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Women in the genealogy of Jesus according to Matthew

Michel Remaud f.m.i.
The genealogy of Jesus, through which opens the Gospel of Matthew, lists four women whose presence in this succession of predominantly male generations cannot be explained satisfactorily only by biblical data. The recourse to the Jewish tradition allows us to understand what these women could represent for the author of the first gospel. Each of them experienced something new, which announces the decisive novelty that occurred to the Virgin Mary.

La généalogie de Jésus par laquelle s’ouvre l’Évangile de Matthieu (Mt 1,1-17) énumère quatre femmes (Tamar, Rahab, Ruth et « celle d’Urie ») dont la présence dans cette succession de générations essentiellement masculines a toujours posé question. Deux explications sont souvent avancées pour rendre compte de leur insertion dans l’ascendance de Jésus1. Selon l’une de ces interprétations, ces femmes auraient été des pécheresses, et leur mention rappellerait que Jésus a pris sur lui le péché du monde ; selon l’autre explication, elles étaient des étrangères au peuple d’Israël, et leur place dans la généalogie annoncerait la mission de l’Église auprès des païens. Quelle que soit la valeur de ces explications, remarquons qu’aucune des deux n’est totalement satisfaisante. La conduite de Ruth n’a rien eu d’immoral, et il n’est pas prouvé que Bethsabée n’ait pas été israélite. Par ailleurs, il n’était nullement nécessaire, pour trouver le péché dans l’ascendance de Jésus, d’y introduire ces quatre femmes, alors que la plupart des rois dont les noms s’égrènent dans cette liste, de David à l’exil, sont blâmés par l’Écriture pour leurs infidélités à l’alliance. Ajoutons enfin que l’on saisit mal, dans cette perspective, comment ces femmes pourraient annoncer en conclusion de la généalogie l’arrivée de Marie, si telle est du moins l’intention de Matthieu, alors qu’elle n’est ni pécheresse ni étrangère. D’autres explications sont plus nuancées, mais n’apportent pas de réponses indiscutables à la question, de l’aveu même de leurs auteurs2.

Dans un article déjà ancien, Renée Bloch a présenté la figure de Tamar dans la tradition juive ancienne3. Son but était de montrer que les données bibliques étaient insuffisantes pour expliquer la présence de cette femme dans la généalogie de Jésus, et qu’il était nécessaire de se référer à la tradition juive pour comprendre quelle pouvait être, pour Matthieu, l’image de Tamar, et donc pour rendre compte de cette mention dans le premier chapitre de son évangile. R. Bloch soulignait la nécessité de faire le même travail autour des trois autres figures4. C’est ce que nous essayerons de faire, au moins brièvement, au cours des pages qui suivent, après avoir résumé le donné de la tradition sur Tamar.

I Tamar

L’essentiel des données sur Tamar concernant notre sujet se trouve dans un long développement du targum de Gn 38, auquel on pourra facilement se reporter5. Au moment où Juda reconnaît les signes qu’il avait laissés en gage à Tamar, qu’il reconnaît aussi sa culpabilité et proclame l’innocence de Tamar, une voix céleste se fait entendre pour annoncer : « Tous deux sont justifiés, la chose vient de devant Yhwh. » L’acquittement, prononcé par Dieu lui-même, confirme la déclaration de Juda, reconnaissant à la fois sa propre culpabilité et l’innocence de Tamar.

Pour la tradition juive, l’importance du geste de Tamar vient de ce qu’il assurait la continuité de la descendance de Juda et préparait, par conséquent, la venue du Messie6. Dans le midrash, cette interprétation est introduite d’une manière caractéristique de l’exégèse rabbinique7. Le chapitre 38 de la Genèse, qui rapporte l’histoire de Tamar, apparaît en effet comme une digression dans l’histoire de Joseph, interrompue à la fin du chapitre 37 pour reprendre au début du chapitre 39. Ce chapitre est introduit par l’indication « En ce temps-là » (Gn 38,1). Le midrash commente cette précision chronologique, banale en apparence, à partir d’un verset de Jérémie :

Car moi, je sais les projets que je projette pour vous, oracle du Seigneur, projets de prospérité et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance.

