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Philosophie weilienne et théologie chrétienne chez Henri Bouillard

Michel Castro
Henri Bouillard, in his theological quest, is inspired by Eric Weil’s philosophy in working out his concept of fundamental theology, especially in what concerns the relationship between politics and christianity, and between philosophy and faith. On the other hand, Weil’s philosophy also guards him against taking up the challenges of our time : political theology and human sciences.

Dans la présentation de son séminaire de 1972-1973 sur « Les incidences de la philosophie d’Eric Weil sur la théologie chrétienne », Henri Bouillard sj (1908-1981) rappelle sa conception de la théologie fondamentale : « il s’agit de manifester une correspondance entre la logique interne du christianisme et la logique de l’expérience humaine. On se trouve ainsi au point de rencontre entre christianisme et philosophie, si l’on entend par philosophie, non pas un exercice scolaire, mais la compréhension du sens de la vie humaine »1. Or, Eric Weil (1904-1977) lui apparaît un bon témoin de la philosophie de son époque : « ici, l’élément spirituel de la réalité humaine est expressément reconnu, mais il a cessé d’être le Tout-Autre ; la vérité qu’a portée le christianisme est, en un sens, conservée, mais à l’écart de la confession chrétienne. Ainsi, cette philosophie post-chrétienne présente, sous une forme particulièrement élaborée, une attitude ou une tendance assez commune aujourd’hui et qui tente même des chrétiens »2. Aussi le théologien trouve-t-il dans le philosophe un partenaire privilégié pour mettre en œuvre sa conception de la théologie fondamentale. Il aborde notamment les rapports entre politique et christianisme, et entre philosophie et foi.

Dans cet article, nous voudrions montrer que pour lui comme pour Weil, la politique est autonome, mais que la foi peut l’interpeller ; que pour lui comme pour le philosophe, la philosophie et la foi sont deux sources de sens, mais que la foi chrétienne offre un surcroît de sens. En conclusion, nous indiquerons que la rencontre de Weil conforte Bouillard à ne pas relever les défis des théologies politiques et des sciences humaines.

I Politique et christianisme

Du temps de Bouillard, les rapports entre politique et christianisme sont envisagés successivement de différentes manières. Dans les années 20, on parle de restauration de la chrétienté médiévale : la politique n’est pas autonome, mais le christianisme doit la diriger par le contrôle de la hiérarchie ecclésiastique sur la vie publique. Dans les décennies suivantes, il est question d’instauration d’une nouvelle chrétienté : la politique est autonome, mais le christianisme doit l’inspirer par l’action des fidèles dans la cité. À partir des années 60, on parle de théologie politique : la politique est autonome, mais le christianisme comporte constitutivement une dimension politique ; l’attente du monde à venir, écrit Jean-Marie Aubert, est « attente et construction d’un monde renouvelé, transfiguré dans la justice et l’amour de Dieu, et aussi contestation à l’égard des solutions politiques et sociales facilement érigées en absolu »3.

Au moment où Bouillard rencontre Weil, on assiste d’abord à une évolution de la pensée pontificale : « désormais, le rêve d’un État chrétien n’est plus poursuivi, rappelle J.-M. Aubert, mais c’est l’acceptation de l’autonomie de l’État dans sa structure séculière, seule condition d’un dialogue fructueux avec lui »4. Émergent ensuite des théologies politiques : depuis quelques années, constate Bouillard, « la question centrale se pose ainsi : comment l’espérance eschatologique du christianisme doit-elle contribuer à la transformation du monde en vue d’un meilleur avenir ? »5. On assiste enfin, en France, à une réhabilitation de la politique : « mai 68, explique Denis Pelletier, lève un certain nombre de “verrous” qui entravaient l’engagement politique des catholiques à gauche. À partir du Congrès d’Épinay (1971) qui réunit autour de François Mitterrand un Parti socialiste remis à neuf, la dynamique d’Union de la gauche ouvre aux militants chrétiens de nouveaux espaces. En octobre 1972, les évêques reconnaissent la légitimité du pluralisme politique des chrétiens, peu après que Rome ait admis que le socialisme pouvait être compatible avec la foi (lettre de Paul VI au Cardinal Roy, 1971) »6. Bref, la question des rapports entre politique et christianisme est d’actualité à l’époque.

