait déjà effectivement offert à ses convives le salut eschatologique, fruit de sa mort, comme par ailleurs le Baptiste avait mis en scène le symbolisme efficace de la prophétie d’Éz 36,25 : « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés » grâce à une aspersion d’eau. L’œuvre salutaire du Baptiste et celle de Jésus supposent respectivement la prophétie, la reprennent, la réalisent et l’appliquent. Ce faisant, ces œuvres renferment déjà plus qu’un ôt (signe) prophétique. On remarquera, par analogie avec la conception grecque du sacrement, la réciprocité de signification du symbolisme : la purification par l’eau opérée par le Baptiste et la collation perpétrée par Jésus sont des symboles d’une réalité qu’ils confèrent en la réalisant. Le symbole est inhérent au don ; le don n’est pas l’efficacité du symbole. Le signe comme tel n’a de soi aucune efficacité. C’est le don accompli qui symbolise une réalité11.

Pour comprendre ce que dit Schürmann, il faut avoir conscience que le signe prophétique n’est pas un symbolisme sans contenu réel, à la manière d’un panneau indicateur qui représente le prochain croisement mais n’y participe pas ontologiquement. Au contraire, le signe prophétique contient déjà en lui-même la réalité qu’il signifie, sous la forme de prodromes historiques déclenchés par le prophète lui-même. En brisant une cruche devant Jérusalem, Jérémie ne fait pas qu’annoncer sa destruction future. Il provoque cette destruction aussi sûrement qu’en donnant le premier coup de pioche aux murailles de la cité sainte, et c’est bien ce qui fait du signe prophétique un geste aussi choquant.

Ainsi le signe prophétique et le signe eschatologique sont tous deux porteurs d’une réalité salutaire. Ce qui change, c’est le rapport de cette réalité à l’histoire. Dans le cas du signe prophétique, le salut doit encore se déployer temporellement pour atteindre son terme historique, quand bien même ce terme est déjà fixé par Dieu et donc absolument irrécusable par les libertés humaines. En revanche le signe eschatologique contient déjà la plénitude historique du salut qu’il représente. Cette plénitude fait que le signe ne saurait être pleinement signifiant dans l’instantanéité d’un événement. De lui-même, il se prolonge en se donnant une forme rituelle qui participe de sa dimension salutaire accomplie. Pour le dire autrement, l’efficacité du signe eschatologique n’est pas une conséquence de son pouvoir symbolisateur. Au contraire, c’est parce que le salut est porté à son accomplissement en tant que don fait aux hommes qu’il possède une expressivité symbolique que l’on peut mettre en œuvre rituellement. Alors que la répétition d’un signe prophétique est impossible car elle en ruinerait la signifiance et donc l’efficacité, celle du signe eschatologique est requise pour les mêmes raisons.

Au fond, Schürmann reprend la typologie traditionnelle distinguant la figura de sa veritas (par exemple la manne comme figure de l’eucharistie), tout en insistant sur le rapport complexe qui se noue entre le signe et la temporalité par la médiation du rite. Cependant, notre exégète ne plaquerait-il pas sur les textes bibliques une idée a priori, découlant de son désir de rendre compte de l’institution du baptême et de l’institution de l’eucharistie par une seule et même catégorie ? Ce faisant, il semble attribuer au baptême de Jean une efficacité qui n’est jamais vraiment reconnue par le Nouveau Testament. On pourrait au contraire affirmer, au moins du point de vue chrétien, que ce baptême ne saurait purifier réellement l’homme de ses péchés à cause de son absence de référence à la Passion de Jésus. Car c’est sur la Croix que le pardon divin est eschatologiquement signifié à l’homme, de sorte qu’il faut bien, d’une manière ou d’une autre, y rattacher le baptême dans sa dimension de signe. Saint Paul se livre à ce travail lorsqu’il écrit : « nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6,4). Et un Thomas d’Aquin sera tellement sensible à ce fait qu’il s’étonne de ce que la forme du baptême (chrétien, bien sûr, et non pas johannique) ne mentionne pas explicitement la Passion du Seigneur12.

