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The hermeneutics of Paul Ricœur at the service of contemporary exegesis

Contribution and limits

Pascal Montavit
By bringing together different approaches which enrich and complete each other, contemporary exegesis has freed itself from the primacy which was accorded to historical critical methods in the 20th century. However this plurality does not avoid the pitfall of an interpretation without bounds which sometimes seems to lack a framework. The hermeneutics of Paul Ricœur allow us to compensate for this lack by proposing criteria for discernment. This study is not unaware of the limits of Ricœur’s thought and headlines two of them while at the same time proposing a way to get beyond them.

Introduction

L’exégèse est certainement sortie de la crise qui l’a agitée au cours du xx e siècle. Toutefois, sortir d’une crise ne signifie pas prospérer. De nos jours, les méthodes exégétiques sont nombreuses et l’interprétation qu’elles proposent d’un même texte divergent au point qu’il est parfois difficile de se déterminer. Bien sûr, c’est la richesse de l’Église que de fournir différents commentaires sur une même péricope, les uns complétant et enrichissant les autres.

Une question se pose cependant : la pointe d’un texte peut-elle être à la fois une chose et une tout autre chose1 ? Pour prendre une image : un texte est avant tout une mélodie. Celle-ci, suivant les lieux où elle est jouée, résonne de manières diverses. Mais la mélodie, elle, demeure identique. L’enjeu de l’exégèse du xxi e siècle est de préserver l’authenticité de cette mélodie afin qu’elle puisse résonner harmonieusement en tous lieux.

Pour cela, il est nécessaire qu’une herméneutique précède l’exégèse. Cet article repense le lien entre herméneutique et exégèse à partir de la pensée de Ricœur. Dans un premier temps sera mis en exergue l’apport essentiel de l’herméneutique ricœurienne à l’exégèse contemporaine. Puis, dans un second temps, deux limites de cette même herméneutique, lorsqu’elle est appliquée à la Bible, seront mises en évidence.

L’apport de l’herméneutique de Ricœur se situe dans la dialectique qu’elle propose entre expliquer et comprendre. Celle-ci offre de solides critères de discernement pour qui souhaite explorer les différentes approches exégétiques contemporaines.

La première limite de l’herméneutique de Ricœur est liée au phénomène de refiguration appliqué à la Bible. Pour Ricœur, le monde du texte se déploie devant le lecteur par un travail de l’imaginaire qui le présente comme un monde possible. Le lecteur refiguré est celui qui choisit de faire de ce monde possible son monde réel. Mais une telle définition est-elle suffisante pour le lecteur biblique ?

La seconde limite relevée est la tentative de Ricœur d’établir rationnellement l’inversion de subordination entre herméneutique philosophique et herméneutique biblique : au départ subordonnée à l’herméneutique philosophique, l’herméneutique biblique inverserait finalement ce rapport. Ricœur semble cependant échouer dans sa démonstration. Cet échec pourrait alors servir de point de départ pour une nouvelle herméneutique biblique.

I Un apport : la dialectique entre expliquer et comprendre

1 Le récit expliqué et compris

Sous l’influence d’une relecture de Gadamer2, et surtout d’une critique de l’approche diltheyenne entre expliquer et comprendre 3, Ricœur élargit son champ d’investigation de la médiation herméneutique en passant de la métaphore au texte. Au divorce épistémologique de l’expliquer et du comprendre selon Dilthey, Ricœur oppose une dialectique. La science du texte impose une phase explicative qui fonde la compréhension. Cette réconciliation entre explication et compréhension devient le cœur de la deuxième herméneutique de Ricœur, présentée sous forme de recueil d’articles dans Du texte à l’action. D’un point de vue pratique, cela signifie unir une analyse structurale à une analyse existentielle.

Dilthey avait lié l’herméneutique à la psychologie. Selon l’herméneute allemand, la compréhension qui caractérise les sciences humaines est un transfert dans une vie psychique étrangère, celle de l’auteur. Elle s’oppose à l’explication qui régit de manière objective les sciences de la nature. Ricœur conteste cette approche en proposant une herméneutique ontologique de la compréhension de soi. Celle-ci déplace le lieu herméneutique de l’auteur vers le monde que déploie le texte devant le lecteur. Cette nouvelle approche marque une rupture avec celle, épistémologique, de Schleiermacher — et de Dilthey — et reprend à nouveaux frais l’herméneutique ontologique de Gadamer4. Ce déplacement qu’opère Ricœur — de l’auteur vers le binôme texte-lecteur — ne peut se saisir que si l’opposition entre expliquer et comprendre est résolue : un texte nécessite une explication et ouvre sur une nouvelle compréhension de soi. Désormais, « se comprendre, pour le lecteur, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’émergence d’un soi autre que le moi, et que suscite la lecture5 ».

Expliquer et se comprendre sont donc définis, selon Ricœur, comme deux étapes irréductibles et indispensables de l’interprétation. La compréhension de soi s’opère par la médiation d’un récit qui doit, dans un premier temps, être expliqué par une analyse dite structurale. L’intérêt — tout comme la non-inféodation — de Ricœur vis-à-vis du structuralisme lui permet d’honorer l’expliquer sans s’y limiter. Sa réflexion sur le mal, sur l’inconscient, et sur l’innovation sémantique à partir de la métaphore et du récit, atteste que l’expliquer ouvre sur le se comprendre, but ultime de l’herméneutique.