(Jr 29,11)

Dieu sait ce qu’il projette à travers ces événements qui n’ont apparemment aucun lien entre eux. On vient en effet de raconter comment les fils de Jacob avaient vendu leur frère Joseph qui va descendre en Égypte où il sera jeté en prison. Puis, il est dit que Juda, « quittant ses frères », descendit vers la ville d’Adoullam (Gn 38,1). Chacun de ces deux événements va se révéler plus tard porteur de salut. Devenu le maître de l’Égypte après sa sortie de prison, Joseph sauvera de la famine son père et ses frères et permettra ainsi la naissance et la croissance du peuple d’Israël. De l’union de Juda et de Tamar va naître Pérèç, qui sera lui-même l’ancêtre de David et donc du Messie. Alors que Joseph est vendu par ses frères et que Jacob s’afflige de la perte de son fils qu’il croit mort, que Juda va s’unir à celle qu’il avait prise pour une prostituée, « en ce temps-là » et à travers ces événements mêmes, « le Saint, béni soit-il, créait la lumière du Roi Messie. [C’est pourquoi il est écrit] : “En ce temps-là” (Gn 38,1). » Cette perspective messianique est affirmée aussi dans l’interprétation des gages donnés à Tamar par Juda : le sceau et le bâton (Gn 38,18) sont vus comme les signes de la royauté8.

II Rahab

L’histoire de Rahab est racontée dans le livre de Josué. Prostituée9 de Jéricho, elle a caché chez elle les espions envoyés par Josué, puis permis leur fuite (Jos 2). En récompense de quoi, elle-même et toute sa famille ont été épargnées lors de la prise de Jéricho, et elle a fait souche au sein du peuple d’Israël (Jos 6,22-25).

L’Épître aux Hébreux (11,31) et celle de Jacques (2,25) confirment l’importance de la figure de Rahab à l’époque du Nouveau Testament. La première la loue pour sa foi, la seconde pour ses œuvres. Clément de Rome la loue pour sa foi et pour ses œuvres10. La tradition juive en a fait une des premières prosélytes. Elle n’a pas seulement offert un refuge aux espions avant de permettre leur évasion, elle a proclamé sa foi au Dieu d’Israël : « Le Seigneur votre Dieu est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre » (Jos 2,11). Pour mettre en évidence la foi de Rahab, le midrash la compare à cet autre prosélyte de la première heure qu’est Jéthro. L’un et l’autre ont « entendu » (Ex 18,1 et Jos 2,10-11). Jéthro s’est immédiatement mis en route pour venir « dans le désert (…) à la montagne de Dieu » (Ex 18,5). Rahab a entendu et s’est prostituée pendant les quarante ans où Israël était dans le désert11. Mais sa profession de foi au Dieu unique est plus pure que celle de Jéthro, qui avait seulement reconnu que « le Seigneur est plus grand que tous les dieux12 ». Après son aide apportée à Israël et sa profession de foi, tout son passé est effacé. Le pardon qui lui est accordé doit inviter à ne jamais douter de la miséricorde de Dieu envers qui se repent, quelle que soit la gravité des fautes commises13.

Selon la tradition juive, Rahab n’a pas seulement fait souche en Israël (selon certaines traditions, elle aurait même épousé Josué), elle est la mère de toute une postérité de justes et de prophètes, dont Jérémie, Baruch et la prophétesse Hulda14. Certaines sources la rangent parmi les femmes les plus belles du monde. Ces amplifications veulent évidemment souligner le contraste entre ce qu’elle était avant son geste d’hospitalité et sa profession de foi, et ce qu’elle est devenue par sa conversion.

On ignore sur quelle source s’appuie Matthieu pour faire de Rahab la mère de Booz (Mt 1,5). Relevons, en revanche, une tradition qui n’est peut-être pas sans intérêt pour notre sujet. Selon cette tradition, le cordon écarlate que les espions avaient remis à Rahab pour permettre d’identifier sa maison lors de la prise de Jéricho (Jos 2,18. 21) était celui que la sage-femme avait attaché à la main de Zérah lors de l’accouchement (Gn 38,28.30)15. Les espions auraient même été les deux fils de Tamar, Pérèç et Zérah. La continuité entre la postérité de Tamar et celle de Rahab est ainsi assurée doublement : par Pérèç (le Pharès de Matthieu), fils de Tamar et aïeul de Booz par voie de génération, et par Zérah (Zara), que Matthieu cite avec son frère jumeau, alors qu’il n’entre pas dans la lignée et que sa mention n’était donc pas nécessaire, et qui avait transmis à Rahab le cordon rouge dont il était détenteur16.

