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Religions et paix

À l’occasion du 40e anniversaire de Pacem in terris1

Godfried Danneels (Card.)
On the occasion of the 40th anniversary of Pacem in Terris (11 April 1963), Cardinal Godfried Danneels offers a suggestive re-reading of this encyclical. He follows this by taking up the difficult and highly topical theme of the supposedly necessary links between religions and violence. Finally he evokes inter-religious dialogue, highlighting the fact that hoping for peace, a humanly feasible project, nevertheless proceeds from a kind of religious act of faith.

I La paix se fonde sur la vérité, la justice, l’amour et la liberté

Le 11 avril 2003, il y eut exactement quarante ans que l’encyclique Pacem in terris2 était publiée ; c’était un Jeudi Saint, quelques mois avant la mort du pape Jean XXIII.

Pour la première fois, je crois, dans l’histoire des encycliques, un lien est marqué entre religion et paix ; non qu’on ne l’ait jamais dit auparavant, mais il n’y eut jamais d’encyclique qui explicitât l’apport des religions — et du christianisme en particulier — à la paix.

C’était une période très mouvementée, comme nous nous en souvenons tous. 1963 ! Les progrès du début du XXe siècle avaient éveillé l’attente d’une paix et d’un ordre mondial, mais cet espoir fut immédiatement suivi de deux guerres mondiales qui semèrent le désordre. 1963 est l’époque des systèmes totalitaires et de la plus grande persécution de chrétiens qui ait jamais eu lieu dans l’Histoire. En pensant aux persécutions, nous songeons toujours aux premiers siècles, mais notre XXe siècle compta beaucoup plus de martyrs que les cinq premiers réunis.

C’était donc une période mouvementée. D’ailleurs en 1961 apparaît le mur de Berlin qui n’a pas seulement divisé une ville en deux, mais qui symbolisait deux conceptions de gestion de la cité terrestre des hommes, tout à fait différentes. Régnait un climat de suspicion, car alors beaucoup plus que maintenant, planait la menace de la guerre nucléaire. C’était le temps des missiles de Cuba, c’était la guerre froide qui, à tout moment, pouvait devenir chaude. Il faut rappeler le cadre dans lequel le pape publie cette encyclique pour en comprendre la rare actualité.

Dès le début de son encyclique, le pape affirme que la paix est possible. C’est ce que l’Église continue encore à dire, même dans des situations presque inextricables, car l’Homme est fils de Dieu et fondamentalement bon, même s’il a été blessé profondément. Toujours au cœur de l’homme, reste cette possibilité de faire la paix. Mais c’est presque un acte de foi que de l’affirmer.

Le pape pose, comme base de réflexion, quatre concepts fondamentaux.

  1. La paix est fondée sur la Vérité : la vérité dans ce sens est la prise de conscience de ses droits et de ses devoirs.

  2. La paix est fondée sur la Justice : il ne faut pas seulement prendre conscience de ses droits et de ses devoirs, il faut aussi les respecter.

  3. La paix est fondée sur l’Amour : amour, c’est-à-dire le fait de voir les besoins des autres comme les miens. C’est une définition de l’amour un peu exceptionnelle, un peu inusuelle. Dans le cadre de cette encyclique, aimer, c’est entrer dans les besoins des autres.

  4. La paix est fondée sur la Liberté : c’est-à-dire suivre la raison et surtout prendre ses responsabilités, se sentir responsable.

Jean XXIII ajoute que ces quatre fondements, ces quatre piliers — Vérité, Liberté, Amour et Justice — sont quatre impulsions profondes du cœur humain : nous les retrouvons toujours dans le cœur de tout être humain, qui suscitent la possibilité et la chance de faire ce qu’il appelle une révolution spirituelle dans l’humanité.

Au cours des années précédant l’encyclique, l’humanité s’est mise lentement à prendre conscience, par elle-même, des piliers ici formulés très clairement. Et le pape dit voir des signes d’une nouvelle étape dans l’histoire du monde, et même des pas vers cette révolution spirituelle souhaitée. Par exemple, la fin du colonialisme. Beaucoup d’États indépendants voient le jour. Promotion très forte des droits des travailleurs, égalité de la femme et de l’homme dans la sphère publique, égalité naturelle de tous les hommes. Ce sont des valeurs spirituelles qui sous-tendent tout cela.

