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The Challenges of a cosmopolitical Ethics

Concerning a book of Jean-Marc Ferry

Antoine Guggenheim

I La religion réflexive : projet du livre

Après les désillusions enregistrées par l’humanité européenne, l’Amour et le Droit se dévoilent comme les authentiques ressources de l’espérance terrestre, les aspects liés du Bien commun suprême que l’on puisse humainement poursuivre à travers la double visée de la vie bonne et de la société juste1.

La religion réflexive de Jean-Marc Ferry renouvelle l’héritage de la philosophie kantienne et communicationnelle en plaçant la relation intersubjective au centre de la perspective transcendantale. Son souci est d’éclairer le chemin de l’humanité dans la phase actuelle de la globalisation en favorisant les démarches de réconciliations historiques entre les peuples. La morale se préoccupe de la recherche d’une société juste et du respect universel des sujets de droit. L’éthique recherche une vie bonne et la reconnaissance d’amour des personnes singulières : elle va donc à la rencontre des religions. La religion réflexive porte le souci de l’unité idéale « de la vie bonne et de la société juste2 ».

La révolution kantienne de l’autonomie promeut « l’auto-normation » morale et épistémologique du sujet par la raison, mais elle n’ignore pas « le corpus mysticum des êtres raisonnables qui habitent » le « monde moral3 ». J’exprimerais en ces termes le projet de l’ouvrage : La religion réflexive introduit le sujet autonome de la morale dans un cosmos éthique où il subit l’influence de l’intersubjectivité : le cercle de la révolution copernicienne de la Raison pratique s’allonge en ellipse. Le corpus mysticum de l’humanité, pour reprendre l’expression de Kant, que l’on pourrait aussi appeler son corps théologico-politique, se déploie, en raison de l’union de l’amour et du droit, au-delà des zones d’action de la morale formelle.

L’intersubjectivité du corpus mysticum des êtres raisonnables est-elle un phénomène observable dans le monde sensible et l’espace-temps ? L’analyse par Ferry du lien complexe de l’amour et du droit dans le désir sexuel, l’amour conjugal et la famille, conduit à une réponse ouverte4. Plutôt que de dire que le corpus mysticum de l’humanité prend place dans le monde sensible que détermine la connaissance scientifique, on dirait mieux que l’histoire de l’humanité prend place dans le corpus mysticum, comme dans le cosmos protecteur de son aventure morale et religieuse. Comme l’indique le philosophe, « la relative faillite de la promesse scientiste (…) suggère que la bienveillance » de l’amour, liée au respect du droit, « prenne le relais de la science en tant que promesse de salut terrestre5 ». L’humanité ne peut s’organiser rationnellement sans une espérance.

« On parlera d’une espérance cosmopolitique en suggérant par cette expression l’idée d’une unité réalisée de la vie bonne (suivant l’amour des hommes) et de la société juste (suivant le respect de leurs droits)6 ». L’intersubjectivité de droit et d’amour de Jean-Marc Ferry fait écho à l’humanisme de l’autre homme d’Emmanuel Levinas. Elle pointe aussi vers la dénonciation contemporaine du « consentement meurtrier » de nos indignations morales sélectives, et vers l’exigence d’une « “éthicosmopolitique” des relations » exprimées par Marc Crépon7. « Agis de telle sorte que tu puisses, par ta volonté, rencontrer celle de tous, en tant qu’ils sont, eux aussi, intéressés au bonheur de tous8. » Jean-Marc Ferry franchit la frontière, si haute en France, entre la philosophie éthique et politique et l’affirmation théologique sécularisée, qui fait partie de l’héritage méconnu de la philosophie des Lumières, aux racines de la démocratie libérale : « “Il y a un Dieu”9 ».

