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Le discours inaugural de Jésus à Nazareth : la prophétie d’un retournement (Lc 4,16-30)

Grégoire Drouot
Jesus’ discourse in the synagogue of Nazareth must be considered as an all-important landmark in Luke’s Gospel : it acquaints us with the prophetic character of Christ’s words. In Jesus, God pronounces the words of grace, which were prophetically uttered along the centuries, in Isaiah’s time, and in Elijah’s far-removed days. This proclamation, while arousing a universal wonder, almost simultaneously kindled his listeners’ fury : Jesus is the Christ, who is sent to announce the Good News of liberation, to all the poor, both Jews and non-Jews. His mission, through rejection, suffering and death, blossomed into salvation, and reached the whole humankind.

De la glorification à la fureur...

Après son baptême et les tentations au désert, « Jésus retourna, sous la puissance de l’Esprit, en Galilée, et une rumeur se répandit par toute la région à son sujet. Lui-même enseignait dans leurs synagogues, glorifié par tous » (Lc 4,14-15).

Ce rapide sommaire de Luc qui précède immédiatement le discours de Jésus dans la synagogue de Nazareth ne laisse rien présager d’un dénouement fort contrasté.

Syméon, au chapitre 2, avait pourtant annoncé que Jésus serait un « signe en butte à la contradiction » (Lc 2,34). Luc dévoile l’accomplissement de cette prophétie lorsqu’il décrit l’émotion que suscitent les « paroles de grâce » (Lc 4,22) prononcées par Jésus dans son discours à Nazareth. Une trajectoire se dessine de la glorification au verset 15 à la fureur au verset 28. Un retournement s’opère, manifesté formellement par une construction en chiasme (s’il est permis d’adosser les versets 15 et 28 l’un à l’autre) :

« Lui-même enseignait dans leurs synagogues, glorifié par tous » / « Tous sont remplis de fureur dans la synagogue en entendant ces choses ».

Entre l’introduction et la conclusion de cette péricope, on discerne assez facilement deux grands ensembles, articulés chacun autour d’une citation des prophètes. Le passage d’Isaïe, d’abord, acquiert une certaine importance dans la mesure où il est cité directement par Jésus qui épouse et remplit de sa présence les mots du prophète, tandis que les récits d’Élie et d’Élisée, ensuite, se fondent dans le discours de Jésus. Ainsi, le second versant du récit se présente comme un commentaire de la parole explosive du premier versant.

Entre ces deux ensembles, le verset 22 sert de charnière au cœur de notre péricope : « Tous lui rendent témoignage. Ils s’étonnent des paroles de grâce qui sortent de sa bouche. Ils disent : ‘C’est le fils de Joseph, n’est-ce pas ? Celui-là !’ ». Ce verset surplombe et trace la ligne de partage entre les deux moments de l’intervention de Jésus. La parole de grâce qui proclame la bonne nouvelle et suscite l’admiration est la même qui déclenchera l’hostilité des auditeurs juifs.

Avant de nous interroger sur la portée prophétique de ce premier discours du Christ à Nazareth (cf. infra II), examinons le mouvement narratif qui se déploie entre les deux versets 15 et 28 de l’inclusion (cf. infra I).

I La parole de grâce à l’œuvre

L’Esprit du seigneur est sur moi…

Jésus vient à Nazareth, la ville où il fut élevé, celle où Luc nous a appris que l’enfant croissait « en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2,52). Si l’histoire de l’enfance de Jésus a commencé à Nazareth (Lc 1,26) pour culminer au Temple de Jérusalem (Lc 2,41s.), nous pouvons garder en mémoire que l’histoire publique de Jésus débute à Nazareth…

Luc a concentré jusqu’à présent le récit de l’activité de Jésus en un seul verset : la rumeur qui sort à la rencontre de Jésus témoigne de la réputation qui se propage à mesure qu’il enseigne dans les synagogues, faisant jaillir la louange de toute part (cf. Lc 4,15).

