Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
The rediscovery of the practice of synodality in the Catholic Church can deepen our theology of inculturation. It rediscovers the missionary nature of the Church, and gives missionary breadth to the progress of inculturation. It invites us to listen to the voices of the poorest and “least”; listening to and engaging with them is revealed as a criterion of authentic inculturation. Finally, this link between inculturation and synodality brings into play the relationship between the exercise of the sensus fidei and the expression of the consensus fidelium..

Si le pape François peut affirmer que « le chemin de la synodalité est justement celui que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire1 », c’est que la synodalité n’est pas seulement une forme de délibération au sujet de l’organisation des communautés chrétiennes à différentes échelles. Les synodes diocésains ou romains comprennent en général une dimension de cet ordre, mais ils ne s’y limitent heureusement pas. Ainsi, le récent synode sur l’Amazonie a conduit le pape François à écrire une exhortation dans laquelle le « rêve ecclésial » est coordonné aux dimensions sociale, culturelle et écologique. La portion du texte qui concerne l’organisation des communautés – comme par exemple l’inculturation de la ministérialité2 – est ordonnée à l’inculturation de l’Église dans l’ensemble de la réalité amazonienne.

Ce qui a été expérimenté dans la démarche synodale pour l’Amazonie peut s’avérer vrai partout : la synodalité est féconde dans la mesure même où elle sert l’inculturation de l’évangile et des réalités ecclésiales. En réalité, synodalité et inculturation sont en correspondance. Toutes les deux peuvent d’abord être caractérisées par leur aspect processuel, leur intégration des temporalités humaines, notamment collectives. Surtout, l’inculturation ne peut pas être décidée d’en haut, une fois pour toutes. À ce titre, la synodalité n’est pas un préalable à l’inculturation, elle est toujours déjà un processus d’inculturation : les différentes voix qui se font entendre dans un processus synodal permettent de discerner comment l’évangile résonne dans tel contexte.

Nous déploierons cette convenance de la synodalité à l’inculturation en montrant comment la synodalité, en tant que processus inculturé et inculturant l’évangile, permet aux communautés chrétiennes de retrouver leur nature missionnaire3. Après cela, nous envisagerons deux conséquences, sur la théologie de l’inculturation, de ce lien avec la synodalité. D’une part, la synodalité invite à une nouvelle attention aux voix que l’on n’écoutait pas ; on redécouvre ainsi que l’inculturation passe par les plus pauvres, et même qu’elle commence par eux. D’autre part, ce lien entre synodalité et inculturation éclaire le fait que l’exercice du sensus fidei est culturellement situé ; cela fait envisager autrement le consensus fidelium.

I La synodalité est toujours déjà un processus missionnaire

1 L’inculturation est un nom de la mission

L’inculturation de la foi dans les différents contextes sociaux, culturels, écologiques, politiques, est une réalité qui demande du temps, car elle suppose que la variété des voix qui se font entendre dans de tels espaces soit honorée. De plus, ces contextes sont eux-mêmes en constante évolution ; une telle mutation affecte nécessairement les communautés ecclésiales. L’inverse est vrai également : de manière différenciée selon les lieux, les communautés chrétiennes peuvent jouer un rôle dans l’évolution des paramètres sociaux, culturels, etc.

De ce point de vue, la dynamique synodale se révèle capable d’aider les Églises locales à correspondre à leur mission. C’est vrai dans toutes les régions du monde, y compris en Occident, où le constat de l’exculturation du catholicisme4 invite à comprendre la « nouvelle étape évangélisatrice5 » comme une reprise de l’effort d’inculturation de l’évangile6. Il va de soi que l’inculturation ne progresse pas seulement à l’occasion des synodes ; cependant, ceux-ci se révèlent capables de ressaisir le processus d’inculturation tel qu’il avance, et éventuellement de le stimuler s’il peine à avancer. Là encore, le synode sur l’Amazonie est un bon exemple de ce double mouvement de relecture et d’impulsion.

Il faut cependant élargir la perspective : la synodalité ne se limite pas à la tenue des synodes (diocésains ou romains), quoique ceux-ci demeurent l’institution paradigmatique de la pratique synodale dans l’Église7. La synodalité ne se vit pas seulement dans des temps privilégiés : elle est directement corrélée à la nature missionnaire de l’Église. C’est parce que celle-ci est missionnaire qu’elle ne peut se contenter de mettre en place des « stratégies » qui viseraient à garantir une efficacité à diverses initiatives pastorales8. Tout au contraire, la nature missionnaire de l’Église l’invite à se tourner vers l’extérieur, à ne pas penser d’abord à partir de ce que telle communauté est aujourd’hui capable de proposer, mais à partir de ce à quoi tel contexte appelle les disciples du Christ pour que l’évangile y soit vécu et annoncé.