2 Les bienfaits de cette dialectique pour l’exégèse contemporaine

Les méthodes exégétiques contemporaines peinent à trouver un juste équilibre entre les trois pôles que sont l’auteur, le texte et le lecteur. L’herméneutique de Ricœur établit un équilibre entre ces trois pôles et permet d’identifier ainsi les faiblesses de certaines méthodes. Trois éléments peuvent être soulignés.

Premièrement, en réaffirmant l’expliquer du texte biblique, Ricœur permet un recadrage du Reader-Response Criticism 6. Ce courant d’interprétation considère que le texte n’est pas porteur en soi d’un sens. Par exemple, Zimmerman définit sa lecture des paraboles évangéliques de la manière suivante : « Le caractère métaphorique d’une parabole souligne particulièrement le fait que le sens de celle-ci ne peut pas être contenu dans les lettres mêmes (…). C’est au lecteur de construire le sens7 ». S’appuyant sur le genre littéraire particulier des paraboles, Zimmerman affirme donc qu’il revient au lecteur de créer du sens, « to make meaning ». La lettre n’a pas de sens ; l’étape herméneutique de l’expliquer est supprimée. La subjectivité interprétative du lecteur s’exprime alors sans qu’aucune borne ne vienne la canaliser. Paradoxe significatif de cette approche, Zimmerman publie un compendium de 1 600 pages sur les paraboles. À la suite de Ricœur, honorer l’étape herméneutique de l’expliquer d’un texte conduit à rappeler que ce dernier est situé dans un contexte littéraire et historique qui borne l’interprétation. L’oublier c’est ouvrir la porte à des développements insolites.

Deuxièmement, en affirmant le se comprendre du texte biblique, Ricœur effectue un autre recadrage relatif cette fois-ci à l’exégèse historico-critique. Oublier l’impact du texte sur le lecteur contemporain — comme le fait la méthode historico-critique — réduit l’exégèse à un travail intellectuel sans portée existentielle. Ainsi, Jeremias recherche l’ipsissima vox Iesu 8. Il entend définir comment les paroles de Jésus agissaient sur ses auditeurs. Quant à l’effet du texte biblique sur le lecteur actuel, Jeremias ne s’y intéresse pas. L’exégète allemand utilise toujours le terme « Hörer » et jamais « Leser9 ». Mais si la Bible n’agit pas sur son lecteur, elle devient une idole que l’on vénère sans l’aimer.

Troisièmement, l’unité entre expliquer et se comprendre invite au respect du texte canonique. C’est un texte précis qui véhicule un message défini et produit un effet déterminé sur le lecteur. Si la première étape n’est pas respectée, alors c’est toute la dynamique herméneutique qui est faussée. Cette remarque permet un ultime recadrage vis-à-vis de la Redaktionsgeschichte. Par exemple, Puig i Tàrrech considère que la parabole des dix vierges en Mt 25,1-13 est une relecture ecclésiale d’une autre parabole proclamée par Jésus10. L’exégète espagnol s’attache à retrouver les dires de Jésus et finalement aboutit à un texte qu’il intitule la parabole des demoiselles d’honneur de l’époux. Puig i Tàrrech affirme qu’il n’y a pas de continuité sémantique entre les deux paraboles. Alors que Jésus souhaitait enseigner le jeu temporel, présent et futur, du Royaume, la communauté matthéenne transforme cette tradition et en fait une exhortation à se tenir prêt en vue du retour du Fils de l’homme. Cet exemple montre, par défaut, que l’herméneutique biblique doit commencer par un respect du texte canonique pour éviter le risque de laisser libre cours à une imagination sans frein. En ne respectant pas le texte canonique, Puig i Tàrrech en arrive par l’acrobatie d’un texte remodelé à prétendre découvrir le véritable sens de la parabole, celui-là même que Jésus lui a donné. Il relègue ainsi deux mille ans d’interprétation ecclésiale au rang de lecture erronée et propose la sienne à la place. Une juste dialectique entre expliquer et se comprendre, comme le propose Ricœur, permet de borner une créativité interprétative non maîtrisée et situe le spectre interprétatif de la parabole des dix vierges au sein d’une invitation à se tenir prêt pour la Parousie.

II Première limite : le moteur de la refiguration

La dynamique qui fait passer de la manifestation de la vérité métaphorique du texte à la transformation du sujet a pour moteur l’imagination du lecteur et fut nommée refiguration par Ricœur. Dans le cadre d’une herméneutique biblique, cette définition semble cependant trop limitée. Elle demande à être développée.

1 Limite de la notion ricœurienne de refiguration

Une question demeure. Imaginer un monde, est-ce pour autant le désirer et se l’approprier ? Entre le travail de l’imagination qui propose un objet et la volonté qui le choisit, ne manque-t-il pas, dans l’herméneutique de Ricœur, un chaînon ? La question s’avère d’autant plus cruciale dans le cadre d’une herméneutique biblique. Imaginer un monde où le héros triomphe, vole de succès en succès, et penser que le lecteur veuille s’identifier à lui peut facilement se concevoir. En termes ricœuriens, ce phénomène procède de la véhémence ontologique du texte et conduit à l’attestation du soi. Mais imaginer un monde où le premier sera dernier, où le maître remet gratuitement une dette démesurée à son débiteur, cela conduit-il à désirer ce monde ?