III Ruth

Comme pour Rahab, la tradition juive a vanté les vertus et la beauté de Ruth, mais le point le plus important pour notre sujet est son choix résolu de s’agréger au peuple d’Israël, ce qui en fait la figure emblématique du prosélytisme. L’expression la plus explicite de ce thème se trouve dans une amplification de sa réponse à sa belle-mère Noémi, qui la presse de retourner en Moab (Rt 1,15)17. Selon un procédé dont la littérature rabbinique contient d’autres exemples, le monologue se trouve transformé en dialogue par l’insertion de répliques d’un interlocuteur :

Il nous est interdit de dépasser les limites [pendant] le shabbat18.

– Où tu iras, j’irai (Rt 1,16).

– Les rencontres [entre hommes et femmes] sont soumises à des restrictions.

– Où tu passeras la nuit, je la passerai. (ibid.)

– Nous sommes soumis à six cent-treize commandements.

– Ton peuple sera mon peuple (ibid.)

– L’idolâtrie nous est interdite.

– Ton Dieu sera mon Dieu (ibid.)

– Quatre [types de] mort19 ont été remis au tribunal.

– Où tu mourras, je mourrai (id. 17)

– Deux cimetières ont été confiés au tribunal20.

– … et là, je serai enterrée.

Les paroles prêtées à Noémi sont évidemment formulées de telle sorte que celles de Ruth apparaissent comme l’expression de sa détermination à franchir les obstacles pour s’intégrer à Israël. Le passage du Talmud d’où sont extraites ces phrases est une leçon sur la conduite à tenir vis-à-vis des candidats à la conversion, que l’on doit d’abord chercher à dissuader en leur représentant tous les inconvénients qu’entraînera pour eux le passage au judaïsme, avant de leur montrer quel bénéfice ils en tireront, sinon dans ce monde, du moins dans le monde à venir21. C’est une illustration de l’adage rabbinique selon lequel la main gauche doit repousser ce qu’attire la main droite. Ruth apparaît ainsi comme le modèle idéal des prosélytes, dont la pureté des motivations doit être éprouvée.

Le choix d’Israël et de son Dieu, affirmé explicitement dans ce passage du livre de Ruth et mis en valeur par le Talmud, avait déjà été souligné par une source très ancienne, le Pseudo-Philon, qui met dans la bouche de David ces paroles adressées à Goliath :

N’étaient-elles pas sœurs, les deux femmes dont nous sommes nés, toi et moi ? Ta mère était Orfa et ma mère était Ruth22. Orfa choisit pour elle les dieux des étrangers et s’en alla derrière eux, tandis que Ruth choisit pour elle les chemins du Tout-Puissant et marcha en eux23.

La Bible ne nous dit rien sur un lien de parenté qui aurait uni David à Goliath. Ce passage veut souligner que malgré l’origine commune, l’option de Ruth pour le Tout-Puissant a causé entre eux une rupture décisive. Ruth n’a pas seulement décidé de suivre Noémi, elle a fait le choix du Dieu d’Israël.

Bien entendu, les commentaires mettent aussi en évidence le fait qu’elle était destinée à devenir l’ancêtre de David. C’est la conclusion du livre de Ruth (4,18-22), recopiée par Matthieu dans son premier chapitre (1,3-6). Le midrash en voit l’annonce dans l’invitation adressée par Booz à Ruth « Approche ici (halom) » (Rt 2,14). Cette parole est interprétée par comparaison avec la question de David parvenu à la royauté : « Qui suis-je, Seigneur Dieu, et quelle est ma maison, pour que tu m’aies fait parvenir jusqu’ici (ad halom) ? (2 S 7,19). Selon le procédé dit « raisonnement par analogie » (gezera shava), ce halom (ici), est interprété dans ce contexte comme désignant l’accès de David à la royauté, déjà promis à son aïeule Ruth24.

IV « Celle d’Urie »

Le cas de Bethsabée est moins simple que les précédents.

