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The “Embryonic Body”. An Originality and a Novelty of “Dignitas Personae”

Alain Mattheeuws s.j.
The instruction Dignitas Personae uses the expression “embryonic body” to designate the human embryo from its conception. Is this new language a hapax without importance or does it reveal a prudent but precise progression of the ecclesial doctrine concerning the personal status of the newly conceived human being? When studying Donum vitae and Dignitas personae, one grasps the richness and the novelty of a personalist line of thought with regard to human origins and a stepping beyond the debates on mediate or immediate animation of the embryo. The passing from a scientific language to a more metaphysical language is a precise indication to interpret and affirm the personal status of the human embryo. If the unconditional respect asked for already speaks implicitly of the personal character of the embryo, the language requires to be clarified and to express this theological truth. Action tells us something about the being of the embryo. The language used to designate it takes the same direction.

La question de l’origine de l’être humain n’est pas une question abstraite: elle concerne tout être vivant qui vient à l’existence pour toujours. Elle traverse de manière implicite ou explicite toutes les thématiques de la bioéthique. Cette question qui nous est posée pastoralement en hôpital ou en famille est l’objet de débats éthiques, philosophiques, et théologiques. Et de facto, elle est aussi notre question puisque nous avons tous été petits, vulnérables, embryonnaires à un moment donné de notre vie1. Cette thématique complexe n’est pas une impasse pour la raison ni pour le cœur. Il est bon pour l’humanité de l’affronter et de chercher le vocabulaire le plus adéquat pour la nommer: il serait dommageable pour tous de chercher à l’esquiver, à la nier par artifice, à l’enfouir sous d’apparentes contradictions affectives ou rationnelles. Il serait malheureux de ne pas écouter aussi la voix religieuse au sein de l’humanité. Nous le ferons à travers deux documents: Donum vitae (1987) et Dignitas personae (2008)2. Nous ne pouvons pas mettre la main sur notre origine ni sur toutes les conditions de la conception de l’être humain, mais nous sommes appelés par les découvertes récentes à nous interroger à nouveau sur ce qu’est «la personne de l’embryon».

I Un «statut personnel» pour l’embryon?

La forme littéraire (questions-réponses) du document Donum vitae ne doit pas faire illusion: il s’agit, bien sûr, de répondre à «quelques demandes d’éclaircissements et d’orientation», mais la portée doctrinale est présente et originale. Ce texte cristallise en quelque sorte la doctrine antérieure. Il met aussi l’anthropologie de la personne et du don à l’épreuve de questions morales délicates et complexes du monde contemporain. Dans l’Introduction, les numéros 1 à 5 offrent une vision de l’homme qui s’appuie sur le dernier Concile et qui fonde les futures positions morales concernant le respect des embryons humains. L’enjeu de ce respect est bien le caractère humain du fruit de la conception de l’homme et de la femme. Voyons les traits essentiels déployés (1) et essayons de dégager l’implicite des normes morales élaborées par ce document qui traite de la transmission de la vie (2).

1 Une vision de l’homme comme «personne»

Le «don de la vie» est confié par Dieu à l’homme. Comme au premier pas de la Genèse, «Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance» (DV Intro. 2). Par ailleurs, par le mystère de l’Incarnation du Verbe, l’Église connaît aussi le «mystère de l’homme» (Gaudium et spes 22, etc.). Si la recherche scientifique de base et la recherche appliquée constituent une expression de la Seigneurie de l’homme sur l’univers, si les parents ont meilleure conscience des conditions de l’avènement à l’existence de leur enfant, il ne leur appartient pas de définir l’être humain, mais de le reconnaître. L’homme créé par Dieu est une personne en alliance avec Lui. Dans la transmission de la vie et le surgissement de nouveaux êtres vivants, l’homme et la femme sont particulièrement associés à l’acte créateur. Si la vie humaine est sacrée, c’est qu’elle comporte aussi, dès l’origine, «“l’action créatrice de Dieu” (Jean XXIII) et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin» (DV Intro. 5). Deux points fondamentaux définissent l’homme et sont éprouvés dans la relation conjugale: tout d’abord le fait que «l’homme est sur terre l’unique créature que Dieu a “voulue pour lui-même”», ensuite, l’affirmation que «l’âme spirituelle de tout homme est “immédiatement créée” par Dieu: tout son être porte l’image du Créateur» (ibid.).

L’Introduction pose ainsi les bases de la «nature de la personne humaine»3 et montre son «incomparable dignité». Toute réflexion morale «suppose une juste conception de la nature de la personne humaine dans sa dimension corporelle» (DV Intro. 3).

«La nature de la personne humaine»

En devenant ce qu’elle est, la personne humaine est appelée à se réaliser comme une «réalité unifiée». «Or cette nature est en même temps corporelle et spirituelle. En raison de son union substantielle avec une âme spirituelle, le corps humain ne peut pas être considéré seulement comme un ensemble de tissus, d’organes et de fonctions; il ne peut être évalué de la même manière que le corps des animaux, mais il est partie constitutive de la personne qui se manifeste et s’exprime à travers lui» (DV Intro. 3).

La personne humaine suppose donc cette unité corps-âme. Bien sûr, on peut parler de l’homme comme unité cœur - corps - esprit ou comme unité corps-liberté. De fait, c’est chaque fois l’unité qui est mise en évidence pour dire la personne, même si les diverses facultés de l’homme ne peuvent pas s’exercer avec la même intensité, selon l’âge et les circonstances. C’est vrai pour l’adulte. Ce l’est également pour l’embryon humain! Une personne est visible d’abord en son corps, qui «dit» qui elle est et qui demande qu’on la reconnaisse pour ce qu’elle est: un corps personnel. Toute intervention sur le corps humain ne touche pas seulement les tissus, les organes et leurs fonctions, mais elle engage aussi, à des niveaux divers, la personne même; elle comporte donc une signification et une responsabilité morales, implicitement, peut-être, mais réellement. Jean-Paul II rappelait avec force à l’Association médicale mondiale: «Chaque personne humaine, dans sa singularité absolument unique, n’est pas constituée seulement par son esprit, mais par son corps. Ainsi, dans le corps et par le corps, on touche la personne humaine dans sa réalité concrète. Respecter la dignité de l’homme revient par conséquent à sauvegarder cette identité de l’homme corpore et anima unus, comme le dit le Concile Vatican II (GS 14,1)4». Ces affirmations ne sont fondées en raison que si l’on reconnaît au corps un statut particulier qui l’unit à l’être qui l’habite: une vraie «relation» entre ce qu’est cet être et son corps. Son identité personnelle ne peut pas faire abstraction d’un lien ontologique avec son corps.