La dynamique de l’attestation de soi dans le cadre de l’herméneutique biblique doit donc être repensée. Le monde déployé par la Bible est le Royaume des Cieux, un monde où les valeurs mondaines sont renversées. Vu sous cet angle, il est difficile de penser que l’imagination puisse être le seul vecteur de la dynamique de refiguration11.

2 Proposition : acte de lecture mais aussi acte de parole

Pour expliquer le dynamisme de la refiguration au sein de la Bible, il est nécessaire de franchir le pas qui mène à la théologie. Un détour préalable par le fondement métaphysique de l’herméneutique ricœurienne est cependant nécessaire. Les limites que Ricœur prescrit à son herméneutique biblique résultent en effet des limites qu’il s’impose en métaphysique.

Deux étapes jalonnent ce raisonnement. Tout d’abord, le choix métaphysique fondamental de Ricœur sera défini avec attention. Cette première recherche permettra de montrer en quoi la position de Ricœur est restrictive et peut donc être élargie. Dans un second temps, et en suivant ce nouveau fondement métaphysique élargi, une autre dynamique de la refiguration dans la Bible pourra prendre jour.

En métaphysique, Ricœur considère qu’Aristote consacre l’être comme substance aux dépens de l’être comme energeia-dunamis. Ricœur montre que ce rapport s’inverse au cours des siècles. Il se réjouit et approuve cette tendance :

Le renversement ainsi accompli au sein du couple energeia-dunamis marque du même coup l’affranchissement de l’être comme acte à l’égard de l’être selon les catégories, c’est-à-dire, en dernier ressort, à l’égard de l’être comme substance12.

Cette option métaphysique permet à Ricœur de développer sa théorie de l’action dans Soi-même comme un autre 13. Son étude sur l’action se présente comme une continuité de son étude sur le texte dans Temps et récit. Le point de départ est linguistique, le point d’arrivée est une ontologie du soi. La réflexion sur la refiguration continue, bien que cette fois-ci l’accent ne soit pas mis en amont sur le récit, mais en aval, sur le sujet. La dynamique est identique : le récit conduit son lecteur à se comprendre et à poser des actes ou encore à actualiser son potentiel. Ce qui est souligné ici peut se formuler de la manière suivante : une métaphysique de l’être comme acte et puissance fournit à Ricœur le substrat nécessaire pour approfondir le phénomène de refiguration et ouvrir sur une théorie de l’action.

Le problème vient du fait que ce choix métaphysique est restrictif. L’hypothèse que je défends ici est qu’une restauration de la métaphysique dans la totalité de la polysémie de l’être permet une meilleure compréhension de la dynamique de la refiguration dans le cadre d’une herméneutique biblique.

Pour Aristote, l’être se définit avant tout comme substance. Mais il peut aussi se définir comme vrai 14 et à partir du couple acte-puissance, définition privilégiée par Ricœur. Si l’on réintègre dans la réflexion herméneutique l’être comme vrai, et si l’on tient que le langage dévoile l’être, alors il est possible de dire que le langage dévoile l’être comme vrai. Disant cela, qu’est-ce qui est ajouté à la position de Ricœur ? Ricœur lui-même parle souvent de l’être comme vrai, notamment en ce qui concerne l’attestation dans Soi-même comme un autre. À ce propos, la thèse de doctorat de Fiasse est éclairante.

Ricœur ne vise pas une répétition de l’acception [aristotélicienne] de l’être selon le vrai et le faux mais, fidèle à la plurivocité des sens de l’être, il entend regrouper sous la rubrique de l’être comme vrai ses propres développements sur l’attestation, le soupçon et la véracité15.

En d’autres termes, si Ricœur reprend la terminologie métaphysique d’Aristote, il lui attribue un sens différent. L’être vrai renvoie à la notion d’attestation16 en en faisant évoluer le sens selon deux directions. Premièrement l’attestation signifie l’être vrai en signifiant le soi. Deuxièmement, Ricœur n’oppose pas comme Aristote l’être-vrai et l’être-faux. L’être-faux renvoie simplement au détour obligatoire par le soupçon en vue de l’attestation. Par ces deux points, Ricœur traduit la métaphysique d’Aristote en une herméneutique de l’homme qui résulte du processus de refiguration induit par le texte.

Retournons maintenant à la première interrogation. Qu’est-ce qui fut ajouté à la position de Ricœur en rétablissant dans la métaphysique la polysémie de l’être ? Simplement que la vérité — la véracité selon la terminologie de Ricœur — n’est pas un simple attribut du monde du texte qui conduit à l’attestation de soi. Elle est présente dans le langage qui précède l’écriture. C’est elle qui fonde la vérité qui se manifeste dans le monde du texte. En d’autres termes, restaurer l’être dans ses différentes acceptions renvoie, sur le plan linguistique, au rôle de l’auteur. La vérité manifestée par le texte n’est pas une sorte d’irruption spontanée sans genèse. Elle s’origine dans l’acte de parole d’un auteur, puis dans l’acte d’écriture qui suit. Ce que je soutiens ici est qu’une herméneutique centrée sur l’acte de lecture, comme le fait Ricœur, est tout aussi signifiante qu’insuffisante. Elle doit être accompagnée d’une herméneutique fondée sur l’acte de parole ou l’acte d’écriture car c’est là que s’origine la vérité.