1 L’autonomie de la politique selon Eric Weil

Dans son article intitulé « Christianisme et politique », Weil pose la question de leurs rapports. Il envisage ceux-ci de manière historique, puisqu’il est incroyant. Il refuse le césaro-papisme et la théocratie, au nom de la souveraineté intérieure de l’État et de la liberté de conscience : pour lui comme pour Kant, l’homme doit agir selon sa conscience raisonnable, c’est-à-dire dans le sens de son auto-réalisation et de l’universalisation de son action ; le christianisme doit exiger que l’individu et l’État soient raisonnables, celui-ci doit promouvoir la coexistence des libertés, la primauté de l’homme et la liberté religieuse. Comme pour les chrétiens « la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait…, ils feront confiance à la nature de l’être raisonnable qu’est l’homme en son fond et ils agiront afin que ce fond de l’homme finisse par informer la réalité de son action sociale et politique »7. Mais ils ne détiennent aucune règle de conduite positive pour l’action journalière. Et l’État ne doit pas imposer aux citoyens des convictions, mais garantir à chacun la liberté raisonnable et donc la liberté des convictions. Historiquement, le christianisme a éduqué l’Occident à l’unité du genre humain et à l’État mondial garant de la paix universelle, ainsi qu’à la bonté de la politique.

Dans son article sur « La sécularisation de l’action et de la pensée politiques à l’époque moderne », le philosophe traite du sujet « politique et athéisme ». Selon lui, la sécularisation de la politique date de l’époque moderne. Pour Hegel, en effet, l’État moderne est raisonnable, incarnation du divin et de la pensée dont la religion n’a que le sentiment et la représentation ; il est l’incarnation, non plus de la violence arbitraire et de la passion, mais de la spiritualité ; en lui, le sacré ne se superpose plus au réel de l’extérieur, il ne s’oppose plus à lui de l’intérieur, mais il s’identifie à lui ; le savoir du vrai n’est plus la propriété d’une Église, mais la sienne propre ; l’esprit divin n’est plus transcendant, mais immanent au monde ; le spirituel n’est plus le tout-autre, mais le non-autre ; la sanctification du monde est accomplie, non plus dans l’eschatologie, mais dans l’histoire ; la religion n’est pas éliminée, car la conviction intérieure échappe à l’État, mais en tant que conviction intérieure, elle est privatisée. Bref, la politique est devenue autonome : l’État moderne incarne le christianisme, l’État raisonnable est la véritable Église, et la religion a sa place dans l’État, mais n’influe plus sur lui. Désormais politique et religion n’ont plus de rapport : les citoyens ne doivent pas renoncer à la religion, mais l’État doit considérer et faire considérer par les citoyens la religion comme privée. Dieu n’est plus vu comme quelqu’un de transcendant le monde, mais immanent à celui-ci ; il n’est plus un existant en soi, mais existe seulement pour l’individu. L’État doit renoncer à toute prétention religieuse, et la religion doit tenir l’État pour une organisation technique nécessaire. La neutralité religieuse de l’État est la condition nécessaire et suffisante de la liberté religieuse ; mais « la foi juge le monde et le change si son jugement trouve la reconnaissance universelle »8, et la politique juge les actes du croyant s’ils concernent le monde.

Dans sa Philosophie politique, Weil soutient que « l’individu dans la société moderne est essentiellement insatisfait »9. Certes, celle-ci le protège de la violence de la nature et des hommes ; mais en privilégiant le travail efficace, elle ne réalise pas la justice sociale, et prive l’individu du sens de son existence, l’obligeant à se replier sur le sacré traditionnel pour le trouver. La société moderne, en effet, sacralise le travail, au détriment de toute autre forme de sacré. Aussi l’individu est-il déchiré entre sa vie publique où il est reconnu à ce qu’il sait, fait et possède, et sa vie personnelle où il est reconnu par ceux qui, en privé, partagent ses convictions.

Le philosophe indique lui-même que sa conception des rapports entre politique et christianisme est influencée par Hegel qui, à l’époque moderne, opère la sécularisation de la politique. En interdisant au christianisme la promulgation de règles politiques et toute prétention politique, en prenant acte de la sécularisation de la politique à l’époque moderne, Weil affirme que la politique est autonome ; mais en autorisant le christianisme à encourager une politique raisonnable et à dénoncer toute politique déraisonnable, en prenant acte du recours au sacré traditionnel, dans la société moderne, pour trouver le sens de l’existence, il affirme que la politique peut être modifiée par le christianisme.

