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Ta parole : ma demeure. Entretiens avec le Père Jean Radermakers sj1

À propos d’un ouvrage récent

Jean-Pierre Sonnet s.j.

La relation d’un homme à la Parole de Dieu peut basculer et prendre une forme nouvelle, déterminante, grâce à une expérience, une intuition, un événement de son histoire. À lire les pages d’entretiens de Jean Radermakers avec Fernand Colleye, on devine que, pour l’exégète jésuite, ce basculement s’est joué dans l’intuition et l’expérience de la « lecture continue » des Écritures. Exégète de formation classique, Jean Radermakers reconnaît être entré dans une dimension nouvelle de sa relation à la Parole lorsqu’il eut, en 1965, et dans le cadre de la crise que traversait à l’époque l’enseignement de la théologie, l’intuition des enjeux de la lecture continue : « j’en vins à cette conviction nouvelle qu’au lieu de lire les quatre évangiles à la façon d’un seul et de mêler les uns aux autres leurs extraits, il serait tellement plus éclairant et plus riche de nous en tenir, de bout en bout, distinctement et dans le respect de sa dynamique propre, à la lecture d’un seul d’entre eux, unique manière pour ne pas passer à côté de l’essentiel » (p. 87). Cette intuition, qui s’est nouée dans la lecture de l’évangile de Marc, se confond avec l’« invention » du projet de l’Institut d’Études Théologiques (en 1968), où Jean Radermakers enseigne aujourd’hui encore. Mais il y a là une manière d’habiter l’Écriture qui informe en fait toute l’existence d’un homme qui est bien plus qu’une figure académique, et la révélation de cette « manière » fait la beauté de l’ouvrage que viennent de publier les éditions Fidélité.

« C’est maintenant, à quatre-vingt ans, que je puis saisir le fil rouge de mon existence » (p. 8). Que se passe-t-il lorsqu’un exégète rompu à la lecture continue des Écritures relit de manière continue le récit de sa propre vie ? Il se passe qu’il ne peut se comprendre qu’à partir des figures et des trajets scripturaires : il a mis son existence en intrigue dans celle des personnages bibliques. Certes, des figures extérieures à la Bible sont régulièrement évoquées — qu’il s’agisse de maîtres comme Stanislas Lyonnet, Luis Alonso Schökel ou Henri de Lubac, d’un ami « scripturaire » comme P. Beauchamp ou d’un frère en théologie, associé au projet de l’IET, comme Albert Chapelle —, mais ce sont les figures bibliques qui ont le dessus. J. Radermakers en est au point qu’il ne peut plus se connaître sans le détour des intrigues bibliques, tant il est vrai que « la trajectoire de la Bible, en lecture continue, reprend les différentes expériences de Dieu que l’homme, dans le cours de son existence, connaît ou peut connaître » (p. 17). Et on se met à hésiter : les figures scripturaires sont-elles invoquées en raison de leur puissance heuristique, ou parce qu’à force de les scruter l’exégète s’est mis à leur ressembler ? « Sitôt qu’on aborde [ces récits] dans une forme de lecture que j’appelle ‘lecture continue’, on discerne la manière très ‘travaillée’ d’écrire de ces auteurs. Subtilement mais franchement, ils cherchent à nous faire entrer dans l’histoire. On s’aperçoit alors que le récit produit peu à peu chez l’auditeur un effet analogue à ce qu’il raconte. En ce sens le texte écrit devient ‘performatif’ car il opère la transformation du lecteur : il fait ce qu’il dit » (p. 61).

On s’attendait au portrait d’un homme, on a dès lors droit à une galerie de portraits. Salomon attend le lecteur au seuil de l’ouvrage — le Salomon du livre de la Sagesse, relisant lui-même son existence, tendue vers ses épousailles avec la sagesse : « C’est elle que j’ai chérie et recherchée dès ma jeunesse » (Sg 8,2). Mais du récit de la jeunesse au récit de l’âge avancé (c’est alors Qohéleth qui permet de penser « la fluidité et la précarité de la vie » [p. 83]), toutes les figures de l’un et l’autre Testaments viennent peupler le discours autobiographique de Jean Radermakers. Les personnages des temps primordiaux, parce que « les questions auxquelles nous ne pouvons pas échapper […] sont présentes dans le livre de la Genèse, dans ses onze premiers chapitres » (p. 179). Jacob, quant à lui, est au rendez-vous des initiations premières — « Au fond, n’étais-je pas, tout jeune, en train de faire la double expérience de Jacob ? Car ‘Dieu était là, et je ne le savais pas’ (cf. Gn 28,16). Une échelle se révélait bien nécessaire pour mener à lui » (p. 19) ; Josué apparaît lors des passages décisifs ; Job, parce que tout homme reçoit de plein fouet la question de l’injustice et du mal ; les amants du Cantique, parce que tout homme fait aussi l’expérience de la révélation de Dieu à travers des figures de l’autre sexe. Sans oublier Moïse, dont la mort « sur la bouche de Yhwh » (Dt 34,5), « dans un baiser divin », comme le commente le midrash, indique l’espérance de tout croyant qui va vers sa mort. Aux textes de la Bible, reconnaît Jean Radermakers, « je réagis à la fois en profondeur et quasi corporellement. Dois-je dire que je les habite, ou que ce sont eux qui m’habitent ? La compénétration m’apparaît tellement totale que je ne pourrais plus dire l’un sans l’autre. Elle me fait vivre. Et ce sont ses prières par excellence, les psaumes, qui me font prier » (p. 208).