La synodalité suppose donc une reprise de conscience de la nature missionnaire de l’Église. Elle appelle à « rêver » celle-ci non pas dans l’abstrait (on rêverait alors que s’applique un modèle qui n’existe qu’en théorie), mais comme une réalité inculturée, coordonnée à un environnement social et culturel qui, à l’ère de l’Anthropocène, s’élargit à l’écosystème et à la planète9.

La synodalité n’a de sens que si l’on accepte que le visage de l’Église ne puisse être entièrement déduit, ni des Écritures chrétiennes, ni de la tradition antérieure, ni du magistère romain. Il va de soi que chacune des réalités ici nommées entre en jeu : d’une part elles configurent à juste titre l’imaginaire des catholiques, d’autre part le visage de l’Église ne se dessine pas sur une feuille blanche, mais il est toujours déjà marqué par l’histoire des communautés chrétiennes en tel lieu. Cependant, l’Église demeure toujours et partout en genèse10, non parce qu’on ferait du passé table rase, mais parce que l’Esprit ne cesse de donner à l’évangile du Christ une pertinence nouvelle. Cette genèse est nécessairement inculturée, car le ferment qu’est l’évangile ne travaille pas toutes les cultures de la même manière. La manière dont l’évangile est annoncé dans telle culture, et dont l’Église se configure dans tel contexte social, n’est donc pas déductible a priori : il faut pour cela un discernement, dont la pratique synodale permet qu’il intègre autant que possible les diverses expériences.

2 L’inculturation progresse par le dialogue synodal

L’inculturation de l’évangile ne procède pas non plus d’une analyse conduite abstraitement, par objectivation des éléments structurants d’un contexte. Au contraire, elle n’avance que par le dialogue avec les destinataires de la mission de l’Église. Ceux-ci sont bien sûr les disciples du Christ qui, en tant qu’auditeurs de la parole de Dieu, sont toujours encore destinataires de la mission : leur propre évangélisation n’est jamais terminée.

Mais, bien entendu, les destinataires de la mission ecclésiale débordent largement le cercle déjà constitué des communautés chrétiennes. La pratique synodale permet que le discernement s’effectue dans un dialogue. Celui-ci n’inclut pas les seuls baptisés engagés dans la mission, et même pas uniquement les baptisés, comme le Vademecum du synode 2021-2023 a pris soin de le préciser : dans l’actuel processus synodal, la contribution de toute personne non chrétienne qui « veut aider l’Église sur son chemin synodal de recherche de ce qui est bon et vrai » est la bienvenue11.

Il ne s’agit pas de limiter une telle remarque au temps où un synode est préparé et célébré. Le fait d’envisager la synodalité comme un dialogue à double détente, entre disciples de Jésus et avec les personnes qui ne connaissent pas le Christ, permet d’ajuster notre compréhension de la nature missionnaire de l’Église. On se représente spontanément les destinataires de la mission comme celles et ceux vers qui nous allons. Or ils sont aussi ceux et celles avec qui nous marchons et de qui nous sommes appelés à recevoir dans notre recherche du bon et du vrai. L’évangélisation ne comprend pas seulement la tâche de porter l’évangile vers eux, elle correspond d’abord à une manière de marcher selon l’évangile avec eux.

De ce point de vue, l’étymologie du terme « synode » que cite souvent le pape François12 s’entend comme une promesse, comme la formulation d’un projet : l’appel à marcher ensemble ne vaut pas seulement pour les baptisés – ce qui serait déjà beaucoup. Il est un rappel de la nature missionnaire de l’Église. C’est parce que les disciples du Christ sont engagés dans la recherche du bon et du vrai qui implique potentiellement tout humain, qu’ils sont appelés à écouter aussi les voix de leurs contemporains qui ne connaissent pas le Christ. Le cheminement synodal nous invite donc à nous situer dans la recherche existentielle, aussi bien individuelle que commune, qui travaille toute l’humanité, à chaque fois de manière culturellement et socialement située.

