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Lire pour vivre

La lecture de la bible au service de la compétence chrétienne

André Fossion s.j.
Christian competence is the art of incarnating faith in an inventive manner, in the circumstances of life. This Christian competence implies the ability of reading the Bible. To that effect three conditions are required : first, a theology of Scripture concerning especially the inspiration and its rules of interpretation ; then, a theory of the text and of its reading in order to stimulate the desire of reading and to lead it to a successful conclusion ; finally, methods or strategies of reading. Four steps are proposed : an upstream analysis of the text ; an analysis of the text itself ; a rereading of the text according to faith, hope and charity ; finally, a recontextualisation of the text in the daily experience of the reader. This recontextualisation, as in the case of a homily, requires the ability to give to the text a meaning adapted to the world in which the reader finds himself : in so doing, it orientates the reader’s life. This may be considered as a transference, akin to a graft. In this graft operation, while life writes itself, the text is rewritten. In this way, Christian life becomes a holy scripture while the Christian himself becomes, in the words of S. Paul (2 Co. 3,3) « a letter written in our hearts ».

« Depuis ton plus jeune âge, tu connais les saintes Lettres. Elles sont à même de te procurer la sagesse qui conduit au salut par la foi dans le Christ Jésus. Toute Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice ; ainsi l’homme de Dieu se trouve-t-il accompli, équipé pour toute œuvre bonne »

(2 Tm 3, 15-17).

« Lire pour vivre ». Le titre de cet article1 veut souligner cette vérité première que les Écritures, selon le dessein de Dieu, ont été écrites pour que nous ayons la vie et que notre joie soit complète. Comme le dit Saint Jean au terme de son Évangile, « Jésus a accompli en présence des disciples encore bien d’autres signes qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (Jn 20,30). Ce qui est dit ici de l’Évangile peut être étendu à toutes les Écritures. Aussi bien, dans l’économie chrétienne, la lecture des Écritures est-elle ordonnée à la vie et à l’expérience du salut.

Pour entamer la réflexion, arrêtons-nous brièvement à l’extrait de la deuxième épître à Timothée mis ici en exergue. Il y est question de Lettres appelées saintes. Elle sont saintes parce que inspirées de Dieu. Le verbe, remarquons-le, est utilisé au passif. Néanmoins, elles demeurent opérantes, actives au moment de la lecture. Elles sont, en effet, capables, souligne le texte, d’insuffler une sagesse salutaire et d’inspirer toute œuvre bonne. Cette Écriture n’est pas destinée à être lue une fois pour toutes, mais toujours à nouveau. Elle peut même accompagner toute l’existence « depuis le plus jeune âge » et être là, pourrait-on dire, comme un champ qu’on laboure sans cesse pour en tirer de quoi se nourrir et vivre selon les circonstances. L’Écriture est objet de connaissance, précise encore le texte : « Tu connais les saintes Lettres ». En ce sens, elle peut être soumise à l’étude et à l’examen critique. Mais le mouvement de la lecture ne s’arrête pas à la connaissance. Il la mobilise plutôt en vue de diverses fins utiles : « enseigner, éduquer, redresser, former à la justice » — l’énumération ne semble pas close — pour que l’homme, en définitive, s’humanise et s’accomplisse. On a ici, remarquons-le, une approche pragmatique et fonctionnelle des Écritures : il s’agit de s’en servir, de s’appuyer sur elles, de les invoquer pour vivre. Elles sont pour l’homme comme un « équipement », comme une ressource, comme un instrument qui lui permet d’affronter l’existence et d’y imprimer la marque de la bonté. « Ainsi l’homme de Dieu se trouve-t-il équipé pour toute œuvre bonne ».

Équiper l’homme en lecture de l’Écriture pour qu’il puisse conduire sa vie avec bonheur, tel n’est-il pas finalement l’objectif de toute pastorale biblique ? La question, bien entendu, n’est pas de former des spécialistes des Écritures, mais bien plutôt de conduire le plus grand nombre à lire la Bible en « amateurs éclairés ». Est « amateur éclairé » celui qui, sans être spécialiste, trouve du goût à lire la Bible et est suffisamment instruit pour en tirer profit avec justesse. À quoi est sensible celui qui aime lire la Bible ? De quelles connaissances peut-on le pourvoir s’il importe que, d’être éclairé, il en soit encore un peu plus amateur ? En quoi cette lecture faite de plaisir et de savoir peut-elle mener à une vie bonne ? Capacité de lire la Bible en vue d’une meilleure capacité de vivre : deux aptitudes, deux compétences donc, qui s’emboîtent entre elles.

C’est cette problématique que je voudrais développer dans cet article. Je le ferai en trois parties. Dans un premier point, après avoir précisé la notion moderne de compétence, je parlerai de la compétence chrétienne en général en tant qu’art de vivre, inventif et responsable, dans l’Esprit de l’Évangile. Dans un deuxième point, je parlerai spécifiquement de la compétence de lecture de la Bible. Le troisième point envisagera enfin la mobilisation de la lecture de la Bible dans la vie pour rendre celle-ci heureuse, féconde et inventive.