« Dans le contexte d’une philosophie politique, la poursuite de ce qui serait également bon pour tous représente une première approche, pragmatique, de l’idéal religieux sécularisé10. » L’histoire nous a appris que « le droit ne pourvoit pas lui-même à sa réalisation : il faut aussi, en s’appuyant sur le droit, savoir attirer l’attention des pouvoirs publics et alerter l’opinion sur les situations d’exclusion11 ». Ferry fait le pari d’inscrire dans le débat philosophique la nécessité de relativiser la « division des facultés » universitaires. Le débat critique qu’il mène avec Habermas, Hösle et Apel est technique et brillant à souhait. Il est, me semble-t-il, instrumental par rapport à la question posée : qu’en est-il d’une morale de l’amour du prochain ?

II Philosopher dans l’histoire et pour l’histoire

La religion réflexive n’est pas seulement le fruit d’un débat savant, même si le livre n’est pas indépendant de ce débat. La question qu’il pose émerge de l’histoire et la concerne, comme l’indique le dernier chapitre : « Éthique reconstructive, raison historique, responsabilité politique ». Ce chapitre est une conclusion au sens fort que le terme a rarement : l’issue d’une argumentation rationnelle qui prend en compte le débat avec l’autre partenaire. Ferry parle d’une « éthique reconstructive » qu’il place à la base de l’éthique de soi et de l’autre homme. « La relation sujet-objet, censée constituer une connaissance normativement neutre, présuppose en vérité la relation sujet-cosujet qui, elle, n’est pas neutre d’un point de vue normatif12. » Le sujet du livre, comme il se doit, impose sa marque sur sa méthode : Ferry prend en charge une éthique reconstructive pour guider son lecteur vers une conviction intersubjective réfléchie et partagée.

La religion réflexive retient-elle cependant assez de l’histoire ? La philosophie transcendantale permet-elle que catégorial et historial interagissent suffisamment pour penser la question morale à partir de l’histoire et vers elle ?

Ferry interroge l’autodépassement de la philosophie critique qui inspire le dernier Kant, quand celui-ci indique et barre en même temps, dans la Critique de la faculté de juger, le chemin vers le transcendantalisme absolu des philosophies romantiques13. Est « réflexif », selon la Critique de la faculté de juger, un jugement qui ne détermine pas son objet, mais qui exprime la transformation réflexe du sujet qui le pose. Il en est ainsi, pour Kant, quand un philosophe pose un jugement téléologique ou esthétique. En d’autres termes, le jugement réfléchissant est, du point de vue de la raison déterminante, un chemin qui ne mène nulle part (comme les Holzwege de Heidegger, chemins tracés par les forestiers vers des éclaircies), un pont suspendu et inachevé « entre raison théorique et raison pratique »14. C’est pourtant ce type de jugement qui donne son biotope humain à l’éthique.

Le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » implique un jugement esthétique : il s’agit de reconnaître autrui, au cœur même de l’expérience mondaine, comme infiniment digne d’amour. Il exprime aussi une téléologie de l’action : se mettre au service d’autrui sans s’arracher à l’autonomie du sujet.

Ferry résume énergiquement l’invention de la critique kantienne en une affirmation : « Est autonome, absolument autonome, une pratique qui se lie strictement à la vérité15 ». Ce seul principe suffit-il à fonder la moralité ? Oui, si la quête autonome et résolue de vérité inclut la reconnaissance d’autrui ; non, si l’on oublie la dualité de la moralité, faite de connaissance et d’amour des personnes, et de l’éthique gagée sur le droit.

Se lier strictement à la vérité, reconnaître substantiellement autrui : ce sont là les deux pôles de la moralité, dont aucun ne saurait être ramené à l’autre. L’un et l’autre sont également requis dans la réponse à la question : « Que veut dire être moral ?16 »

Une « éthique de l’argumentation » ne suffit pas à décrire la moralité d’un comportement, car la rationalité y est menacée par l’autojustification. Le récit de ses actes est menacé d’autojustification et le débat n’est pas la condition suffisante d’un dialogue avec l’autre. Le défi d’une parole éthique est de parvenir à une reconstruction, ou une reconstitution, par le dialogue, en vérité, de l’histoire en débat. On pourrait parler d’une invention de la vérité par le dialogue, au sens de la découverte d’une réalité inconnue, enfouie.