2 L’hétéronomie de la politique selon Karl Barth

Dans son ouvrage de 1957 sur Karl Barth, Bouillard envisage les rapports entre politique et christianisme selon cet auteur. D’après celui-ci, écrit-il, « c’est la souveraineté du Christ qui fonde en dernier ressort l’autorité de l’État et le droit qu’il prononce »10. L’État a une finalité divine, et le chrétien doit s’engager en politique ; l’État est autonome en son domaine, mais l’Église doit lui rappeler sa finalité divine, et le chrétien doit choisir en fonction non seulement des avantages et inconvénients politiques d’un projet, mais du commandement de Dieu ; l’Église n’a pas de programme politique, mais une direction qui est fonction du Règne de Dieu. Pour Bouillard, l’intérêt de Barth pour la politique relève de son tempérament, de ses convictions calvinistes et des circonstances. Dès sa jeunesse, il lit des ouvrages d’histoire. Pasteur à Safenwil, il participe aux luttes sociales et entre au parti social-démocrate. Ses écrits d’alors, notamment la première édition du Römerbrief, protestent contre le piétisme qui se veut pure intériorité : la Bible, répète-t-il, renvoie le croyant à une activité au sein du monde. Même quand il s’oriente vers une conception eschatologiste, il rappelle que le chrétien doit collaborer aux activités profanes, notamment à la politique : au nom de la doctrine réformée, il conseille de renoncer à la religiosité trop centrée sur elle-même du luthéranisme. Durant ses premières années de professorat, puis encore lorsqu’il commence à blâmer les Chrétiens-Allemands, il entend rétablir dans le protestantisme la pure doctrine évangélique. Mais conduit peu à peu à condamner le régime nazi, il énonce jugements et directives politiques au nom de sa foi, critiquant « les luthériens, qui, en vertu de la distinction des domaines spirituel et temporel, estiment qu’une décision politique ne peut être fondée directement sur la foi »11. Plusieurs fois, il expose les principes théologiques qui l’inspirent. En insistant sur la finalité divine de l’État, il affirme que la politique est absolument hétéronome, qu’elle est fondée dans la foi et non pas en elle-même.

3 L’autonomie de la politique selon Henri Bouillard

Dans son ouvrage sur Barth, après avoir exposé la politique de celui-ci, Bouillard la critique. Avec lui, il reconnaît la finalité divine de l’État ; mais contre lui, il affirme aussi sa finalité propre qui est d’assurer le bien public. Avec lui, il reconnaît qu’en politique, le chrétien est inspiré par sa foi ; mais contre lui, il affirme que le chrétien se détermine aussi selon sa conscience politique : dans l’exercice de sa responsabilité politique, « le chrétien sera certes mû et inspiré par la foi et la charité ; mais il déterminera ses jugements et ses choix selon sa conscience politique. Autrement dit, il agira en chrétien, mais non en tant que chrétien »12. Et le théologien de noter qu’il emprunte cette distinction à Humanisme intégral de Jacques Maritain. Avec Barth, Bouillard reconnaît que l’Église doit parler au nom de l’Évangile ; mais contre lui, il affirme que le passage de l’inspiration évangélique à la détermination politique s’effectue par la médiation du droit naturel, c’est-à-dire par le biais de l’exigence rationnelle de justice impliquée en chacune. Il indique lui-même que sa conception des rapports entre politique et christianisme correspond à celle, répandue à l’époque, de Maritain : « il est clair, écrit celui-ci dans Humanisme intégral, que l’ordre de la Rédemption, ou du spirituel, ou des choses qui sont à Dieu, doit vivifier jusqu’en ses plus intimes profondeurs l’ordre de la civilisation terrestre, ou du temporel, ou des choses qui sont à César ; mais ces deux ordres restent nettement distincts »13. Autrement dit, Maritain renonce à toute politique chrétienne, pour préconiser une politique autonome mais inspirée par le christianisme.

Dans son article de 1971 intitulé « Révélation et histoire », Bouillard indique brièvement leur rapport. En admettant l’incidence politique de l’espérance et de la charité chrétiennes, mais en rappelant qu’il n’y a pas de politique chrétienne, que l’Évangile peut inspirer une politique, mais non la déterminer — « l’Évangile peut y introduire une inspiration ; mais la détermination relève de l’expérience et de la raison humaines »14 —, et que la théologie politique risque la collusion avec une politique précise, le théologien situe les rapports de la politique et du christianisme entre politique chrétienne, d’une part, et théologie politique, d’autre part. Sa position est toujours conforme à celle de Maritain.