L’Instruction nous invite déjà à éviter le dualisme personne-corps: «C’est seulement dans la ligne de sa vraie nature que la personne humaine peut se réaliser comme une “totalité unifiée”: or cette nature est en même temps corporelle et spirituelle» (DV Intro. 3). Le corps humain n’est pas extérieur à la personne: celle-ci «se manifeste et s’exprime à travers lui» (ibid.). L’unité de la personne confère un statut spécifique au corps humain. Le corps humain manifeste l’être personnel: il est langage. Comment l’être personnel pourra-t-il parler si les mots corporels lui font défaut?

La dignité humaine

Les réponses morales apportées aux questions contemporaines de bioéthique sont données aussi en fonction de l’incomparable dignité de la personne humaine. Il s’agit de sauvegarder «dans les interventions sur la procréation, les valeurs et les droits de la personne humaine» (DV Intro. 1). L’enseignement exposé correspond à «la dignité de la personne et à sa vocation intégrale». Les critères de jugement seront «le respect, la défense et la promotion de l’homme, son “droit primaire et fondamental” à la vie, sa dignité de personne dotée d’une âme spirituelle, de responsabilité morale, et appelée à la communion bienheureuse avec Dieu» (ibid.).

L’Église réagit contre une chosification de l’humain par la technique, contre une logique qui instituerait un rapport de domination entre celui qui sait et celui qui ne sait pas et qui doit subir. «C’est dans la personne et ses valeurs morales qu’elles (la science et la technique) trouvent l’indication de leur finalité et la conscience de leurs limites» (DV Intro. 2). La science et la technique doivent «être au service de la personne humaine, de ses droits inaliénables, de son bien véritable et intégral, conformément au projet et à la volonté de Dieu» (Ibid.5). Ainsi la domination de l’homme sur la nature doit-elle correspondre au dessein créateur de Dieu. Encore et toujours cette dignité de l’homme passe par le respect de son corps. «Respecter la dignité de l’homme revient par conséquent à sauvegarder cette identité de l’homme corpore et anima unus» (DV Intro. 3). Ainsi toute intervention artificielle sur la procréation et l’origine de la vie humaine «sont à évaluer moralement par référence à la dignité de la personne humaine, appelée à réaliser la vocation divine au don de l’amour et au don de la vie» (ibid.). La dignité de la personne et son inviolabilité s’expriment dans «l’inviolabilité du droit à la vie de l’être humain innocent “depuis le moment de la conception jusqu’à la mort”» (DV Intro. 4, citant Jean-Paul II).

Le personnalisme de Jean-Paul II l’invitait à préciser combien la personne est toujours en soi «don» pour elle-même, don pour autrui, don pour Dieu. Cette affirmation de l’être personnel implique un ordre éthique. Donnée à elle-même, la personne s’accomplit par le libre don de soi. L’être précède l’agir, mais l’agir confirme l’être qui s’exerce dans l’histoire humaine. Ainsi en considérant l’avènement à l’existence d’un être humain, différent de nous, l’appel éthique semble précéder les considérations de l’être. Peut-être est-ce en agissant bien, en le respectant, que nous sommes amenés à découvrir autrui, à connaître en vérité qui il est en soi! Le caractère sacré, et donc digne, de l’homme dans l’horizon des créatures est enraciné dans sa relation privilégiée, immédiate d’alliance, avec le Créateur qui est son unique «fin» (DV Intro. 56).

2 Le critère moral essentiel de Donum Vitae n’est-il pas une affirmation implicite du statut personnel de l’embryon?

Donum vitae invite à un respect inconditionnel de tout être humain, sans se prononcer explicitement sur les discussions concernant l’individualité de l’être humain et l’identification de la personne humaine7. Son langage est cependant déjà éloquent puisque le terme d’embryon (terme emprunté à la science), employé le plus souvent comme substantif, est toujours qualifié: on parle d’embryon «humain». Son argumentation dessine l’importance des données expérimentales (première étape). Elle rappelle les enseignements antérieurs du Magistère: «“Dès que l’ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n’est ni celle du père ni celle de la mère, mais d’un nouvel être humain qui se développe par lui-même. Il ne sera jamais rendu humain s’il ne l’est pas dès lors. À cette évidence de toujours […] la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a montré que, dès le premier instant, se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant: un homme, cet homme individuel avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation, est commencée l’aventure d’une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir8”. Cette doctrine demeure valable, et est du reste confirmée, s’il en était besoin, par les récentes acquisitions de la biologie humaine, qui reconnaît que dans le zygote dérivant de la fécondation s’est déjà constituée l’identité biologique d’un nouvel individu humain» (DV I,1).

Le document pose ensuite la question du discernement rationnel d’une présence personnelle dès la première apparition de la vie humaine (deuxième étape): «Comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine»? (ibid.). Les termes utilisés sont les suivants: «fruit de la génération humaine dès le premier instant de son existence», «zygote», «être humain», «être humain innocent».

Les références au terme de personne forment la trame de l’Instruction Donum Vitae. Le point doctrinal le plus délicat et le plus important reste cependant la désignation de l’embryon humain comme «personne». «Les conclusions scientifiques sur l’embryon humain fournissent une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence personnelle dès cette première apparition d’une vie humaine: comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine? Le Magistère ne s’est pas expressément engagé sur une affirmation de nature philosophique.» (DV I,1). Les formulations sont nuancées, même si elles pointent, malgré le vocabulaire scientifique, vers le caractère personnel de l’être humain nouvellement conçu9. Au bout de ce parcours anthropologique, fixons notre attention sur le critère moral auquel nous aboutissons: «l’être humain doit être respecté — comme une personne — dès le premier instant de son existence» (ibid.).

Cette règle précise d’action morale représente à la fois un point d’aboutissement qui marque la dignité de l’homme et un point de départ nouveau sur la définition personnelle de l’embryon10. Le document ne semble pas, en effet, lui assigner directement le statut de personne, mais exige un respect qui lui serait dû «comme à une personne» (ibid.)11.