IV Le baptême de Jean : un rite d’entrée

Au bout du compte, il n’est guère tenable historiquement et théologiquement de voir dans le baptême de Jean un signe prophétique, même poussé à son terme et devenu signe eschatologique du pardon accordé à Israël avant les temps messianiques. Dans quelle direction chercher alors son origine et sa signification, si l’on veut comprendre comment ce geste a pu survivre à son inventeur ? Pour nous ouvrir la perspective, citons ici le témoignage d’un auteur bien informé sur les réalités du judaïsme de son temps, Flavius Josèphe :

[Jean-Baptiste] exhortait les Juifs à cultiver la vertu, c’est-à-dire à user de justice les uns envers les autres et de piété envers Dieu, afin de se joindre au baptême. Ainsi seulement le baptême lui paraîtrait agréable, si l’on n’en usait pas pour le pardon de certaines fautes, mais pour la purification du corps, après que l’âme ait été entièrement purifiée par la justice13.

Flavius Josèphe n’est sans doute pas plus « objectif » que les évangélistes dans sa description du Baptiste, qu’il présente comme une sorte de sage pythagoricien, parfaitement inoffensif au point de vue politique. Dans cette ligne, son baptême est assimilable à un rite de purification commun, du genre de ceux pratiqués par les Juifs ordinaires. Un point cependant mérite d’être relevé. Le baptême n’est pas conféré pour compenser une impureté rituelle accidentelle, mais comme sanction d’un parcours de conversion éthique assez exigeant. Cette note a des chances d’être historiquement exacte parce qu’elle se rapproche d’un verset évangélique qui cadre mal avec l’interprétation prophétique du baptême que les synoptiques cherchent à imposer : lorsque les foules viennent trouver Jean pour recevoir son baptême, il ne les accueille pas immédiatement mais les renvoie à la nécessité d’une conversion morale effective. « Produisez donc des fruits qui témoignent de votre conversion ! » (Lc 3,8 ; Mt 3,8) Flavius Josèphe suggère que cette démarche de repentance est individuelle, mais c’est ici que la connaissance que nous pouvons avoir par ailleurs du judaïsme du Ier siècle va permettre de faire un pas supplémentaire.

Depuis la découverte des manuscrits de la Mer morte à Qumrân (1947), il est fréquent de rapprocher Jean-Baptiste des esséniens, à qui la majorité des spécialistes attribuent ces fameux textes. Cette secte est passée sous silence par le Nouveau Testament mais elle est mentionnée par Flavius Josèphe qui, comme à son habitude, cherche à arrondir les angles et en parle comme d’une simple composante du judaïsme, caractérisée par sa forte motivation religieuse. Cependant les textes de Qumrân montrent que la vision que les esséniens avaient d’eux-mêmes était autrement ambitieuse. Selon eux, un sacerdoce corrompu avait égaré Israël hors de la voie de la justice. Mais Dieu, qui ne pouvait avoir abandonné son peuple, s’était suscité un petit reste porteur de l’Alliance pour tout Israël. Concrètement il s’agit de la communauté des esséniens qui choisit de vivre au désert (de Judée) pour annuler symboliquement toute une histoire d’infidélité à la Loi.

Contrairement à l’identité juive, qui est un droit de naissance ratifié par la circoncision, l’entrée dans la communauté se fait par une cooptation sanctionnant un long parcours initiatique. Une fois admis, le néophyte reçoit l’Esprit Saint, c’est-à-dire un charisme stable de type prophétique permettant d’interpréter l’Écriture dans le sens des préceptes supplémentaires pratiqués par les esséniens. Ces obligations nouvelles, qui n’apparaissent pas dans la Tora écrite, sont d’ailleurs soumises à la discipline de l’arcane. La vie de la communauté trouve son aboutissement dans un repas sacré où l’on consomme en quantité symbolique du pain et du vin. Ce repas à connotation sacrificielle est appelé pureté car on ne peut s’y joindre que dans l’état de pureté lévitique que s’imposent tous les esséniens, même s’ils ne sont pas de famille sacerdotale. De fait, la communauté se considère comme le véritable sanctuaire d’Israël et ses membres se fixent comme objectif d’être des « fils de Sadoq », expression qu’il ne faut pas prendre dans un sens généalogique mais comme un signe d’excellence morale, à la manière du prophète Ézéchiel14.

Il est clair qu’il y a des similitudes entre les esséniens et Jean-Baptiste, en particulier la teneur eschatologique du message et le parcours de probation conclu par un rite de purification. Faut-il en conclure que Jean serait un essénien dissident ? Le fait qu’il ne mangeait pas de pain et ne buvait pas de vin (Lc 1,15 ; 7,33) semble un obstacle dirimant. Cependant, on peut envisager une parenté idéologique et institutionnelle que l’étude des confréries pharisiennes tend à confirmer.