Remarquons d’abord qu’elle n’est pas nommée par Matthieu, mais seulement désignée par l’expression « celle d’Urie » (Mt 1,6). La Vulgate a traduit, ou plutôt paraphrasé, par la formule « ea quæ fuit Uriæ », « celle qui fut d’Urie », manière de rappeler, peut-être, que Bethsabée n’était plus femme d’Urie, mais de David, lors de la conception de Salomon, qui n’est pas né de l’adultère. Nous reviendrons sur ce point, qui n’est pas sans importance.

Le texte biblique ne lui donne pas le premier rôle dans l’épisode la concernant, comme il le fait pour les trois autres femmes. Toute l’attention se concentre sur David, et ce n’est qu’indirectement qu’elle se porte sur Bethsabée. C’est David qui prend l’initiative de la relation avec elle, et c’est lui ensuite qui reconnaît sa faute, puis reçoit le pardon (2 S 11,1—12,13). Tout au plus, nous est-il dit que Bethsabée a fait le deuil de son mari (2 S 11,27)25.

Les données de la tradition juive sur Bethsabée sont beaucoup plus pauvres que celles qui concernent les trois femmes que l’on vient d’évoquer. En outre, ces données ne se présentent pas comme des développements des données bibliques. Dire qu’elle était destinée à David depuis les jours de la création n’a rien de très original. Le midrash sur les Proverbes la compte parmi les femmes de valeur, sans autre justification que son titre de mère de Salomon26. Quant aux développements aggadiques sur le geste de David, tout en reconnaissant la gravité de sa faute, ils cherchent aussi à lui trouver des excuses ou des circonstances atténuantes. Malgré sa vertu, il n’a pas eu la force de résister au charme de Bethsabée27. L’excuse la plus pittoresque se trouve dans un passage du Talmud. Selon ce récit, Bethsabée s’était protégée des regards par un paravent. Satan apparut alors sous la forme d’un oiseau. David prit son arc et visa l’oiseau, mais la flèche déchira le paravent28. Ces commentaires sur la faute de David, comme ceux qui concernent Bethsabée, ne sont donc pas dans la ligne du récit biblique, qui ne cherche en rien à atténuer la gravité de l’acte, et qui s’étend au contraire sur la démarche de Nathan, le repentir de David et la mort de l’enfant né de l’adultère (2 S 12,1-23)29. C’est dans le donné biblique lui-même que l’on peut trouver une explication à la présence de Bethsabée dans la généalogie, et cette explication, comme on le verra, est cohérente avec celles qui concernent les trois autres femmes.

Les données de l’Écriture sur la faute de David présentent en effet un contraste sur lequel on doit s’arrêter. Le récit du second livre de Samuel, on vient de le dire, détaille longuement les circonstances de l’adultère, les tentatives de David pour faire endosser par Urie la paternité de l’enfant à naître, la tactique particulièrement cynique mise au point pour se débarrasser d’Urie, la démarche de Nathan et la réaction de David, puis son repentir, la maladie et la mort de l’enfant. Mais après ce long récit, les sources bibliques n’évoquent plus l’épisode que comme une parenthèse, ou pour dire que Dieu a pardonné30. Pour le premier livre des Rois, « David avait fait ce qui est droit aux yeux du Seigneur et ne s’était écarté en rien de ce qu’il lui avait ordonné tous les jours de sa vie, excepté dans l’affaire d’Urie le Hittite31. » La suscription du Psaume 51 (1-2), dont on peut dire qu’elle appartient déjà au genre midrashique comme d’autres introductions de psaumes, n’a retenu l’épisode que pour faire de David le modèle du pénitent. Le Siracide, après avoir énuméré les titres de gloire de David, conclut : « Le Seigneur lui enleva ses fautes et exalta pour toujours sa puissance, il lui donna une alliance royale et un trône glorieux en Israël » (Si 47,11). En bref, une page est tournée. La faute de David n’est pas oubliée ni excusée, mais son repentir et le pardon divin ont inauguré dans sa vie une ère nouvelle. L’enfant né de l’adultère est mort, sans avoir reçu de nom (2 S 12,15-18)32. Salomon, quant à lui, n’est pas né de l’adultère, puisque Bethsabée est devenue entre-temps l’épouse de David (2 S 11,27 ; 12,24). À peine né, il est nommé et aimé de Dieu, qui l’envoie dire par le prophète Nathan, lequel lui donne le nom de « Ami du Seigneur » (2 S 12,24-25). Quant à Bethsabée, elle est désormais la mère de Salomon, avant de devenir celle de toute la dynastie davidique.