Désormais, le narrateur ajuste son écriture au déroulement de la liturgie synagogale, à l’heure de la lecture des prophètes.

Il précise d’abord que Jésus se rend à la synagogue le jour du sabbat. Cette note est importante pour saisir la portée de la lecture qui est faite. Au jour du sabbat, le peuple juif se souvient de l’alliance établie par Dieu et de la promesse d’une ère messianique. Le service à la synagogue ce jour-là était inauguré par le décalogue de Dt 5, précédé immédiatement par ces versets : « Moïse convoqua tout Israël, et il leur dit : ‘Écoute, Israël, les décrets et les règles que j’énonce à vos oreilles aujourd’hui ; vous les apprendrez et vous veillerez à les exécuter. Yhwh notre Dieu a conclu avec nous une alliance à l’Horeb. Ce n’est pas avec nos pères que Yhwh a conclu cette alliance, mais avec nous, nous-mêmes qui sommes ici aujourd’hui tous vivants…’ » (Dt 5,1-3). Le narrateur ne dit rien de cette lecture qui résonne cependant singulièrement à nos oreilles, tandis que Jésus s’apprête à prêcher : « aujourd’hui », nous, et non pas nos pères, sommes conviés à vivre l’alliance que le Seigneur conclut.

À la lecture de la loi succédait un temps de prière puis la lecture des prophètes, elle-même suivie d’une prédication. Luc compose très rigoureusement la scène en s’attachant à la lecture d’Isaïe et surtout à l’interprétation qu’en donne Jésus.

Les actions du Christ sont minutieusement décrites. Jésus se lève, on lui remet le livre, il le déroule. Puis, après la lecture, il roule le livre, le rend et s’assoit. Cette description renforce le caractère solennel de la scène et place en exergue la citation d’Isaïe. Le passage que lit Jésus est cité selon la LXX. Il s’agit d’Is 61,1-2 combiné à Is 58,6.

Le chapitre 61 d’Isaïe met en scène le porte-parole de Dieu après la vision resplendissante du chap. 60 où Jérusalem, illuminée par le Seigneur, est destinée à illuminer le monde. Le héraut du chap. 61 se confond avec la figure d’un messie qui annonce une libération et promet un retournement pour le renouvellement de l’alliance : « je conclurai en votre faveur l’alliance de toujours » (Is 61,8). Cette promesse suscite alors la louange au Dieu sauveur : « Mon âme exulte à cause de mon Dieu » (Is 61,10).

La citation de Luc se cantonne aux deux premiers versets d’Isaïe, qui visent d’abord la fonction prophétique du messie : « annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, proclamer aux captifs libération, aux aveugles illumination, proclamer une année d’accueil de la part du Seigneur » (v. 18-19). La mention des « cœurs brisés » (Is 61,1) est omise tout comme celle « du jour de la vengeance de notre Dieu » (Is 61,2). Luc en revanche inscrit la « libération des opprimés » (Is 58,6) dans le passage lu ce jour-là. Par ailleurs, le verset d’Isaïe qui renvoie au chapitre 58 concerne le jeûne et le respect du sabbat demandés par Dieu. Ce jeûne consiste d’abord dans la libération des prisonniers et l’attention aux plus pauvres. Dieu promet que cette pratique juste sera le signe d’un rétablissement : « Si tu élimines de chez toi le joug…, si tu cèdes à l’affamé ta propre bouchée…, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, ton obscurité sera comme un midi » (Is 58,10). Le verset repris par Luc pointe donc en direction de la bonne nouvelle adressée aux pauvres et de l’année jubilaire à l’occasion de laquelle toute exploitation d’un frère devait cesser.