Toujours sur la base de Flavius Josèphe, on présente souvent le pharisianisme comme un courant plus ou moins informel constitué des Juifs pieux décidés à mettre la Tora au centre de leur vie. Par sa prise de distance du culte sacrificiel officiel, le pharisianisme prônerait un certain égalitarisme au sein du peuple : ce n’est plus la généalogie sacerdotale mais la motivation personnelle qui permettrait de s’approcher de Dieu. D’un autre côté, le Talmud garde de nombreuses traces d’un élément de sélection à l’intérieur même du pharisianisme originel. Il s’agit des confréries, en hébreu haburot. La tradition rabbinique les assimile à des écoles ou des groupements assez lâches de disciples autour d’un sage, mais il semble qu’il s’agissait plutôt de mouvements de type sectaire, assez proches finalement des esséniens de Qumrân15.

Particulièrement significatif est le fait que les membres de ces confréries se considéraient souillés par le contact physique avec le « peuple du pays » (am haaretz). Cette catégorie est d’origine biblique16 mais le Talmud en donne une définition nouvelle. Il s’agit des Juifs qui observent le sabbat et les interdits alimentaires communs, sans chercher à se maintenir dans l’état de pureté lévitique qui, théoriquement, n’a de sens que pour les prêtres. Évalué plus positivement, l’homme « digne de confiance », neeman, est réputé scrupuleux pour régler la dîme. Enfin le « compagnon », haber, est admis à faire partie d’une confrérie. Cette hiérarchie à trois niveaux suggère que l’homme digne de confiance est dans un état transitoire, correspondant à un parcours d’initiation devant s’achever par l’entrée dans la confrérie. Ce processus durait deux ans et ressemblait fort à celui des esséniens. La première année, le candidat portait un vêtement spécial et s’astreignait aux règles de pureté lévitique pour les aliments solides. Un nouveau vêtement marquait le passage en deuxième année, où l’exigence de pureté s’étendait aux aliments liquides. Enfin l’entrée solennelle dans la habura se faisait par un bain rituel, accompagné de serments solennels prononcés devant des témoins qualifiés ou devant un maître reconnu. Il s’agit en fait du baptême des prosélytes dont nous avons déjà parlé plus haut17.

L’intervention de témoins donne au baptême pharisien un aspect juridique, mais il ne faut pas oublier que dans la culture biblique le serment appartient naturellement à la sphère du sacré et qu’il est constitutif de l’Alliance18 : comme en Ex 24, l’homme doit s’engager à respecter sa part du contrat par l’observance des commandements. Par ailleurs ce contexte correspond bien à la manière particulière dont le quatrième évangile rend compte de la mission baptismale de Jean. Il n’est pas un prophète (Jn 1,21) mais un témoin baptismal (Jn 1,7-8.15.19.32.34) dont le rôle a été transformé par la rencontre avec Jésus. Notons enfin que le baptême des pharisiens n’est évidemment proposé qu’à des Juifs. Le prosélytisme auquel fait allusion Mt 23,15 n’est donc pas dirigé vers les païens mais vers les Juifs de la diaspora, un peu comme le mouvement de Jean qui est parti de Judée pour essaimer jusqu’à Alexandrie ou Éphèse. D’une manière générale, l’idée d’une mission active auprès des païens est parfaitement étrangère au judaïsme, toutes tendances confondues19. Il y a certes une procédure pour accueillir les païens qui viennent de leur propre initiative, mais jamais les sources juives n’expriment le souhait de voir le peuple s’accroître de cette manière. Le seul contre-exemple que l’on connaisse, rapporté par Josèphe, est celui de la campagne de judaïsation forcée des Iduméens par Jean Hyrcan (135-104), dont l’objectif était clairement politique. Rituellement, elle s’est concrétisée non par un baptême du genre de celui de Jean ou des pharisiens mais par la seule circoncision.