La synodalité interdit donc toute conception de la mission dans laquelle les chrétiens se situeraient en surplomb par rapport à leurs contemporains. Bien sûr, elle ne neutralise pas notre référence constitutive au Christ et à l’évangile : elle invite au contraire à actualiser celle-ci d’une manière ajustée à telle culture et à telle société. C’est pourquoi la synodalité n’a pas pour objectif la définition de stratégies missionnaires : elle est déjà un processus missionnaire, en ce qu’elle permet de travailler, avec tous ceux et celles qui le veulent bien, à l’inculturation jamais achevée de l’évangile.

II L’inculturation commence par les plus pauvres

Selon le passage du Vademecum que nous avons déjà cité, l’impossible exclusion de qui que ce soit se révèle « particulièrement vrai[e] pour ceux qui sont les plus vulnérables ou marginalisés13 ». En effet, l’engagement d’une Église locale sur le chemin synodal la presse d’envisager des retrouvailles avec les personnes dont on n’entend pas la voix parce qu’elles sont trop loin : celles qui se trouvent « au bord du monde14 ». Ces personnes sont parfois secourues par les communautés chrétiennes, mais sont rarement écoutées et encore moins sollicitées par elles. Pourtant, de multiples passages de l’évangile montrent comment, en présence de Jésus, de telles personnes passent du bord du monde au centre de la scène. Jésus entend leurs voix et leurs supplications, de sorte que ses gestes de compassion – parfois miraculeux – sont les meilleurs témoignages rendus à sa mission messianique. C’est ce qu’atteste Lc 7,18-23 : lorsque les disciples de Jean-Baptiste interrogent Jésus sur son identité messianique, celui-ci les invite simplement à raconter ce qu’ils voient et entendent de la rencontre entre lui, Jésus, et les plus pauvres ou les plus affligés.

1 Écouter les clameurs

« Une Église synodale est une Église de l’écoute, avec la conscience qu’écouter “est plus qu’entendre15”. » Ces mots du pape François doivent être rapprochés de son pressant appel à « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres16 ». Ces deux clameurs qu’il a identifiées, en rappelant sans cesse le lien fondamental entre elles, sont les premiers appels qu’une Église synodale doit, non seulement entendre, mais aussi écouter. Il s’agit pour les disciples du Christ de se laisser saisir par de telles clameurs (« entendre »), et d’accepter que leur compréhension du monde ainsi que leur imaginaire spirituel et théologique soient reconfigurés par le contenu et l’implication de ces clameurs (« écouter »).

La clameur de la terre, certes, ne résonne pas dans un dialogue qui supposerait une interlocution. En revanche, elle demande pour être perçue une attention analogue à celle que requiert la clameur des pauvres17. De plus, elle se laisse entendre avant tout à travers la clameur des pauvres qui sont souvent les premiers affectés par les douleurs de la planète18.

Quant à la clameur des pauvres, l’expérience montre que les communautés chrétiennes peinent à l’entendre directement. Elles ont souvent cédé à la tentation de déléguer la relation avec les pauvres à des organismes caritatifs qui, quelque utile que soit leur travail, ne permettent pas directement aux communautés ecclésiales d’intégrer les plus pauvres en leur sein, ni aux plus pauvres de se sentir concernés par l’évangile annoncé et célébré dans de telles communautés. D’ailleurs, le pape François insiste sur le fait que les chrétiens sont appelés à vivre une véritable rencontre avec les plus précaires, en leur prêtant une réelle d’attention. Celle-ci conduit à valoriser les plus pauvres et ce qu’ils peuvent apporter à une communauté, plutôt qu’à faire d’eux les bénéficiaires d’une assistance19.

2 L’écoute des plus pauvres dans une Église synodale

C’est dans le § 198 d’Evangelii Gaudium que le pape François a le plus fortement exprimé l’urgence de retrouvailles entre les communautés chrétiennes et les plus pauvres. L’écoute dont il parle ne consiste pas seulement à recevoir avec compassion la plainte qui vient des personnes les plus éprouvées. Le pape ne se limite pas à l’audition d’un cri mais invite à cheminer vers une réelle compréhension et à écouter la « mystérieuse sagesse » que l’Église reçoit de Dieu à travers les pauvres20. À nouveau, la synodalité prend tout son sens en tant que recherche commune.