Dans l’ancienne alliance, le Seigneur demandait que tous les cinquante ans, au jour du grand Pardon, on déclare une année sainte en proclamant « dans le pays la libération pour tous les habitants » et en permettant à chacun de retourner dans sa propriété, dans son clan (cf. Lv 25,8-19). S’il est probable que cette loi jubilaire soit restée lettre morte dans la réalité des faits, elle vivait néanmoins dans l’utopie messianique. Ainsi lorsque Jésus proclame « une année d’accueil de la part du Seigneur » (Lc 4,19), il affirme que sa propre venue accomplit les espérances du peuple, non plus d’un peuple particulier mais d’un peuple universel. L’annonce du jubilé acquiert ainsi dans le récit de Luc une épaisseur nouvelle. Jésus proclame cette année de grâce le jour du sabbat, qui se confond avec le jour du Kippour, à l’occasion duquel étaient rapprochés des textes comme Is 58 et Is 61. Les trois institutions du sabbat, du jubilé et du Kippour se télescopent dans la personne du Christ qui semble les assumer toutes les trois en un événement unique.

Aujourd’hui s’est accompli cet Écrit à vos oreilles (v. 21)

Une fois la lecture du prophète achevée, les yeux des auditeurs paraissent illuminés par la présence de Jésus. Luc ménage une attente chez le lecteur. Si nous savons que Jésus s’est levé « pour lire », le narrateur ne précise pas en vue de quoi « il s’assoit » (v. 20). C’est alors que surgit explicitement la parole de Jésus : « Aujourd’hui s’est accompli cet Écrit à vos oreilles » (v. 21).

Le texte nous indique que Jésus « commence » à dire quelque chose. Le narrateur n’a pas indiqué clairement que Jésus avait effectivement lu le texte d’Isaïe. S’il n’est pas permis d’en douter, ce blanc exprime ici que Jésus commence véritablement à parler lorsqu’il interprète l’Écriture et que le commencement authentique est celui de l’accomplissement des paroles du prophète. Si Jésus ne se dit pas explicitement lui-même prophète, il se révèle comme tel et ce qu’il annonce, il l’inaugure. Tel est le sens de ce commencement. L’espérance des temps messianiques que nourrissait Israël se déploie dans un « aujourd’hui » que proclame Jésus avec force.

Le Christ témoigne ainsi qu’il est le serviteur promis à Israël, l’envoyé du Seigneur, son élu sur qui l’Esprit repose en plénitude. L’Esprit qui remplissait Zacharie, Jean, Élisabeth, Marie et Syméon est le même que celui qui consacre Jésus prophète. La promesse soufflée par l’Esprit hier s’accomplit aujourd’hui avec puissance. Enveloppée dans les paroles humaines, la Parole de Dieu transmet la bénédiction, la « faveur », plus encore la « grâce » qui s’exprime en Jésus. Le narrateur nous a déjà indiqué que les yeux de tous, illuminés à la faveur de la prophétie immédiatement réalisée par la présence de Jésus, étaient braqués sur lui. Maintenant, tous « lui rendent témoignage » et s’étonnent de ce que leurs oreilles ont entendu (cf. v. 22).

C’est le fils de Joseph, n’est-ce pas ? Celui-là ! (v. 22)

L’étonnement des Juifs se traduit par cette question sibylline de la filiation de Jésus à laquelle un lecteur attentif de l’évangile peut déjà répondre. La généalogie (Lc 3,23-38) nous a appris qu’il était, « à ce qu’on croyait », fils de Joseph mais aussi, certainement, « fils de Dieu » (Lc 3,38). L’ange Gabriel avait par ailleurs annoncé à Marie qu’elle donnerait naissance au « Fils du Très-Haut » (Lc 1,32). Sans doute les Juifs perçoivent-ils ce que nous, lecteurs, savons déjà. Leur question traduit alors davantage l’admiration et l’étonnement que leur doute ou leur ironie. Il faut ajouter à cela que Joseph n’est pas présenté par Luc selon l’imagerie d’Épinal qui l’affuble d’une humble condition et d’une origine modeste. Joseph est « de la maison de David » (Lc 1,27). Il appartient à la descendance royale. C’est la raison pour laquelle il devra rejoindre Bethléem pour se faire recenser (cf. Lc 2,4). La question des Juifs ne cherche donc pas à affaiblir ou à mettre en cause la portée des paroles que Jésus vient de prononcer. Jésus est, pour ses auditeurs, descendant de David et originaire de Nazareth.