I La compétence chrétienne

1 Le concept de compétence

Pour préciser la notion de compétence, il n’est pas inutile de se référer aux perspectives qui se sont dégagées des sciences de l’organisation du travail. Une notion nouvelle de compétence s’y est forgée dans sa différence par rapport à celle d’expertise. En effet, pour corriger un mode de fonctionnement professionnel trop centré sur la spécialisation dont on percevait les limites (morcellement, individualisation et finalement contreproductivité), des philosophes de l’entreprise2 ont prôné une formation plus globale orientée vers l’aptitude à résoudre les problèmes posés dans le cadre de l’activité professionnelle, compte tenu des contextes concrets et toujours inédits. Cette perspective mettait en évidence la nécessité de faire face à des situations dans un ensemble. La compétence ainsi comprise fait, dès lors, intervenir au moins quatre aspects essentiels : la coopération, l’inventivité, l’efficacité et la responsabilité. Elle implique aussi la capacité fondamentale de « transférer », c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre, en les ajustant, des savoirs ou savoir-faire relatifs à tel domaine ou à telles circonstances, dans un autre domaine et en de nouvelles circonstances. Ainsi donc, dans sa différence par rapport à l’« expertise », la compétence est l’aptitude, acquise et toujours améliorable, que l’on reconnaît chez une personne, à résoudre des questions complexes et nouvelles, de poursuivre des projets variés, de réaliser un ensemble de tâches avec imagination dans le souci des personnes autant que d’adaptation aux impératifs de l’action. En d’autres termes, et de manière plus précise encore, la compétence, dans sa conception moderne, désigne l’aptitude d’un individu à mobiliser, de manière intégrée et inventive, un ensemble de ressources (savoirs, savoir-faire, attitudes) pour répondre adéquatement, avec inventivité, efficacité et responsabilité, à des situations données, toujours singulières, et à améliorer cette aptitude par son exercice même dans des situations variées. Comme le dit Ph. Zafirian, « la compétence est une intelligence pratique des situations qui s’appuie sur des connaissances acquises et les transforme avec d’autant plus de force que la diversité des situations augmente »3.

Ces perspectives, notons-le, sont passées dans le domaine pédagogique. On a parlé alors de pédagogie des compétences4. Dans cette optique, le système éducatif se donne pour objectif de rendre le citoyen capable de répondre de manière ajustée aux situations-problèmes qu’il rencontre ou rencontrera dans les différents domaines de son existence. Dans cette problématique, on conçoit la formation comme un outillage de l’élève pour qu’il devienne à même de prendre en charge sa vie en ses différents aspects et qu’il puisse ainsi contribuer à l’édification de la société avec talent et rigueur, avec inventivité et responsabilité.

2 La compétence chrétienne : l’art de vivre dans l’Esprit de l’Évangile

On peut tenter de transférer la notion moderne de compétence, élaborée dans le monde du travail, dans le domaine de la vie chrétienne. Ce serait une manière de penser en quoi consiste l’aptitude à vivre dans la foi. La tradition chrétienne, d’ailleurs, se prête à ce transfert. Les notions d’aptitude, d’habilité, de capacité, d’inventivité ne lui sont pas, en effet, étrangères. Elle parle de l’homme comme capax Dei. Elle invite à vivre et à construire l’humanité avec audace, imagination et efficacité. Ainsi, pourrait-on considérer que l’aptitude à vivre sa vie dans la foi est de l’ordre de la compétence au sens moderne du terme.

Mais il se fait aussi qu’une autre notion de « compétence » avec des nuances spécifiques appartient à la tradition chrétienne la plus ancienne, en l’occurrence catéchétique. Dans le catéchuménat des premiers siècles, en effet, on appelait competentes ceux et celles qui étaient admis, au début du Carême, à entrer dans la préparation immédiate au baptême lors de la veillée pascale. Dans ce contexte, competere signifiait « désirer ardemment et ensemble ». Il s’agissait pour les catéchumènes de désirer intensément s’ajuster à la grâce de leur prochain baptême. Il s’agissait pour eux de s’adonner au désir de voir se déployer en eux, dans le concret de la vie et dans la société, la grâce du salut signifiée par le baptême et de s’exercer à ce déploiement, avec l’appui de la communauté. La « compétence » chrétienne, dans la tradition catéchuménale était ainsi liée au désir, à l’émulation communautaire, à l’apprentissage comme à l’exercice de l’aptitude à vivre une vie nouvelle conformément à la grâce du baptême. Conception traditionnelle de la compétence, différente de celle que nous évoquions plus haut, mais qui peut s’y articuler avec intérêt.

En croisant cette notion ancienne de la compétence chrétienne avec les perspectives modernes, en les enrichissant mutuellement, nous pourrions construire la définition suivante : la compétence chrétienne désigne l’art de vivre dans la foi, de manière libre, responsable et inventive, non pas en vertu d’une obligation qui s’impose mais en vertu d’une grâce offerte que l’on désire voir se déployer en soi, pour son propre bien et pour celui des autres. Elle est, en d’autres termes encore, l’aptitude à mener sa vie, à l’« écrire » personnellement dans la foi (foi/espérance/charité) en lien avec la communauté chrétienne et dans un contexte culturel donné, en mobilisant de manière intégrée et inventive, pour des fonctions et dans des circonstances variées, les diverses ressources (savoirs, savoir-faire, attitudes et valeurs, …) de la tradition chrétienne aussi bien que des cultures, pour l’accomplissement de « toute œuvre bonne ».

II La compétence de lecture de la Bible

Dans l’exercice de la compétence chrétienne ainsi entendue, l’Écriture occupe évidemment une place essentielle. Elle fait partie, nous l’avons dit, de l’« équipement » du chrétien, pour reprendre l’expression de l’épître à Timothée. Il n’y a pas de vie chrétienne qui ne s’appuie sur l’Écriture, qu’elle soit proclamée dans l’assemblée liturgique, commentée dans l’homélie, interprétée par les théologiens et les pasteurs ou directement lue dans le texte. Aujourd’hui, bien entendu, dans notre contexte culturel, ce contact direct avec le texte lui-même, même s’il n’est pas intrinsèquement obligé pour être chrétien, est néanmoins incontournable dans une pastorale qui entend habiliter le peuple chrétien à vivre dans la foi. En d’autres termes, la compétence chrétienne est intimement liée à la compétence de lecture de la Bible. On peut dire même que la compétence de lecture de la Bible s’accomplit dans la compétence chrétienne.