Si l’on applique maintenant cette réflexion dans le domaine biblique, qu’en ressort-il ? Le monde du texte déployé par un récit biblique, sa vérité métaphorique, s’enracine dans un langage dont Dieu est l’auteur. Cette parole qui est prononcée, et qui précède l’écriture, est celle, d’un point de vue théologique, de la Vérité. C’est cette parole, mise par écrit par une médiation humaine, qui permettra au texte de projeter en avant un monde où se manifeste la Vérité. Le pas supplémentaire fait par rapport à Ricœur peut se dire de la manière suivante : le monde biblique projeté ne représente pas simplement les figuratifs de ma libération, mais il représente la Vérité, transmise dans l’acte divin de parole. Dire cela implique l’intégration d’une herméneutique de l’auteur à la pensée de Ricœur17.

Complétant ainsi la métaphysique et l’herméneutique de Ricœur, il est aisé de montrer que ce n’est pas simplement l’imagination qui assure le dynamisme de la refiguration biblique, mais c’est la qualité véritative du monde biblique projeté qui répond à l’attente du lecteur18. Cela demeure valable, même si le monde projeté, celui du Royaume, s’oppose à ce que l’on pourrait appeler le monde mondain.

En utilisant maintenant une terminologie théologique, on peut dire que le lecteur est dans l’attente d’une telle Révélation. Ce qui meut l’imagination du lecteur de la Bible, ce qui le conduit à être transformé par la lecture du récit biblique, c’est cette correspondance entre la Vérité manifestée et l’attente profonde qui l’habite. La Vérité manifestée révèle l’homme à lui-même, le conduisant ainsi à poser des actes, c’est-à-dire à être refiguré. L’imagination ne suffit pas, à elle seule, à justifier la dynamique de refiguration dans la Bible. Elle s’accompagne d’une correspondance entre ce qui est révélé et l’attente du lecteur. Une telle approche permet d’expliquer pourquoi aucun livre, dans l’histoire de l’homme depuis 2 000 ans, ne peut prétendre avoir bouleversé plus de vies que la Bible.

L’attestation dont parle Ricœur en herméneutique philosophique se traduit par conversion dans le cadre d’une herméneutique biblique. Pour la résumer en une phrase, la refiguration biblique s’exprime de la manière suivante :

De la manifestation de la Vérité révélée à la conversion du lecteur en attente d’une telle Vérité

III Deuxième limite : le rapport entre herméneutique philosophique et herméneutique biblique19

Ricœur qualifie le rapport entre herméneutique philosophique et herméneutique biblique de « relation complexe d’inclusion mutuelle ». Le premier mouvement va du pôle philosophique vers le pôle biblique. Les catégories de l’herméneutique philosophique, à savoir l’œuvre, l’écriture, le monde du texte, la distanciation et l’appropriation codifient l’herméneutique biblique qui se présente alors comme une herméneutique régionale. Toutefois, l’application des concepts généraux à un domaine spécial révèle progressivement une inversion du rapport : « l’herméneutique théologique se subordonnant finalement l’herméneutique philosophique comme son propre organon » (p. 133). De manière concise, deux éléments spécifiques de la Bible justifient cette inversion de subordination selon Ricœur.

En premier lieu, la particularité du texte biblique vient de son référent, au sens frégéen20. Le référent central du monde du texte biblique est Dieu. Il ne s’agit pas de Dieu comme concept philosophique, mais d’un Dieu dont le sens est la somme de toutes les significations issues des discours particuliers. Ainsi, l’affirmation de l’unicité de l’herméneutique biblique et l’inversion de son rapport avec l’herméneutique philosophique peut, avec Ricœur, se définir ainsi :

Un cas unique [l’herméneutique biblique], parce que tous les discours partiels sont référés à un Nom, qui est le point d’intersection et l’index d’incomplétude de tous nos discours sur Dieu, et parce que ce Nom est devenu solidaire de l’événement-sens prêché comme Résurrection21.

Ce référent se dévoile lorsque sont combinées toutes les formes du discours biblique. Chaque genre littéraire (narratif, législatif, oraculaire, parabolique ou hymnique) engendre une confession de foi spécifique. Par exemple, la dimension kérygmatique s’exprime principalement par la narration, c’est-à-dire par un récit où Dieu intervient dans l’histoire et entre dans la temporalité de l’homme. Le passage de la Mer Rouge ou la Passion illustrent cette affirmation. De plus, l’étude des paires contrastantes, comme par exemple le binôme narration/prophétie, est aussi significative22. Sur la perception du temps, ces deux genres littéraires s’opposent. La narration assure la stabilité des événements fondateurs, la prophétie ouvre sur un futur menaçant.

En bref, la subordination de l’herméneutique philosophique à l’herméneutique biblique advient en premier lieu, selon Ricœur, du fait que tous les discours bibliques mis en forme selon des genres littéraires différents se réfèrent à un Nom unique. Ce Nom se dévoile dans le monde du texte, dans un acte de lecture qui implique une foi précédant toute herméneutique. C’est en cela que le rapport de subordination entre les deux herméneutiques commence à s’inverser.

