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Le corps de la présence réelle

Une réflexion théologique sur l’eucharistie à partir de M. Henry

Antoine Vidalin
Michel Henry’s œuvre, by its radical elucidation of phenomenality in the auto-affection of the flesh, which is no longer situated in the exteriority of the world but in the invisible Life which unite each living creature to self, has the effect of profoundly renewing certain philosophical questions such as the truth of Christianity and the body. The article seeks to honour this enrichment in a theological reflection on the eucharist seen from the angle of the question of the real presence. What is a body ? What is the historical body of Christ ? What is transubstantiation ? These are the points of entry to a reflection which demands in-depth study.

Dans sa doctrine eucharistique, Thomas d’Aquin définit la transsubstantiation comme « la conversion de toute la substance du pain en toute la substance du corps du Christ, et de toute la substance du vin en toute la substance du sang du Christ » (STh IIIa 75,4). Ce réalisme s’établit au prix d’une aporie ontologique, puisque Thomas se voit « contraint d’admettre, que dans le sacrement, des accidents subsistent sans sujet » (STh IIIa 77,1). Un tel aveu montre à quel point la doctrine eucharistique de Thomas reste libre quant à son ontologie et ne peut s’y réduire. Bien plus, ce « miracle » n’est pas une impasse logique, mais dit ce qu’il en est de la foi, au même titre que celui de la conception virginale (STh IIIa 77,1). Le Concile de Trente ne s’y trompa pas, qui traite de la « transsubstantiation » en préférant le vocable d’« apparences » à la catégorie, plus ontologique, d’« accidents » (13e session, ch. 4 et canon 2 ; Dz 1642 et 1652). Cependant, l’Église professait une réalité de foi dont elle avait du mal à rendre raison. En particulier, la signification des apparences du pain et du vin demeurait voilée.

Au XXe siècle, suivant la voie frayée par la phénoménologie de Husserl, Schillebeeckx1 élaborait les concepts de transsignification et de transfinalisation, par lesquels était exploré le rapport de l’homme, en tant que donateur de sens, à l’Eucharistie. Mais le mystère ontologique de la « transsubstantiation » demeurait, bien que présent, non traité, comme un point aveugle. Ce fut le mérite de Pousset2 de tenter une synthèse entre l’apport de la phénoménologie et la doctrine thomiste. Il redéfinit pour cela le concept de substance, ni simple en-soi invisible sous des accidents, ni pure opération abstraite du sujet, mais principe actif unifiant les phénomènes relatifs à un certain être. Muni de ce concept, il établit la présence du corps du Christ dans l’Eucharistie, comme indissociablement, et sacrifice, et nourriture. Sans entrer dans le détail de son argumentation, ce qui n’est pas mon propos, je voudrais souligner chez cet auteur, deux insuffisances. Il me semble tout d’abord qu’il confond essence et substance. Ainsi, il vaudrait mieux dire que l’essence du pain et du vin est d’être nourriture, et non que leur substance est d’être nourriture. Car c’est l’essence et non la substance qui fait le lien entre le sujet connaissant — puisque c’est elle qu’il appréhende — et le connu. En restant ainsi au niveau de l’essence, Pousset me paraît esquiver le problème ontologique. La seconde insuffisance est le peu d’attention prêtée à la dimension corporelle. N’oublie-t-on pas souvent que de chaque côté, il y a un corps : celui du Christ et celui du croyant. Mais qu’est-ce qu’un corps ? Telle est la question qui est à l’origine de cet essai et pour lequel la phénoménologie de Michel Henry offre une source d’inspiration.

I Qu’est-ce qu’un corps ?

1 La substance d’un corps

Un corps est une réalité visible, qui apparaît dans le monde. Quelle est sa substance, sa vérité ? Selon Michel Henry, elle ne se trouve pas dans une phénoménologie du monde pour laquelle tout phénomène apparaît dans l’extériorité, mais dans une phénoménologie de la Vie qui concerne le « soi » donné à lui-même en son corps et qui s’y éprouve comme joint à soi. Cette épreuve pathétique de soi est une chair, invisible pour le monde, mais vérité de la Vie. Nul déploiement des pouvoirs de mon corps, du voir, du toucher, du connaître qui ne trouve son archè dans cette ipséité que j’éprouve être, sans distance avec moi-même, dans un non-savoir mondain, dans une pure immanence. Ainsi nul corps sans une chair invisible qui s’éprouve, qui en est le fondement ontologique, la substance, le « moi vivant ».