Fragile, mystérieux, mis en question, le «petit» de l’homme montre dans son avènement à l’existence sa vulnérabilité et le besoin qu’il a de l’autre, particulièrement de sa mère, pour grandir et être reconnu. Ce fait est lourd de significations d’un point de vue phénoménologique. Il y a un temps dans la vie de toute personne humaine où elle n’existe que par autrui et où elle dépend entièrement d’autrui. Cette dépendance est personnelle. Toute personne est dès l’origine livrée, offerte, donnée aux autres, tant pour sa survie que pour la reconnaissance de ce qu’elle est. Mais le caractère énigmatique de l’être humain conçu et son apparence corporelle embryonnaire qui déconcertent ne peuvent pas être un alibi pour nier sa dignité et risquer sa manipulation ou sa destruction unilatérale.

Ce principe moral dit-il quelque chose de l’identité de l’embryon? Telle est la question rationnelle qui, après la parution de Donum vitae, est encore l’objet des débats. La vie physique n’épuise pas le mystère de l’être humain, mais nous avons insisté sur cette vie en disant combien elle était une valeur racine, puisque d’autres valeurs se fondent et se développent sur celle-ci. L’inviolabilité du droit à la vie de l’être humain innocent «depuis le moment de la conception jusqu’à la mort» est un signe et une exigence de l’inviolabilité de la personne, à laquelle le Créateur a fait don de la vie» (DV Intro. 4). Plus que la question du commencement matériel12 ou chronologique de l’être humain, c’est toujours la question de l’origine qui est la plus décisive.

Du point de vue de l’origine, les affirmations théologiques convergent et nous aident à situer le statut de l’embryon humain. Dieu n’est-il pas le créateur de tout l’univers, de l’infiniment petit et de l’infiniment grand? Rien n’échappe à l’action créatrice de Dieu. Le Donateur de vie est lumière sur la tache aveugle de notre contingence. Si le monde est dans la main de Dieu, comment penser que le fruit humain de la conception soit étranger à son action et à sa connaissance? Plus radicalement, et s’appuyant sur le Concile Vatican II, Jean-Paul II exprimait ainsi cette lumière conceptuelle: «Comme l’affirme le Concile, l’homme est la “seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même”» (GS 24). La conception et la genèse de l’homme ne répondent pas seulement aux lois de la biologie, elles répondent directement à la volonté créatrice de Dieu, c’est-à-dire à la volonté qui concerne la généalogie des fils et des filles des familles humaines. Dieu a voulu l’homme dès le commencement et Dieu le veut dans toute conception et dans toute naissance humaine. Dieu «veut l’homme comme être semblable à lui, comme personne. Cet homme, tout homme, est créé par Dieu “pour lui-même”»13. Ainsi, avant d’être reconnu par les autres êtres humains — sa mère, son père, les médecins, — l’être-de-don qu’est l’enfant nouvellement conçu est déjà connu de Dieu. Dieu est le premier à connaître l’existence de l’embryon car c’est Lui qui le crée: il le veut pour Lui et le met en alliance avec Lui.

S’il est bon de marquer la primauté de l’action divine, il est bon également de souligner la responsabilité de l’homme et de la femme qui collaborent intimement à l’acte créateur. Pour accueillir l’enfant, l’action des parents doit participer des mêmes traits personnels que l’acte créateur. Les documents ecclésiaux insistent sur cette «unicité» de l’acte personnel des époux. L’acte conjugal ne peut pas être posé par procuration ou par personne interposée. À l’acte conjugal est lié un droit inamissible. Sa beauté est issue de sa participation au don créateur: participation libre, consciente et joyeuse. L’apparition de l’embryon humain advient, selon sa perfection, à travers un acte d’amour personnel passant par le corps des époux. Cette insistance sur la liberté des époux, sur leur consentement à donner la vie en «participation», sur le caractère incontournable de la relation conjugale et donc du corps des époux qui se donnent, sont des indications non seulement pour l’agir humain, mais pour l’origine de cette vie et le statut personnel du fruit de l’amour. Cette insistance est bien présente dans Donum vitae; elle est confirmée par Dignitas personae: «L’Église considère aussi comme inacceptable au plan éthique la dissociation de la procréation du contexte intégralement personnel de l’acte conjugal: la procréation humaine est un acte personnel du couple homme-femme qui n’admet aucune forme de délégation substitutive» (DV II A 1; DP 12). L’Instruction n’utilise pas des références scripturaires nombreuses pour parler du «don» de Dieu, mais elle évoque nettement la question de la personne humaine en disant: «La procréation d’une personne humaine doit être poursuivie comme le fruit de l’acte conjugal et spécifique de l’amour des époux» (DV II B 4,c), c’est-à-dire qu’elle relie nettement ici la personne et l’amour, la personne et l’acte conjugal.

La signification du corps des époux est toujours personnelle. L’acte conjugal n’est pas délégable. «C’est dans leur corps et par leur corps que les époux consomment leur mariage et peuvent devenir père et mère» (DV II B 4,b). Cet acte ne peut pas être posé n’importe comment. Il est imprégné d’un dynamisme de fécondité qui traverse toute mort et toute souffrance. Cette union, corps à corps, nous révèle la véritable dimension de l’embryon, du «corps embryonnaire» dira Dignitas personae, dans le «corps maternel». Le corps dans le corps est protégé, aimé, respecté dans cette situation personnelle14. L’amour passe par le corps pour se dire et se vivre en vérité. Si la symbolique des corps personnels n’est plus respectée ni comprise, nous prenons le risque de ne plus comprendre notre propre origine ni notre fin. Sans la «lettre» du corps, non seulement nous perdons le sens de la perfection de nos actes d’amour, mais nous perdons également le sens de notre vie et de celle d’autrui: ne sommes-nous pas appelés à voir Dieu, à Le désirer, à L’aimer dès aujourd’hui, tel que nous sommes, avec le corps que nous avons et qui est destiné à rendre gloire à Dieu?

II Une évolution?

Donum vitae (1987) et Dignitas personae (2008) affrontent les questions bioéthiques les plus actuelles. La présentation est différente, même si une continuité rationnelle et spirituelle sous-tend la parution de ces documents. De part et d’autre quelques numéros plus doctrinaux sont développés sur les aspects anthropologiques de la vie et de la procréation humaine. Dans les deux Instructions, la question de l’animation médiate ou immédiate de l’embryon est présente sans être un obstacle aux réflexions anthropologiques et morales.

Cette problématique philosophique non résolue ne semble pas en effet arrêter les considérations théologiques sur l’origine de la vie, tant dans Donum vitae que dans Dignitas personae. La valeur morale à respecter y est clairement définie. Les indications théologiques concernant l’embryon humain sont de plus en plus nombreuses, riches et précieuses. Comment revenir à ce débat philosophique de l’animation médiate ou immédiate si ce n’est en montrant la valeur transcendante du corps humain dès la conception, dans la condition du corps embryonnaire? Si l’on insiste sur la spécificité du corps, si on en découvre toutes les significations anthropologiques, on ne peut qu’être mené à rendre compte du mystère «personnel» du fruit de la conception.