En même temps naît la forte conscience, beaucoup plus forte qu’auparavant, des droits humains. Cette prise de conscience, au niveau de l’humanité en tant que telle, devient une capacité de changer le monde en déclarant que les droits humains ne sont pas comme un privilège concédé par une certaine classe à d’autres — droits humains délégués —, mais des droits qui appartiennent à l’homme même, quelle que soit sa situation sociale. Ce mouvement, dit le pape, prend de plus en plus d’ampleur au long des années.

Une autre idée avancée par cette encyclique, est la notion de bien commun universel.

L’homme découvre de plus en plus l’interdépendance des États et déjà une certaine mondialisation, qui fait que la notion de bien commun — notion liée à chaque nation ou à chaque État à l’intérieur de son territoire et pour sa population — s’élargit vers un bien commun universel et propre à toute l’humanité. Or, pour pouvoir assurer cela, dit Jean XXIII en 1963 déjà, il faudrait un organisme, une autorité publique, sur un terrain international, capable de promouvoir ce bien commun universel non par coercition mais par assentiment de toute l’humanité.

Les Nations Unies ont été fondées un peu auparavant (1945). C’est donc la première fois que, dans une encyclique, le pape endosse pour ainsi dire l’existence des Nations Unies et celle de la Charte des Droits de l’Homme (1948), qui visent à rétablir l’ordre et le dialogue entre les peuples et à fonder la paix — la tranquillitas ordinis comme dit saint Augustin, souvent évoqué.

Mais il y a des hésitations ! Le pape dénonce une sélectivité de ce bien commun universel : certains droits sont accordés dans certains États, dans certains domaines, peut-être moins importants, tandis que pour d’autres peuples, les droits élémentaires (nourriture, eau, soins de santé, autodétermination) sont des droits garantis mais sélectivement garantis : les riches en bénéficient, les pauvres pas. Ce n’est pas encore entièrement acquis. Le pape se félicite d’un progrès notable : les droits humains sont plus ou moins respectés et plus aucun État ne croit qu’il ne faut pas les respecter — même s’il ne le fait pas. Il y a donc, dit-il, de grands espoirs.

Ensuite est introduite la notion de Vérité : il n’y a pas de paix possible sans vérité. Tout un paragraphe est consacré au fait que le politique n’est pas séparable du moral. C’est là le point fort de l’encyclique. Le pape n’accepte pas le développement de la politique commandé par l’intérêt — puisqu’il devrait être commandé par la vérité. Aucune activité humaine ne peut se situer en dehors de certains principes et valeurs éthiques : le politique ne peut se développer dans une sorte de zone franche où on ne doit pas tenir compte de la vérité des principes moraux. Plus encore, la paix ne peut se fonder et durer qu’appuyée sur la vérité, la transparence et l’honnêteté de l’information, l’équité dans les systèmes juridiques, la transparence des procédures démocratiques. Ni la politique, ni la paix, ne sont séparables de la vérité.

De la Vérité, on passe à une notion très voisine, la Fidélité. Pacta sunt servanda : il faut respecter les pactes que l’on a conclus, surtout envers les pauvres.

L’encyclique conclut en affirmant qu’il faut plus que la formulation des Droits de l’Homme, plus même que leur respect. Il faut beaucoup plus que le bien commun universel, que des Nations Unies et une autorité internationale pour promouvoir les valeurs et le bien commun universel : il faut développer une culture de la Paix.

Cette culture de la paix, dit le pape — et c’est assez original —, ne dépend pas tellement des structures, même si elles sont supposées ; elle dépend bien plus des personnes. Cela veut donc dire que ce qui est important à côté de cette structure juste et droite, ce sont des gestes innombrables de paix entre individus et entre États qui créent une sorte de culture de paix et qui fondent toute une atmosphère de paix, ce qui représente beaucoup plus que des traités pacta sunt servanda.

Pour créer cette culture de la paix, cette paix personnalisée, le rôle des religions est vital. Où peut-on trouver un fondement profond et durable pour cette culture de la paix qui va plus loin que les structures et les droits humains ?, sinon dans une conscience et une perception que tous les hommes sont, entre eux, frères et sœurs. Or, comment savoir qu’on est frère et sœur si on ne connaît pas le Père ? En d’autres termes, il n’y a pas de fraternité possible entre les hommes si on nie absolument le Père.

C’est ici qu’est fait le lien avec la foi en Dieu, l’ouverture à Dieu.