En rassemblant toutes ces données (évangiles, Flavius Josèphe, textes de Qumrân, Talmud), on finit par avoir une image assez cohérente de Jean et de son baptême. Ils prennent sens sur le fond du judaïsme du début de notre ère, qui était traversé par de nombreuses tendances sectaires comme les esséniens ou certains pharisiens. Ces groupes avaient ceci de commun de recruter leurs nouveaux membres après une longue préparation conclue par un rite baptismal. La circoncision, qui ne délimitait que l’appartenance au judaïsme ordinaire, en était relativisée jusqu’à ne plus signifier l’appartenance à l’Alliance. Le mouvement de Jean était une de ces sectes, avec une idéologie eschatologique très marquée mais différente de celle de Qumrân. Du fait que Jean baptisait « de l’autre côté du Jourdain » (Jn 1,28 ; 3,26 ; 10,40), il ne considérait pas que son groupe incarnait l’Alliance nouvelle et éternelle. Il s’agissait plutôt d’une communauté eschatologique dont la finalité était d’accueillir « le Seigneur qui vient » (Ml 3,1), lequel ferait lui-même entrer le nouvel Israël dans sa patrie définitive. Corrélativement, le mouvement de Jean n’avait pas l’équivalent du repas sacré des esséniens ou des pharisiens, préparé avec les fruits typiques de la terre promise (blé, raisin). De ce point de vue il était moins fortement structuré que les confréries pharisiennes, ce qui explique que certains disciples de Jean pouvaient choisir de vivre avec lui (ce qui semble avoir été le cas de Jésus, au moins pendant un temps) tandis que d’autres reprenaient leur vie ordinaire, sans pour autant rompre avec la communauté. Cette souplesse institutionnelle relative a rendu possible l’interprétation que les synoptiques font de Jean, mais l’essentiel demeure. Le baptême de Jean n’est pas un geste prophétique devenu plus tard rite d’entrée. Comme le montrent Nodet et Taylor (dont nous avons repris l’essentiel du raisonnement), il est, dès le départ, un rite d’entrée, et c’est en tant que tel qu’il a pu être repris et transformé par le christianisme primitif.

V Institution du baptême et judaïté du Christ

Jésus était Juif, ce qui veut dire que l’accomplissement de sa mission passait par un chemin concret d’obéissance à la volonté de Dieu telle qu’elle a été révélée en Israël. Nous connaissons peu de choses de la première et plus longue partie de son existence terrestre, que l’on appelle parfois sa vie cachée. Mais il est certain qu’il n’est pas resté un « Juif ordinaire » et qu’il est entré dans la communauté eschatologique de Jean en recevant son baptême. Au bout d’un temps difficile à évaluer, accompagné de quelques disciples de Jean, il a lui-même fondé un groupe stable autour de sa personne. Il est probable que l’entrée dans sa communauté se faisait encore par la réception du baptême, puisque la circoncision ne suffisait pas à définir le statut théologique de ceux qui l’avaient rejoint. Il acceptait donc pleinement la ritualité propre des mouvements eschatologiques comparables au sien (esséniens, pharisiens, disciples de Jean) mais la logique de séparation que cette ritualité sous-tendait ne l’empêchait pas de rejoindre tous les fils d’Israël, de quelque statut religieux qu’ils fussent. D’ailleurs, si Jésus avait limité son action et son enseignement au cercle étroit de ses disciples, il n’aurait jamais représenté un danger réel pour les cercles sacerdotaux de Jérusalem. Au contraire, il lui arrivait souvent de s’adresser à la foule, composée de Juifs de toute obédience, voire de quelques païens, ainsi que de faire bénéficier de ses pouvoirs de thaumaturge des gens qu’il n’aurait jamais l’occasion de revoir par la suite. Conscient de n’être envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël, Jésus n’avait de réticence pour personne au sein du judaïsme, surtout pas pour les pécheurs.

Jusqu’à la mort de Jésus, sa communauté est restée strictement confinée au monde juif. Mais la Résurrection et la Pentecôte ont changé la donne. Par l’intervention de l’Esprit, mission a été donnée aux disciples du Christ de porter la Bonne Nouvelle aux païens et donc de les accueillir au sein de l’Alliance. Du fait que, à l’intérieur du judaïsme, l’idéologie du mouvement de Jésus tendait à dévaloriser la circoncision par rapport au baptême, c’est ce dernier qui l’a emporté comme rite d’entrée dans l’Église. Mais cela ne s’est pas fait sans débats, car en n’imposant pas la circoncision préalable au baptême, les apôtres promouvaient une égalité de statut ecclésial entre pagano-chrétiens et judéo-chrétiens, difficile à cerner théologiquement. Cela pouvait être interprété comme une remise en cause de la Révélation portée depuis des siècles par Israël, jusqu’à la position d’un Marcion rejetant purement et simplement les Écritures saintes des Juifs. Saint Paul a trouvé le chemin de crête permettant de justifier la décision apostolique, mais l’histoire a montré que la tentation de couper Jésus de sa judaïté s’est prolongée dans une Église devenue massivement pagano-chrétienne. L’argument sous-jacent est toujours plus ou moins le même : puisque le baptême s’est substitué à la circoncision, le christianisme n’a-t-il pas purement et simplement remplacé le judaïsme, de sorte que son fondateur appartiendrait davantage à la nouvelle religion qu’à l’ancienne ?