De plus, l’écoute dont parle François implique un engagement, voire une compromission21 avec les plus pauvres : il s’agit de « prêter notre voix à leurs causes22 ». On peut entendre ici la capacité des communautés chrétiennes à plaider en faveur des plus pauvres, à s’engager à leurs côtés dans les combats qu’ils mènent pour affirmer et sauvegarder leur dignité. Mais il y a davantage. Joseph Wresinski a su rappeler que la célébration régulière de l’eucharistie donne à l’Église de porter, au cœur de sa liturgie, la mémoire de la souffrance des pauvres ainsi que leur espérance23. De même, les « causes » des pauvres sont inscrites dans les évangiles : la mission messianique de Jésus se manifeste largement au gré de ses rencontres avec les personnes les plus éprouvées, celles pour qui le fardeau est le plus lourd24. L’engagement de nos « voix » avec les pauvres ne se limite donc pas à un plaidoyer pour eux, mais suppose un véritable dialogue avec eux. Voilà pourquoi la synodalité sert une inculturation de l’évangile qui passe par les plus pauvres.

D’ailleurs – toujours dans le même paragraphe – François écrit qu’« il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par [les pauvres]25 ». « Tous », cela comprend le pontife romain ainsi que les évêques, et chaque baptisé. On perçoit pleinement combien il s’agit pour l’Église de devenir chaque jour plus fidèle à sa mission en recevant des échos toujours nouveaux de l’évangile : les plus pauvres ont, dit le même paragraphe, une singulière connaissance du Christ à communiquer.

Nous sommes ici dans le même mouvement que celui qui replaçait l’Église dans la perspective missionnaire qui lui est consubstantielle. Comme l’a écrit très tôt le pape François, la synodalité ne consiste pas seulement à ajuster des processus de décision ou à réorganiser les communautés ecclésiales, mais permet d’avancer dans « le rêve missionnaire d’arriver à tous26 ». On peut ajouter que la priorité donnée aux pauvres, à la suite de Jésus (Lc 4,16-22), participe de la définition même et de l’évangile et de son annonce. Elle contribue donc à définir le « rêve missionnaire » qui sous-tend la synodalité et qui se déploie dans les lents processus d’inculturation. François rappelle la rencontre de Paul avec les apôtres à Jérusalem : quant à la mission, « le critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent est celui de ne pas oublier les pauvres (cf. Ga 2,10) ». Et le pape de poursuivre : « Nous ne pouvons pas toujours manifester adéquatement la beauté de l’évangile mais nous devons toujours manifester ce signe : l’option pour les derniers, pour ceux que la société rejette et met de côté.27 » Cette « option pour les derniers » caractérise donc la mission de l’Église. La synodalité, qui rend sensible aux puissants cris de la terre et des pauvres, permet d’incarner cette option.

3 L’inculturation à contre-courant

Puisque la synodalité passe de manière déterminée par une véritable écoute des plus pauvres, le lien entre inculturation et synodalité invite à redécouvrir que l’inculturation de l’évangile s’effectue à contre-courant des choix mondains qui maintiennent de nombreuses personnes au bord du monde – à sa périphérie, dirait le pape François. L’inculturation de l’annonce évangélique passe par l’option pour les gens qui, dans tel contexte, sont les « derniers ». Si eux entendent l’évangile, alors on peut considérer que celui-ci est annoncé comme il doit l’être (Lc 4,16-22). Si eux vivent et annoncent l’évangile, alors celui-ci s’est réellement enraciné dans un « lieu » où il peut s’épanouir et porter son fruit de vie et de vérité.

La dynamique missionnaire (inculturatrice) de la synodalité trouve ainsi dans la rencontre avec les plus pauvres son lieu de vérification. Leur présence est une garantie de ce que tous sont vraiment appelés et inclus dans la démarche synodale : tous peuvent être entendus si le dernier est écouté28. Même si cela demeure un horizon, l’écoute de la clameur des pauvres, qui se décline en audition d’un cri – associé au cri de la terre – et en effort d’accueil et de partage de leur sagesse, est la garantie asymptotique de ce que l’évangile est entendu et qu’il s’incarne dans l’existence des chrétiens.