III Une éthique reconstructive pour prendre en compte l’histoire humaine et ses fautes

Au-delà, il conviendrait de porter l’éthique du discours sur le registre d’une éthique reconstructive. De quoi s’agit-il ? D’une pratique du discours qui, à travers une thématisation que l’on souhaite coopérative, poursuit la reconstitution, par les intéressés, du drame qu’ils ont pu vivre avec toute leur subjectivité engagée dans une relation éventuellement jalonnée par le destin des oublis, des malentendus, humiliations et violences de toute sorte. (…) En cela, l’éthique reconstructive peut être considérée comme une éthique de la reconnaissance doublée d’une éthique de la responsabilité 17.

Jean-Marc Ferry donne à son éthique reconstructive une finalité géopolitique inspirée par les besoins de notre temps : la sécularisation et la globalisation.

La question d’une éthique des relations internationales mérite sans doute un traité à elle seule. L’attention portée à la situation politique du monde actuel conduit à s’alarmer de l’état primitif qui régit l’esprit des relations diplomatiques. (…) Dans cette perspective, une éthique reconstructive de la réconciliation venant compléter une éthique argumentative de l’entente marquerait une nouvelle époque dans l’histoire des peuples et de leurs relations réciproques18.

La religion réflexive est un essai de reformuler les impératifs les plus universels de la morale kantienne à la lumière de ce qui lui est intime mais peu explicite : la proposition d’une philosophie de l’actualité historique. Le livre débouche alors sur des conséquences très pratiques. Jean-Marc Ferry éclaire une question décisive pour le judéo-christianisme comme pour la modernité européenne : le lien de la philosophie, de la théologie et de l’histoire. Philosophie et théologie ne sont pas des objets de connaissance pour érudits, mais des instruments de connaissance pour tous. « L’éthique reconstructive » est une « éthique de responsabilité à l’égard de l’histoire19 », qui pose les fondements d’une nouvelle philosophie de l’histoire20. Gaston Fessard parlait dans Pax nostra (1936) d’un « examen de conscience international ».

« S’il y a certes du sens à saisir et à reconstruire dans l’histoire universelle, il n’y a pas à rechercher ni même à postuler un sens de l’histoire universelle21. » Nous cherchons, avec raison, du sens dans l’histoire, nous le devons aux « jeunes esprits » que la connaissance de la « succession sémantique » des événements structure symboliquement22. Même d’une histoire particulière, celle de la France ou d’une seule personne, nous ne savons déterminer le sens, comme le soulignent les travaux récents23. Ni philosophiquement, ni théologiquement, nous ne pouvons objectiver son contenu ni épuiser son flux de significations. Mais, observe Ferry, cette relativisation de notre savoir historique ne doit pas conduire à relativiser l’histoire. Nous devons respecter les chemins d’une connaissance philosophique qui honore « l’irréversibilité sémantique de séquences historiques »24. Il en est ainsi en science, en politique, en économie, en théologie… Nous ouvrirons un avenir à l’humanité individuelle et sociale, qui garantira sa diversité dans la recherche de l’unité et de la paix, en scrutant la « trame communicationnelle de l’histoire universelle »25.

IV L’Europe et sa mission

Il est tentant dès lors d’appliquer la méthode suggérée par Ferry au premier sujet de notre actualité : la construction de l’union européenne et son sens. L’Europe peut porter un projet humaniste dans le monde globalisé, avec de nouveaux acteurs internationaux de premier plan, si elle porte sa mémoire historique non comme un « pénitentiel mémoriel », un mea culpa pour son agir impérial, mais comme l’impératif éthique d’une « justice reconstructive », dont elle éprouve la valeur depuis 1945 et 1989. « Le récit singulier unilatéral de l’histoire propre ne saurait faire droit pour lui-même26. » Ce message de l’Europe peut contribuer à la paix du monde dans la phase actuelle de la globalisation.