Du côté néo-testamentaire, Paul est là de manière privilégiée dans la mémoire du jésuite, depuis le choix de vie fait à dix-huit ans — « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2,20). Mais il est là aussi parce que l’Apôtre œuvre à la manière d’un « moulin mystique » entre les deux Testaments, et que l’exégète bruxellois est, lui aussi, un meunier hors pair en la matière. Au fil des pages, l’impression se confirme : le « je » de Jean Radermakers se constitue lorsqu’il raconte et ouvre les Écritures. C’est notamment le cas à propos des Actes des Apôtres, où l’on voit les passages en « nous » se doubler de passages en « je » : à force de conter et de transmettre, Jean Radermakers devient le Paul des Actes, tout comme il devient le visionnaire de l’Apocalypse, ouvrant avec nous les sceaux du livre. Toutes ces paroles néo-testamentaires, on le devine, gravitent elles-mêmes autour de quatre récits que l’exégète a arpentés plus qu’aucun autre : les récits de Marc, Matthieu, Luc et Jean. On découvre alors que l’expérience fondatrice de la lecture continue en a recoupé une autre dans l’itinéraire personnel du jésuite : celle de la contemplation des « mystères de la vie du Christ Notre-Seigneur », qui est au cœur des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. La démarche exégétique et l’expérience spirituelle se sont en ce sens accomplies l’une par l’autre, ordonnées toutes deux à la finalité ignatienne du « mieux aimer [le Christ] et le suivre ». Un autre « croisement » est indissociable de la manière qu’a Jean Radermakers d’habiter la Parole : c’est l’intuition, due à Albert Chapelle, de faire se recouper les quatre sens des Écritures, si bien mis en lumière par Henri de Lubac, et les quatre semaines des Exercices spirituels, si puissamment pensées, dans leur articulation dialectique, par Gaston Fessard. Au long des entretiens, on voit ainsi Jean Radermakers constamment relier le déploiement du sens des Écritures à la dynamique d’un engagement de liberté, à commencer par le sien propre. Le dépliement du sens est d’ailleurs devenu chez lui comme une seconde nature : au gré du questionnement, on le voit revenir sur des éléments déjà racontés de sa propre vie et en dégager progressivement des couches de sens plus profondes.

La contemplation ignatienne met en jeu ce que les Exercices appellent « la composition de lieu ». Celle-ci a pris, dans la vie de Jean Radermakers, une forme éminemment littérale, celle qui se fait « sur le terrain », sur cette Terre Sainte plus de cinquante fois parcourue avec des groupes de pèlerins depuis 1967. À travers Fernand Colleye, l’intervieweur amical, figure connue du journalisme radio mais aussi pèlerin pour la vie, cette « paroisse » de près de 2.000 âmes constitue sans doute le « lecteur implicite » des entretiens ; c’est pour elle que le guide reprend la parole. Mais bien d’autres aussi auront plaisir et intérêt à lire ces pages. Certes, ceux qui ont connu Jean Radermakers dans l’amphithéâtre, relançant toujours le questionnement, sur un mode aussi talmudique que socratique, seront surpris de voir ici le questionneur donner des réponses. Mais en fermant les yeux, ou en lisant entre les lignes, le lecteur se trouvera questionné lui aussi, relancé dans ses propres réponses. « On n’épuise jamais totalement la Bible. Elle garde même en elle l’étrange pouvoir de faire parler chacun selon son propre langage, un itinéraire parsemé encore de tâtonnements et d’obscurités » (p. 213). Citant Pierre Emmanuel, poète aimé, Jean Radermakers nous dit, en parlant du Christ de Dieu : « Sa parole me regarde […] Je scrute la face du Livre ». Il est lui-même de ceux en qui la Parole du Christ, avec une extrême amabilité, nous regarde.

Notes de bas de page

  • 1 Radermakers J. sj, Ta Parole, ma demeure. Entretiens avec Fernand Colleye, Namur, Fidélité, 2005, 21x15, 240 p., 16.95 €. ISBN 2-87356-324-9.

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