Sans répondre directement à la question de ses interlocuteurs, le Christ nous dévoile cependant l’intimité de leurs pensées. Il fait progresser son auditoire de l’implicite à l’explicite en démasquant l’ambiguïté du débat de leurs cœurs. Le dicton populaire « Médecin, guéris-toi toi-même ! » (v. 23) dénonce l’orientation possessive des Juifs de Nazareth, qui voudraient garder pour eux l’extraordinaire puissance de guérison manifestée en Jésus. Si Jésus est bien cet homme de la descendance de David, à laquelle le prophète Isaïe a promis un rejeton sur lequel reposerait l’Esprit du Seigneur, il est certainement le messie qui conduira Israël à la libération et au salut définitif ! Mais Jésus refuse cette vision étroite du salut : la « parole de la grâce » (v. 22) ne se laisse ni mesurer ni emprisonner.

Jésus éclaire le premier dicton par une sentence universelle : « aucun prophète n’est accueilli dans sa patrie » (v. 24). Le terme de « patrie » qui désigne ici Nazareth lui permet de se révéler, implicitement, comme prophète et d’annoncer le rejet dont il sera l’objet, sous forme proleptique.

Pour assurer la véracité de ce qu’il vient d’affirmer, il en appelle aux figures prophétiques d’Élie et d’Élisée. Ce faisant, il va élargir les frontières de sa « patrie », Nazareth, aux dimensions d’Israël.

Concernant Élie, le récit de 1 R 17,8-16 est réduit aux éléments nécessaires à ce que le narrateur veut nous faire percevoir. Aux nombreuses veuves que compte Israël fut préférée une seule veuve au pays de Sidon, en territoire païen. L’attitude du Seigneur qui conduit son prophète en des terres étrangères au temps d’une famine semble contradictoire avec l’élection dont Israël peut se prévaloir…

Au sujet d’Élisée, Jésus fait référence au texte de 2 R 5,1-14, où le prophète ne quitte pas son pays mais guérit un général syrien, Naaman, de la lèpre. De même qu’il y avait de nombreux lépreux en Israël, un seul homme, étranger, fut guéri.

Jésus manifeste que la « faveur » ou la bénédiction des prophètes se tourna vers les étrangers parce que « nul prophète n’est accueilli dans sa patrie » (v. 24), et comment, de cette manière, la prophétie de Jean s’accomplit : « Toute chair verra le salut de Dieu » (Jn 3,6).

Au terme de ce discours, les Juifs sont furieux. Les paroles de grâce qui sortaient de la bouche de Jésus sont désormais trop dures à entendre. Ses auditeurs se focalisent sur des paroles qu’ils jugent insoutenables et ne voient plus la personne admirable du Christ dont ils louaient l’enseignement.

II L’œuvre de la parole de grâce

Un retournement s’est produit au fil du récit qui touche précisément le caractère prophétique de la parole du Christ. Tentons d’y revenir pour mieux comprendre la réaction des Juifs.

Ce retournement est d’abord sensible dans l’utilisation aux versets 19 et 24 d’un même vocable dektos (qui traduit le rason hébreu, c’est-à-dire la volonté, la faveur, la bienveillance, la grâce, la réconciliation, l’accueil, ce qui est agréable, ce qui plaît) : « Il m’a envoyé proclamer une année d’accueil de la part du seigneur » / « nul prophète n’est accueilli dans sa patrie ». Dans la citation d’Isaïe, ce terme est lié à l’année du jubilé, c’est-à-dire au temps de la libération et du salut. Dans notre épisode, la proclamation de ce temps béni est associée à la personne de Jésus lui-même. Et le bienfait que le Seigneur donne en Jésus n’est pas immédiatement compris par les Juifs. Ce que le Christ annonce, comme tout prophète de l’Ancien Testament, c’est la conversion du peuple. Accueillir la faveur divine et la libération implique une conversion, un dessaisissement difficile.