Pour résumer en deux mots : les Droits de l’Homme doivent être garantis par une instance internationale qui les promeut ; ces droits visent à instaurer la notion de bien commun universel qui n’est garantissable que lorsque l’on a aussi une autorité qui sache le faire respecter. Tout ceci est fondé sur quatre éléments fondamentaux qui sont des impulsions du cœur humain : la vérité, l’amour, la justice et la liberté.

Vient ensuite le lien entre Droits de l’Homme, Paix et Vérité. Il faut un fondement de vérité : le politique ne peut donc jamais s’exercer en vase clos dans une zone franche séparée de la morale. De la Vérité, on passe à la Fidélité qui respecte les pactes conclus. Enfin vient cette notion de culture de la paix, qui est plus qu’une affaire de structures, qu’une affaire de personnes, mais est une affaire de milliers, de millions de gestes de paix entre les États mais aussi entre les hommes.

Pour pouvoir fonder cette culture de la paix entre les hommes, l’ouverture à Dieu est presque indispensable — on peut en discuter, les humanistes diront qu’ils n’ont pas besoin de Dieu — pour avoir une sanction et un fondement suffisants pour assurer la fraternité humaine et donc une culture de la paix.

II Y a-t-il un lien nécessaire entre religion et violence ?

Passons maintenant à un deuxième volet, les soi-disant relations, quasi nécessaires, entre les religions et la violence.

Il y a un an, un professeur d’histoire me disait que le fil rouge de la violence dans l’histoire de l’humanité, court au travers de la religion. C’est une expression que je trouvais assez forte : que la généalogie de la violence est la même que celle de la religion. J’ai alors demandé : « Où court le fil rouge de l’amour ? ».

Il est vrai que les religions ont de temps en temps causé, ou en tout cas mené à une certaine violence, mais les religions engendrent aussi l’amour entre les hommes. Il est important de s’en rendre compte, surtout avec les attentats du 11 septembre, l’Islam et tout ce qui est autour. Ces accusations, selon lesquelles quand on est religieux on est nécessairement violent, on les entend un peu partout, surtout de la part de jeunes qui ne réfléchissent pas trop à la vérité de ce qu’ils disent. Ces accusations sont presque devenues un mythe, si pas un dogme.

D’où vient cette relation mise entre religion et violence ? Elle vient en premier lieu de l’Histoire. Il y a des faits historiques indéniables de lien entre religion et violence. Mais il faut aller plus en profondeur pour analyser le phénomène. Quelles pourraient être les raisons, ou les explications, d’un lien, si pas nécessaire du moins occasionnellement vrai dans les faits, entre religion et violence ?

La première raison est la mécompréhension d’une vérité qui est que, lorsqu’on détient la vérité ou qu’on croit la détenir, cette vérité a ses droits. Et de fait, la vérité a ses droits. Seulement, on peut mal interpréter cette thèse qui est exacte : pour assurer les droits de la vérité, on l’imposerait par la force. C’est par exemple ce qui s’est passé en Amérique latine à l’époque. C’est une mécompréhension d’une vérité, d’une règle et d’une thèse normales et acceptables. Il a fallu un certain temps pour que la conscience humaine se rende compte que la vérité n’est jamais imposable par la force, puisqu’elle s’impose par elle-même. On peut donc l’énoncer, la dire, mais la vérité doit s’imposer par elle-même. Elle a sa propre force de persuasion, elle ne la tire pas de ce qui l’entoure, par exemple la force militaire ou l’armée.

Une maturation de la conscience humaine a permis de se rendre compte que si la vérité a ses droits, elle est capable de les exercer par elle-même. On peut donc proposer mais pas imposer. Il en va de même de la vérité de la foi. Imposer la foi, c’est prôner une conception que j’appellerais mutilée, de l’acte de foi. L’acte de foi n’est pas une obligation dans le sens où on pourrait contraindre un individu à croire par un autre moyen que la foi — par la force par exemple — parce que l’acte de foi présuppose toujours, pour qu’il soit véritablement acte de foi, une liberté du sujet qui y adhère. Il n’y a donc pas de foi imposée : il y aurait là simplement obligation et donc aussi manipulation. Ce n’est pas parce je dis sous la contrainte que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit, que j’ai la foi. Il faut que je le dise en toute liberté. Tout ceci explique quelque peu certains faits historiques.