Dans son étude de 1977 intitulée « Philosophie et religion dans l’œuvre d’Eric Weil »15 et dans son article de 1981 intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi », avec Weil, il affirme qu’il n’y a pas de politique chrétienne. Avec lui, il précise que le christianisme peut modifier la politique, mais que celle-ci est autonome par rapport à celui-là : « conservateur ou progressiste, écrit-il dans son article, le chrétien qui s’engage au nom de sa foi dans les activités séculières aurait avantage à prendre au sérieux les propos d’Eric Weil concernant l’autonomie de la politique et de la morale par rapport à la foi (autonomie qui n’interdit pas à l’Église de prononcer sa parole prophétique) »16. Et il souligne la collusion possible de l’engagement politique des chrétiens avec une politique donnée. Il situe toujours les rapports de la politique et du christianisme entre politique chrétienne et théologie politique ; mais désormais, il ne considère plus la politique comme inspirée par le christianisme, il l’envisage comme modifiable par lui. Sous la poussée de Weil, sa conception des rapports entre politique et christianisme ne correspond plus à celle de Maritain.

En somme, il rejette toute politique chrétienne pour promouvoir, dans un premier temps, une politique autonome dans sa détermination et hétéronome dans son inspiration, façon Maritain, et finalement une politique autonome mais modifiable par le christianisme, et il dénonce la collusion possible de la théologie politique avec telle politique. En d’autres termes, il refuse la perspective d’une restauration de la chrétienté médiévale, il abandonne finalement celle de l’instauration d’une nouvelle chrétienté, mais il se montre réticent envers la théologie politique.

Cependant, quand il affirme avec Weil que la politique est autonome, mais que la foi peut l’interpeller, il ne précise pas que pour le philosophe, celle-ci est une attitude humaine, une manière pour l’homme de comprendre son monde et lui-même, alors que pour lui, elle est aussi un don de Dieu.

II Philosophie et foi

À l’époque où Bouillard rencontre Weil, on assiste à une contestation de la philosophie et du discours chrétien. Dans la présentation de son séminaire de 1974-1975 sur « Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de la foi », le théologien constate qu’« il y a une crise de la foi et une crise de la philosophie, et ce n’est pas par hasard qu’elles sont concomitantes. Parmi les causes de cette double crise figurent, entre autres, le développement de l’esprit scientifique et le développement des sciences humaines »17.

En assignant à la philosophie l’élaboration d’un sens de la réalité purement rationnel, Weil proteste contre la contestation de la philosophie. Dans son cours de 1977 sur « La catégorie du sens et la catégorie de Dieu », Bouillard déclare à propos de la philosophie weilienne : « tout en reconnaissant la valeur et les services de la science et de la technique, ainsi que la nécessité de l’activité morale et politique, elle nous invite à chercher au-delà le sens de notre vie »18.

1 Philosophie et foi selon Eric Weil

Dans son article sur « La science et la civilisation moderne », Weil entend découvrir le rôle de la science dans notre civilisation. Pour lui, dans la civilisation moderne, la science donne à l’homme la maîtrise sur la nature et l’histoire, sans lui dire ce qu’il doit faire de cette maîtrise, ni si celle-ci est bonne ou mauvaise. Aussi la philosophie a-t-elle pour tâche de rappeler l’urgence de la question du sens, « dans et par une analyse des actions et des discours de l’homme qui révélerait ce qu’est son monde et ce qu’il est pour lui-même. Et il serait encore possible qu’une telle analyse… nous mît sur le chemin de la découverte de ce qui est bon pour l’homme »19. La philosophie opte librement contre la violence et pour la raison.