2 L’archipassibilité

Dans son ouvrage C’est Moi la Vérité3, Michel Henry montre comment la venue dans la vie de tout vivant présuppose, à titre de condition de possibilité, l’engendrement du Premier Vivant, Ipséité en laquelle la Vie Absolue s’auto-engendre, s’auto-révèle et s’éprouve. Le Premier Vivant est la chair de notre chair, car il est l’archipassibilité sur le fond de laquelle tout pâtir et donc toute naissance d’une ipséité, d’un « soi » est possible. La différence entre lui et nous, c’est qu’il s’apporte lui-même dans la Vie, dans l’auto-engendrement de la Vie, alors que tel n’est pas notre cas. C’est ce qui fait notre condition de créature. Il y a en nous la souffrance d’être ce « moi » rivé à soi que nous n’avons pas choisi, mais aussi, si nous le ratifions à travers l’épreuve de cette souffrance, la joie d’être ce « moi » en profusion de soi, engendré dans l’engendrement du Premier Vivant comme fils dans le Fils. Parce que je suis engendré dans l’auto-engendrement de la Vie absolue, je suis pleinement mis en possession de moi-même, maître des pouvoirs de mon corps, et deviens un « je peux » tourné vers le monde. Mais oublieux de mon origine véritable qui ne cesse pourtant à chaque instant de me donner à moi-même, je me prends pour l’origine de mes pouvoirs : Michel Henry parle ici de l’illusion de l’ego transcendantal. « Je peux » demandera la Vie, non plus à son origine, mais à l’extériorité, à ce qui ne peut la lui apporter. Ultimement, l’illusion de l’ego transcendantal est l’idolâtrie du soi qui ramène le monde à soi4.

3 La chair du Christ5

« Et le Verbe devint chair » (Jn 1,14). Le Premier Vivant devient l’un de nous, c’est le mystère de l’Incarnation. Pour le Verbe, devenir chair, c’est devenir ce dont il est le principe en tant qu’archipassibilité. Lui qui était dans le monde comme la lumière des hommes (Jn 1,9-10), comme leur Vie invisible qui ne cesse de les joindre à eux-mêmes, devient un homme parmi d’autres, en épousant la condition finie, la chair vulnérable et pathétique.

« Selon que le Père m’aima, moi aussi, je vous aimai » (Jn 15,9). Son incarnation par amour (« moi aussi, je vous aimai ») est prise dans le mouvement même de son engendrement (« selon que le Père m’aima »). Le procès de la vie pathétique du Christ dans sa chair est ainsi assumé dans celui de son engendrement filial et devient celui de notre engendrement, car nous sommes entés sur cette chair. Mais dire l’incarnation, c’est dire aussi le corps du Christ, comme réalité mondaine, extérieure. Pas d’autre voie pour nous qui avons perdu le chemin intérieur, que de croire qu’en cet homme qui apparaît dans le monde, la Vie éternelle se donne à nous. Mais le croyons-nous ? Tel est le procès que nous raconte Jean dans son Évangile (« vous me voyez et vous ne croyez pas », Jn 6,36), au terme duquel nous tuons le Christ pour n’avoir pas cru qu’en lui, la Vie nous était donnée, que si nous mangions sa chair, nous vivrions éternellement.