V Retour sur les données bibliques

Ce constat nous conduit à formuler une réflexion qui s’applique aussi aux autres femmes dont il a été question précédemment. Les lectures de ce chapitre de Matthieu qui ignorent la tradition juive veulent s’en tenir aux données bibliques, mais elles restent souvent, en réalité, en-deçà de ces données scripturaires, quand elles ne les déforment pas. Tamar n’a pas exercé l’activité de prostituée33, mais elle a simulé dans un cas précis la prostitution, pour remédier à la situation causée par le refus de respecter la loi du lévirat. Et si son subterfuge, certes original, peut être défini objectivement comme un inceste, elle n’y a pas recouru pour assouvir une passion, et il n’a rien de commun, par exemple, avec le viol commis par Amnon sur sa demi-sœur (2 S 13,1-22). Rahab, quant à elle, a bien été prostituée, mais l’Écriture n’aurait rien dit de cette femme si elle n’avait été que cela. Après avoir aidé les espions, collaborant ainsi à la prise de Jéricho et donc à la prise de possession de la terre promise (Jos 2,24), elle a professé sa foi au Dieu unique avant de faire souche à l’intérieur du peuple d’Israël, et c’est en cela qu’elle est remarquable. Ruth est certes moabite, mais elle a fait le choix de dire « Ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. » Il faut solliciter le texte pour parvenir à la ranger dans la catégorie des femmes à la « réputation sulfureuse34 », alors qu’elle n’a fait que suivre à la lettre le conseil de Noémi pour obtenir ce à quoi la loi lui donnait droit (2,20 ; 3,2-4), et que Booz témoigne de sa bonne réputation et de sa moralité (3,10-11). En bref, désigner Tamar par l’inceste, Rahab par la prostitution, Ruth par son origine moabite et Bethsabée par l’adultère, c’est négliger l’essentiel, puisque c’est se méprendre sur le sens du geste de la première et réduire les trois autres à leur passé, alors que la vie de chacune des quatre, au témoignage de l’Écriture, a été transformée par un événement décisif, et que c’est pour cela, précisément, que leur mémoire a été conservée.

VI Le point commun

Cela nous conduit naturellement à nous demander quel point commun caractérise ces quatre figures bibliques, et en quoi elles annoncent l’apparition dans la généalogie d’une cinquième et dernière femme, Marie. On a vu que les explications les plus communément admises sont insuffisantes pour fournir ce fil directeur.

De tout ce qui précède, la réponse qui semble se dégager est que chacune de ces femmes a vécu et fait vivre un commencement. Tamar a dénoué une situation sans issue. Rahab, puis Ruth, ont pu entrer dans l’ascendance du Messie parce qu’elles étaient devenues par le prosélytisme des créatures nouvelles35. Bethsabée est devenue la mère de la maison de David. Le fil directeur qui relie entre elles ces quatre histoires singulières est l’irruption d’une nouveauté, qui prend à chaque fois la forme d’une impossibilité surmontée36. Dans deux cas, ceux de Rahab et de Bethsabée, cette nouveauté est le fruit du pardon divin, c’est-à-dire de la grâce. Nouveauté qui vient rompre à chaque fois la monotonie de la succession des engendrements, et qui annonce la nouveauté radicale survenue par la cinquième femme de la généalogie, Marie.

Comme dans les cas précédents, cette nouveauté survient dans la lignée de Juda et de David. C’est au fils de David que l’ange demande de prendre avec lui celle qui est déjà son épouse, et dont le fils sera reconnu comme sien :

Joseph, fils de David, ne crains plus de prendre chez toi Marie, ton épouse, car certes (gar) ce qui a été engendré en elle est l’œuvre de l’Esprit-Saint, mais (dé) elle enfantera un fils à qui tu donneras le nom de Jésus ; c’est lui en effet qui sauvera son peuple de ses péchés.