Dans Dignitas personae, une expression attire l’attention du lecteur: celle de «corps embryonnaire» (DP 4). Lorsque l’on sait l’importance du débat sur les cellules souches embryonnaires, sur le clonage qui fait abstraction complète du corps des conjoints et qui fait violence au nouveau «corps embryonnaire», lorsque l’on pense à l’irréductible relation entre le corps et la personne humaine, ne peut-on pas chercher à approfondir ces termes qui, absents dans Donum vitae, semblent neufs dans Dignitas personae? Le fait d’être un hapax dans Dignitas personae peut les rendre insignifiants ou au contraire livrer une lumière nouvelle! Pour ce qui concerne le statut personnel de l’embryon, cette expression ne serait-elle pas décisive? Car enfin, la personne peut-elle exister sans son corps? Qui dit corps n’implique-t-il pas le corps d’une âme, d’un esprit, et donc d’une personne?

De plus, le corps humain, comme notre être profond, a de multiples visages. S’il est un vivant parmi les vivants, il est un vivant en relation dès sa conception avec d’autres vivants. L’intersubjectivité est vive dans l’acte conjugal, au moment de la conception et durant les mois de la grossesse15. Parler d’un «corps embryonnaire», c’est dire qu’il est corps avec des caractéristiques précises (bien différentes des traits de l’adulte, mais en continuité physiologique) à l’intérieur d’un corps maternel. Il est un corps, vulnérable, physique, non advenu à toutes ses potentialités, mais marqué aussi d’un dynamisme humain qui dépasse les règles de croissance biologique. Le corps existe-t-il avant la liberté? N’est-il pas unique et donc non interchangeable? On le pressent: le corps est un carrefour de significations: nous avons un corps et nous sommes corps. C’est en son corps que toute personne advient à elle-même: elle ne peut pas se trouver ni s’habiter sans son corps. Par ailleurs, la limite du corps n’est pas uniquement fermeture, elle est aussi ouverture. Le corps signifie une présence corporelle, mais celle-ci ne renferme pas cette réalité personnelle sur elle-même: elle l’établit en relation avec d’autres personnes et d’autres corps. Le corps humain pose toujours la question de son immortalité, la question de ce qui l’anime dès l’origine jusqu’à sa fin, la question de son âme et de l’unité de son être.

Dans l’espace-temps, le langage dit l’être des choses. Même s’il n’est pas totalement adéquat, il est nécessaire et adapté à la réflexion humaine. Il nous faut être attentif au langage de l’Église pour comprendre la part de vérité qu’elle voit et énonce dans des domaines aussi nouveaux et complexes. Même s’il convient de nommer la réalité avec prudence et précision, les indications symboliques ouvrent sur la vérité du mystère personnel de l’embryon.

Les termes qui désignent l’embryon humain, dans la recherche et dans les débats éthiques, ne sont-ils pas le plus souvent scientifiques et techniques? Ils l’étaient de manière explicite dans Donum vitae16. Nous aident-ils à percevoir la grandeur du mystère étudié? Comment parler de celui qui est conçu, dans un langage qui ne soit pas seulement scientifique? Comment trouver les mots et le langage adéquat pour rendre compte de la profondeur de son être et de l’amplitude de son mystère? Comment nommer autrement le zygote, le pré-embryon, l’amas cellulaire, le grumeau, la morula, les cellules embryonnaires totipotentes ou multipotentes, le fœtus, l’embryon? Ne peut-on pas déjà l’appeler «embryon humain»? Ou bien oser l’expression «enfant embryonnaire»? Ou bien écouter les femmes enceintes qui parlent de leur «bébé» ou de certaines personnes qui parlent du «fils», du «frère», du «grand méconnu»17 ou «du plus pauvre parmi les pauvres» (Mère Teresa)? C’est dans ce contexte existentiel qu’il est bon de considérer l’importance de l’expression prudentielle de Dignitas personae: «corps embryonnaire».

III Une confirmation?

La première originalité du document réside dans le fait que le mot «embryon»18 n’est plus utilisé régulièrement comme substantif, mais apparaît plutôt sous la forme de l’adjectif «embryonnaire». Dans Donum vitae, l’être humain nouvellement conçu est ordinairement désigné par le terme scientifique d’embryon. Dans Dignitas personae, le substantif, c’est le corps! Cela ne signifie pas que le corps soit une substance par soi: il ne l’est que par son union avec l’âme19. La richesse et l’originalité de Dignitas personae nous apparaissent cependant dans l’usage nouveau de cette expression «corps embryonnaire» dès le premier paragraphe de la réflexion anthropologique (DP 4). Elle est au centre d’une affirmation anthropologique et reliée à une vérité scientifique: «Le corps d’un être humain, dès les premiers stades de son existence, n’est jamais réductible à l’ensemble de ses cellules. Ce corps embryonnaire se développe progressivement selon un “programme” bien défini et avec une finalité propre qui se manifeste à la naissance de chaque enfant» (DP 4). Notons déjà qu’on ne parle pas de corps comme d’un corps physique en général, mais du corps en tant qu’il est un des «constitutifs de l’être humain» (DP 7), c’est-à-dire en référence avec le mystère de l’unité corps-âme. Ce qui est dit du corps intègre le biologique, mais symbolise une relation plus ample. Dignitas personae, sans renoncer aux indications scientifiques, passe à un langage plus métaphysique ou ontologique. En ce sens, le terme «corps» s’enrichit et oriente la raison et le cœur vers ce lien substantiel entre l’âme et le corps. Parler du corps de cette manière, c’est indiquer un mystère d’unité que manifeste ce corps pour tout être d’esprit à qui il est confié et qui se pose la question de son identité!

Nous devons souligner ici que le corps, tout comme la vie, n’est pas une valeur absolue. Il n’y a pas hypostasie du corps ou absolutisation des éléments organiques du corps dans l’Instruction. Ce qui est sous-entendu d’abord est que la personne ne se réduit pas aux apparences de son corps. Mais également que le corps est «plus» que la somme des cellules qui le structurent et lui donnent sa forme. Il est une unité qui dépasse les éléments qui la composent. Le mot «corps» signifie un «tout» organisé qui est intérieurement finalisé. Le corps n’est pas considéré comme un assemblage mécanique d’éléments distincts, observables, que l’on peut simplement nommer par ses parties (cellules totipotentes ou pluripotentes), mais comme une unité distincte par les éléments assemblés, dans ce qui en «soi» la distingue d’autres «corps» ou d’autres éléments de la nature créée.