La chair qui pâtit à cause de notre péché, est celle du Premier Vivant. Dans la Passion, cette passibilité atteignit son point insupportable. Le Fils y fit l’épreuve de lui-même comme de nous-mêmes la plus radicale, parce qu’il est le premier Vivant, mais c’est là qu’il se révèle le plus être le Fils (He 5,8-9), vivant, déjà durant la Passion, de la joie béatifique qu’y décèle Thomas (STh IIIa 46,8), et qui déferlera au matin de Pâques : la joie d’être soi, pour nous, dans le déferlement de la Vie. Cette chair qui a souffert, qui est ressuscitée, et qui est montée au ciel, s’offre à nous désormais comme un chemin de salut et d’engendrement à la Vie. Car nos souffrances, fruits de nos refus, sont devenues les siennes et sa joie peut devenir la nôtre. Pour cela, il faut que notre ego, notre « je peux » se démette, qu’il reconnaisse qu’il tire son origine d’une autre chair, et qu’il meure avec elle dans l’eau du baptême pour que ressuscite un Vivant, fils dans le Fils. Comment approcher alors, dans le cadre extrêmement succinct que je viens d’exposer, le mystère de l’Eucharistie ? Pour cela, interrogeons-nous d’abord sur ce que fit le Christ à la Cène.

II Le corps du Christ dans le mystère de l’Eucharistie

1 Le Christ à la Cène

Tout d’abord, qu’éprouve le Christ en ce dernier repas avec ses disciples, lorsqu’il prend le pain, rend grâce, le rompt et le leur donne ? Avant tout la joie pathétique du Premier Vivant dont la Vie est de donner la Vie. N’est-il pas en effet la chair en laquelle nous sommes créés et nous éprouvons comme donnés à nous-mêmes ? Il aspire à restaurer entre lui et nous, la communion intérieure et mutuelle qu’il vit avec son Père dans l’auto-engendrement de la Vie. Il connaît notre refus et sait que cette restauration passe par sa mort, pour qu’ainsi, il puisse vivre en nous (cf. Jn 14, 18-21). Et en cet instant où « le Père a tout remis entre ses mains » (Jn 13, 3), il se sait le Vivant, donnant la vie aux siens par le don de son corps et de son sang pour qu’ultimement notre chair invisible de fils dans le Fils soit intérieurement nourrie de sa chair. « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6,51). Thomas d’Aquin nous l’affirme à sa manière : « le corps de Jésus n’était pas impassible selon qu’il était vu sous son aspect propre ; tout au contraire, il était prêt pour la Passion. Par conséquent, le corps même qui était donné sous l’aspect sacramentel n’était pas non plus impassible » (STh IIIa 81,3). Ce qui fait l’unité, pour Thomas, du corps réellement présent du Christ et du pain donné, c’est sa chair en tant que passible, toute prête pour la Passion. C’est ultimement le Fils en tant qu’il est don de soi, don qui est une souffrance et une joie. L’ipséité du Fils est d’être ce don, cet Acte, Vie qui n’est rien d’autre que la Vie du Père s’auto-révélant en lui. L’acte de donner son corps à manger et son sang à boire, aussi insensé qu’il puisse paraître (Jn 6,52), dit ce qu’il en est du rapport de notre chair à celle du Premier Vivant en lequel nous sommes engendrés.

Une question se pose alors : si l’on considère, avec beaucoup d’exégètes, que les paroles historiques du Christ furent dites en araméen, en des termes bibliques proches de la chair et du sang, comment comprendre alors que les évangiles synoptiques aient traduit chair (sarx) par corps (sôma) ? Ce fut probablement l’apport du courant paulinien qui pense immédiatement le lien entre le corps eucharistique et le corps ecclésial (cf. 1 Co 11-12). Pour Paul, que nous soyons le Corps du Christ est en effet une réalité et non une simple métaphore. Réalité, car dans notre chair invisible, nous vivons l’intériorité réciproque avec la chair du Christ, et donc les uns avec les autres. Mais parler de corps, pour Paul, c’est, de plus, nommer la face visible, extérieure, de cette réalité spirituelle (et charnelle) dont Jean nous donne la clé dans son Évangile ; c’est voir le caractère sacramentel du Christ dans son corps mondain et de l’Église dans nos corps. Nous pouvons à présent aborder la question, centrale pour notre ébauche de réflexion, de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie.