Mais qu’est-ce qu’un lecteur compétent de la Bible qui, sans être un spécialiste ni un technicien — il en faut, mais tout le monde ne peut l’être — goûte de se rapporter au texte biblique et dispose de connaissances justes et pertinentes qui lui permettent de les interpréter et d’en tirer profit pour sa vie ? Quel est-il cet « amateur éclairé » ? Quels sont les outils, les moyens, les théories dont il a besoin pour acquérir de bons réflexes de lecture, sans en être encombré pour autant ? Pour répondre à cette question, on peut distinguer, me semble-t-il, des savoirs et des savoir-faire de base (en pédagogie, on parle de « socles de compétence ») qui sont de trois ordres : l’ordre de la théologie des Écritures, l’ordre du désir de les lire et l’ordre des méthodes de lecture. Ce qui importe, c’est que, dans ces trois ordres, le lecteur dispose de bases pertinentes qui lui permettent de s’avancer dans la lecture, étant entendu que sa compétence pourra s’affiner progressivement. Dans les trois ordres que je viens d’indiquer, quels pourraient être les savoirs et savoir-faire élémentaires ?

1 Une théologie de l’Écriture et de sa lecture en Église

Le lecteur compétent aura tout d’abord besoin d’une théologie simple et pertinente de l’Écriture comme Parole inspirée et inspirante dans l’économie du salut. Sans vouloir être exhaustif, je voudrais relever, très brièvement, quelques aspects de théologie scripturaire qui me paraissent décisifs pour faire advenir des lecteurs compétents. Je me limiterai à deux points : l’inspiration des Écritures et leurs règles d’interprétation.

Concernant l’inspiration tout d’abord. Nous le savons, les Écritures sont humaines de part en part. Elles appartiennent au patrimoine de l’humanité. Ce sont des hommes qui les ont rédigées à partir de leurs expériences historiques de malheur et de bonheur, de souffrance et de joie, de domination et de libération. Et si Dieu parle par ces Écritures, c’est par les hommes qui, du dedans de leur condition historique, cherchent Dieu et en parlent. Dans la conception judéo-chrétienne de la révélation, Dieu parle par les hommes qui parlent de lui. Ainsi sont-elles, sans confusion ni séparation, une œuvre humano-divine. Et si aujourd’hui encore, nous pouvons reconnaître que Dieu parle par ces Écritures, c’est que nous pouvons les éprouver comme inspirantes, c’est-à-dire finalement comme humanisantes, comme bonnes pour la vie. N’est-ce pas, d’ailleurs, le caractère excellemment humanisant des Écritures qui constitue la trace de son inspiration divine. Et, cette inspiration, même si le Canon des Écritures est fixé, n’est pas close. L’Esprit qui a fait écrire les Écritures demeure présent dans la communauté des lecteurs. Aussi bien, la Parole de Dieu n’est-elle pas enfermée dans le texte ; elle demeure vivante dans l’interface du texte et de ses lecteurs.

Concernant les règles d’interprétation, le lecteur compétent devrait être conscient au moins des quatre règles fondamentales de lecture de la Bible que l’on trouve dans la constitution conciliaire Dei Verbum5. Ces quatre règles ne sont pas que théoriques. Elle induisent aussi un certain nombre d’attitudes pratiques ou de dispositions face au texte. Je vais les réexprimer avec des verbes d’action, de manière adaptée à notre propos.

Respecter le texte dans sa littéralité. Ce respect conduit à envisager le texte avec un souci de rigueur. Cette attitude campe le texte comme un donné dans une altérité incontournable.

Veiller à mettre les textes en relation les uns avec les autres. Les textes de la Bible ne peuvent être isolés ; c’est dans leur ensemble, dans leurs rapports réciproques qu’ils signifient. Aussi le lecteur compétent doit-il être soucieux de lire les textes dans leurs rapports mutuels.

Se laisser éclairer par la foi. Dans la tradition chrétienne, le Credo et le mystère pascal — la foi de l’Église — constituent une clef de lecture qui, globalement, oriente l’interprétation des textes. La Bible, en effet, est un bien d’Église. Elle est le fruit de sa foi et elle y exprime cette foi. Ainsi, la foi elle-même joue-t-elle un rôle régulateur dans l’interprétation de la Bible. Et le rôle des Pasteurs, qui ne sont pas au-dessus des Écritures, est de veiller à ce que les interprétations qui peuvent être nouvelles ne soient pas en opposition avec la règle de foi.

Enfin, lire en communion. On ne lit jamais seul, en effet. On fait partie d’une communauté de lecteurs. Livre de l’Alliance, la Bible est destinée à être lue en concertation, en communauté. Le lecteur compétent, à cet égard, veille à confronter sa lecture avec celle des autres. D’où, l’ouverture aux lectures qui ont été faites dans le passé, la lecture en groupe, les partages d’Évangile et le débat. L’assistance de l’Esprit, en effet, est donnée au corps tout entier dans la diversité de ses membres.