L’éthique de la reconnaissance est en effet éclairante. Un « échange de dons » entre les pays européens de « l’Ouest » et de « l’Est », appelé de ses vœux par Jean-Paul II, n’a jamais vraiment eu lieu. « Reconstruire » ensemble le récit de nos histoires est un préalable nécessaire à l’unification des peuples en un ensemble réconcilié et fécond. L’Europe peut respirer par ses deux poumons depuis 1989 et donner naissance à un nouvel humanisme qui réponde aux défis de la globalisation. L’Europe doit s’incarner dans la diversité religieuse et culturelle de ses peuples, ou bien elle restera marquée par une suprématie injuste des pays de l’ouest européen sur ceux du centre et de l’est, et elle obscurcira son message dans le monde.

V Théologie et philosophie : en finir avec la division des facultés

Jean-Marc Ferry ouvre son livre en dévoilant le soupçon d’une jalousie mutuelle entre philosophie et théologie : « Le sens de l’existence est une question que les religions du salut, singulièrement le christianisme, sont soupçonnées d’avoir confisquée à la philosophie27. » Ferry ne poursuit quant à lui aucun but apologétique. Il inscrit son œuvre dans un agnosticisme ouvert au service d’un engagement philosophique et politique28. Le rôle positif de l’agnosticisme ouvert a été reconnu explicitement par Benoît XVI lors de la rencontre d’Assise en octobre 2012. Comme l’explique à sa manière Michel Sales :

Si l’athée n’est souvent qu’un idolâtre qui, comme disait Origène, préfère « rapporter à n’importe quoi plutôt qu’à Dieu son indestructible notion de Dieu », le « croyant » ne l’est pas moins lorsqu’il confond l’idée qu’il se fait de Dieu avec Dieu même, et prétend abusivement imposer aux autres l’idée d’un Dieu qu’il méconnaît ou défigure. (…) En un sens, le mouvement de l’esprit et du cœur humains constitutif de l’agnosticisme reste inhérent à la foi elle-même. En reconnaissant Dieu qui Se révèle à lui, le croyant reconnaît en même temps que la connaissance de Dieu à laquelle il accède dépend du don gratuit de Dieu, non de son propre effort ou de ses propres capacités intrinsèques29.

Les religions et la philosophie sauvegardent ensemble, ou perdent l’une et l’autre, « le mystère de la pierre philosophale30 ». Jean-Marc Ferry cherche dans son livre à en restituer la précieuse substance au moment où l’humanité en a un besoin particulier pour éclairer l’histoire en train de devenir universelle.

Le long développement par lequel s’ouvre la conclusion de l’ouvrage reprend la double question qui parcourt le livre : Comment l’éthique de l’amour complète-t-elle la morale du devoir ? Que requiert-elle de nous ? Ferry y prend appui sur une définition théologique de la personne :

Que veut dire être moral en un sens large ?

Ce n’est pas seulement vivre selon la vérité. Autrui appelle à être reconnu pour lui-même et pas seulement à travers ses prétentions à la vérité. Sa personne n’est pas soluble dans les raisons qu’il met en discussion. Lorsque, d’aventure, ses raisons ne sont pas reconnues valables, lors même que son identité n’est pas assurée, autrui n’en est pas moins à considérer dans un droit justifiant que ses intérêts soient pris en compte dans la décision pratique finale. Il y a, autrement dit, une substantialité d’autrui comme personne qui, en tant que sujet de droit, est davantage qu’un porteur d’arguments. Le point de vue de la théologie chrétienne contemporaine peut ici nous éclairer : la personne est l’anticipation du soi dans l’instance du je31, et le soi s’entend comme la totalité de l’existence32.

La reprise par Ferry de la définition de la personne du théologien Pannenberg est impressionnante. Celle-ci mobilise en effet la dimension eschatologique du « salut ». Elle fait jouer la présence anticipée du « soi », la « totalité de l’existence », le futur absolu, dans le présent, le « je ». « La totalité de l’existence » indique ce qui ne s’accomplit pas dans « la mondanité de l’existence » mortelle. Il faut, pour que l’existence se totalise, atteindre d’une manière ou d’une autre et dépasser la mort, non seulement de l’humanité individuelle, mais de l’humanité sociale et historique. Dans la définition théologique de la personne est incluse l’espérance de la résurrection des morts. La vie éternelle, que nul ne peut saisir et se donner, est présente dans « l’anticipation du soi dans l’instance du je » que signifie le concept théologique de « personne ».