2 Le corps eucharistique

Nous pouvons dire que, par son Incarnation, sa Passion, sa Résurrection et son Ascension, le Christ a fait du procès pathétique de sa vie au milieu de nous — dès lors que nous y avons part — le chemin de tout engendrement pour nous, engendrement qui se consomme dans le retour au Père. C’est, en ce qui nous concerne, la possibilité de traverser la souffrance d’être soi. Ceci passe, nous l’avons vu, par la mort de l’ego comme source de lui-même, dans le baptême, pour notre naissance comme fils dans le Fils.

Ainsi, nous sommes nés de la Vie, mais il nous faut achever d’être engendrés, et il faut que notre chair, entée sur la chair du Premier Vivant, s’accroisse d’elle-même dans la joie d’être soi. Cet accroissement de soi se fera par le sacrement de l’Eucharistie et l’éthique.

Qu’est-ce que le corps eucharistique ? C’est tout d’abord un corps. Or, nous l’avons vu, un corps pâtit souffrance ou joie, souffrance et joie. Nul corps sans sa substance qui est épreuve de soi, chair pathétique invisible. Saint Thomas le laisse entendre en disant : « lorsque le corps du Christ est conservé dans le ciboire, tu peux lui associer une douleur d’origine intérieure, mais une douleur infligée du dehors ne lui convient pas » (STh IIIa 81,4). Qu’est-ce donc, ou plutôt, qui pâtit dans le corps eucharistique ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous allons étudier Jn 20, à savoir l’apparition du Christ ressuscité à l’Apôtre Thomas. Le fait que cette apparition ait lieu le dimanche suivant la Résurrection, m’invite à dire que nous avons ici une méditation sur l’Eucharistie du Seigneur. Je considérerai donc que le corps du Seigneur tel qu’il apparaît n’est pas différent dans sa substance de celui qui s’offre à nous dans l’Eucharistie. Que lisons-nous ? Thomas, incrédule, exige, pour adhérer à la vérité de ce que lui ont raconté les autres disciples, de voir dans les mains du Christ la marque des clous et d’y mettre le doigt. Le Christ, quand il apparaît, lui propose étonnamment de procéder à l’inverse, d’abord mettre son doigt et ensuite voir : « porte ton doigt ici et regarde mes mains » (Jn 20,27). Que pensait Thomas ? Voir un Christ en pure extériorité avec toutes les séquelles de son histoire, et désormais impassible et glorieux ? Or tout se passe comme si c’était par l’action de mettre son doigt dans la main du Christ que la plaie était faite et ensuite vue, par l’action de porter la main à son côté que la blessure demeurait vive. Ce qui bouleverse Thomas et provoque sa confession de foi, ce n’est pas que le Christ lui apparaisse comme une réalité qui s’imposerait à lui du dehors, mais que le Christ pâtisse en sa chair de sa propre incrédulité, sur le fond même des blessures qu’il reçut durant sa vie terrestre. On sait d’ailleurs comment en saint Jean, c’est l’incrédulité qui caractérise le péché (Jn 16,9). C’est donc bien un corps qui pâtit qui se présente à nous, mais qui pâtit non plus des coups réellement endurés durant la Passion, mais de notre incrédulité, comme épreuve de notre refus de la Vie. On peut d’ailleurs remarquer qu’aucune apparition du Christ ne se fait sans qu’elle n’exige et ne provoque en ceux qui en bénéficient un travail éprouvant de conversion (les disciples d’Emmaüs, Marie-Madeleine etc.). Le corps ressuscité du Seigneur, et donc son corps eucharistique, est un corps qui pâtit en sa chair, du péché et des souffrances de ceux qu’il rassemble. Mais cette chair qui nous prend invisiblement en elle, parce qu’elle est celle du Premier Vivant dont l’épreuve fut la passion-résurrection, nous fait traverser notre péché pour entrer dans une vie filiale. Le Christ dans la livraison de son corps à la Cène, nous dit qu’il ne veut pas entrer dans sa gloire de Premier vivant sans nous, de qui il a fait son corps et à qui il s’est attaché invinciblement.