2 Le désir de lire et les mots pour le conduire à bonne fin

Éclairé et stimulé par le savoir théologique, le lecteur compétent devra aussi avoir une appétence de lecture. Pas de compétence, en effet, sans appétence, sans goût, sans plaisir, sans désir de lire. Mais l’enjeu ici est que ce désir, afin de ne pas tomber dans l’imaginaire, se prenne en charge et se dirige, autant que possible, de manière consciente, en s’ajustant au texte de façon appropriée. À cet égard, de quelle représentation du texte et de l’opération de lecture le lecteur a-t-il besoin pour mener à bonne fin son désir de lire la Bible ?

Une idée essentielle à faire valoir auprès du lecteur, c’est qu’un texte naît grâce à son auteur mais ne vit que grâce à ses lecteurs. C’est d’ailleurs là un des acquis fondamentaux de notre culture : celui d’avoir montré qu’un texte est une lettre morte s’il n’est pas pris dans une opération de lecture qui donne vie au texte tout comme au lecteur qui s’en laisse affecté. Aussi importe-t-il d’aider le lecteur à prendre conscience de son acte de lecture, de la manière spécifique de le réaliser et du plaisir qu’il y trouve. On peut lire un texte de manières différentes comme on peut pêcher en mer par des procédés divers. Le fruit de la pêche sera différent selon la maille des filets. Cette image fait comprendre que le sens que l’on cueille dans un texte dépend de la manière de le traiter. L’enjeu — c’est sans doute là un trait distinctif du lecteur éclairé — est de pouvoir quitter l’imaginaire sécurisant d’un sens immédiat qui s’imposerait, comme c’est le cas, notamment, dans la lecture fondamentaliste ou dans la lecture spontanée pour autant que l’on y demeure fixé. Quelle différence avec le plaisir créateur de la lecture où le sens est toujours à construire ! Dans cette perspective, le sens que l’on dégage d’un texte est d’emblée en quelque sorte une nouvelle écriture ; il est le résultat d’une opération, ou plutôt d’une coopération, d’une interaction entre le lecteur et le texte qui, bien entendu, a son objectivité — une objectivité qui résiste aux manipulations et interdit d’y lire n’importe quoi — mais qui néanmoins se prête à des parcours de lectures multiples. Dans cette optique, le sens du texte est toujours fuyant, non pas que l’on ne puisse rien en dire ; s’il est fuyant, c’est par excès et non par défaut. Lire, en ce sens, c’est toujours « élire », c’est toujours choisir et renoncer à une prétention de maîtrise totale ou de mainmise sur le texte. C’est dire qu’un texte peut être remis sans cesse sur le métier. Le lecteur compétent le sait et l’éprouve : un texte laisse toujours à désirer. Mais, en attendant, il se donne à lire et, se donnant à lire, donne d’écrire.

Dans la foulée, le lecteur compétent — l’amateur éclairé — sera aussi capable de distinguer, d’une part, ce qui relève de l’opération de lecture, sans cesse reprise, qui se frotte à la lettre du texte et qui est déjà une interaction et, d’autre part, le profit personnel, l’interprétation singulière ou l’appropriation existentielle qu’il en dégage pour l’instant. Une chose, en effet, est de lire et de relire un texte en étant soucieux de sa lettre. Autre chose est de le faire résonner dans son histoire personnelle. Tout texte, par nature, se prête à ce transfert. Le sens du texte, de ce point de vue, est toujours troué, il laisse des blancs, des marges, des espaces d’écriture pour le lecteur lui-même. « Un texte, dit Umberto Eco, veut que quelqu’un l’aide à fonctionner… Un texte postule un destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice »6. Tout texte est donc inachevé et attend le complément de sa résonance dans le monde du lecteur lui-même. C’est dire que le lecteur ajoute nécessairement du sien ; par sa lecture, il apporte au texte une plus-value de sens en lui offrant ainsi une postérité éventuellement surprenante.

3 Des méthodes de lecture

Pour être un lecteur compétent de la Bible, il faut encore quelques stratégies concrètes de lecture qui permettent de « se frotter » à la lettre du texte et de faire signifier celui-ci.

On dispose aujourd’hui d’une multiplicité de méthodes pour lire la Bible qui ont toutes leur fondement théorique. Nous avons aussi à notre disposition des propositions de catégorisation des méthodes7.

Mais quelle peut être l’utilité de toutes ces méthodes pour le lecteur qui désire lire la Bible sans pour autant être un spécialiste ? Sur le terrain, même populaire, on note le souci de lire avec méthode, avec des techniques sans doutes simples, mais jamais simplistes. L’enjeu, effectivement, est de mettre à la disposition des lecteurs un ensemble ordonné d’opérations simples mais pertinentes qui leur permettent d’avoir un accès juste au texte. Inutile d’abrutir le lecteur de techniques et de théories trop complexes au risque de le déposséder de sa capacité de lire. Il faut, au contraire, le doter d’un « équipement » léger mais efficace, qui confère un réel pouvoir de lire.

Pour faire advenir des lecteurs compétents, il me paraît utile de faire valoir la distinction bien connue que l’on trouve notamment chez Carlos Mesters8 mais aussi, peu ou prou, chez Paul Ricœur9, entre trois angles d’approche du texte. Paul Ricœur, s’inspirant de Gadamer, parle de « l’arc herméneutique qui s’élève de la vie, traverse l’œuvre littéraire et retourne à la vie »10. D’où, les trois mimésis qui constituent l’objet des trois volumes de son œuvre Temps et récit : la figuration (de la vie au texte), la configuration (la vie dans le texte) et la refiguration (le texte dans la vie). Ainsi peut-on distinguer trois grands modes d’approche du texte :

  • tout d’abord, il y a les approches qui regardent vers l’amont du texte, c’est-à-dire vers tout ce qui a précédé et accompagné la genèse du texte : les événements dont le texte porte la trace, l’histoire et le contexte de la rédaction, les destinataires contemporains de la rédaction du texte, etc. Bref, le champ couvert par la méthode historico-critique. Carlos Mesters parle de « pré-texte ». Pour cette dimension de type historique, le lecteur compétent devra surtout savoir où trouver les bonnes informations, à défaut de pouvoir les découvrir par lui-même.