La manière synodale de cheminer, qui suppose que les chrétiens « sortent » à la rencontre des « derniers », est donc un critère-clé pour l’inculturation authentique : celle-ci ne consiste pas à se conformer aux mœurs en vigueur dans tel contexte sans discernement. On a souvent entendu le pape François promouvoir la « culture de la rencontre » et dénoncer la « culture du déchet » : l’inculturation de l’évangile est nécessairement critique voire insolente. On voit donc, afin qu’avance l’inculturation, la convenance d’une attention prioritaire aux « derniers » pour n’oublier personne – c’est-à-dire la convenance d’une attitude véritablement synodale. Jésus n’a pas fait autrement en proclamant ouvertement que les prostituées et les publicains précéderaient les grands-prêtres (!) et les anciens dans le royaume de Dieu (Mt 21,31). De même, l’inculturation de l’évangile ne consiste pas seulement à rendre celui-ci acceptable dans tel contexte, mais aussi à laisser sa puissance critique et même renversante opérer dans ce contexte. Une telle puissance critique n’est pas la simple proclamation d’idées généreuses et contestataires : elle passe par les retrouvailles effectives avec les oubliés, et la mise au premier plan de ceux et celles qui, en un lieu, sont les « derniers ».

4 Des retrouvailles avec les « derniers »

Les communautés chrétiennes ont un besoin urgent de vivre ces retrouvailles effectives avec les plus pauvres – sans quoi l’annonce de l’évangile n’est pas réellement inculturée et demeure abstraite. Pour cela, la redécouverte de la synodalité dans l’Église offre des opportunités inédites29. Ces retrouvailles passeront souvent par des chrétiens déjà engagés auprès des plus pauvres : ils peuvent permettre à d’autres disciples du Christ d’apprendre à cheminer aux côtés des « derniers ». Selon le pape François – nous l’avons dit –, la nouvelle étape de l’évangélisation suppose que nous nous laissions évangéliser par les pauvres. Cela n’advient que si leur « sagesse » résonne, si leurs « combats » viennent à l’avant-plan30. Par exemple, découvrir que l’évangile résonne autrement lorsqu’il est partagé et commenté avec les plus pauvres31, s’engager dans des visites et dans une relation d’amitié avec les plus souffrants au sein d’une communauté paroissiale32, sont autant de manières de « marcher ensemble » à travers lesquelles l’annonce évangélique s’inculture et donne du « sel » aux relations humaines.

La priorité donnée aux « derniers », aux plus pauvres, est donc un critère de discernement qui s’applique autant au cheminement synodal qu’à l’inculturation de l’évangile. Ajoutons que le lien entre synodalité et inculturation permet de caractériser la priorité donnée aux derniers par l’aspect d’écoute, de rencontre et de valorisation de ceux-ci. Si l’on parle seulement d’une priorité aux plus pauvres comme chemin d’inculturation de l’évangile, sans mesurer l’enjeu spécifique de l’écoute et de la pratique synodale, on manquera la voix des plus pauvres, qui fait résonner l’évangile de manière privilégiée.

III La mise en jeu synodale du sensus fidei dans l’inculturation

1 Les dimensions subjective et prospective du sensus fidei

Le lien entre synodalité et inculturation nous fait redécouvrir combien l’exercice du sensus fidei est culturellement et socialement situé. On pense souvent – avec la Commission théologique internationale – au sensus fidei comme à « la dimension subjective de la Tradition », qui se déploie en « inclu[ant] nécessairement un élément objectif, l’enseignement de l’Église33 ». Don fait par l’Esprit aux baptisés34, le sensus fidei permet à ceux-ci de reconnaître ce qui est cohérent avec leur foi et leur espérance, ou au contraire de pressentir ce qui leur fait obstacle. Le sensus fidei entre nécessairement en jeu dans le cheminement synodal de l’Église, car c’est en vertu de leur sens de la foi que les baptisés peuvent exprimer leur réception de l’évangile et leur volonté de le servir, en discernant les manières de faire les plus appropriées.

Cependant, la manière dont le sensus fidei joue dans la synodalité peut être précisée en rapport avec l’inculturation. La Commission théologique internationale met aussi en jeu une « dimension prospective » du sensus fidei35, que l’on évoque moins souvent, et qui correspond pleinement à ce rapport entre synodalité et inculturation.

Dans les termes d’Evangelii Gaudium 31, cette « dimension prospective » du sensus fidei s’énonce avec la métaphore suivante, bien connue : « le troupeau lui-même possède un odorat pour trouver de nouveaux chemins ». Les « nouveaux chemins » sont ceux qu’emprunte sans cesse l’inculturation de l’évangile, qui progresse par et grâce à la synodalité.

Dans ce discernement de nouveaux chemins, la priorité donnée aux derniers résonne encore. Il ne s’agit pas seulement pour tous les baptisés de regarder les derniers pour prendre en compte leur situation sans les écouter. L’enjeu est d’abord de prêter attention à la manière dont les plus pauvres et les plus exclus exercent eux-mêmes le sensus fidei. Il s’avère que les « derniers » sont souvent les premiers lorsqu’il s’agit de mettre en lumière la portée salvifique de certains aspects de la foi36 ou d’ouvrir des chemins jusqu’alors non imaginés, qui rendent témoignage au caractère salvifique de l’évangile37.