Voilà pourquoi l’Eucharistie présuppose l’Église, en même temps qu’elle fait l’Église. En disant « ceci est mon corps », le Christ nous dit, à la fois que ce pain est son corps pour être notre nourriture, et que nous sommes son corps. Le corps eucharistique est donc bien à distinguer du corps historique et du corps glorieux : il est, comme le dit Pousset, un corps en son passage de l’état charnel à l’état spirituel, et plus exactement pourrait-on ajouter, le corps de notre passage de l’état charnel à l’état spirituel. C’est le sens des paroles du Christ à Marie-Madeleine : « je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20,17). Une question se pose alors : comment l’Eucharistie, qui est nourriture concrète, nourrit-elle invisiblement ma chair dans son engendrement à la vie filiale ?

3 Nourriture et éthique

« Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé (Jn 4,34) », nous dit Jésus. Ainsi la nourriture est-elle une action. Car toute action, au delà de son apparaître mondain, contient sa face invisible, à savoir que c’est une chair invisible qui fait effort, souffre et passe de la souffrance de la peine à la joie de la satisfaction. Par ce travail, mon être s’accroît invisiblement de lui-même, dans le procès de la venue à soi de la Vie. Aussi l’action éthique est-elle la vraie nourriture, l’action dont la seule loi est de servir la Vie et donc l’engendrement des Vivants6. À ce titre, le premier nourri lors de la Cène est le Christ lui-même, car il y accomplit éminemment la volonté du Père et s’y révèle pleinement Fils et Premier Vivant.

Mais pourquoi ne s’est-il donc pas contenté de nous dire de l’imiter et d’être ainsi nourris par nos actes ? Parce que nous ne sommes pas immédiatement fils, nous apportant nous-mêmes dans la Vie. Notre chair doit être nourrie de sa vie, nos actes de son Acte. Pourquoi alors, passer par le détour d’une nourriture matérielle ? Ne peut-on être nourri par la prière, la méditation de la Parole, la réflexion, la contemplation qui devraient permettre d’intérioriser le Christ dans notre vie ? Mais ces actions, bien qu’elles nous affectent, se laissent encore capter dans une phénoménologie du monde. Or, dès lors que le Verbe s’est fait chair, il a donné à celle-ci le pouvoir qui est le sien de donner la Vie. L’écoute de la Parole doit devenir chair en nous, et il nous faut pour cela manger la Parole devenue chair. Quand nous la mangeons, la nourriture matérielle pénètre réellement en nous, en nos corps. Dans cette action uniquement, quelque chose disparaît à nos yeux, ne risque plus d’être maîtrisé par nous et peut faire son œuvre.

Par ailleurs, le péché est entré dans le monde par une convoitise et un désir de manger (Gn 3). C’est-à-dire que nous fûmes, dès l’origine, tentés au lieu même de la grâce qui s’offrait à nous comme le don des fruits de l’arbre de Vie. La nourriture est ainsi le lieu de notre rapport faussé au don de Dieu et par suite au monde — rapport d’un ego s’affirmant maître de ses pouvoirs, à une réalité qu’il ramène à soi en l’assimilant. Mais c’est précisément là, dans l’extériorité dans laquelle l’homme s’est oublié comme Fils, que le Premier vivant nous rejoint par son incarnation et se donne en nourriture dans l’Eucharistie. Là où le péché avait abondé, la grâce surabonde. En effet, au lieu que je la convoite et la conquière, cette nourriture-ci m’est donnée. Et elle n’est pas un pain qui satisferait momentanément ma faim, mais la chair du Premier Vivant. Tel est le premier acte éthique auquel me convie le Premier Vivant dans l’humilité de son incarnation : dans la foi, prendre et manger, c’est-à-dire recevoir. Par cet acte concret, le plus simple et le plus nécessaire à la vie de l’homme, je m’unis à la chair du Christ qui porte mes souffrances et mes joies. C’est une épreuve difficile que de reconnaître son entière dépendance par rapport à un autre, mais c’est le premier acte éthique. Cet acte nourrit invisiblement mon être filial en nourrissant visiblement mon corps qui est désormais convoqué à l’éthique. Car en mangeant l’Eucharistie, je suis assimilé à l’épreuve de la chair du Christ en tant qu’il se livre librement et supporte cette livraison.