  • Ensuite, il y des approches qui prennent le texte en lui-même et pour lui-même, comme un tissu d’éléments en relation. Ce sont les méthodes dites immanentes et synchroniques comme les méthodes sémiotiques : structurale, narrative ou rhétorique.

  • Enfin, il y a les approches qui se tournent vers l’aval du texte, qui le transfèrent, le recontextualisent dans l’aujourd’hui pour une appropriation personnelle ou collective. Ce sont les méthodes dites contextuelles, expérientielles qui prennent le texte comme une source de réflexion, d’inspiration ou de discernement pour l’action et la vie dans l’aujourd’hui du lecteur.

Bref, selon cette catégorisation, on distingue l’amont du texte (ce dont il porte la trace), le texte lui-même (le texte comme objet sémiotique) et l’aval du texte (sa recontextualisation dans le présent du lecteur). Ces trois approches ne désignent pas des méthodes concurrentes mais, bien plutôt trois moments de la lecture.

À l’intérieur de cette dynamique de lecture, s’agissant du texte biblique, il me paraît, cependant, nécessaire de faire émerger un quatrième moment de lecture spécifiquement théologique qui, logiquement, viendrait se placer avant la démarche de recontextualisation. Cette lecture théologique serait un moment de reprise, sous l’éclairage de la foi, des données livrées par les approches historico-critiques et les approches synchroniques. Dans cette reprise théologique, le lecteur pourrait se poser trois questions pour mettre de l’ordre et en synthèse ce qu’il a perçu dans le texte :

  • qu’est-ce que le texte dit de Dieu et de Jésus-Christ ?

  • qu’est-ce que le texte invite à faire ?

  • qu’est-ce que le texte donne d’espérer ?

Ces trois questions interrogent le texte en tant qu’il parle de Dieu et de son action (la foi), en tant qu’il promeut un ensemble d’attitudes à vivre (la charité) et en tant qu’il ouvre l’avenir (l’espérance). Les trois questions, simples, correspondent aux trois sens traditionnels des Écritures : le sens christologique, le sens moral et le sens anagogique. Cette reprise théologique, avant la recontextualisation, permet aussi de resituer un texte lu dans l’ensemble de la Bible comme aussi dans l’ensemble du mystère de la foi proclamé dans le Credo.

Dans cette hypothèse, le lecteur compétent devrait pouvoir, même de manière simple, traverser un texte selon les étapes suivantes :

  • un temps de lecture et de réaction spontanées, par lequel forcément on passe ;

  • un temps d’analyse de l’amont du texte ou, en tout cas, d’information sur cet amont ;

  • un temps d’analyse du texte comme texte, pris en lui-même ;

  • un temps de reprise théologique : la lecture selon la foi, la charité et l’espérance ;

  • enfin, un temps de recontextualisation ou de reconfiguration ou encore d’appropriation existentielle dans l’aujourd’hui du lecteur. Nous y reviendrons dans le point suivant.

Cette traversée d’un texte, bien entendu, pourra varier selon les circonstances en terme d’outillage ou de durée consacrée à chaque étape. L’essentiel est que le lecteur ait assez de balises pour avancer, sans errer.

III La compétence de lecture de la Bible dans et pour la vie

Ce troisième point nous conduit au cœur de notre propos : la recontextualisation, ou, en d’autres termes, la mobilisation de l’Écriture dans le monde du lecteur lui-même, dans le champ des questions et des défis de la vie. Comment les Écritures lues peuvent-elles être un équipement pour la vie, inspirant de manière inventive toute œuvre bonne ? Comment la réserve de sens constituée par la lecture des Écritures peut-elle aider à rencontrer les situations de vie ?

1 Le monde du texte et le monde du lecteur : le transfert et la greffe

Pour entamer le propos, il nous faut prolonger quelque peu notre réflexion sur l’aval du texte, sur sa recontextualisation ou sa refiguration, selon le vocabulaire de Ricœur, dans le monde du lecteur : « C’est seulement dans la lecture, écrit celui-ci, que le dynamisme de configuration achève son parcours. Et c’est au-delà de la lecture, dans l’action effective, instruite par les œuvres reçues, que la configuration du texte se transmute en refiguration »11.