Dans son article sur « La philosophie est-elle scientifique ? », le philosophe s’empare de cette question. Pour lui, alors que les sciences modernes ont leur domaine propre et emploient le langage de la logique mathématique, la philosophie parle de tout et emploie le langage commun. Alors que les sciences hypothéticodéductives comme le droit et les mathématiques partent d’axiomes indémontrables, la philosophie part d’une question. Alors que les sciences particulières procèdent d’un intérêt particulier, la philosophie procède d’un intérêt général. Le philosophe veut comprendre l’ensemble de la réalité concrète dans un savoir cohérent qui donne sens à sa vie, il comprend le monde et ainsi le transforme pour que tout homme puisse librement y donner sens à sa vie. Comme les sciences, la philosophie n’atteint jamais de résultats définitifs : comme l’homme peut tout refuser — il peut même refuser librement sa liberté et celle des autres —, elle met en question chaque résultat ; « la philosophie est scientifique, eminenter scientifique, parce qu’elle se refuse à devenir une science qu’on peut apprendre, parce qu’elle veut être une interrogation sur le sens toujours renouvelée, toujours à renouveler, parce qu’elle ne se contente pas de réponses données, mais ne reconnaît comme réponse que ce qui peut être hic et nunc pour l’homme en tant qu’homme, vrai et sensé, parce qu’elle veut absolument l’universel, la raison, l’universel qui comprend encore, positivement, que son autre, le fini, le donné, l’absurde, le violent est pour lui une condition, lui est présupposé temporellement et toujours à nouveau »20.

Dans le chapitre de sa Philosophie morale intitulé « Morale et philosophie », Weil réfléchit sur leur relation. Pour lui, la théorie morale est le fait de l’individu qui veut vivre avec d’autres dans une communauté historique particulière ; elle n’a donc aucune prétention universelle. La philosophie morale n’est pas davantage universelle : elle ne considère l’homme que comme être agissant, mais elle lui fait découvrir qu’il fait aussi partie de la nature, et finalement qu’il cherche à se comprendre lui-même. Elle le conduit à la philosophie, dans la mesure où elle exige un fondement à son discours. La philosophie politique ne saurait lui fournir ce fondement, car elle ne tranche pas la question du sens de la vie ou du but de l’action. La philosophie morale reste un discours partiel, elle se fonde sur le discours total de la philosophie. Par ailleurs, le bonheur n’est pas le fait de l’individu besogneux qui agit pour satisfaire ses besoins, mais de l’individu raisonnable qui comprend le monde. L’individu, en effet, est toujours capable d’être raisonnable ; la morale lui fait prendre conscience de sa capacité de comprendre le monde et de se comprendre lui-même dans le monde comme capable d’être raisonnable, capacité qui peut s’expérimenter dans la simple perception d’un coucher de soleil ou d’une fleur. La fin de l’action n’est donc pas la satisfaction des besoins, mais la compréhension du monde ; la philosophie morale, en découvrant qu’elle est réflexion sur l’être naturellement violent mais capable d’être raisonnable, pose le problème de la compréhension du tout, elle s’achève donc dans la philosophie et dans cette compréhension ; la philosophie n’est pas la seule à donner cette compréhension, « la morale déjà rencontre dans la magnanimité une possibilité de vie sans futurition, et la vie la moins adonnée à la réflexion en fait l’expérience dans la religion vécue comme union, dans l’art, la poésie, la simple vue du beau »21. Mais elle est la seule à la justifier, à rendre raison du sens, c’est-à-dire de l’important, du vrai.

D’après Bouillard dans son étude intitulée « Philosophie et religion dans l’œuvre d’Eric Weil » et dans son article intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi », l’Introduction de la Logique de la Philosophie de Weil présente celle-ci comme le discours de celui qui renonce à la violence pour satisfaire ses besoins et qui, dans le monde où il vit, choisit librement de comprendre ce monde et de s’y comprendre lui-même. Elle n’est donc pas un discours sur le monde et sur l’homme, c’est-à-dire sur leur être, mais sur la compréhension que le philosophe en a, autrement dit sur leur sens, à un moment de l’histoire. La Logique de la Philosophie, écrit le théologien dans son article, « n’est ni une ontologie, ni une logique de l’Être déployant l’autodéveloppement du concept ; c’est le développement du discours humain concret, du discours de l’homme qui se comprend dans ses réalisations, du moi qui se sait fini et veut comprendre le fini à partir de l’infini. Cette logique du discours humain concret… permet ainsi à l’homme de se comprendre dans son histoire »22.

Dans son exposé intitulé « Violence et langage », Weil réfléchit à leur relation. Pour lui, l’homme est le seul être capable de sortir de la violence, à la fois irrationnelle et insensée, pour travailler, c’est-à-dire organiser rationnellement le monde dans lequel il vit, et faire de la poésie, autrement dit donner un sens à sa vie et au monde, donner un sens à sa vie dans le monde. En privilégiant le travail, la société moderne domine progressivement la violence de la nature et celle des hommes avides de posséder ; mais en faisant fi de la poésie, elle génère une nouvelle forme de violence, l’individualisme. C’est pourquoi « l’effort vers le sens n’en est peut-être que plus sensé et plus urgent, — effort, non travail rationnel. En un mot, la vieille trinité hégélienne d’art, religion et philosophie a de nouveau un avenir »23, car elle permet à l’homme de passer de la violence au bien, à la vérité, au sens.