Pannenberg et Ferry sont ici d’une fidélité absolue à la révélation christique, telle que saint Jean et saint Paul la méditent et la transmettent. À Marthe qui confesse son espérance que son frère Lazare, mort, « ressuscitera au dernier jour », Jésus, répond : « Je suis la résurrection et la vie33. » L’eschaton de tout « soi » est présente en son « Je ». Paul fait un pas de plus pour établir le lien qui relie la résurrection de Jésus de Nazareth à celle à venir de tout homme. Il donne au Christ le titre eschatologique de « nouvel (novissimus, eschatos) Adam », habité de « l’Esprit (Pneuma) » vivant et vivifiant, en qui s’accomplit la condition humaine, le « je » devenant « soi » en lui et par lui en tous les membres de son corps34.

Bien sûr la confession de foi christique qui porte la définition de Pannenberg n’est pas exercée par le philosophe dans l’acte où il reprend un tel concept de personne, qu’il juge « éclairant » pour « préciser l’intuition » qui est la sienne. La philosophie et la théologie affirment dans l’espace judéochrétien et moderne leur autonomie légitime, au moins depuis Thomas d’Aquin, qui l’a théorisée au seuil de sa Somme de théologie 35. Autre la tâche de la philosophie, qui développe les possibilités de la raison naturelle, autre celle de la théologie qui médite et transmet la Révélation divine et « l’intelligence de la foi ».

Mais il n’y a de juxtaposition ni en fait ni en droit. L’acte de foi, acte historique et transcendantal s’il en est, est incarné et il « s’emmembre » toujours de raison. La raison philosophique européenne n’a pas coupé son lien au fil de la tradition croyante. Philosophie et théologie ont toujours maintenu leur dialogue qui fait partie de l’histoire européenne. Volontairement et volontiers, Ferry laisse cette histoire se poursuivre, quand la théologie exerce une influence sur sa philosophie, avant de prendre en main son travail critique.

Pour le théologien ami de la philosophie, la philosophie et les sciences, comme actes de raison, sont partenaires de dialogue. La recherche de vérité est référée en Europe au mystère de l’être et de l’Homme, « premier connu ». Elle peut être portée par un acte méritoire de foi implicite, au sens de saint Thomas36. Pour Jean-Marc Ferry, qui ne hait point la théologie, ni ne la traite en étrangère, un théologien, me semble-t-il, est un partenaire, un philosophe en quête de Dieu.

La philosophie fait son miel de toute fleur. Dans le concept eschatologique de personne de Pannenberg, Ferry entend que la personne est un indisponible, c’est-à-dire disponible pour autrui. Le « je », qu’il soit chrétien ou humaniste, est un individu membre d’un corps mystique. Comme le « soi » du Christ n’est pas enfermé dans le tabernacle mais s’élargit en corps mystique, le génie de chaque personne n’est pas solitaire, mais un gage de communion.

Or, du fait que cette totalité ne saurait se définir comme un horizon seulement mondain (car le sens de l’existence humaine ne se clôt pas dans la mort), la personne est rigoureusement indisponible, par quoi l’ascription de la dignité humaine ne saurait dépendre d’aucune condition sociale ou autre. Si on accepte l’idée d’une telle inconditionnalité de la dignité humaine, dont le concept théologique aide à préciser l’intuition, alors être moral ne signifie pas seulement se lier à la raison des arguments, mais aussi : respecter la personne en tant que telle. Cela veut dire : la respecter indépendamment de tout positionnement de sa part, indépendamment même de sa participation à une communauté d’argumentation, qu’elle soit actuelle ou virtuelle37.

VI Le Nouvel humanisme, chemin pour la Nouvelle évangélisation

Le principe et fondement de l’humanisme laïque des Lumières est la recherche d’un ordre de justice et d’amour entre les citoyens et entre les nations. Tel est le socle du pacte social de la modernité, indissociable d’une anthropologie transcendantale. L’éthique de la modernité n’est pas séparable d’une morale de l’amour (agapè) appelée par le respect des personnes. Aimer, c’est se donner sans se perdre, demeurer inobjectivable dans son appartenance au corpus mysticum de l’humanité. La personne est une fin en soi qui fait de soi par amour un serviteur de l’autre dans sa vulnérabilité. Par l’expérience d’autrui, le « je » est « moral » et devient un « soi » éthique. L’humanisme de l’autre homme est une éthique de l’homme fragile.