Ce «corps embryonnaire» (cet embryon humain!) est actif, même biologiquement20. Le verbe utilisé est pronominal: il «se développe suivant un “programme” défini et avec une finalité propre» (DP 4, nous soulignons). Cette accentuation de ses traits spécifiques est liée aux connaissances que nous avons du rôle du patrimoine génétique et du cytoplasme dans l’embryogenèse. Mais notons les guillemets utilisés pour qualifier ce «programme». Ce ne sont ni un code génétique ni une structure morphologique qui définissent la nature de l’homme. Nous ne sommes pas ici devant des considérations purement biologiques. Les mots «programme» et «finalité» sont qualifiés finalement par ce que devient ce corps embryonnaire à la naissance (DP 4). Le contexte de cette proposition est éclairant puisque dans ce même numéro (DP 4), on rappelle ensuite le critère éthique fondamental énoncé déjà par Donum vitae à propos des interventions sur l’embryon humain et le respect inconditionnel qui lui est dû. Dans ce rappel, le vocabulaire concernant l’embryon humain est important (on parle de lui comme «fruit de la génération humaine», «constitution du zygote», «être humain dans sa totalité corporelle et spirituelle», «personne», DV I,1). Le rapprochement entre le «corps embryonnaire» (DP 4) et la réalité visée par ce critère fondamental est éclairant non seulement pour énoncer le respect qui lui est dû, mais pour reconnaître la réalité de ce qu’il est!

Dignitas personae insiste sur les conséquences éthiques de ces affirmations et sur leurs implications juridiques. Le numéro 5 explicite les enjeux de la question pour ceux et celles qui veulent l’approfondir réflexivement. Le respect de l’embryon21 suppose «une vérité de caractère ontologique, en vertu de laquelle ce document (Donum Vitae) avait démontré la continuité du développement de l’être humain, sur la base de solides connaissances scientifiques. Si l’Instruction Donum vitae n’a pas défini l’embryon comme personne, afin de ne pas s’engager expressément dans une affirmation de nature philosophique, elle a cependant relevé qu’il existe un lien intrinsèque entre la dimension ontologique et la valeur spécifique de chaque être humain. Même si la présence d’une âme spirituelle ne peut être détectée par aucune observation de donnée expérimentale, les conclusions scientifiques elles-mêmes au sujet de l’embryon humain “fournissent une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence personnelle dès cette première apparition d’une vie humaine: comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine?”» (DP 5, avec DV I,1).

Dignitas personae confirme les indications de Donum Vitae de la manière suivante: «De fait, la réalité de l’être humain, tout au long de son existence, avant et après sa naissance, ne permet d’affirmer ni un changement de nature ni une gradation de la valeur morale, car il possède une pleine qualification anthropologique et éthique. L’embryon humain a donc, dès le commencement, la dignité propre à la personne» (DP 5). De manière prudente mais précise, Dignitas personae nous fournit les éléments pour conclure non seulement au respect (l’agir) mais aussi à l’affirmation du caractère personnel (l’être) de l’être humain, visé dès l’abord par les termes «corps embryonnaire». L’être humain est constitué d’un corps et d’un esprit: il est une unité corps et âme. Par l’expression «corps embryonnaire», on est passé d’un langage scientifique (DV) à un langage plus explicitement philosophique ou métaphysique. Ne serait-ce pas également un apport précieux pour la théologie?

Dignitas personae n’est pas plus explicite sur ce lien «corps-âme» du point de vue de la raison philosophique, mais son insistance sur l’unité entre la raison et la foi nous pousse à repérer certaines expressions en confirmation de cette intuition du «corps embryonnaire». Si l’argumentation de création au sens philosophique pose la question de la cause première de tout être humain et de sa qualité personnelle, si elle affirme également une relation immédiate entre le Créateur et la créature humaine, nous découvrons que la création au sens théologique affirme un lien d’alliance entre la créature et le Créateur. La tradition sapientielle nous a éclairés sur ce point22. Selon les premières pages de la Bible, qui relèvent aussi de cette tradition, l’homme n’est-il pas fait à «l’image et à la ressemblance» de son Créateur, c’est-à-dire éminemment relationnel parce que personnel? Dignitas personae souligne cet argument (n. 7) mais indique surtout la place du mystère du corps en rappelant que Dieu lui-même a voulu assumer notre chair. Ce qui a été le propre du Verbe, l’homme par excellence, ne pourrait-il pas être le propre de tout homme dès sa conception? Ne sommes-nous pas tous faits à l’image du Nouvel Adam? Dignitas personae explique: «Par le mystère de l’Incarnation, le Fils de Dieu a confirmé la dignité du corps et de l’âme, constitutifs de l’être humain. Le Christ n’a pas dédaigné le corps; il en a pleinement révélé le sens et la valeur: “en réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe Incarné23”» (DP 7)24.

En parlant de «corps embryonnaire» et du sens intégral que le Christ confère au corps humain, Dignitas personae nous indique de manière discrète un chemin pour discerner les traits personnels de l’embryon humain dès sa conception. Le corps nous dit quelque chose de la personne que nous peinons à voir, à discerner, à reconnaître au sens plénier du terme: réalité pourtant bien présente en ce corps. Car si nous pouvons devenir «fils de Dieu» (Jn 1,12), «participants de la nature divine» (2P 1,4; cf. DP 7), ce n’est pas en dehors du Corps du Fils, c’est à dire de son humanité de chair. L’essentiel ne consiste pas à fixer un moment biologique mesurable, mais de révéler la profondeur de la symbolique corporelle de l’embryon. Ses traits embryonnaires peuvent déconcerter ou nous offrir la mesure humble et discrète de nos vies terrestres. Mais dès lors qu’il est un «corps embryonnaire», non seulement sa valeur inviolable d’homme (DP 7) apparaît-elle clairement, mais également l’unité de son être: «Il a une vocation éternelle et est appelé à communier à l’amour trinitaire du Dieu vivant». Elle rejoint cette affirmation de la prière du psalmiste: «Je n’étais qu’une ébauche et tes yeux m’ont vu» (Ps 139,16)25. Affirmation forte et étonnante d’une création pour l’éternité, dont le corps est l’aurore, l’annonce, le gage, la promesse, sans pouvoir être séparé de ce qui l’atteste, l’affermit et le conditionne: la présence de l’âme.