(Mt 1,20-21)37

Ce qui est engendré en elle est l’œuvre de l’Esprit-Saint, et c’est là la nouveauté décisive, mais Joseph ne doit pas craindre pour autant de la prendre avec lui — et ce terme de « craindre » doit être entendu ici dans toute sa force selon la tradition biblique, puisque ce qui est engendré en Marie est bien d’origine divine — car il lui reviendra de nommer l’enfant et d’en assumer la paternité, pour que cet enfant soit, à travers lui, le fils de David et l’accomplissement de la promesse.

Notes de bas de page

  • 1 Résumées par J. Ratzinger/Benoît xvi, L’enfance de Jésus, Paris, Flammarion, 2012, p. 17-18.

  • 2 U. Luz, après examen de plusieurs interprétations, opte pour celle de l’origine étrangère de ces quatre femmes annonçant le salut des gentils (Matthew 1-7. A Commentary, Minneapolis, Fortress Press, 2007, p. 85). Pour D.A. Hagner, ces femmes rappellent que les voies de Dieu sont souvent surprenantes (Word Biblical commentary. Matthew 1-13, s.l., Send The Light, 2000, p. 10). R.T. France avoue son incapacité à aller au-delà de la conjecture pour expliquer la présence de ces femmes dans la généalogie (The Gospel of Matthew, coll. The New International Commentary of the New Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 2007, p. 38).

  • 3 R. Bloch, « “Juda engendra Pharès et Zara, de Tamar”. Math., I, 3 », dans Mélanges bibliques rédigés en l’honneur d’André Robert, Paris, Bloud & Gay, 1959, p. 381-389.

  • 4 Les commentaires plus récents n’ignorent pas tous l’importance du recours à la tradition juive, mais ceux qui s’y réfèrent le font généralement sans entrer dans les détails. On cite surtout l’exemple de Tamar, vraisemblablement à la suite de l’article de R. Bloch, même quand on n’en donne pas la référence ; à l’exception de J. Radermakers, qui se réfère explicitement à R. Bloch (Au fil de l’Évangile selon saint Matthieu, Bruxelles, Institut d’Études Théologiques, 1974, p. 31).

  • 5 Targum Neofiti Gn 38, 25, dans Targum du Pentateuque. I. Genèse, trad. R. Le Déaut, SC 245, p. 344-354. Ces commentaires targumiques sont repris avec des variantes dans d’autres sources.

  • 6 Le Pseudo-Philon donne une autre justification du geste de Tamar : elle a voulu rompre avec ses origines, préférant mourir pour s’être unie à son beau-père plutôt que d’être séparée des fils d’Israël (L.A.B. IX, 5). Tamar est appelée dans ce passage « Notre mère Tamar ». Voir aussi Philon, De virtutibus 221.

  • 7 Genèse Rabba 85, 1.

  • 8 Ibid. 85, 9.

  • 9 Le targum en fait une aubergiste (Onqelos, Jos 2,1). Il est possible que cette interprétation soit le reflet de l’explication donnée lors de la lecture à la synagogue. Pour Flavius Josèphe, les deux espions avaient trouvé asile dans une auberge (Antiquités juives v, 1, 7).

  • 10 Épître aux Corinthiens 12.

  • 11 Pour concilier la vraisemblance et la chronologie, le midrash précise que Rahab avait 10 ans lorsqu’elle a « entendu » qu’Israël avait franchi la mer Rouge.

  • 12 Mekhilta de-Rabbi Ishmael sur Ex 18,11, qui fait la même remarque sur la profession de foi de Naaman après sa guérison par Élisée (2 R 5,15).

  • 13 Mekhilta de-Rabbi Ishmael sur Ex 18,1 ; Pesiqta Rabbati 40.

  • 14 Meguilla 14b.

  • 15 V.L. Ginzberg, The legends of the Jews. II. From Joseph to Exodus, Jewish publication society of America, 1910, p. 36-37. La similitude du vocabulaire désignant le cordon écarlate en Gn 38,30 et Jos 2,18.21 (les deux seuls cas dans toute l’Écriture où il est question d’un cordon écarlate, en plus de Ct 4,3 où l’expression est entendue dans un sens métaphorique) n’a pu manquer d’attirer l’attention des lecteurs de l’antiquité, attentifs à scruter tous les détails des textes ; de même que le fait que ce cordon, selon le passage de Josué, se trouvait entre les mains de l’espion qui le remet à Rahab (« Tu attacheras ce cordon… »). Ce détail n’a pas échappé à Justin, même s’il donne un autre sens au cordon (Dialogue avec Tryphon 111). Le rapprochement entre ces deux occurrences du cordon rouge l’a emporté sur l’invraisemblance de la chronologie, puisque l’on compte cinq générations entre Pérèç et Booz.