Le second argument procède du premier. La constitution herméneutique de la foi biblique représente la catégorie herméneutique existentielle par excellence. Il renvoie à l’appropriation. D’abord, la foi est constituée par le monde du texte. En même temps, elle échappe à toute herméneutique. Elle est l’origine non herméneutique de toute interprétation. Cette dialectique est propre à la Bible et contribue à faire de l’herméneutique biblique une réalité qui englobe l’herméneutique philosophique. Pour expliquer ce rapport, Ricœur prend l’exemple de la confiance inconditionnelle 23. Celle-ci demeurerait vide si elle ne pouvait s’appuyer sur les événements des deux Testaments, tels que l’Exode ou la Résurrection. Ricœur met alors en avant « le rôle structurant exercé par la vie communautaire ecclésiale, qui n’a pas d’équivalent en philosophie24 ». La Bible est interprétée par une communauté qui confesse sa foi, et le résultat des différentes interprétations de chacun de ses membres doit tendre vers un consensus complet et définitif. Il s’agit là d’un processus en cours. Le récit ne se réduit pas à un texte qui peut être analysé d’un point de vue structural, mais il porte une confession de foi informée par la cohabitation de différents genres littéraires.

En bref, la diversité des genres littéraires autour d’un même référent ainsi que la foi de la communauté qui constitue ces différents genres littéraires en un corpus canonique font que l’herméneutique biblique se subordonne l’herméneutique philosophique, selon Ricœur.

1 Limite de l’approche ricœurienne

Il semble, cependant, que la mise en évidence de la « spécificité de la “chose” biblique25 » que Ricœur effectue peine à justifier en quoi celle-ci inverse les rapports. La question doit même être posée plus en amont. Les éléments mis en avant par Ricœur relèvent-ils vraiment d’une spécificité biblique ?

Le premier motif avancé par Ricœur est celui de la diversité des genres littéraires ayant un même référent : Dieu. Cette affirmation suscite une interrogation. L’originalité de la Bible réside-t-elle dans le fait que le référent soit l’unique Dieu qui se révèle ou dans le fait que différents genres littéraires aient pour référent Dieu ? Ricœur ne semble pas à l’aise face à cette thématique. Il opte pour la seconde option tout en sous-entendant la première qui, seule, pourrait ouvrir, si elle était développée, sur une inversion des rapports. En effet, en quoi un même référent pour divers genres littéraires pourrait-il constituer soit une originalité, soit une inversion des rapports entre les deux herméneutiques ? Les auteurs qui ont recours à la poésie, mais aussi aux romans, aux nouvelles, pour exprimer leur pensée — leur unique référent — ne manquent pas.

Il en est de même à propos du rôle de la communauté croyante qui lit ces textes et les constitue en corpus canonique. Là encore, sans parler d’inversion de rapport, où se situe l’originalité ? Qu’une communauté croyante se fixe un corpus de textes n’est pas l’apanage du christianisme.

Ricœur évoque aussi d’autres notions mineures qui viennent soutenir et corroborer les deux principales citées précédemment sans toutefois rien ajouter de convaincant26. L’approche de Ricœur pour définir le rapport entre les deux herméneutiques demande donc à être revisitée.

2 Proposition : réaffirmer l’Auteur du texte

Afin de redéfinir le rapport entre les deux herméneutiques, il convient d’identifier une double caractéristique de la pensée de Ricœur, la seconde étant liée à la première.

Tout d’abord, Ricœur, lorsqu’il parle d’herméneutique biblique, confine sa pensée dans le domaine philosophique. Une question se pose. Peut-on définir l’herméneutique biblique sans entrer dans le domaine théologique ? La réponse est à mon avis positive. Mais cette herméneutique-là demeure incomplète. Ce sera alors un discours inchoatif qui appelle, pour être mené à son terme, un changement de discipline. La nature de la limite identifiée chez Ricœur à propos du rapport entre les deux herméneutiques est donc d’ordre méthodologique. Si le discours adopté est uniquement philosophique, le rapport d’inversion ne peut être que supposé, pas démontré.

Cette remarque sur la réflexion exclusivement rationnelle de Ricœur peut se prolonger à partir de la notion d’auteur. Dans le point précédent était relevée l’importance d’une juste place accordée à ce pôle au sein de la triade auteur-texte-lecteur. Il convient d’y revenir. C’est en effet cette notion qui permet de mettre à jour une véritable inversion de rapport entre les deux herméneutiques.

Dans son traitement du rapport entre les deux herméneutiques, Ricœur affirme que rien ne différencie la Bible des autres écrits en ce qui concerne le couple ‘parole-écriture’. Celui-ci peut être identifié par les deux chaînes suivantes : écriture-parole-écriture lorsque la parole médiatise deux écritures (c’est le cas de Jésus) ou parole-écriture-parole (lorsque l’évangéliste médiatise la première prédication et la prédication contemporaine27). Ricœur ne reconnaît dans ce domaine aucune différence entre les deux herméneutiques28. Il semble cependant que c’est précisément là que l’herméneutique biblique se différencie et inverse le rapport avec l’herméneutique philosophique.