Cette valeur inviolable attachée à l’embryon s’enracine dans le mystère personnel de l’être humain. Les mots se conjoignent et se fortifient mutuellement car, en parlant de valeur, on en arrive à parler de la vie humaine, de sa dignité, de son caractère sacré (DP 7). Cette «vie humaine est toujours un bien car “elle est dans le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa présence, une trace de sa gloire” (cf. Evangelium vitae 34)» (DP 8). Ce langage sur la vie comme transie de la présence et de la gloire divines peut-il ne pas rejaillir sur la définition du «corps embryonnaire»? Une indication du Catéchisme de l’Église catholique — qui exprime plus une doctrine commune qu’il n’est un essai théologique — nous y aide: «Dès sa conception, la personne humaine, dotée d’une âme spirituelle et immortelle, est destinée à la Béatitude éternelle» (CEC 1703). «Le Seigneur est pour le corps» (1Co 6,13). En nous montrant la beauté du corps embryonnaire dans sa faiblesse et ses débuts balbutiants, il nous indique sa destinée glorieuse: «Le corps est pour le Seigneur» (ibid.). Ce qui n’est qu’une ébauche est déjà reconnu de Dieu et acquiert une dignité incontournable.

L’horizon est toujours celui du statut personnel de l’embryon humain. Donum vitae et Dignitas personae s’engagent avec prudence sur la réalité personnelle de l’embryon dès la conception! Dignitas personae a des affirmations nettes qui donnent «à penser». «L’embryon humain a donc, dès le commencement, la dignité propre de la personne» (DP 5); ou bien encore: «Par le simple fait qu’il existe, chaque être humain doit être pleinement respecté» (DP 8). Dans sa conclusion, Dignitas personae manifeste la trame fondamentale du document qui appelle au respect de la dignité de tout être humain. Celui-ci a une «valeur inaliénable» et une «dignité intrinsèque» (DP 36). Les «interdits» ne disent-ils pas l’horizon des valeurs éthiques que ce dernier recèle en son «écrin»? «Derrière chaque “non” (au manque de respect de l’embryon) se reflète, dans l’effort de discerner entre le bien et le mal, un grand “oui” à la reconnaissance de la dignité et de la valeur inaliénables de chaque être humain, particulier et unique, appelé à l’existence» (DP 37).

IV Enjeu du «corps embryonnaire»

L’embryon humain découvre ce qu’il est à travers la parabole de son corps. Le corps de l’homme n’est-il pas le symbole par excellence, incontournable, pour dire ce qu’est l’homme et se montrer comme tel? Pour tout individu, ce corps reçu est le germe et le gage de toute donation de soi. Il est témoin que la source de notre vie est hors de nous et en même temps en nous, de manière plus intime à nous-mêmes que nous ne le pensons pour nous-mêmes et pour autrui!

Le corps est la condition concrète de l’existence: l’esprit ne se reçoit pas sans son corps. Le corps est le lieu où la liberté se donne et consent au don qu’elle est et qu’elle a reçu. Les significations du corps humain ne sont pas neutres: elles sont toujours éthiques. L’enfant conçu a un corps, tout en étant en son corps. Il fait corps avec le don qu’il est, avec son être créé. Le corps de l’embryon humain, c’est lui. L’embryon humain n’est pas sans son corps, mais il devient don pour autrui en son corps. La personne n’est pas et ne devient pas elle-même sans son corps: cette médiation du temps est recueillie dans un corps qui lui aussi advient à ce qu’il doit être: s’il n’est qu’embryonnaire, cela signifie qu’il se développera, mais son caractère personnel ne lui est pas extérieur. Ainsi la vie dans le corps est-elle donatrice du sens spirituel de la personne et de ses actes.

L’embryon nouvellement conçu a un corps: corps formé par la rencontre des gamètes eux-mêmes issus d’autres corps26, corps enraciné dans un patrimoine génétique qui vient de loin, corps en voyage dans les trompes ou fixé dans la paroi utérine, corps confié à un autre corps personnel dont il reçoit chaleur et nourriture, protection et oxygène. Ce «corps embryonnaire» quitte petit à petit l’ombre pour venir à la lumière de la connaissance scientifique (DP 4). Il devient visible et maîtrisable par de nombreuses techniques. Le corps peut être extrait, produit, congelé ou réduit. Il peut être évalué et rejeté comme matériel chromosomique déficient ou amélioré, mais le corps humain ne peut jamais n’être qu’un corps parmi d’autres. Dès la conception, il s’agit chaque fois d’un corps singulier, à protéger comme celui d’une personne. Le mystère du corps donné de l’enfant qui naît, demeure gardé en son origine, dès la conception. Il n’est pas qu’un pur visible. Il n’appartient pas seulement au monde de l’avoir et de l’observable. Il est à jamais parce qu’il a été donné pour toujours. «Notre corps, avec ses chromosomes et ses gènes reçus des parents, est en nous le témoin que la source de notre vie est hors de nous. Or il ne nous est pas extrinsèque. Il appartient à notre être propre»27.

Le corps de l’embryon humain est un corps livré et confié au corps maternel28 en signe et rappel permanent de son être-de-don. Le corps de l’embryon, quel que soit le stade de son développement, doit donc être observé, reconnu, compris à la lumière de sa dignité personnelle. Cette unité fonde la prise de conscience et le respect de l’identité humaine29. La vie corporelle est un don qui dispose au don de l’alliance personnelle, à un «oui» personnel et filial face à Dieu. Respecter le corps de l’être humain, c’est honorer la promesse de l’Alliance. Cette unité substantielle du don qu’est l’embryon humain est tellement fondamentale et forte que toucher au corps de l’homme, c’est toucher l’homme. Le corps, c’est la personne déjà visible. Sans les mots du corps, que saurions-nous de l’embryon humain et de nous-mêmes? À nous d’apprendre la grammaire et le vocabulaire de ce langage. L’embryon humain en son corps annonce et prédit la totalité intérieure et extérieure qui s’offre à nous comme une personne dans son innocence et sa nouveauté.

V Conclusion

La création de tout être humain est la manifestation, sous la «forme symbolique» du corps, d’une volonté divine. «(Le Christ) nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour. Cette ressemblance montre bien que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même» (GS 24,3). Cette volonté de Dieu n’est ni un concept ni une idée. Il n’existe pas de mini-embryons, de créatures potentielles, d’âmes en stock prévisionnel pour d’éventuelles conceptions. L’amour de Dieu pour ses créatures est personnel: dans l’acte de créer, Dieu fait alliance.