  • 16 Pour A. Paul (L’Évangile de l’enfance selon saint Matthieu, Paris, Cerf, 1984, p. 19), la présence de Zara dans la généalogie s’explique simplement par le fait que Matthieu a recopié sa source (1 Chr 2,4).

  • 17 Yevamot 47b.

  • 18 C’est Noémi qui parle.

  • 19 De peine capitale.

  • 20 Cimetières réservés aux criminels.

  • 21 Notons que cette obligation d’éprouver les motivations du postulant n’est pas propre au judaïsme, et que certaines règles monastiques recommandent aussi de chercher à décourager le candidat avant de l’admettre en formation.

  • 22 Mères au sens d’ancêtres, bien entendu, puisque Ruth est l’arrière-grand-mère de David.

  • 23 L.A.B. LXI, 6.

  • 24 Shabbat 113b. Selon le même passage du Talmud, le vinaigre dans lequel Ruth est invitée à tremper son pain (Rt 2,14) est une allusion au roi impie Manassé, qui descendra lui aussi de Ruth, comme toute la postérité de David (2 R 21,1-18).

  • 25 Elle l’a pleuré longuement, dit Flavius Josèphe, Antiquités juives vii, 7, 146.

  • 26 Midrash Mishlei 31,22.

  • 27 Flavius Josèphe, Antiquités juives vii, 7, 130. Notons cependant que Josèphe paraphrase longuement le récit de 2 S 12, sans chercher à nier la gravité de la faute de David.

  • 28 Sanhedrin 107a.

  • 29 Sans être forcément très tardives, les traditions visant à disculper David ne sont pas rapportées ou confirmées par les sources les plus anciennes, à la différence de celles qui concernent Tamar, Rahab et Ruth.

  • 30 Les livres des Chroniques ignorent même purement et simplement l’épisode.

  • 31 1 R 15,5. Ces derniers mots sont « peut-être [une] glose moralisante, car en 11,34.38, David est loué sans réserve » (Osty). On peut rapprocher de ce verset cette brève notice de l’Écrit de Damas : « Les œuvres de David furent prisées par Dieu, à l’exception du meurtre d’Urie, mais Dieu le lui remit » (V, 5-6.).

  • 32 Il n’est désigné que comme « l’enfant » (11 occurrences du mot en 12,15-22), alors que Salomon reçoit deux noms dès sa naissance (12,24-25).

  • 33 Contrairement à ce que suggère le commentaire de P. Bonnard, pour qui Rahav est « la deuxième prostituée de la généalogie » (L’Évangile selon saint Matthieu, Paris, Labor et Fides, 1992, p. 16). En réalité, Rahab est la seule prostituée parmi les quatre femmes.

  • 34 D. Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Paris, Seuil, 2019, p. 52. On ne s’attardera pas sur d’autres interprétations contemporaines qui veulent trouver le point commun entre ces femmes dans l’usage de la sexualité.

  • 35 « Quiconque rapproche [de Dieu] un païen, c’est comme s’il l’avait créé » (Genèse Rabba 39,14). Voir aussi ce que dit le Pseudo-Philon sur Tamar (cité n. 6).

  • 36 Comme l’avait souligné C. Perrot, Les récits de l’enfance de Jésus. Matthieu 1–2, Luc 1–2, coll. Cahiers Évangile 18, Paris, Cerf, 1976, p. 21.

  • 37 Traduction très argumentée de X. Léon-Dufour (Études d’Évangile, Paris, Seuil, 1965, p. 73). « Joseph se montre juste (…) en ce qu’il ne veut pas se faire passer pour le père de l’Enfant divin » (p. 80-81). Comparer avec l’attitude de David, qui avait tenté d’esquiver la paternité d’un enfant qu’il avait pourtant engendré.

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