Ricœur ne reconnaît pas de différence entre ces deux chaînes, car il fait l’impasse sur la notion d’auteur. Mais la Bible n’est pas d’abord une écriture. Elle est en premier lieu une Parole de Dieu adressée aux hommes. Ensuite, elle est mise par écrit. Si, pour tout autre texte, il est possible de dire qu’une écriture précède une parole, pour la Bible ce n’est pas le cas. Ainsi donc, le schéma parole-écriture-parole n’a pas le même statut que le schéma écriture-parole-écriture. Il est d’un autre ordre car il se situe à l’origine et a Dieu pour sujet. De plus, l’Écriture qui fixe la Parole conserve Dieu comme sujet. Cette Parole est donatrice. Elle précède toute autre parole. C’est précisément cette singularité de l’herméneutique biblique qui justifie une inversion des rapports avec l’herméneutique philosophique. Dit autrement, l’herméneutique biblique se trouve en amont d’une herméneutique philosophique dont le texte analysé vient d’un langage reçu. La Bible, elle, ne reçoit pas un langage, elle le donne29. Elle est l’origine de la donation dont Dieu est à la fois le sujet et l’objet. En ce sens, elle subordonne l’herméneutique philosophique.

En conclusion, il appert que la combinaison entre une approche strictement rationnelle du rapport entre les deux herméneutiques et une herméneutique minimisant la notion d’auteur ne permet pas à Ricœur de rendre compte de l’inversion de la subordination, qu’étrangement, il affirme. Il convient de dépasser ces deux limites pour évaluer à nouveau le rapport entre les deux herméneutiques. Cela signifie d’une part réintégrer la notion d’auteur dans l’analyse et d’autre part affirmer que cet auteur est Dieu. C’est précisément au cours de ce second temps que l’on passe de la philosophie à la théologie. Est alors affirmé le fait qu’au commencement Dieu créa le monde par sa Parole, et que pour le sauver, la Parole s’est faite chair. L’origine de la Parole est en Dieu, ou devrais-je dire, l’origine de la Parole est Dieu. Une herméneutique biblique ne peut faire l’économie, pour se définir, de Dei Verbum 11 :

Les livres entiers tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, avec toutes leurs parties, la Sainte Mère Eglise les tient, en vertu de la foi reçue des Apôtres, pour saints et canoniques, parce que, composés sous l’inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur.

Affirmer que, dans la Bible, la Parole précède l’écriture, confère aux Écritures un statut unique, sans équivalent dans l’histoire. L’herméneutique biblique se subordonne l’herméneutique philosophique car c’est elle qui en est la source.

Conclusion

Au terme de ce parcours, il appert que la réflexion herméneutique de Ricœur est un guide sûr au sein de l’exégèse contemporaine. Elle permet de repérer les excès de certaines méthodes qui penchent trop vers l’expliquer ou trop vers le comprendre. Une juste dialectique entre ces deux moments de l’acte interprétatif permet d’affirmer le contenu révélé et objectif de la Bible tout comme sa dimension pragmatique sans comparaison au cours des siècles. Il semble cependant qu’une sous-évaluation de la notion d’auteur empêche Ricœur de définir adéquatement le phénomène de refiguration biblique et le rapport des deux herméneutiques, philosophique et biblique.

Notes de bas de page

  • 1 Par exemple, la parabole des talents (Mt 25,14-30) peut-elle être une invitation à partager alors que le sens littéral ne parle pas de cette dimension (cf. M. Locker, « Reading and Re-reading Matthews Parable of the Talents in Context », Biblische Zeitschrift 49/2, 2005, p. 161-173) ? Peut-elle être aussi un texte fondateur du marxisme (cf. W. Herzog, Parables as Subversive Speech : Jesus as Pedagogue of the Oppressed, Louisville, Westminster John Knox Press, 1994, p. 150-168) ?

  • 2 Cf. P. Ricœur, « Qu’est-ce qu’un texte ? Expliquer et Comprendre », essai publié en l’honneur de Gadamer en 1970 et repris dans Id., Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Point Essai 377, Paris, Seuil, 19982, p. 153-203.

  • 3 Pour Dilthey, l’explication est caractéristique des sciences naturelles avec pour principe explicatif premier la causalité. La compréhension, elle, définit les sciences de l’esprit. Dilthey est considéré comme celui qui opère le passage d’une conception positiviste des sciences sociales à une conception où leur étude implique une compréhension réflexive de l’expérience humaine, notamment dans les domaines des gestes, des mots et de l’art. Le but est de doter les sciences de l’esprit d’une méthodologie aussi respectable que celle des sciences de la nature.

  • 4 Cf. ibid., p. 106-111. Dans ce passage à l’ontologie, Gadamer se présente comme un héritier de Heidegger. Si Dilthey a pour point de départ la conscience de soi, maîtresse d’elle-même, Gadamer réhabilite le préjugé, la tradition, et s’oppose ainsi à la philosophie réflexive de Dilthey. Il pose comme fondamentale l’expérience humaine d’appartenance en critiquant la distanciation aliénante.

  • 5 Id., Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995, p. 60.

  • 6 Le Reader-Response Criticism se développe à partir des années 60 avec comme figure de proue W. Iser en Allemagne, R. Barthes en France, U. Eco en Italie et encore G. Philips aux États-Unis. Ce courant s’oppose aux méthodes historico-critiques qui recherchent le sens du texte derrière celui-ci, c’est-à-dire dans l’intention de l’auteur. Il s’oppose aussi au structuralisme qui recherche le sens d’un texte à l’intérieur de celui-ci, c’est-à-dire dans la structure du récit. Pour le Reader-Response Criticism, le sens d’un texte est devant celui-ci, c’est-à-dire dans le lecteur, seule entité apte à donner du sens.

  • 7 R. Zimmermann, « How to Understand the Parables of Jesus : A Paradigm Shift in Parable Exegesis », Acta Theologica 29/1 (2009), p. 173 (traduction personnelle).