L’expérience d’autrui est comme le témoin donnant à comprendre qu’être moral ne consiste pas seulement à s’indexer à la vérité en se liant à la loi de l’argument meilleur : « No force except that of the better argument is exercised ! » Être moral, c’est aussi bien considérer autrui dans sa vulnérabilité, à travers les expressions qui trahissent ses convictions, ses croyances, ses préoccupations, ses aspirations, ses espoirs, ses désirs, ses peurs. Être moral, c’est donc aussi se préoccuper d’autrui sous l’aspect substantiel de ce qu’il éprouve de façon vitale. C’est se décentrer par conséquent dans un souci de l’autre dont on sent plus ou moins obscurément qu’il devrait pourvoir égaler le souci de soi-même38.

La seule indexation du « je » à la vérité théorique, sans souci de la vulnérabilité de l’autre, serait une forme transcendantale du souci de soi, un légalisme de la raison et une trahison de la foi. La morale formelle est menacée d’une hypocrisie transcendantale quand elle n’inclut pas l’expérience de la transcendance et de la fragilité d’autrui, y compris dans son inaptitude à la norme morale. Le « sentiment a priori » du devoir, dont Kant reconnaît la dimension mystérieuse, est peut-être l’expression de l’expérience intérieure de l’extériorité d’autrui. Qu’as-tu fait de ton frère ?, demande Dieu à Caïn39.

Le décentrement vers cet autre souci qu’est le souci de l’autre, que prône Jean-Marc Ferry tant au plan personnel que social et cosmopolitique, ne sort pas de la révolution kantienne de l’indisponibilité de la personne, mais il l’approfondit et la justifie. Il prend en compte l’attraction des « je » les uns sur les autres, comme un mode d’existence dans un corpus mysticum nécessaire à l’avènement de « la totalité du soi ». Ici l’histoire détermine les catégories de la philosophie, comme elle se laisse déterminer par elles.

La religion réflexive de Ferry, par son inspiration kantienne, propose un humanisme pour aujourd’hui. Il s’ouvre à la question de l’autre que thématisent les trois monothéismes européens. Jean-Marc Ferry pense la fonction transcendantale des religions dans l’histoire de la globalisation en cours comme une dimension de l’identité et de la mission des peuples européens. La religion réflexive éclaire l’une par l’autre la triple question kantienne — « Que puis-je connaître ? », « que dois-je faire ? », « que suis-je en mesure d’espérer ? » — et le deuxième commandement évangélique, venu du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Catégorial et historial tiennent ensemble et se déploient ensemble, comme les roues du char divin dans la vision du premier chapitre d’Ézéchiel. Il en est de même de la philosophie et de la théologie, de la fides et de la ratio. Humanistes et croyants doivent cheminer ensemble aujourd’hui dans la recherche de ce qui est bon pour l’Homme et son avenir.

« L’Église ne peut abandonner l’homme, dont le “destin”, c’est-à-dire le choix, l’appel, la naissance et la mort, le salut ou la perdition, sont liés d’une manière si étroite et indissoluble au Christ40. » Les chrétiens doivent méditer l’acte philosophique de Jean-Marc Ferry. La nouvelle évangélisation, dont le pape François dit qu’elle prend sa source dans la joie que Dieu donne à l’homme dans la rencontre du Christ, ne peut s’envisager que comme une nouvelle alliance entre l’humanisme ouvert et les religions.