Parce que cette chair est ressuscitée, elle me fait entrer dans le pouvoir de disposer de moi joyeusement. Mon corps se tournera désormais vers d’autres corps, non plus dans un rapport de convoitise et de possession, mais pour les nourrir, et servir la Vie s’accroissant en eux. Car je ne mange jamais seul l’Eucharistie. À plusieurs, nous sommes rassemblés par le Christ et, en sa chair, sommes membres les uns des autres. Cela est vrai non seulement dans l’Église, où s’origine cette appartenance mutuelle, mais dans le monde, où le Christ s’offre en nourriture, offre son corps, par nos corps, pour que les hommes naissent à la Vie du Père.

Nous avons vu tout à l’heure à quel point le corps eucharistique et le corps ecclésial étaient indissociables. Or justement, l’Apocalypse nous apprend que l’Eucharistie est aussi le festin des Noces de l’Agneau avec l’Épouse (Ap 19,1-10). Nourriture et union nuptiale sont ici conjoints. Ce que l’opacité de nos corps (les fameuses “tuniques de peau” selon Gn 3,21) rend impossible, à savoir le don total de deux chairs l’une à l’autre, dans une intériorité réciproque pour donner la Vie, l’Eucharistie le rend possible par l’union de la chair du Christ et de son corps, l’Église. Cette union n’est pas pour autant fusion. Elle a, bien au contraire, une fécondité car, dans la communion au Christ, chacun accède à son être le plus vrai. Désormais, je puis rencontrer dans l’Église l’autre, mon frère, là où il est donné à lui-même, c’est-à-dire dans le Christ, là où je suis aussi donné à moi-même. La réalité de l’Épouse dit par ailleurs que l’Église, communion de personnes, est aussi une personne, une chair vivante et invisible, capable elle aussi de s’offrir en sacrifice, en accueillant son Époux, lui donnant sa propre chair pour la vie du monde. Ce don fait la maternité de l’Église, maternité qui est elle-même charnelle.

4 La transsubstantiation

Selon saint Thomas, la transsubstantiation se justifie par l’action de Dieu, qui étant « l’acte infini », peut « atteindre la profondeur de tout l’être » (STh IIIa 75,4). Considérons que la profondeur ultime de l’être, c’est le « Je suis » du Fils dans l’épreuve qu’il fait de lui-même dans la joie de son engendrement : « Je suis » est le nom divin donné de toute éternité au Fils par le Père. Cette profondeur du « Je suis » est aussi la nôtre, comme fils dans le Fils, appelés à vivre dans cet engendrement. Mais la « création » d’un « soi » vivant et s’éprouvant lui-même va de pair avec le déploiement du monde, champ offert aux pouvoirs du corps dans l’exercice desquels je m’éprouve tout à la fois en possession de moi-même et limité : voir, toucher, marcher, penser … Que le rapport au monde n’ait pu s’établir, à cause du péché, que sous le mode de la négation et de la convoitise, n’enlève rien à la bonté de la création donnée par Dieu à l’homme.

La nourriture de l’homme, offerte sous la forme de fruits avant la chute, est désormais le pain gagné à la sueur du front, dans un travail peineux (face invisible et subjective du travail) qui est le chemin pour l’homme de l’engendrement à la vie filiale. Lorsque Paul nous dit que la création tout entière, qui fut soumise à la vanité, gémit dans les douleurs de l’enfantement, attendant avec impatience la révélation des fils de Dieu (Rm 8,19-22), il me semble que l’on peut entendre que celle-ci (dont nous nous éprouvons issus) aspire à devenir nos corps spirituels (1 Co 15,44), c’est-à-dire à trouver en nous, et donc ultimement dans le corps du Christ, l’assise ontologique radicale, celle pour laquelle elle a été créée, à savoir celle du Verbe qui désormais s’est fait chair. Car la création7 du monde s’est faite dans la profération du Verbe (Gn 1), c’est-à-dire dans l’engendrement du Fils.