Sa puissance créatrice accompagne les actes libres des époux qui disposent leur corps pour la conception d’un nouvel être humain, ou même dans les processus artificiels de fécondation engagés par un biologiste. Dieu n’est jamais à côté ou purement à l’extérieur des actes de l’homme qui font surgir un nouvel individu humain. Il n’y a pas non plus comme un «no man’s land», de temps ou d’espace, où sa présence serait absence.

Dieu est présent dans l’histoire humaine: il est activement présent au «corps embryonnaire». Il se laisse comme guider par ces personnes qui conçoivent un embryon de leur chair humaine, qui mettent ainsi les conditions à la fois corporelles et spirituelles à cette conception. Les circonstances et la bonté des actes humains peuvent varier suivant les décisions libres d’un couple, d’un médecin, d’un chercheur. Mais dès que le «corps embryonnaire» paraît, quelles que soient les modalités de son surgissement, nous avons l’assurance que Dieu s’engage dans ce corps. Nous ne saisissons pas l’instant de cet engagement d’Alliance, mais lorsque nous en prenons conscience, nous découvrons que Dieu n’était pas ailleurs qu’en ce «corps embryonnaire». Il est présent au mystère du nouveau-conçu.

Dieu assume de manière paternelle et fraternelle le «corps embryonnaire» de l’être humain, tel qu’il est. Celui-ci n’est-il pas riche de particularités singulières, énigmatiques, cachées (les jumeaux homozygotes)? N’est-il pas parfois marqué par le handicap, les mutations génétiques, des défaillances chromosomiques, des faiblesses protéiques, des défauts physiques majeurs qui hypothèquent son temps de vie sur la terre et même dans le sein maternel? S’il est de l’espèce humaine, le «corps embryonnaire» est habité: il mérite le respect inconditionnel dû à tout être humain. Les mots qui le qualifient (zygote, morula, etc.) décrivent l’état du processus vital, dessinent les étapes de son développement, mais ne disent pas la radicalité du mystère de son être.

Bien plus, la manière dont il a été conçu peut prendre des formes variées, même inadéquates. Elle ne nie pas sa réalité personnelle en train de s’exercer petit à petit, ni la dignité qui lui est propre et qu’on ne peut pas contester sans le blesser et sans se blesser. Cependant il est bon et raisonnable d’affirmer que le «berceau anthropologique» de l’être humain ne peut pas être n’importe quel acte humain. À la bonté de l’acte créateur doit correspondre la bonté et la grandeur d’un acte d’amour conjugal, posé par amour. Si l’homme et la femme sont créés «à l’image et à la ressemblance» de Dieu, il est bon qu’ils posent les gestes corporels et sexués propres à accueillir tout nouvel être humain, lui aussi «à l’image et à la ressemblance» du Créateur.

Cette logique interne de l’amour créateur est inscrite dans l’histoire des corps personnels. À tous les âges de la vie, respecter et toucher le corps de l’homme, c’est toucher l’homme: le corps, c’est la personne déjà visible. Le corps garde et manifeste l’être personnel au-delà des mesures du temps que nous pouvons en faire (l’instant t de l’animation?). Sans les mots du corps, que saurions-nous de celui qui vient d’être conçu et aussi de ceux qui l’ont conçu? L’être humain naît donné en son corps par amour et pour aimer. Si l’enfant conçu, porté dans le sein maternel, mis au monde, allaité, ne découvre pas la joie d’être homme en son corps, comment pourra-t-il développer ses puissances et trouver la force d’aimer et de se donner à son tour? Notre corps est mémoire du don de la vie: il honore la promesse de l’Alliance. Mémoire de l’origine à travers le don mutuel des parents. Mémoire des paroles et des gestes de tendresse dès le sein maternel.

Le «corps embryonnaire» nous dit l’existence d’un mystère personnel que nous appréhendons par la raison et par le cœur, sans mettre la main totalement sur lui. Si la grammaire et le vocabulaire du corps changent dans son évolution, ce n’est ni une pauvreté ni une défaillance: c’est une richesse liée à sa qualité personnelle. L’histoire de chaque personne est sacrée depuis les premiers instants de son existence jusqu’à sa disparition à nos yeux de chair, à sa mort.

Par l’expression «corps embryonnaire», Dignitas personae est passé d’un langage scientifique à un langage plus anthropologique et métaphysique. En effet, un corps constitutif d’un être humain est impensable sans référence à l’esprit ou à l’âme qui l’anime. Parler de «corps embryonnaire», c’est affirmer implicitement la présence en lui d’une âme. N’est-ce pas dire son identité personnelle? L’interprétation de ce qu’est la personne en son corps ne peut pas être réduite à des critères purement scientifiques ou même philosophiques. La personne se dit «en son corps», mais nous avons, en toute liberté, à accueillir qui elle est à tout instant, sans réduire son mystère. L’homme ne se réduit pas aux apparences qu’il donne de lui-même. Son corps dit qui il est, mais renvoie toujours à Celui et à ceux qui lui ont donné corps dans l’histoire. L’embryon dit toujours, en son corps tel qu’il est et tel qu’il se développe, une totalité intérieure et extérieure plus grande que ce que nous pouvons en percevoir. Cette richesse qui définit son mystère dit déjà, nous semble-t-il — pour qui sait voir et comprendre —, qu’il est une personne, «à l’image et à la ressemblance» de son Créateur et Père.

Notes de bas de page

  • 1 «La question philosophique sur l’origine de la vie et l’étonnement qu’elle suscite en chacun de nous sont des signes de l’“inconcevable” don reçu. (…) L’embryon humain découvre le don qu’il est à travers la parabole de son corps. Le corps personnel est le lieu visible du don qu’il est en lui-même et pour les autres» (F. Quéré, Jésus enfant, coll. Jésus et Jésus-Christ, 55, Paris, Desclée/ Bégédis, 1992, p. 33).

  • 2 Nous utiliserons dans les références les abréviations DV pour l’Instruction Donum vitae et DP pour l’Instruction Dignitas personae.

  • 3 En continuité avec la doctrine conciliaire énoncée dans Gaudium et Spes 51,3 (GS dans la suite de l’article).

  • 4 Jean-Paul II, «Discours aux participants à la 35e Assemblée générale de l’Association médicale mondiale, 29 octobre 1983», dans AAS 76 (1984), p. 393, cité en DV Intro. 3.