L’opération consiste ici pour le lecteur à effectuer une sorte de « pontage » entre le monde du texte lu et son monde à lui. La notion de « transfert » peut exprimer ce pontage. Le transfert est une opération qui consiste à utiliser une connaissance ou un savoir-faire acquis dans tel domaine dans tel autre domaine. Cette opération de transfert implique la perception de ressemblances, de parallélismes ou d’analogies mais aussi de différences entre la situation source et la situation cible. Dans le transfert, « il s’agit pour une personne de réutiliser des connaissances ou des compétences dans d’autres contextes que dans celui ayant servi de référence ou de point d’ancrage au moment de l’apprentissage »12. Dans le transfert, en quelque sorte, ce qui a été acquis dans un domaine ou en telles circonstances est utilisé comme outil pour aborder un autre domaine ou traiter une nouvelle situation. Ce transfert n’est jamais de l’ordre de la simple application ou du placage ; il requiert des ajustements subtils et relève, de ce point de vue, de l’art, de l’invention et de l’imagination. Par exemple, les pompiers se sont inspirés de stratégies militaires pour arrêter la propagation des feux de forêt. Autre exemple. Freud s’est inspiré de la tragédie de Sophocle « Œdipe Roi » pour penser l’évolution de l’individu par rapport à ses parents. De cette opération de transfert, il en est résulté une meilleure connaissance de la psychogenèse de l’individu comme aussi une postérité culturelle inattendue de la tragédie de Sophocle. Le transfert, en quelque sorte, s’apparente à la « greffe » ; un élément issu d’un contexte est greffé dans un autre contexte, en produisant, de par leur rencontre même, des effets de sens inédits. Le greffon comme la plante greffée trouvent, de par leur conjonction, une vitalité nouvelle.

2 La mobilisation du texte biblique dans le monde du lecteur : ses effets

Qu’en est-il du transfert et de la mobilisation du texte biblique dans le monde du lecteur ? Pour entrer dans cette question, partons d’une situation concrète que nous connaissons bien : l’homélie. Elle est typique de la mise en œuvre de la compétence chrétienne. L’homélie, en effet, ne s’arrête pas à la lecture isolée du texte biblique. Il lui faut, à un moment donné, transférer le texte dans le contexte des auditeurs et l’y greffer. Le prédicateur, à cet égard, doit faire montre d’une intelligence pratique des situations. En même temps que le texte biblique, il devra mobiliser, de manière intégrée et inventive, des données culturelles, sa connaissance du milieu, de l’histoire locale et des personnes. Sa compétence consistera à faire signifier de manière argumentée et pertinente le texte biblique dans la situation des auditeurs. Sa compétence de prédicateur sera d’ouvrir ses auditeurs à une intelligence théologique de leur propre histoire et à leur suggérer les actions ou attitudes que l’Évangile invite à vivre aujourd’hui.

Dans le contexte homilétique, l’invocation du texte biblique pourra avoir une fonction d’interpellation et d’éveil à des questions nouvelles qui, sans lui, ne se poseraient pas. Elle pourra avoir une fonction de cadrage ou de recadrage de l’expérience. Par exemple, la phrase « aimez vos ennemis » ouvre un cadre de perception des choses. Il y a l’amour et la haine, les amis et les ennemis et quatre possibilités logiques : aimer ses amis, haïr ses amis, haïr ses ennemis, aimer ses ennemis. Mais le texte ne fait pas que cadrer ; à l’intérieur du cadre, il donne du sens, indique des orientations pour l’action. Autre exemple, « Pardonner non point jusqu’à sept fois, mais soixante-dix-sept fois sept fois », c’est recadrer les choses, sortir du cadre où l’on calcule. Invoquer le texte biblique dans une situation donnée, ce sera aussi conférer à celle-ci des significations supplémentaires qui viendront s’ajouter, se greffer à du sens déjà là, mais en le reconfigurant de l’intérieur du fait de cette greffe. La mobilisation du texte biblique dans la vie apparaît, à cet égard, de l’ordre du surcroît : surcroît de sens, non nécessaire pour vivre, mais cependant décisif, déterminant, transfigurant. Surcroît de motivations aussi pour l’action. En effet, par rapport aux engagements dans l’action, l’invocation du texte biblique apporte une force de conviction supplémentaire : s’il est juste et bon de s’engager pour un monde meilleur, « combien plus », « a fortiori », « à bien plus forte raison » à la lumière des Écritures ! Mobiliser le texte biblique dans un contexte donné, c’est encore ouvrir et rouvrir toujours à nouveau l’offre d’une appartenance : appartenance au peuple qui a fait naître les Écritures et ne cesse de s’en nourrir.

3 Une réserve de sens pour vivre, créer et inventer

Mais, bien au-delà du contexte homilétique que je viens d’évoquer, c’est en toutes circonstances, habituelles ou inédites, que la Bible est offerte comme une « réserve de sens » que l’on peut activer, avec d’autres ressources, d’ailleurs, pour vivre et se tracer un chemin d’existence.

Voici deux exemples différents qui peuvent être symboliques d’une mobilisation des Écritures dans des circonstances diverses :

  • un père de famille m’a accosté récemment en me disant : « Ma fille de 14 ans vient de me dire qu’elle ne pouvait plus croire en Dieu. Je ne sais que lui dire et je me sens démuni ». Je n’avais pas non plus de solution à lui proposer. Mais, je lui ai dit : « Ne voyez-vous pas quelques textes bibliques qui pourraient vous inspirer dans cette situation ? ». Il fut étonné par la question, ne voyant pas comment la Bible pouvait rejoindre la déclaration d’athéisme de sa fille. Mais on a cherché quand même. Trois textes ont émergé. Le récit des disciples d’Emmaüs qui ont perdu la foi, mais qui, en chemin, entrent en conversation. Ensuite, le texte du jugement dernier (Matthieu 25) lequel porte sur les actes de charité mais non sur la foi explicite. Enfin, le deuxième commandement du décalogue : « Tu ne te feras pas d’images de Dieu et tu ne te prosterneras pas devant elles ». La déclaration d’athéisme de la jeune fille est-elle pour elle la mort de Dieu ou la fin d’une image de Dieu ? Et le père lui-même, en évoquant ce deuxième commandement, s’est interrogé sur ses propres images de Dieu. En tout cas, s’ouvrait pour lui un chemin de conversation avec sa fille. Les textes bibliques évoqués recadraient la question posée et donnaient du sens à la situation — non pas tout le sens — mais assez de sens pour avancer.