Le simple fait que le baptême ne s’est pas substitué à la circoncision mais qu’il l’a rendue inutile — pour les chrétiens — par son accomplissement céleste (cf. Col 2,10-11) invalide théologiquement cette position. On peut aussi s’appuyer sur l’enseignement autorisé de Thomas d’Aquin relativement à l’institution du baptême. Lorsqu’il traite de cette question, le docteur angélique commence par noter :

Les sacrements de la Loi nouvelle tiennent leur efficacité du commandement du Christ. Or le Christ a donné à ses disciples l’ordre de baptiser après sa Passion et sa Résurrection, en disant : « Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, etc ». Il semble donc que c’est après la Passion du Christ que le baptême fut institué20.

Puis Thomas cite une autorité en sens contraire, en l’occurrence saint Augustin, et opère la synthèse en donnant le primat à l’autorité traditionnelle :

Un sacrement est institué au moment où il reçoit le pouvoir de produire son effet. Or le baptême a reçu ce pouvoir lors du baptême du Christ. C’est donc alors vraiment que le baptême a été institué, quant au sacrement lui-même. Mais l’obligation de recevoir ce sacrement ne fut imposée aux hommes qu’après la Passion et la Résurrection.

Contrairement à l’eucharistie, que Jésus a instituée en officiant comme ministre principal, donc dans une position permettant d’introduire la nouveauté rituelle qu’il désirait, le baptême chrétien a été institué par lui en le recevant, dans une pure passivité. On ne saurait mieux signifier l’adhésion profonde qu’il exprimait ainsi pour les mitswot donnant son contenu concret à l’initiation précédant ce rite d’entrée. Et sans doute en est-il resté de même pour le baptême pratiqué ensuite dans son propre mouvement. Pendant son ministère public, le temps n’était pas venu de rompre avec les commandements mosaïques, mais au contraire de les pratiquer jusqu’à l’accomplissement de toute la Loi. Ainsi fait-on fausse route en projetant sur Jésus l’image d’un Juif libéral en rupture de ban avec la religiosité traditionnelle de son peuple, trop centrée sur la ritualité et pas assez engagée existentiellement. Jésus et ses disciples faisaient au contraire partie des mouvements juifs les plus « conservateurs » que l’on puisse imaginer, pour autant que cette désignation anachronique ait ici un sens. Les polémiques qui l’opposent aux pharisiens ne dépassent pas celles qui pouvaient diviser les pharisiens entre eux, et on en trouve de très voisines dans le Talmud entre les sages des différentes écoles rabbiniques.

Si c’est la passivité baptismale qui a été instituante de ce sacrement, alors le baptême situe le pagano-chrétien dans un rapport de reconnaissance du judaïsme et de la valeur des mitswot. Non pas qu’il doive lui-même judaïser, comme s’il recevait la circoncision et s’agrégeait au peuple d’Israël avant de devenir chrétien : la pratique littérale des commandements est une responsabilité confiée aux seuls Juifs. Mais, par le baptême, le chrétien s’engage sur un chemin d’obéissance à Dieu enté sur celui de Jésus et donc essentiellement encadré par les commandements mosaïques. Car les commandements ont été donnés à Israël pour qu’en les mettant en pratique il les comprenne et qu’en les comprenant il connaisse le seul vrai Dieu. Suivant le Christ par la pratique de la charité cruciforme, ses disciples reçoivent en plénitude cette connaissance de Dieu qu’ils ne peuvent déchiffrer sans la lumière de l’Ancien Testament : récits, oracles prophétiques, proverbes, mais aussi préceptes mosaïques. Pour un chrétien, les mitswot ne sont donc pas les témoins d’un passé révolu mais les signes d’une grâce actuelle : celle de son baptême.

Notes de bas de page

  • 1 VIIe session du 3 mars 1547, can. 1 (DzS 1601).

  • 2 On pourra lire à ce sujet les fortes remarques de Louis Bouyer dans Le rite et l’homme, Paris, Cerf, 1962, p. 94-98. Précisons que nous ne défendons pas un fixisme des rites juxtaposé à un transformisme des dogmes. Il y a bien développement homogène et des rites et des dogmes, selon deux logiques à la fois différentes et interdépendantes. Ce que nous contestons, c’est l’aplatissement de la première sur la deuxième, c’est-à-dire la réduction (assez luthérienne, au fond) du rite à un dogme incarné.