Ainsi quand le Christ, à la Cène, prend le pain en disant « ceci est mon corps », il profère extérieurement la Parole qu’Il est, c’est-à-dire la Parole de la Vie (1 Jn 1,1), dont la Vie est de donner la Vie en donnant sa chair, toute prête pour la Passion. Or cette Parole n’est pas comme la parole humaine, impuissante à faire exister les réalités dont elle se sent séparée par la distance du voir, et comme étrangère à celui qui la profère. Car le Verbe n’est séparé d’aucune réalité, ni de soi-même qui est sa chair pathétique et invisible. Dans cette Parole, il se livre totalement et fait du pain réellement son corps, c’est-à-dire la réalité intérieure qu’il est, sa chair en tant qu’elle s’offre dans la joie aux hommes en allant au Père. Et en disant du vin : « ceci est mon sang », le Christ fait du vin la réalité intérieure qu’il est, sa chair en tant qu’elle est livrée aux hommes dans la souffrance de la Passion et de la mort. Il s’agit bien de la même chair dans l’épreuve qu’elle fait de la livraison de soi, épreuve qui est souffrance et joie, épreuve que le Verbe a accepté d’assumer dans son propre engendrement éternel. Ainsi la transsubstantiation n’est pas seulement la conversion d’une substance en une autre qui n’aurait rien à voir avec la première. Il s’agit du passage réel d’un niveau d’être où les choses sont encore dans l’esclavage de la corruption, soumises à la vanité (Rm 8,21), au niveau radical de l’ontologie — celui du « Je suis » du Nom Divin, de l’ipséité du Fils en laquelle la Vie s’auto-engendre. Alors seulement, lorsque nous sommes nourris de sa chair, nos pauvres paroles et nos actes, saisis dans sa Parole et son Acte, peuvent transformer, c’est-à-dire spiritualiser la création en nos corps qui sont son Corps, lorsque, devenant toujours plus fils dans le Fils, nous entrons dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu (Rm 8,21).

Voilà une esquisse de réflexion sur le corps de la présence réelle du Seigneur dans l’Eucharistie. Il s’agissait pour moi de mettre en œuvre certains apports de ce que Michel Henry nomme « une philosophie du christianisme »8, par une réflexion théologique sur l’Eucharistie, fondée sur l’Écriture et la Tradition de la foi. Des aspects importants ont été à peine évoqués et devraient être repris dans un travail plus approfondi. Ainsi la transformation du vin en sang du Christ qui permettrait d’aborder la question du sacrifice, et l’action de grâce du Fils au Père dans l’Eucharistie. L’aspect du mémorial est passé sous silence et celui de la maternité de l’Église est juste esquissé. Il faudrait voir comment la maternité de Marie permet de la penser. Quoi qu’il en soit, le chemin que Michel Henry ouvre à la réflexion théologique, me semble déjà gros de promesses.

Notes de bas de page

  • 1 Schillebeeckx Ed., La Présence du Christ dans l’Eucharistie, Paris, Cerf, 1970, p. 85-98.

  • 2 Pousset Ed., « L’Eucharistie : présence Réelle et Transsubstantiation », dans Rech. de Sciences Religieuses 54 (1966) 177-212.

  • 3 Henry M., C’est Moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996.

  • 4 Ibid., chap. 8, p. 168-191.

  • 5 Les réflexions qui suivent, bien qu’inspirées de Michel Henry, n’engagent que l’auteur du présent article. Il s’agit d’une tentative pour honorer théologiquement la phénoménologie de la Vie. Par ailleurs, cet article ayant été écrit avant la parution de Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, nombre des derniers développements de Michel Henry sur l’Incarnation, sont ici absents et demanderaient à être pris en compte.

  • 6 Cf. C’est Moi la Vérité, le chap. 10, intitulé « L’Éthique Chrétienne ».

  • 7 Le terme de « création » est plutôt utilisé par M. Henry à propos du monde, celui d’« engendrement » est employé pour l’homme.

  • 8 Henry M., C’est Moi la Vérité (cité supra, n. 3).

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