Deuxième réflexion. Quand on a la foi et que l’on est chrétien, on s’engage à propager cette foi. Dans ce sens, propager sa foi, c’est la proposer à la liberté de celui qui l’écoute. Ce n’est pas l’imposer — par aucune force extérieure, ni militaire, ni psychologique, ni pécuniaire, ni économique. Quand on a la foi, on est poussé à l’apporter aux autres, mais cette poussée ne peut porter d’autre nom que celui de proposition — et non d’imposition. D’ailleurs le titre d’une lettre de l’évêque français Claude Dagens et le programme de l’épiscopat français d’il y a deux ou trois ans s’appelle « Proposer la Foi ».

Une troisième réflexion peut-être plus forte : il y a des religions monolithiques. La plus citée parce que la plus proche de nous, est l’Islam fondamentaliste.

Il y a deux sortes d’Islam.

– L’Islam monolithique selon lequel tout est un : langue, culture, foi, puissance économique, puissance militaire, unité géographique, territoire ; rien n’est séparable. Avec ce type d’Islam, je crois le dialogue impossible parce qu’on ne peut rien diviser ; nous, les chrétiens, avons eu, peut-être au Moyen Âge, quelque chose de ce type de pensée puisque le principe était cuius regio illius religio : Clovis baptisé, toute la Gaule baptisée. Ce qui nous a guéris de ce monolithisme, qui était tout de même moins fort que le monolithisme fondamentaliste islamique, c’est la Révolution française. Elle a cassé ce monolithe. Elle nous autorise, par exemple, à « être » français, avoir la foi islamique, adhérer au système capitaliste américain et aimer Dostoïevski tout à la fois. C’est, pour l’exprimer de façon plus simple, la séparation de l’Église et de l’État.

– Avec un Islam qui accepterait de telles perspectives, on peut « parler ». À l’inverse, les liens souterrains entre religions et violence sont noués par la perspective monolithique. Je connais l’Islam de certains milieux académiques au Maroc. Plusieurs y ont « fait la Révolution française » et ont séparé, cassé ce bloc monolithique. Je pense que cet Islam est un partenaire de dialogue tout à fait acceptable.

Ici, à Bruxelles, il y a des écoles catholiques avec 95% de musulmans. On me demande parfois pourquoi je n’abandonne pas ces écoles : on y met de l’argent, et aucun chrétien n’en sort … au contraire, les chrétiens les fuient ! Je réponds alors que ce n’est que par la scolarisation et par l’éducation qu’on « fait sa Révolution française » intellectuelle et spirituelle. Il faut donc apprendre à ne plus adopter cette pensée unique. Car si la pensée reste monolithique, elle est un chemin tout tracé à la violence. Il faut bien s’en rendre compte.

Autre réflexion : servir Dieu peut être transformé très vite, et inconsciemment, en « se servir de Dieu ». C’est le problème de l’instrumentalisation de la religion. Être « au service d’une puissance » militaire, culturelle ou simplement sociologique, est une tentation omniprésente car les religions ont comme possibilité, comme force, de rendre les choses bonnes meilleures, et les mauvaises pires. L’instrumentalisation de la religion augmente donc la qualité des bonnes choses — on devient plus généreux — mais peut aussi accentuer les qualités négatives jusqu’à un point insupportable. C’est d’ailleurs l’histoire de beaucoup de guerres et de difficultés. Lorsque la religion est utilisée pour autre chose qu’elle-même, elle se venge et devient la négation même de la religion. Cela peut expliquer — nous sommes des hommes et les êtres humains peuvent plier de bonnes choses dans le mauvais sens — qu’il y a à l’intérieur des religions, si on ne les contrôle pas suffisamment, une tendance à l’extrémisme et à la violence. Se servir de Dieu peut être, si l’on n’y prend garde, très proche de l’extrémisme et tout dépend des chefs : pour passer de « servir Dieu », à « se servir de Dieu », le ou les chefs jouent un rôle capital — du moins presque toujours.

Cinquième et dernière réflexion sur ce volet : la fameuse question de l’interprétation des textes sacrés. Circulent, dans presque toutes les religions, des phrases isolées de leur contexte. Ce sont parfois des phrases d’une générosité et d’une philanthropie extraordinaires. Mais dans le même Coran ou la même Bible (cf. p. ex. le Livre des Juges), vous trouverez des phrases justifiant pour ainsi dire la violence. C’est le grand problème du Coran, c’est le problème de la Bible et de tous les textes sacrés, parce qu’il ne faut pas nier la tentation de considérer un texte sacré comme s’il avait été écrit d’un trait aujourd’hui ou hier soir. Or ces textes sont des traditions qui épousent l’évolution de la pensée humaine et on ne peut demander qu’Abraham — qui avait deux femmes — soit condamné, comme du temps du Christ ou même plus tôt, comme polygame.