  • Autre exemple. Il est une chanson de Michel Fugain qui dit « Chante ta vie comme si tu devais mourir demain. Oui, chante comme si plus rien n’avait d’importance, aime la vie comme un voyou, comme un fou, comme un chien ». Cette chanson, bien contemporaine, est une incitation à profiter des plaisirs immédiats de l’existence et à vivre, puisqu’il faut bien mourir un jour, à « tombeaux ouverts ». Le philosophe espagnol Fernando Savater13, confronté comme philosophe à cette question des jeunes « Pourquoi ne pas faire tout ce que l’on veut, tout de suite, pour être heureux ? », trouve dans sa culture biblique de quoi élaborer une réponse à leur mesure. Il évoque le récit de Jacob et d’Ésaü qui cède son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Et Fernando Savater interprète. Tout se passe comme si la certitude de la mort poussait Ésaü à penser que la vie n’a plus d’importance. La peur de la mort le conduit à adopter, de fait, des comportements de mort. Se jeter sur le plat de lentilles, c’est, pour lui, anticiper sa propre mort, la précipiter, lui conférer toute sa virulence. C’est vivre comme s’il était déjà mort, comme si la mort était l’horizon. Le récit, poursuit Savater, nous enseigne qu’au contraire, vivre consiste précisément à ne plus se laisser paralyser par la mort, mais à se donner un avenir. Laisser là le plat de lentilles, c’est penser à demain, comme si l’avenir, justement, c’était la vie. Compétence biblique qui aide à vivre.

Ces deux exemples parmi bien d’autres possibles indiquent l’invention possible d’un chemin avec l’appui des Écritures à travers les situations, les tâches ou les défis qui se présentent dans la vie affective et familiale, dans la vie professionnelle et sociale, ou dans la vie ecclésiale elle-même. Et un chrétien sera d’autant plus compétent qu’il prendra l’habitude de les lire avec intelligence et de les invoquer, parmi toutes les ressources dont il dispose, pour se diriger dans l’existence. Sa compétence s’affinera au fur et à mesure qu’il traitera de la sorte des questions et situations variées. Ni instrumentalisation de la Bible ni placage sur la vie, la mobilisation du texte biblique dans la vie est de l’ordre de l’invention, de l’imagination et de l’art. Elle implique une intelligence subtile du texte comme des situations. Ricœur, à cet égard, parle de « subtilitas applicandi »14.

Cette capacité subtile de faire travailler la Bible dans la vie comporte, me semble-t-il, au moins trois enjeux fondamentaux :

  • la liberté spirituelle, tout d’abord. La lecture des Écritures en lien avec la vie forme l’homme intérieur. Elle est une puissance d’individualisation. Elle contribue à faire advenir, chacun et chacune, à sa singularité propre, au plus intime de soi-même. En travaillant les Écritures, en les mobilisant dans la vie, le lecteur se construit progressivement une réserve de sens, une mémoire biblique, une petite encyclopédie de textes (ses « favoris », pourrait-on dire) qui le touchent, qu’il goûte et qui le marquent d’une manière inédite et inimitable, en le faisant naître ainsi à sa dignité personnelle et à sa liberté devant Dieu et devant autrui.

  • La vitalité des communautés chrétiennes, ensuite. La compétence de lecture de la Bible au sein des communautés chrétiennes est évidemment garante de la vitalité de leurs rassemblements, de leurs célébrations et de leur invention de gestes évangéliques inédits pour notre temps. Cette compétence de lecture dans les communautés donne la parole aux uns et aux autres ; en ce sens, elle induit un rapport à l’autorité qui n’est pas de passivité, mais d’initiative, de participation et d’habitus démocratique.

  • Enfin, troisième enjeu, l’humanisation et l’évangélisation elle-même. L’histoire montre combien la Bible a pu être inspiratrice, au sein des cultures, de pensées philosophiques, de réflexions éthiques, de recherches scientifiques, de projets politiques ou d’œuvres littéraires et artistiques. Cette fécondité des Écritures dans la vie des hommes déborde l’Église. Même si elles sont un bien d’Église, les Écritures appartiennent aussi au patrimoine de l’humanité pour inspirer toute œuvre bonne. La compétence des chrétiens, à cet égard, sera non point de se réserver frileusement la lecture des Écritures, mais, au contraire, de la rendre disponible autant que possible dans la vie culturelle et sociale de telle sorte que chacun, croyant ou non, et la collectivité toute entière puissent la connaître et y puiser librement de quoi grandir en humanité. Et c’est dans la mesure précisément où la Bible sera éprouvée, individuellement aussi bien que socialement, comme un trésor d’humanité, comme une puissance d’humanisation que, de surcroît, la foi elle-même sera rendue désirable. La compétence du chrétien alors sera, comme Jésus sur la route d’Emmaüs, comme Philippe avec l’eunuque d’Éthiopie, d’accompagner autrui dans sa lecture des Écritures, en favorisant en lui le pouvoir de lire et, sans qu’il sache comment, le désir de croire.