  • 5 Une référence renvoie à GS 35.

  • 6 Cf. aussi la référence privilégiée de Jean-Paul II à GS 24.

  • 7 La question de l’animation médiate ou immédiate est encore disputée. Certains auteurs estiment que la création de l’âme raisonnable s’opère par étapes durant la gestation lorsque le corps atteint un degré suffisant d’organisation pour l’accueillir (Thomas d’Aquin). D’autres auteurs pensent que cette animation spécifique du corps s’opère de manière immédiate dès l’instant de la conception de l’embryon.

  • 8 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration sur l’avortement provoqué, 12-13, dans AAS 66 (1974), p. 738. La doctrine condamnant l’avortement sera reprise amplement dans Dignitas personae. On pourrait d’ailleurs souligner combien le rappel permanent et clair du refus de l’avortement dans de nombreuses questions bioéthiques sur l’embryon est une affirmation résolue de son caractère personnel.

  • 9 A. Chapelle, «Pour lire Donum Vitae», dans NRT 109 (1987) 481-508. Lire particulièrement les p. 489 à 492: «La formule est prudente: elle est interrogative, au conditionnel: elle affirme en affectant d’une négation une hypothèse exprimée à l’irréel:“Comment un individu humain ne serait-il pas une personne humaine?” La présomption est en faveur de la réponse affirmative, la charge de la preuve revient à qui veut répondre négativement. Cette proposition est considérable: la précision doctrinale apportée est nouvelle» (p. 489).

  • 10 Cette prudence magistérielle garde ouvert le champ de la réflexion et des prises de position. À cette question posée par E. Hirsch: «L’embryon est-il donc selon vous une personne?», Cl. Bruaire répondait en philosophe: «Il doit être traité comme tel, puisqu’il se révélera tel» (dans Des motifs d’espérer? La procréation artificielle, E. Hirsch (dir.), Paris, Cerf, 1986, p. 75).

  • 11 La langue française laisse de soi l’ambiguïté. Le «comme une personne» peut être comparatif ou identitaire: «comme une personne qu’il est». Les traductions en diverses langues laissent place aussi à cette double interprétation.

  • 12 De ce qui est «mesurable» par les sciences et décrit avec de plus en plus de précision (phénomènes) par celles-ci.

  • 13 Jean-Paul II, Lettre aux Familles, Paris, Mame/Plon, 1994, n. 9.

  • 14 «Le corps de la mère nous a enseigné que dans le corps humain, en commençant par le nôtre, s’expriment, non pas tour à tour, mais simultanément, la communion la plus vive et la séparation la plus dure. Ce faisant, il nous a donné de devenir nous-mêmes, capables de liberté. Il nous a obligés à conjuguer sur le mode juste le même et le différent, l’identité et l’altérité. (…) La catéchèse des corps commence très précocement, bien avant la naissance» (J.-L. Bruguès, «Les langages du corps», dans Éthique 2 [1991] 40).

  • 15 Donum vitae parlait déjà de plusieurs actes distincts qualifiant la conception, la grossesse, l’accouchement de l’enfant et son éducation. Cette manière de parler soulignait l’unité de l’action maternelle et paternelle. Le texte affirmait le droit de l’enfant «d’être conçu, porté, mis au monde et éduqué dans le mariage» (DV A 1). Cette unité donne à penser face aux multiples manières d’intervenir ou d’agir sur l’embryon humain: avant, pendant et après la conception dans le sein maternel ou dans le corps d’une mère porteuse par exemple.

  • 16 Donum vitae l’écrit dans sa note aux Préliminaires: le mot «embryon» vient de la science. Au fur et à mesure du développement des arguments, la réflexion s’est enrichie en parlant d’embryon humain, ou bien d’enfant embryonnaire pour certains auteurs.

  • 17 Cité par G. Noia (Professeur de médecine prénatale à l’université Sacro Cuore, Rome) dans le livre d’A. Serra, L’uomo-embrione. Il grande misconosciuto, Siena, Cantagalli, 2003.

  • 18 Le terme «embryon» ne désigne scientifiquement qu’un moment du développement de l’être humain nouvellement conçu et qui est appelé par ailleurs à se développer sous des stades différents.

  • 19 C’est le composé «corps-âme» qui est substance au sens fort. Le corps n’est pas qu’un instrument de l’âme, mais il n’est pas «substance» en soi. «L’homme, dit saint Thomas, ce n’est ni seulement le corps ni seulement l’âme, mais à la fois l’âme et le corps» (article 4 de la question 75: citation de saint Augustin!). Rappelons aussi que l’homme, créature composée de corporel et de spirituel (questions 75 à 102 de la Somme Théologique, Ia pars) est toujours placé pour Thomas d’Aquin dans l’unité, à la jointure du corporel et du spirituel. S’il est vrai que l’homme dépend des lois de la nature par ce qu’il a de corporel et par ce qu’il a de spirituel, de raison et de liberté, le mystère de son être est précisément que son unique nature unisse ces deux mondes en appartenant aux deux.

  • 20 Dès le premier instant dans le rapport au corps de sa mère par exemple, dans les observations que l’on peut faire de lui in vitro.

  • 21 Cf. le critère éthique essentiel énoncé en DV I,1 et que nous avons commenté supra (I, 2).

  • 22 La lecture des articles de M. Gilbert et de D. Luciani est très éclairante sur ce sujet: M. Gilbert, «La procréation. Ce qu’en sait le Livre de la Sagesse», dans NRT 111 (1989) 824-841; D. Luciani, «Concevoir un enfant, que dit la Bible?», dans Bible et médecine. Le corps et l’esprit, Presses universitaires de Namur/Lessius, 2004, p. 15-18.

  • 23 GS 22.

  • 24 Jean-Paul II écrivait à propos du Christ: «La valeur de la personne, dès sa conception, est célébrée dans la Visitation» (Evangelium vitae 45).

  • 25 Unique utilisation du mot «Golem» en hébreu dans toute la Bible.

  • 26 D. Mehl, «Le don des gamètes ne s’oublie pas», dans Le Monde, 13 février 2008, p. 26. Voir aussi, du même auteur, Enfants du don, Paris, R. Laffont, 2008.

  • 27 J.-M. Hennaux, «L’instruction Donum vitae», dans Vie consacrée (1987), p. 175.

  • 28 Et non pas au corps d’une mère porteuse ni à un utérus artificiel.

  • 29 Cf. supra, n. 4.

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