Les textes doivent être interprétés lorsque l’on a un sens de la littéralité du texte. Ici, l’Islam est très dangereux parce que le texte du Coran est considéré par la plupart des musulmans comme directement tombé du ciel, exprimant la voix de Dieu lui-même, comme si Dieu avait écrit le texte, ce qui n’est pas vrai. La conception chrétienne, d’inspiration catholique en tout cas, n’évoque aucun texte tombé du ciel. Quand par exemple le petit chien de Tobie bouge sa queue, Dieu ne l’a pas écrit. Il existe la saine herméneutique, comme dit l’exégèse, et l’Église catholique a dû reconnaître une évolution au niveau des textes et de leur interprétation, il ne faut pas avoir peur de le dire.

L’interprétation des textes sacrés amène à se poser la question du « comment considérer ces textes comme parole de Dieu ». Car je ne nie pas qu’ils soient parole de Dieu, mais une parole de Dieu qui épouse les méandres de la pensée et de la société humaines, par laquelle Dieu se révèle non pas directement comme une météorite tombant du ciel mais à travers l’homme, l’humanité et son histoire. C’est un énorme travail d’exégèse qui se corrige graduellement, de jour en jour, par la confrontation souvent, presque toujours, avec les sciences positives. Pensez par exemple aux six jours de la création de la Genèse : Galilée, ceux qui ont suivi et les théories modernes de l’origine de l’univers nous disent que la réponse de la Bible n’est pas une réponse à la question du « comment » mais bien à la question du « pourquoi le monde a-t-il été créé ? ». Cela a pris quelques siècles avant qu’on s’en rende compte. De plus en plus, je suis convaincu que sciences positives ou raison, et foi ou message biblique, se critiquent mutuellement et sont comme deux rails de chemin de fer qui se joignent à l’infini mais ne coïncident pas encore à ce jour.

Or ce que l’on retient très souvent, ce sont les critiques émises par la science positive à la Bible. Voyez l’exemple des six jours ! Mais l’inverse est tout aussi vrai : la Bible et les messages de la religion critiquent la science. Vous ne pouvez pas dire par la science le pourquoi des choses, et la morale n’est pas directement déductible de vos découvertes ; ce n’est pas parce que vous pouvez — que vous soyez techniquement et scientifiquement capables — de réaliser le clonage que vous pouvez le faire au sens moral. On dit toujours, et on présente toujours dans les discussions devant un grand public, que Galilée martèle la Bible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ; ce n’est pas vrai. Il est vrai par contre que la vérité de la Bible et le message chrétien critiquent les excès de la science. De plus en plus, je suis convaincu que ce n’est que dans l’équilibre de la pensée philosophique et religieuse, de la pensée technique et scientifique, qu’on peut arriver à une véritable harmonisation de l’homme.

D’ailleurs ces derniers temps, nous observons des changements assez importants parmi les scientifiques ; vous entendrez très peu de médecins sérieux et d’experts, de chercheurs équilibrés, affirmer qu’il est bon de faire tout ce que nous sommes capables de faire, ce que nous ne disions pas il y a trente ans ! En médecine par exemple, il n’y avait aucune commission éthique qui disait ce qu’il convenait de faire ou de ne pas faire.

Je crois que l’interprétation des textes sacrés, si elle ne se fait pas, si on prend tout à la lettre, peut directement mener à être obtus et violents envers ceux qui n’acceptent pas ce que je crois.

Ce sont quelques idées sur le lien entre la religion et la violence : 1) le fait que la Vérité ait des droits mais qu’elle doit s’imposer d’elle-même ; 2) faire la différence entre proposer et imposer ; 3) monolithisme et fondamentalisme ; 4) se servir de Dieu et l’instrumentalisation de la religion pour des motifs politiques ou autres ; 5) l’importance de l’interprétation des textes sacrés.

III Les religions en dialogue, sauvegarde de la paix

Pour terminer très brièvement : le dialogue interreligieux. Rappelons les deux réunions entre religions à Assise. C’étaient des réunions de prières mais pas des prières communes. Parce qu’il est impossible pour un bouddhiste et un judéo-chrétien ou un musulman de prier ensemble, puisque la personnalité de Dieu dans le bouddhisme ne semble pas être un Dieu personnel, tandis que dans le monothéisme c’est nettement un Dieu personnel, qui interpelle et qui parle. Donc on peut prier au même endroit, mais pas faire de prière commune.