En somme pour Weil, la philosophie et la foi sont deux sources de sens, mais seule la première peut rendre raison de celui-ci.

2 Philosophie et foi selon Henri Bouillard

Dans la présentation de son séminaire sur « Les incidences de la philosophie d’Eric Weil sur la théologie chrétienne », Bouillard s’appuie sur le philosophe pour assigner à la philosophie la tâche d’affirmer la liberté de l’individu dans ses multiples conditionnements : « philosopher, selon Weil, c’est “penser notre monde et notre condition en tant qu’êtres humains”24. C’est l’acte par lequel l’homme se comprend lui-même comme liberté dans la condition. La philosophie maintient ainsi la liberté humaine au sein de tous les conditionnements. Elle résiste à la dissolution de l’homme qui, d’après certains, serait le résultat inévitable de la science, en particulier des sciences humaines, plus spécialement encore du structuralisme »25.

Dans son séminaire intitulé « Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de la foi », le théologien s’appuie de nouveau sur le philosophe, cette fois pour opposer la philosophie au scientisme, c’est-à-dire à la prétention de la science d’avoir le dernier mot sur le monde et sur l’homme : l’œuvre philosophique de Weil, affirme-t-il dans sa présentation, « est une remarquable défense et illustration de la philosophie à l’encontre du scientisme »26. À la première séance, il réitère ce propos et plus loin, il précise : « l’homme est essentiellement un être agissant. Il agit sur soi pour se transformer (morale) ; il agit dans la société pour la transformer (politique). Le problème moral et politique introduit à la philosophie systématique, qui inversement les commande. C’est parce que l’homme est un être moral et politique et théorétique que le scientisme est insuffisant »27.

Dans son étude intitulée « Philosophie et religion dans l’œuvre d’Eric Weil », Bouillard estime, comme le philosophe, que l’art, la religion et la philosophie constituent autant d’efforts vers le sens. La science, en effet, ne permet pas à l’homme de donner un sens au monde dans lequel il vit, ni de se donner un sens à lui-même. Elle appelle pour cela la philosophie ou la foi religieuse. La morale et la politique ne permettent pas davantage à l’homme de donner un sens à sa vie. Celui-ci procède de la philosophie, ainsi que d’autres expériences humaines, telle l’expérience religieuse. « Ainsi donc, entre la philosophie telle que la comprend Eric Weil et la foi ou la religion, existe une double convergence, par le fait que l’une et l’autre dépassent la rationalité scientifique et technique ainsi que l’activité morale et politique, dans un effort vers le sens »28.

Mais dans son article intitulé « Transcendance et Dieu de la Foi », le théologien constate l’insuffisance de la philosophie par rapport à la foi chrétienne : « compréhension de l’activité humaine dans la réalité, la philosophie balbutie devant ces passivités terribles que sont l’échec, le mal, la souffrance et la mort. La foi chrétienne au Crucifié apporte un autre espoir »29. Pour lui, la philosophie ne suffit pas à donner sens aux diverses expériences du mal ; la foi chrétienne s’avère nécessaire pour leur donner un autre sens : Jésus, sur la croix, s’en solidarise et, ressuscité, il en triomphe, manifestant ainsi un Dieu qui, en son Fils incarné, en fait l’expérience et les vainc.

En somme pour Bouillard, la philosophie et la foi sont deux sources de sens, mais la seconde donne un surcroît de sens.

Cependant, quand le théologien affirme avec Weil que la philosophie et la foi sont deux sources de sens, il ne mentionne pas que pour le philosophe, ce sens est exclusivement donné par l’homme qui choisit librement de comprendre son monde et lui-même : cette mention répugne à sa conception du sens qui, pour lui, est aussi reçu de Dieu.

* * *

Pour Bouillard comme pour Weil, la politique est autonome, mais peut être interpellée par la foi ; pour le théologien comme pour le philosophe, la philosophie et la foi sont deux sources de sens, mais pour le premier, la foi chrétienne au Christ mort et ressuscité donne un surcroît de sens.