2 Sensus fidei et consensus fidelium

La perspective de l’inculturation fait alors jouer autrement le lien entre sensus fidei et consensus des fidèles. En effet, le consensus fidelium a souvent été compris comme un critère d’appréciation de l’exercice authentique du sensus fidei fidelium38. Or, le parcours que nous venons de faire permet d’envisager que l’exercice du sensus fidei conduise à des consensus différenciés selon les contextes quant au chemin d’inculturation de l’évangile (« dimension prospective » du sensus fidei), de sorte que le consensus fidelium unanime (« dimension subjective de la Tradition »), qui demeure la règle idéale lorsqu’il s’agit du contenu de la foi au Christ, puisse admettre des expressions différenciées. Cette forme culturellement diversifiée de consensus s’explique par la réelle empreinte culturelle dans la réception, la conversion et la transmission de l’évangile. Juan Carlos Scannone l’exprime en convoquant une pluralité de termes, dont le « style » et la « structuration spécifique » :

La perspective historico-culturelle locale n’amène pas à exprimer des vérités différentes ou nouvelles, mais elle influe sur le « style » ou sur la manière de croire, sur l’accent ou la modalité du croire, sur la structuration spécifique du vécu, de l’expression et de la réflexion de la même foi commune. Elle ne se montre pas au niveau des jugements de vérité, mais à celui de l’insight (de la compréhension du sens) et des options herméneutiques39.

À partir de là, comment comprendre l’aspect traditionnel d’unanimité dans le consensus fidelium ? On pourrait traduire celui-ci par la non-contradiction entre les multiples expressions inculturées de la foi, que le sensus fidei inspire aux baptisés. Cela signifie que, sous des formes socialement et culturellement diverses, on peut reconnaître la mise en lumière du même aspect de la foi, et des déploiements concordants d’un « style » évangélique. Les expériences synodales qui sont elles-mêmes diverses selon les contextes culturels40 témoignent de cet exercice du sensus fidei de manière diversifiée au sein d’un même processus synodal, sans contradiction41. Le discernement de cette non-contradiction permet de vérifier la réalité du consensus fidelium sans prétendre niveler les spécificités culturelles et sociales.

Une telle perspective permet de comprendre l’étonnante affirmation de Jean-Paul ii : « Les Pères du synode ont vu dans le développement de l’inculturation de la foi chrétienne le chemin qui mène à la plénitude de la communio ecclésiale42. » Plus l’évangile donne naissance à des styles et des expressions inculturés, plus la communio ecclésiale s’approfondit : les deux ne sont nullement contradictoires mais bien coordonnés43.

Nous pouvons ajouter, en tirant profit de notre deuxième partie : comme le Christ est allé à la rencontre des plus pauvres et a annoncé le royaume à travers de telles rencontres, sans fuir les controverses que ce genre de compagnonnage faisait naître, ainsi l’inculturation de l’évangile suppose-t-elle une rencontre et une écoute privilégiées des plus pauvres. Il s’agit là d’un mouvement qui peut inspirer l’ensemble des fidèles – même si, dans les faits, abondent les résistances et les controverses – mais qui se traduira de manière diverse, culturellement située. Les plus pauvres et les plus abandonnés dans telle culture ne sont pas exactement les mêmes que dans telle autre (c’est l’aspect diversifié) ; mais il y a toujours des plus pauvres dans toute société et même, en cette période de mondialisation, à l’échelle de la planète44. C’est pourquoi l’écoute prioritaire des « derniers » peut demeurer une détermination commune à tous, d’autant plus qu’elle s’enracine dans l’évangile.

Ce que nous avons écrit de la rencontre privilégiée des plus pauvres peut dès lors s’appliquer à d’autres dimensions : un mouvement formellement identique (ici, se mettre à l’écoute des plus pauvres) donne lieu à des expériences culturellement distinctes (qui sont les plus pauvres en tel lieu ?) et traverse d’éventuelles résistances. On ne voit donc pas d’unanimité évidente, mais on peut discerner un consensus différencié, grâce à la non-contradiction entre les diverses structurations culturelles du vécu45. Celle-ci ne tient pas seulement à la référence commune à l’évangile (ou à tel aspect de l’annonce évangélique), mais également à l’identification d’une même dynamique missionnaire, dont on reconnaît qu’elle est un déploiement légitime du « style » évangélique.