Plus la mission de l’Église est centrée sur l’homme — plus elle est, pour ainsi dire, anthropocentrique —, plus aussi elle doit s’affirmer et se réaliser de manière théocentrique, c’est-à-dire s’orienter en Jésus-Christ vers le Père. Tandis que les divers courants de pensée, anciens et contemporains, étaient et continuent à être enclins à séparer et même à opposer théocentrisme et anthropocentrisme, l’Église au contraire, à la suite du Christ, cherche à assurer leur conjonction organique et profonde dans l’histoire de l’homme. C’est là un des principes fondamentaux et peut-être même le plus important du dernier Concile. Si nous nous proposons donc comme tâche principale, dans la phase actuelle de l’histoire de l’Église, de mettre en œuvre l’enseignement de ce grand Concile, nous devons nous référer à ce principe avec foi, ouverture d’esprit et de tout cœur41.

Notes de bas de page

  • * J.-M. Ferry, La religion réflexive, coll. Humanités, Paris, Cerf, 2010, 22x14, 304 p., 26 €. ISBN 978-2-204-09075-9.

  • 1 Ibid., p. 42. Ce texte est la reprise d’une intervention dans le cadre d’un séminaire sur la pensée de Jean-Marc Ferry, qui s’est tenu au Collège des Bernardins tout au long de l’année 2012-2013.

  • 2 Ibid., p. 35-36.

  • 3 E. Kant, Critique de la raison pure, dans Œuvres philosophiques, t. 1, Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 1368-1369. J. Kristeva attire l’attention sur ce concept : « La séduction mystique » dans Pulsions du temps, Paris, Fayard, 2013, p. 467. Je me permets de l’introduire pour rendre compte du projet de La religion réflexive.

  • 4 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 42, 52-53.

  • 5 Ibid., p. 50.

  • 6 Ibid., p. 44.

  • 7 M. Crépon, Le consentement meurtrier, Paris, Cerf, 2012, p. 20.

  • 8 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 65.

  • 9 Ibid., p. 69, citant E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 85.

  • 10 Ibid., p. 37.

  • 11 Ibid., p. 45.

  • 12 Ibid., p. 195.

  • 13 Ibid., p. 66-71.

  • 14 Ibid., p. 67.

  • 15 Ibid., p. 222.

  • 16 Ibid., p. 245.

  • 17 Ibid., p. 249.

  • 18 Ibid., p. 246 et 254. Ces pages forment un ensemble.

  • 19 Ibid., p. 261.

  • 20 Ibid., p. 262-271.

  • 21 Ibid., p. 264.

  • 22 Ibid., p. 266-267.

  • 23 A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, coll. Points, Paris, Seuil, 2010 ; F. Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Folio, Paris, Gallimard, 2007.

  • 24 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 267.

  • 25 Ibid., p. 271.

  • 26 Ibid., p. 275.

  • 27 Ibid., p. 11.

  • 28 Pour la catégorie de l’agnosticisme ouvert, que je propose pour comprendre le lien du travail philosophique de Jean-Marc Ferry à la théologie ou à la foi, cf. M. Sales, L’être humain et la connaissance naturelle qu’il a de Dieu. Essai sur la structure anthropo-théologique fondamentale de la révélation chrétienne dans la pensée du P. Henri de Lubac, coll. Essais de l’École cathédrale, Paris, Parole et Silence, 2003, p. 91-96.

  • 29 Ibid., p. 95-96.

  • 30 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 224, citant les Leçons d’Éthique de E. Kant, et renvoyant à l’Opus postumum.

  • 31 Le texte renvoie au théologien protestant Wolfhart Pannenberg, cité par O. Riaudel, « La dignité de la personne humaine », Revue d’éthique et de théologie morale 249 (2008), p. 37.

  • 32 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 243.

  • 33 Jn 11,25.

  • 34 1 Co 15,45.

  • 35 Thomas d’Aquin, ST I, q. 1, a. 1.

  • 36 Id., ST II-II, q. 1, a. 7 ; q. 2, a. 7 ; q. 174, a. 6. Voir aussi le prologue de l’Évangile selon saint Jean.

  • 37 J.-M. Ferry, La religion réflexive (cité n. 1), p. 243-244.

  • 38 Ibid., p. 244.

  • 39 Gn 4, 9-10.

  • 40 Jean-Paul II, Redemptor hominis 14 (1979).

  • 41 Id., Dives in misericordia 1 (1980).

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