Tel est l’enseignement profond de l’expérience d’Élie et d’Élisée.

Dans le premier livre des Rois, au chapitre 16, le narrateur explique comment le roi Achab s’est détourné du Seigneur et s’est attaché au culte des idoles, après avoir pris pour épouse Jézabel, fille du roi des Sidoniens. Élie est alors envoyé comme prophète pour dénoncer l’inconduite du roi et annoncer une année sans pluie ni rosée (cf. 1 R 17,1), sans bénédiction. Le Seigneur conduit alors son prophète au pays de Sidon où il rencontre une veuve qui s’en remet à lui avec confiance et reconnaît en lui la présence du Seigneur. Après de nombreux jours, Élie retourne auprès d’Achab, triomphe des faux prophètes de Baal et rétablit l’alliance entre Dieu et son peuple (1 R 18,39).

Le récit de la guérison de Naaman présente un certain nombre de ressemblances dans cette perspective. Tandis que le roi d’Israël se déclare impuissant à guérir Naaman de son mal, le prophète Élisée parvient à libérer le Syrien de sa lèpre. Et Naaman peut proclamer : « Maintenant je sais qu’il n’y a pas de Dieu sur toute la terre si ce n’est en Israël » (2 R 5,15), comme la veuve s’écriait après la résurrection de son fils : « Oui, maintenant je sais que tu es un homme de Dieu et que la parole du Seigneur est vraiment dans ta bouche » (1 R 17,24).

Dans ces deux épisodes, la veuve et le lépreux connaissent qu’il y a un Dieu en Israël. Dans les deux épisodes, la figure du roi d’Israël, qui représente le peuple, ignore ce que les païens connaissent. Dans les deux épisodes enfin, il n’est pas fait état d’un rejet d’Israël, mais au contraire d’un désir de renouer l’alliance, comme en témoigne le chapitre 18 du premier livre des Rois1.

Les figures d’Élie et d’Élisée déterminent la mission du prophète : non pas seulement annoncer l’élargissement de la bonne nouvelle aux nations, mais exhorter au repentir et à la conversion. Cette conversion consiste, pour les Juifs d’Israël, à consentir à l’accomplissement des promesses, donné en Jésus. Or Jésus assume pleinement ces promesses en les remplissant de sa présence.

La promesse d’Isaïe se trouve confirmée et interprétée par Jésus à la lumière des prophètes Élie et Élisée. Jésus manifeste qu’il est prophète en donnant un contenu à sa prophétie. Qui sont les pauvres, que signifie proclamer la bonne nouvelle, quelle libération est donnée ? Les pauvres, les captifs, les aveugles sont ces étrangers visités par Élie et Élisée. Ceux-là ont été libérés pour avoir cru au Dieu d’Israël. Cela ne signifie cependant pas que Jésus refuse aux Juifs la possibilité d’être des pauvres ou des captifs promis au salut. Jésus en fait aussi les bénéficiaires puisque la prophétie se réalise pour eux au moment même où il s’adresse à eux : leurs yeux sont illuminés, « braqués sur lui » (v. 20) et « tous lui rendent témoignage » (v. 22). Mais Jésus annonce aussi le refus des Juifs de reconnaître que la faveur divine est pour tous. Ce rejet authentifie sa mission prophétique : « Au moment même où il est exclu et jeté hors de la ville par ses concitoyens, Jésus est prophète et sa parole ne pourrait avoir plus d’autorité : elle engendre les événements »2. La libération apportée par Jésus passe par un rejet. Le salut promis aux nations doit traverser le refus d’Israël.