IV La synodalité est toujours déjà une expérience d’inculturation

On peut donc relever une forte correspondance entre la perspective de la synodalité et celle de l’inculturation, ou – pour le dire autrement – une haute convenance entre l’idée que « Église et Synode sont synonymes46 » et « l’importance de l’évangélisation comprise comme inculturation47 ». Les trois idées ici proposées sont autant d’attestations de cette convenance : d’abord, la synodalité est avant tout une expérience de rencontre, voire de retrouvailles, entre les chrétiens qui reprennent conscience de la nature missionnaire de l’Église et les destinataires de l’évangélisation, dont on reconnaît l’importance de la parole. Ensuite, l’inculturation de l’évangile suppose la reconnaissance du « cri des pauvres ». Cette clameur, qui résonne dans l’évangile et s’exprime différemment selon les contextes, donne elle-même un écho culturellement et socialement situé à l’évangile. La synodalité peut expressément favoriser son écoute ainsi que l’appréhension de la sagesse des plus pauvres. Enfin, puisque tout processus synodal repose sur l’exercice du sensus fidei fidelium, il est toujours déjà un exercice inculturé et un chemin vers une inculturation plus authentique de l’annonce évangélique.

On le devine : les bénéfices de la synodalité ne tiendront pas d’abord aux décisions qui sortiront des processus synodaux, même s’il est évident qu’il y a là un bienfait possible. Ces bénéfices tiennent avant tout à l’expérience elle-même. La synodalité est un chemin qui, par le simple fait d’être parcouru, peut déjà porter un fruit d’inculturation de l’évangile.

Notes de bas de page

  • 1 Pape François, Marcher ensemble. Discours pour le 50e anniversaire de l’institution du synode des évêques (2015), Paris, Salvator, 2019, p. 11.

  • 2 Pape François, exhortation apostolique post-synodale Querida Amazonia 85-90 (2020).

  • 3 Concile Vatican ii, décret Ad Gentes 2 (1965).

  • 4 D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003 ; pour une prise en compte théologique de cette réalité, voir C. Theobald, L’Europe, terre de mission. Vivre et penser la foi dans un espace d’hospitalité messianique, trad. R. Kremer, Paris, Cerf, (2018) 2019, p. 28s.

  • 5 Pape François, exhortation apostolique post-synodale Evangelii Gaudium 17 (2013), désormais EG.

  • 6 Ibid. 69.

  • 7 D. Barnérias, L. Forestier, I. Morel, Petit manuel de synodalité, Paris, Salvator, 2021, p. 15 et 32 ; voir A. Borras, « La synodalité ecclésiale. Diversité de lieux et interactions mutuelles », Recherches de Science Religieuse 107 (2019), p. 275-299, ici p. 284-287.

  • 8 Voir C. Theobald, Urgences pastorales du moment présent. Pour une pédagogie de la réforme, Montrouge, Bayard, 2017, p. 26-35 et 211-225.

  • 9 Voir C. Theobald, L’Europe, terre de mission (cité n. 4), p. 223-321.

  • 10 Ibid., p. 323-379.

  • 11 Secrétariat général du Synode des évêques, Pour une Église synodale : communion, participation et mission. Vademecum pour le synode sur la synodalité, 2021, § 2.1.

  • 12 Pape François, Marcher ensemble (cité n. 1), p. 15.

  • 13 Secrétariat général du Synode des évêques, Vademecum pour le synode sur la synodalité (cité n. 11) § 2.1.

  • 14 C’est le titre d’un documentaire de Claus Drexel (2013).

  • 15 Pape François, Marcher ensemble (cité n. 1), p. 13 ; la citation vient d’EG 171.

  • 16 Pape François, encyclique Laudato Si (2015) 49.

  • 17 La manière dont le pape François prolonge « l’option préférentielle pour les pauvres » vers « l’option pour la terre » et vers l’écoute des plus pauvres est mise en valeur par G. Catta, « L’option préférentielle pour les pauvres selon le pape François », dans B. Hériard-Dubreuil (dir.), La pensée sociale du pape François, Namur - Paris, Lessius, 2016, p. 31-45.

  • 18 F.-M. Le Méhauté, « L’écologie des très pauvres », Études 4287 (2021), p. 81-90.

  • 19 EG 199.