  • 8 J. Jeremias, Die Gleichnisse Jesu, Göttingen, Vandenhoeck and Ruprecht, 19656, p. 18. Jeremias préfère l’expression ipsissima vox à ipsissima verba car Jésus parlait en araméen.

  • 9 Ibid., p. 227 : « Alle Gleichnisse Jesu zwingen den Hörer, zu seiner Person und seiner Sendung Stellung zu nehmen. » Une telle affirmation ne se retrouve pas chez Jeremias pour le lecteur.

  • 10 A. Puig i Tàrrech, La parabole des dix vierges, Analecta Biblica 102, Rome, Pontificio istituto biblico, 1983, p. 183, va encore plus loin puisqu’en fin d’analyse il refuse le terme de parabole pour le texte évangélique et l’appelle allégorisme.

  • 11 Voir à ce propos la critique de K. Vanhoozer, Biblical Narrative in the Philosophy of Paul Ricœur, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 288. Vanhoozer considère que Ricœur a baptisé notre imagination en lui attribuant le rôle de Jean-Baptiste, c’est-à-dire celui de préparer les voies du Seigneur. Plus tard, il durcit sa position en affirmant que Ricœur a sécularisé l’interprétation biblique en attribuant la puissance d’appropriation du récit biblique, non plus à l’Esprit-Saint, mais à l’imagination créatrice (Id., First Theology : God, Scripture and Hermeneutics, Leicester, Apollos, 2002, p. 231).

  • 12 P. Ricœur, « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », dans J. Greisch, R. Kearny, (dir.), Les métamorphoses de la raison herméneutique, Passage, Paris, Cerf, 1991, p. 398. Disant cela, Ricœur affirme sa divergence vis-à-vis de Heidegger qui est marqué par le thème de la destruction de la métaphysique. De son côté, Ricœur entend repenser l’ontologie dans la lignée de l’energeia-dunamis. Pour une bonne présentation de l’importance du couple aristotélicien de l’acte et de la puissance, ainsi que de l’action chez Ricœur, voir P. Gilbert, « Paul Ricœur : réflexion, ontologie et action », NRT 117 (1995), p. 552-564.

  • 13 Ricœur développe sa théorie à partir de la notion d’attestation, c’est-à-dire la confiance que chacun a d’exister sur le mode de l’ipséité. Il s’éloigne ainsi définitivement d’une approche par la mêmeté qui a partie liée avec une ontologie de l’être comme substance.

  • 14 Aristote, La Métaphysique, Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, Les Belles Lettres, 19704, E, 2-4 étudie les acceptions de l’être comme être par accident, et être au sens de vrai. Ces deux sortes d’être ne manifestent pas, pour Aristote, l’existence de quelque nature objective d’être. Ce n’est qu’au livre Z que le Stagirite s’attache à l’être comme substance, seul sujet qui permet une spécification par les catégories.

  • 15 G. Fiasse, L’autre et l’amitié chez Aristote et Paul Ricœur. Analyses éthiques et ontologiques, BPhL 69, Louvain, Peeters, 2006, p. 113. Dans les p. 113-119, Fiasse propose une analyse comparée convaincante entre Aristote et Ricœur sur l’être comme vrai.

  • 16 Ricœur préfère parler de véracité plutôt que de vérité. À la véracité est jointe la notion d’attestation, c’est-à-dire la fiance et la créance (confiance et certitude) d’exister sur le mode de l’ipséité (Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Point Essai 330, Paris, Seuil, 19962, p. 351).

  • 17 À ce propos, l’article de G.L. Comstock, « Truth or meaning : Ricœur versus Frei on biblical narrative », Journal of Religion 66/2 (1986), p. 117-140, oppose H. Frei et P. Ricœur. Le théologien soutient que les récits bibliques sont « meaningful » alors que pour Ricœur les récits bibliques doivent être considérés comme « true » par les chrétiens (p. 118). La notion de vérité du récit biblique est donc capitale pour Ricœur. Reste cependant à préciser comment elle est définie. À juste titre, Comstock note : « On Ricœur’s view, the truth claims of religious texts are more like those of the poet than of the historian or the scientist » (p. 131). La vérité selon Ricœur renvoie à la notion de référence d’un texte, et ce, sans qu’il soit nécessaire de passer à une définition supportée par un langage théologique. Comstock laisse cependant entendre que Ricœur attribuerait, d’un point de vue rationnel, une supériorité aux récits bibliques. Il doit toutefois lui-même reconnaître que Ricœur n’a jamais écrit cela (cf. p. 137). Dans le même sens, voir F.-X. Amherdt, L’Herméneutique philosophique de Paul Ricœur et son importance pour l’exégèse biblique, La nuit surveillée, Paris, Cerf, 2004, p. 518-524. Amherdt montre que Ricœur se situe, en herméneutique, du côté des théologiens de la manifestation et non de la proclamation. L’accent est mis sur l’immanence. Tout langage poétique, biblique ou non, possède le pouvoir naturel de révéler le monde comme déjà rempli de la présence divine. À ce propos, voir aussi C. Boureux, « La lecture est cet acte concret dans lequel s’achève la destinée du texte. Quelques réflexions théologiques sur la lecture de la Bible chez Paul Ricœur », SémBib 123 (2006), p. 32-33.