  • 3 Pour les données historiques et exégétiques, nous devons beaucoup à la remarquable étude d’É. Nodet et J. Taylor, Essai sur les origines du christianisme, Paris, Cerf, 1998. Au fond, cet article ne vise à rien d’autre que de tirer de leurs résultats sur l’origine du baptême chrétien les conclusions théologiques qui s’imposent au sujet de l’institution de ce sacrement.

  • 4 Cf. J.P. Meier, Un certain Juif Jésus, t. II, Paris, Cerf, 2007, p. 83-90. Le quatrième évangile donne beaucoup d’ampleur au témoignage de Jean mais il passe sous silence le baptême de Jésus proprement dit.

  • 5 Dans l’Évangile selon les Hébreux c’est Jésus lui-même qui formule l’objection : « en quoi ai-je péché, pour que je doive aller me faire baptiser ? » Jérôme, Contre Pélage III, 2 (PL 23, 570-571).

  • 6 Contre certains auteurs pour qui Jésus aurait quitté le mouvement de Jean à cause de sa pratique trop exigeante et finalement culpabilisante du baptême, J.P. Meier, dans son livre Un certain Juif… (cité supra n. 4), p. 113, note avec raison « qu’aucune donnée ne vient appuyer l’idée d’une rupture totale et hostile » entre Jean et son célèbre disciple.

  • 7 Cf. A. Lods, Religion et vêtement, Rythmes du monde, 1964, p. 4.

  • 8 On pourra consulter sur ce sujet S. Amsler, Les actes des prophètes, Genève, Labor et Fides, 1985.

  • 9 Talmud de Babylone, Yebamot 47a-b. En réalité, même si le baptême des prosélytes est présenté par la tradition rabbinique comme un rite destiné aux païens convertis, il est très probable que le baptême pharisien sous-jacent n’avait de sens qu’à l’intérieur du monde juif. Cette question est liée à celle d’un prosélytisme actif des pharisiens auprès des païens, que l’on soutient parfois sur la base de Mt 23,15 mais qui paraît historiquement invraisemblable.

  • 10 Nous nous inspirons ici de la belle étude de L. Bergin, O propheticum lavacrum, Baptism as Symbolic Act of Eschatological Salvation, Rome, PUG, 1999, p. 67-69 et 113-119.

  • 11 H. Schürmann, « Les paroles de Jésus lors de la dernière Cène », dans Concilium 4/10 (1968), p. 113.

  • 12 Somme Théologique IIIa, Q. 66 a. 5 ob. 5.

  • 13 Antiquités Juives XVIII, 117.

  • 14 Cf. J. Taylor, D’où vient le christianisme ?, Paris, Cerf, 2003, p. 30-31 et 52-53.

  • 15 Cf. É. Nodet et J. Taylor, Essai sur les origines… (cité supra n. 3), p. 195-203.

  • 16 Pour l’historiographie deutéronomiste, elle désigne simplement le peuple d’Israël dans son ensemble. Mais au retour d’exil l’appellation devient nettement péjorative : elle se réfère aux judéens qui ne sont pas partis en exil à Babylone et s’opposent à la reconstruction du Temple par Zorobabel. Ces derniers ont été ensuite identifiés aux Samaritains, ce qui permet d’expliquer les ressemblances tout en maintenant la distance pour défaut d’orthodoxie.

  • 17 Cf. É. Nodet et J. Taylor, Essai sur les origines… (cité supra n. 3), p. 203-207.

  • 18 Déjà un texte comme 2 Ch 15,10-15 suggère que la Pentecôte, fête des semaines (shavouot), est devenue la fête de l’Alliance ou des serments (shevouot).

  • 19 Cf. C. Orrieux et E. Will, Prosélytisme juif ? Histoire d’une erreur, Paris, Les Belles Lettres, 1992, suivi par J.-P. Lémonon, « Le judaïsme avait-il une pensée et une pratique missionnaire au début du Ier siècle de notre ère ? », dans Le judaïsme à l’aube de l’ère chrétienne, Paris, Cerf, 2001, p. 299-329.

  • 20 Somme Théologique IIIa, Q. 66 a. 2.

newsletter


the journal


NRT is a quarterly journal published by a group of Theology professors, under the supervision of the Society of Jesus in Brussels.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgium
Tél. +32 (0)2 739 34 80