  • 20 Sur cette articulation entre cri et sagesse des pauvres, voir, F. Odinet, « Apprendre des pauvres. Une attitude spirituelle », Vies consacrées 93/3 (2021), p. 57-70.

  • 21 G. Gutiérrez, La libération par la foi. Boire à son propre puits, trad. É. Brauns, Paris, Cerf, (1983) 1985, p. 53.

  • 22 EG 198.

  • 23 J. Wresinski, Telle est l’Eucharistie !, Paris, Cerf - Quart Monde, 2005.

  • 24 É. Grieu, « Prier à l’école des “suppliants” de l’Évangile », Lumen Vitæ lxxi (2016), p. 57-60.

  • 25 François, EG 198.

  • 26 Ibid. 31.

  • 27 Ibid. 195.

  • 28 François rejoint ici, sans le nommer, une intuition essentielle de Joseph Wresinski. Voir J.-C. Caillaux, « La priorité au plus pauvre ou la quête incessante du père Joseph Wresinski », dans É. Grieu, L. Blanchon, J.-C. Caillaux (dir.), À l’école du plus pauvre. Le projet théologique de Joseph Wresinski, Paris - Namur, Lumen Vitæ, 2019, p. 45-60.

  • 29 Ce paragraphe résume quelques éléments déployés dans N. Becquart et alii, sous la dir. de F. Odinet, Les derniers seront les premiers. La parole des pauvres au cœur de la synodalité, Paris, Emmanuel, à paraître en avril 2022.

  • 30 Pape François, EG 198.

  • 31 Voir F. Odinet, « L’évangile, promesse pour les pauvres », NRT 140 (2018), p. 258-275.

  • 32 Voir É. Grieu, « J’ai besoin de toi pour découvrir que Dieu, c’est vrai », Paris, Salvator, 2013.

  • 33 Commission Théologique Internationale, Le sensus fidei dans la vie de l’Église (2014) 35 (en référence à J.A. Möhler).

  • 34 Ibid. 74-76.

  • 35 Ibid. 65.

  • 36 Ibid. C’est l’une des caractéristiques de la « dimension prospective » du sensus fidei selon la Commission théologique internationale.

  • 37 L. Blanchon, « Confiance dans la vie et expérience de Dieu. À l’école des plus pauvres », Lumen Vitæ 76 (2021), p. 289-300, et F. Odinet, « Apprendre des pauvres » (cité n. 20).

  • 38 La Commission théologique internationale, Le sensus fidei dans la vie de l’Église (cité n. 33) l’évoque à plusieurs reprises ; voir entre autres les nos 25, 66, 71-72, 121.

  • 39 J.C. Scannone, La théologie du peuple. Racines théologiques du pape François, trad. F. Guibal, Paris - Namur, Lessius, 2017, p. 150. Comme l’A. le précise ensuite, la mention de l’insight est une référence à B. Lonergan.

  • 40 N. Becquart, R. Luciani, « Synodalité et cultures : des expériences synodales diverses selon les continents », Lumen Vitæ lxxvi (2021), p. 421-430.

  • 41 On peut parler, avec Christoph Theobald, de la « structure “polyédrique” du sensus fidei fidelium » : C. Theobald, « Sensus fidei fidelium. Enjeux d’avenir d’une notion classique », Recherches de Science Religieuse 104 (2016), p. 207-236, ici p. 230-233.

  • 42 Jean-Paul ii, exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Oceania (2001) 16. On peut voir dans le même paragraphe comment Jean-Paul ii relie ce paradoxe à celui de l’incarnation (un seul homme historiquement et culturellement situé se révèle Sauveur pour tous les humains de toutes cultures).

  • 43 A. Borras, « La synodalité ecclésiale » (cité n. 7), p. 293-299, montre comment la synodalité telle que la promeut le pape François convient particulièrement à une Église catholique « répandue à travers le monde ».

  • 44 Voir J.-C. Caillaux, « La priorité au plus pauvre ou la quête incessante du père Joseph Wresinski » (cité n. 28), p. 45-60.

  • 45 Nous reprenons ici une expression de Juan Carlos Scannone, citée plus haut.

  • 46 Cette phrase de Jean Chrysostome, Explicatio in ps. 149, PG 55, col. 493, est reprise par le Pape François (cité n. 1), p. 15.

  • 47 EG 122.

newsletter


the journal


NRT is a quarterly journal published by a group of Theology professors, under the supervision of the Society of Jesus in Brussels.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgium
Tél. +32 (0)2 739 34 80