Le cinquième évangile : « Vous êtes une lettre du Christ écrite sur des tables de chair »

J’ai utilisé plus haut le mot « greffe » pour désigner l’application subtile des Écritures sur la vie. Ce mot « greffe » est particulièrement le bienvenu puisque le mot, étymologiquement, vient de grafein qui signifie « écrire ». C’est d’être « greffées » sur la vie qui fait que les Écritures acquièrent sève et saveur et que la vie elle-même se charge de sens. Dans cette opération de « greffe », la vie s’écrit en même temps que le texte se réécrit. Ainsi la vie chrétienne devient-elle une écriture, une écriture sainte : « Vous êtes manifestement une lettre du Christ rédigée par nos soins, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit de Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs » (2 Co, 3,3). L’Écriture s’accomplit dans la vie du chrétien, dans son auto-biographie, chaque fois originale et singulière. Alain Marchadour, à cet égard, parle d’un cinquième évangile15, celui que les chrétiens écrivent dans leur vie, en lisant les quatre premiers. « La lecture de la Bible, depuis 20 siècles, n’est rien d’autre que cette tension difficile mais féconde entre un livre écrit une fois pour toutes et des communautés produisant à leur tour leur cinquième évangile… Quand un livre n’est plus lu, il meurt. Tant que des hommes et des femmes continueront de lire la Bible pour essayer d’ajouter leur propre page, l’Écriture restera le Livre de la Vie »16.

Notes de bas de page

  • 1 Cet article est le texte d’un exposé donné lors du colloque de l’Association Omnes Gentes qui s’est tenu à l’Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) du 27 au 30 octobre 2005, sur le thème « Lire la Bible ».L’Association Omnes Gentes a été créée conjointement par Missio-Belgique, par les facultés de théologie de l’UCL et de la KUL et par le Centre Lumen Vitae.

  • 2 Cf. Zafirian Ph., Objectif compétence. Pour une nouvelle logique, coll. Entreprise et carrière, Rueil-Malmaison, Éd. Liaisons, 1999.

  • 3 Ibid. p.74.

  • 4 Cf. Perrenoud P., Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 1999 ; Roegiers X., de Ketele J.-M., Une pédagogie de l’intégration : compétences et intégration des acquis dans l’enseignement, coll. Pédagogies en développement, Bruxelles, De Boeck, 2000.

  • 5 Dei Verbum 12.

  • 6 Eco U., Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985, p. 67.

  • 7 Cf., p. ex., le document bien connu L’interprétation de la Bible dans l’Église de la Commission biblique pontificale (Paris, Téqui) qui distingue cinq grandes approches de la Bible : l’approche historico-critique, l’approche des nouvelles méthodes d’analyse littéraire (rhétorique, narrative, sémiotique), l’approche basée sur la Tradition, l’approche par les sciences humaines, l’approche contextuelle. Autre exemple, tout récemment, dans son ouvrage L’Écriture vive. Interprétations chrétiennes de la Bible (Genève, Labor et Fides, 2004), Élisabeth Parmentier distingue successivement les modèles de lecture kérygmatique, historico-critique, structural, narratif, expérientiel. Voir également sous la direction d’André Lacocque, Guide des nouvelles lectures de la Bible, Paris, Bayard, 2005.

  • 8 Cf. ACFEB (Association Catholique Française pour l’Étude de la Bible), Les actes des Apôtres. Histoire, récit, théologie, collection Lectio divina, Paris, Cerf, 2005. Carlos Mesters y raconte comment les communautés ecclésiales de base au Brésil en font la lecture. Pour une présentation de la méthode de lecture de Carlos Mesters, voir aussi Mabundu F., Lire la Bible en milieu populaire, Paris, Karthala, 2003.

  • 9 Cf. les trois ouvrages de P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983-1985. Ici, t. I, chap. I, « Mimèsis I, II et III ».

  • 10 Ricœur P., Temps et récit. III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 229, note 1.

  • 11 Ibid. p. 230.

  • 12 Tardif J., Presseau A., « Quelques contributions de la recherche pour favoriser le transfert des apprentissages », dans Vie pédagogique 108 (sept/oct. 1998) 40.

  • 13 Savater F., Éthique à l’usage de mon fils, Paris, Seuil, 1994, chap. 4.

  • 14 Ricœur P., Temps et récit. III. Le temps raconté (cité supra n. 10), p. 255.

  • 15 L’expression « cinquième évangile » trouve son origine dans l’interprétation de la finale de l’Évangile de Jean qui dit que « Jésus a accompli en présence des disciples encore bien d’autres signes qui ne sont pas relatés dans ce livre » (Jn 20,30). Le cinquième évangile désignerait donc les traces historiques du message du Christ que l’on peut trouver en dehors des Évangiles canoniques. On a parfois qualifié de « cinquième évangile » l’évangile apocryphe de Thomas. Plusieurs auteurs, dans des sens divers, ont publié des ouvrages sous le titre « Le cinquième évangile ». Par exemple, Rudolf Steiner, en 1913-1914, prononce à Berlin et à Oslo 11 conférences sur « Le cinquième Évangile » (éd. Triades) dans une perspective anthroposophique. Bernard-Marie dans son ouvrage « Le cinquième Évangile » (Paris, Pr. Renaissance, 1998) recueille un ensemble de logia du Christ glanés en dehors des écrits canoniques ainsi que des paroles que le Christ aurait adressées à des mystiques. Mais, surtout, relevons le roman de Mario Pomilio, Le cinquième Évangile (Paris, Fayard, 1975) qui raconte comment un chercheur américain en quête d’un supposé cinquième évangile découvre, au terme de sa recherche, que ce cinquième évangile, c’est chaque homme qui l’écrit ou le récrit dès lors qu’il se met dans les pas du Christ. C’est dans cette même ligne qu’Alain Marchadour utilise l’expression « cinquième évangile ».

  • 16 Marchadour A., Un évangile à découvrir, coll. Croire et comprendre, Paris, Le Centurion, 1978, p. 164.

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