La parole prophétique, entre réalisation et attente…

Dans ce discours à Nazareth, le Christ s’inscrit dans une tradition prophétique qui le précède : Isaïe, Élie et Élisée, mais aussi Zacharie (Benedictus, Lc 1,68-79), Élisabeth (visitation, Lc 1,42-45), Marie (Magnificat, Lc 1,46-55), Syméon et Anne (présentation au Temple, Lc 2,29-38), Jean (prédication, Lc 3,1-18). Sa personne confirme ces annonces et nous tourne vers l’avenir. Passé et futur se nouent en Jésus qui parle « aujourd’hui ». Sa prédication est inaugurale parce qu’elle est prophétique. L’accomplissement dont parle Jésus est un commencement. Tout débute et pourtant tout nous est donné.

Le lecteur ne sait rien encore de ce qui s’est passé, ou de ce qui se passera à Capharnaüm… Seul son désir est aiguisé. Mais Jésus nous laisse percevoir combien sa parole contient tout ce qui doit advenir, aussi bien que tout ce qui est déjà survenu. La prophétie d’Isaïe s’est déjà réalisée lorsque les humbles bergers ont entendu le message de la bonne nouvelle, mais l’inauguration solennelle du jubilé proclamé par Jésus est liée à l’événement de sa présence. Le début nous plonge ainsi dans la fin. Jésus, annoncé par tous les prophètes, arrive au terme de l’histoire et de l’Écriture d’Israël, il est la fin. Mais une fin qui se laisse voir et reconnaître grâce à la puissance de l’Esprit. Une fin qui n’est pas le ‘bout’, mais qui « se donne dans la perception actuelle de la visite de Dieu »3, c’est-à-dire dans la présence active de Jésus. Pour Théophile, à qui s’adresse l’évangéliste, cette perception n’a pas les mêmes contours que pour les Juifs de Nazareth. Elle se situe, comme pour nous, dans la reconnaissance de la puissance du Ressuscité et de son Esprit, que développe en particulier le récit des Actes des Apôtres. Le discours de Jésus inaugure donc la promesse de sa venue et de son alliance avec tout homme qui veut accueillir la faveur divine, humblement.

Les deux derniers versets de notre péricope laissent éclater le drame que Jésus a révélé progressivement. Tandis qu’il s’était levé pour prononcer une parole de bénédiction, les Juifs se lèvent pour sa condamnation. Si la description qui suit échappe sans doute à la réalité topographique de la ville de Nazareth, le narrateur nous livre de précieuses indications pour comprendre les événements à venir : « ils le jettent hors de la ville » (v. 29) ; « jusqu’à un escarpement de la montagne » (v. 29). La mort de Jésus se profile mais le temps de sa passion n’est pas encore venu : « Lui passe au milieu d’eux et va » (v. 30).

La traversée de Jésus au milieu des Juifs furieux se gonfle d’une signification théologique que le vieux Syméon avait esquissée : amener « la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël » (Lc 2,34), transformer le rejet et la mort en source du salut.

Notes de bas de page

  • 1 Ainsi le note l’exégète B.-J. Koet : « Comme dans le récit d’Élie et de la veuve, il n’y a pas, dans le récit de Naaman et d’Élisée, mention du rejet d’Israël. La veuve et Naaman possèdent en commun la connaissance qu’il y a un Dieu en Israël. Dans les deux situations, il existe une opposition entre un roi d’Israël qui ne sait plus qu’il y a un Dieu en Israël et un païen qui le sait… La plus grande préoccupation d’Élie (et d’Élisée) est la restauration de l’alliance entre Yhwh et Israël… et en particulier la relation entre le roi et son peuple », dans « ‘Today this scripture has been fulfilled in your ears’. Jesus’ explanation of scripture in Luke 4,16-30 », dans Bijdragen 47 (1986) 387. Nous traduisons.

  • 2 Aletti J.-N., « Jésus à Nazareth (Lc 4,16-30), prophétie, Écriture et typologie », dans À cause de l’Évangile, Études sur les synoptiques et les Actes, coll. Lectio divina 123, Paris, Cerf, 1985, p. 441.

  • 3 Bossuyt Ph. et Radermakers J., Jésus, Parole de la Grâce selon saint Luc, Bruxelles, IÉT, 1984, p. 57.

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