Parmi les défis que Bouillard ne relève pas, il y a, d’une part, celui des théologies politiques. Weil affirme que la politique est autonome, mais que le christianisme peut la modifier. Le théologien approuve. Aussi se montre-t-il réticent à l’endroit des théologies politiques, principalement parce qu’elles risquent la collusion avec une politique donnée. Cette réticence et son motif ne sont pas partagés par les promoteurs, à l’époque, de ces théologies : Jürgen Moltmann et Johann Baptist Metz. Ainsi celui-ci préconise « cette “réserve eschatologique”, en vertu de laquelle chaque état de la société atteint par l’histoire apparaît comme provisoire »30. Aussi les promesses eschatologiques bibliques ne peuvent-elles s’identifier à aucun régime social déterminé, mais elles viennent critiquer et libérer les conditions sociales existantes ; et l’Église n’a pas à proclamer un ordre social déterminé, mais à accomplir une tâche critique et libératrice. En soulignant le risque de collusion des théologies politiques avec une politique donnée, Bouillard indique, certes, une possibilité ; mais la réserve eschatologique préconisée par J.B. Metz limite ce risque, et elle aurait pu rendre Bouillard plus accueillant aux théologies politiques.

Il y a, d’autre part, le défi des sciences humaines. Weil se montre réservé à leur endroit : « les sciences exactes, naturelles et sociales, ont tout à voir avec la connaissance, et rien à voir avec la compréhension du monde dans lequel nous vivons, et… ainsi elles ne peuvent nous fournir de quoi justifier nos décisions fondamentales »31. Car « nous vivons dans un monde et non au milieu de courants d’électrons, et … nous sommes des êtres humains doués de sentiments et de pensées, et non de simples objets justiciables de la psychologie, de la physiologie, de l’économie politique, des sciences sociales »32. Sa réserve à l’égard des sciences de l’homme provient de ce que, selon lui, elles expliquent partiellement les comportements humains, par leurs conditionnements psychologiques, sociologiques, etc. ; il préconise la philosophie, parce que, selon lui, elle comprend globalement le sens du monde et de l’homme. Le théologien lui emboîte le pas : « sciences humaines aussi bien que sciences exactes font de l’homme un objet, un pur objet, vide de sens ; elles ne lui laissent même pas son je »33. Aussi se montre-t-il réticent à recourir aux sciences de l’homme en théologie, principalement parce qu’elles réduisent celui-ci à un objet, lui ôtant sa dignité de sujet donneur de sens. Cette réticence et son motif ne sont pas non plus partagés par les théologiens français qui, à l’époque, cherchent à affronter le défi des sciences humaines : Michel de Certeau, Jacques Pohier, Antoine Delzant, Guy Lafon, Louis-Marie Chauvet et Maurice Bellet34. Ainsi pour le troisième, les sciences de l’homme n’éliminent pas nécessairement le sujet, mais elles manifestent comment il advient à lui-même : « après Freud, le sujet n’est pas aboli, mais il n’est plus maître chez lui : il advient dans un travail social : “Ce n’est pas l’homme qui fait le symbole, mais le symbole qui fait l’homme” (J. Lacan) »35. En soulignant que les sciences humaines réduisent le sujet humain à un objet, Bouillard indique, certes, une possibilité ; mais en établissant que le fait chrétien fonctionne comme un autre fait culturel, les sciences de l’homme lui donnent une certaine crédibilité, en montrant qu’il donne sens à l’existence, la philosophie lui donne une crédibilité accrue, et en théologie fondamentale, les deux approches peuvent s’avérer complémentaires.

La rencontre du philosophe permet au théologien de mettre en œuvre sa conception de la théologie fondamentale, mais elle le conforte aussi à ne pas relever les défis de son époque que constituent les théologies politiques et les sciences humaines. Aurait-il, en fin de carrière, oublié le célèbre avertissement par lequel il inaugurait celle-ci : « une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse »36 ?

Notes de bas de page

  • 1 Bouillard H., « Les incidences de la philosophie d’Eric Weil sur la théologie chrétienne », dans Id., Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, éd. B. Lucchesi, coll. Croire et Savoir 34, Paris, Téqui, 2001, p. 503. [Voir aussi infra la recension p. 331].

  • 2 Ibid. p. 506.

  • 3 Aubert J.-M., « Politique », dans Catholicisme. Hier - Aujourd’hui -Demain, Paris, Letouzey et Ané, t. 11, 1986, col. 592.