  • 18 En ce qui concerne le dynamisme qui meut la refiguration, il convient de se référer à la Commission Biblique Pontificale, L’interprétation des Écritures dans l’Église, Doc. cath. 2025 (1994), p. 28 qui met en évidence deux dimensions nécessaires pour la compréhension d’un texte biblique : la foi vécue en communauté ecclésiale et la lumière de l’Esprit. Par ailleurs, F.-X. Amherdt, L’Herméneutique philosophique (cité n. 17), p. 426-460 reconnaît l’absence de l’Esprit-Saint dans l’herméneutique biblique de Ricœur. Amherdt considère qu’il ne peut lui en être fait reproche car Ricœur parle en tant que philosophe.

  • 19 Ce développement s’appuie sur P. Ricœur, Du texte à l’action (cité n. 2), p. 133-149.

  • 20 La référence, selon la terminologie de Frege, est la prétention à la vérité d’une proposition. Cette notion de référence est ce qui empêche le texte de fonctionner de manière purement interne, immanente, comme c’est le cas dans une analyse structurale. Elle s’oppose aussi à une vision romantique qui situe l’interprétation derrière le texte, dans l’intention de l’auteur. La référence est un monde que le texte projette devant lui. Cette référence manifeste une vérité. Voir G. Frege, « Über Sinn und Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik 100 (1892), p. 25-50.

  • 21 P. Ricœur, Du texte à l’action (cité n. 2), p. 145.

  • 22 Il propose encore l’étude des couples suivants : législation/sagesse et hymne/proverbe. Ces couples de genres littéraires permettent une approche complète de Dieu car ils unissent ce qui semble s’opposer. Le Je-Tu relationnel de l’hymne entre en dialectique avec celui qui est perçu à travers l’ordre cosmique selon les proverbes (ibid., p. 137).

  • 23 Il propose encore deux autres exemples : le « souci ultime » et le « sentiment de dépendance absolue ». Pour Ricœur, la foi précède l’herméneutique, bien que celle-ci lui demeure nécessaire (ibid., p. 146).

  • 24 Id., L’herméneutique biblique, La nuit surveillée, Paris, Cerf, 20102, p. 108. Sur ce thème, Ricœur rappelle les paroles de Grégoire le Grand : « L’Écriture croît avec ses lecteurs ». C’est donc un processus dynamique. Ricœur relève encore que ce phénomène provoque de nos jours la prolifération de communautés privilégiant leur propre interprétation. Le philosophe français ne condamne pas une telle réalité mais s’interroge plutôt sur la capacité de la Bible, dans le cadre de la postmodernité, à interroger les nouvelles générations.

  • 25 Cette expression de L’herméneutique biblique (ibid., p. 142) semble résonner comme un aveu. Alors qu’il vient d’introduire le troisième point de son analyse — l’être nouveau et la chose du texte — qui est défini comme celui où « le renversement qui fait de l’herméneutique générale l’organon de l’herméneutique biblique » (p. 141), sa conclusion se veut beaucoup plus modeste. Elle n’affirme que la spécificité de l’herméneutique biblique de la même manière, serait-il possible d’ajouter, que tout corpus littéraire a ses propres particularités.

  • 26 Ricœur parle aussi de l’objectivité de l’être nouveau projeté par le texte biblique. Ce monde nouveau se situe au-delà de la croyance ou non-croyance et s’appelle dans la Bible, alliance ou royaume (en minuscule). Mais si le discours en reste là, en quoi cela inverse-t-il le rapport avec l’herméneutique philosophique ? N’y a-t-il pas un pas supplémentaire à franchir qui, s’il n’est pas effectué, rend vaine l’observation ? De même, Ricœur considère que la notion de monde du texte comme lieu où se formalise la Révélation permet d’éviter de définir l’Inspiration des Écritures en termes psychologisants. De nouveau, l’analyse de Ricœur est pertinente, mais où se situe le renversement ? Un dernier exemple. La chose du texte de la Bible est un monde, c’est-à-dire une vision cosmique qui ne peut être réduite à un aspect personnaliste de la forme Je-Tu dans la relation de l’homme à Dieu. Sur ce point, il est encore difficile d’y reconnaître une spécificité biblique.

  • 27 Cf. P. Ricœur, Du texte à l’action (cité n. 2), p. 138-140.

  • 28 Il est nécessaire d’ajouter une précision. Dans le texte étudié « herméneutique philosophique et herméneutique biblique », Ricœur ne relève pas de différence entre les deux. Toutefois, dans le cadre d’un discours non exclusivement philosophique, Ricœur reconnaît une double différence entre le texte profane et le texte biblique au niveau du couple Parole-Écriture. Il y a un écart vertical de la transcendance (la parole n’est plus parole humaine, mais la Parole sans voix) et un écart horizontal (il n’y a de Parole que manifestée dans l’Écriture, et d’Écriture que fondée dans la Parole). Bien entendu, j’adhère pleinement à ces affirmations. De manière significative, Ricœur n’intègre pas ces réflexions lorsqu’il s’agit de définir le rapport entre herméneutique philosophique et herméneutique biblique.

  • 29 Il faut cependant relever que lorsque Ricœur s’en tient à un discours de foi, il n’hésite pas à parler de l’antériorité de la Parole de la Révélation. F.-X. Amherdt, L’Herméneutique philosophique (cité n. 17), p. 377, souligne bien cette dimension. Mais le Ricœur philosophe ne s’autorise pas de tels raisonnements.

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