Très souvent, on dit que le dialogue interreligieux est un « super œcuménisme ». Mais c’est autre chose que l’œcuménisme. Ce n’est pas en gonflant l’œcuménisme entre chrétiens et en y mettant un peu plus de souffle que l’on aboutira au dialogue interreligieux. Ce dialogue n’est pas la couronne sur l’œuvre de l’ œcuménisme. Il est d’un autre genre. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas prier au même endroit, que l’on ne peut joindre l’effort moral ; au contraire, je crois que nous devons le faire.

Il y a une grande chose qui se fait dans le dialogue interreligieux, qui est précisément le dialogue. Le dialogue, c’est prendre conscience de sa propre position, accepter d’entrer dans une connaissance approfondie de l’autre position et laisser ce dialogue se purifier pour trouver le fondement même de sa propre religion.

Pour les chrétiens, le dialogue est extrêmement important parce que Dieu est fait de dialogue. Si on se place du point de vue de la foi chrétienne, en Dieu Père, Fils et Esprit Saint, il y a un dialogue continuel et surtout — comme c’est exprimé sur les icônes de la Trinité orientale, byzantine et russe —, les trois anges, par exemple de l’icône de Roublev, courbent la tête l’un devant l’autre. Comme dit saint Paul pour les chrétiens : « Estimez toujours l’autre comme plus grand que vous-même » (Ph 2,3). On a l’impression dans l’icône de Roublev que le Fils courbe la tête devant le Père, l’Esprit devant le Fils et le Père devant les autres. Je crois que cette circulation entre les trois peut aussi se faire entre les religions parce que cette circulation n’appartient pas directement au domaine du savoir et de la connaissance — là on est distinct — mais ce qui n’est pas distinct entre toutes les religions, c’est le lien, le circuit, le vent de l’Amour. L’Amour ne se confine pas dans une position, l’Amour ouvre. Donc le dialogue interreligieux est d’abord une affaire d’Amour et ensuite une affaire de connaissance ; je crois même qu’il y a des oppositions presque irréductibles au niveau du savoir, quoique.

Il faut dire aussi que dans toute religion, puisqu’elle peut me purifier et me rendre plus transparent à moi-même, me perfectionner, il doit y avoir un don, il doit y avoir quelque part des semences de vérité. D’ailleurs cela ne date pas d’hier : vous avez déjà cela chez un Père de l’Église appelé Clément d’Alexandrie : des semences de vérité, dit-il déjà, que l’on trouve un peu partout, dans toute culture et religion. En regardant, en dialoguant, en parlant, en échangeant avec les autres religions, je découvre une joie et du courage ; et je me purifie et me perfectionne dans le dialogue. C’est extrêmement important. Je crois personnellement que la seule chose qui puisse sauver le monde et l’humanité de cette hybris prométhéenne dans laquelle on risque de tomber, est le dialogue interreligieux.

Il y a trente ans, cinquante ans certainement, et aujourd’hui encore dans certains milieux athées et même fortement athées, on en est resté au XIXe siècle en déclarant : « les religions n’ont aucun rôle à jouer ». Je suis de plus en plus convaincu que les religions ont un énorme rôle à jouer dans la sauvegarde de la paix, le combat contre la violence, l’humanisation de l’homme.

C’est une des raisons, pas encore consciente je crois chez beaucoup, du prestige du pape : une sorte de sentiment, de prise de conscience, que finalement les problèmes politiques, moraux, de pauvreté, des Droits de l’Homme, ne peuvent être résolus sans invoquer la force spirituelle qui est dans l’homme. Ce que l’on n’aurait jamais dit il y a trente ans … au contraire ! On pensait alors que plus nous nous affranchissons de la religion, plus nous sommes hommes, car Dieu nous oppresse, nous opprime ; on ne peut être homme debout avec un Dieu au-dessus, Dieu m’écrase. C’est faux ! Un diamant ne dit jamais au soleil : « Tu m’écrases ». Il lui dit : « De grâce éclaire-moi ! Plus tu m’éclaires, plus je suis diamant ». C’est la même chose pour l’homme : plus Dieu me regarde, plus je m’humanise.

Notes de bas de page

  • 1 Ce texte reprend la conférence du Cardinal Danneels au siège de la COMECE (Commission des épiscopats de la Communauté européenne, Bruxelles), le 19 février 2003.

  • 2 Jean XXIII, Encyclique « Pacem in terris ». Commentaire et index analytique par l’Action populaire, Paris, Spes, 1963.

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