  • 4 Ibid. col. 575.

  • 5 Bouillard H., « Révélation et histoire », dans Id., Vérité du christianisme, coll. Théologie, Paris, DDB, 1989, p. 196.

  • 6 Pelletier D., La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot et Rivages, 2002, p. 107.

  • 7 Weil E., « Christianisme et politique », dans Id., Essais et conférences, t. 2, Politique, coll. Recherches en sciences humaines 34, Paris, Plon, 1971, p. 76.

  • 8 Id., « La sécularisation de l’action et de la pensée politiques à l’époque moderne », dans Essais et conférences, t. 2 (cité supra n. 7), p. 43-44.

  • 9 Id., Philosophie politique, coll. Problèmes et controverses, Paris, Vrin, 1956, p. 93.

  • 10 Bouillard H., Karl Barth, t. 3, Parole de Dieu et existence humaine, coll. Théologie 39, Paris, Aubier, 1957, p. 263.

  • 11 Ibid. p. 262.

  • 12 Ibid. p. 277.

  • 13 Maritain J., Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, Aubier, 1936, p. 312.

  • 14 Bouillard H., « Révélation et histoire » (cité supra n. 5), p. 197.

  • 15 Id., dans Vérité du christianisme (cité supra n. 5), p. 233-316.

  • 16 Id., « Transcendance et Dieu de la Foi », dans Vérité du christianisme (cité supra n. 5), p. 351.

  • 17 Id., “Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de la foi”, dans Fonds Bouillard, casier 5, chemise 84, jeudi 24 octobre 1974, p. 3. Ce « Fonds Bouillard » est conservé aux Archives jésuites de France (15, rue Raymond Marcheron, F-92170 Vanves).

  • 18 Id., “La catégorie du sens et la catégorie de Dieu”, dans Fonds Bouillard, casier 7, chemise 113, p. 5.

  • 19 Weil E., « La science et la civilisation moderne ou le sens de l’insensé », dans Id., Essais et conférences, t. 1, Philosophie, coll. Recherches en sciences humaines 33, Paris, Plon, 1970, p. 295-296.

  • 20 Id., « La philosophie est-elle scientifique ? », dans Archives de Philosophie 33 (1970) 367-368.

  • 21 Id., Philosophie morale, coll. Problèmes et controverses, Paris, Vrin, 1961, p. 222.

  • 22 Bouillard H., « Transcendance et Dieu de la Foi » (cité supra n. 16), p. 324.

  • 23 Weil E., « Violence et langage », dans Recherches et Débats 59 (1967) 85.

  • 24 Id., « La science et la civilisation… » (cité supra n. 19), p. 291.

  • 25 Bouillard H., « Les incidences… » (cité supra n. 1), p. 508-509.

  • 26 Id., “Dieu dans le discours…” (cité supra n. 17), jeudi 24 octobre 1974, p. 5.

  • 27 Ibid., mercredi 30 octobre 1974, p. 5.

  • 28 Bouillard H., « Philosophie et religion… » (cité supra n. 15), p. 307.

  • 29 Id., « Transcendance… » (cité supra n. 16), p. 351-352.

  • 30 Metz J.B., Pour une théologie du monde, tr. H. Savon, coll. Cogitatio fidei 57, Paris, Cerf, 1971, p. 133.

  • 31 Weil E., « La science et la civilisation… » (cité supra n. 19), p. 290.

  • 32 Ibid. p. 295.

  • 33 Bouillard H., « Philosophie et religion… » (cité supra n. 15), p. 306.

  • 34 Cf., comme travaux contemporains de Bouillard, de Certeau M., « La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture contemporaine », dans Esprit 6 (1971) 1177-1214 ; Pohier J., Quand je dis Dieu, Paris, Seuil, 1977 ; Delzant A., La communication de Dieu. Par-delà utile et inutile. Essai théologique sur l’ordre symbolique, coll. Cogitatio fidei 92, Paris, Cerf, 1978 ; Lafon G., Esquisses pour un christianisme, coll. Cogitatio fidei 96, Paris, Cerf, 1979 ; Chauvet L.-M., Du symbolique au symbole. Essai sur les sacrements, coll. Rites et Symboles, Paris, Cerf, 1979.

  • 35 Delzant A., La communication de Dieu (cité supra n. 34), p. 16.

  • 36 Bouillard H., Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin. Étude historique, coll. Théologie 1, Paris, Aubier, 1944, p. 219.

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