Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

The salvation of children who die without baptism

Jean-Marie Hennaux s.j.
First lines. — The title of this article is that of a recent work (Feb. 2017) on this subject. Its author is Dom Jean Pateau (J.P.) Abbot of the Benedictine monastery of Fontgombault. This work seems important and valuable from the point of view of the history of Catholic doctrine and from a theological and pastoral point of view…

J. Pateau, Le salut des enfants morts sans baptême. D’après saint Thomas d’Aquin. Où est Abel, mon frère ?, coll. Sed Contra, Paris - Perpignan, Lethielleux, 2017, 312 p., 24 €. ISBN 978-2-249-62410-0

Le titre de cet article est celui d’un ouvrage récent (février 2017) sur ce sujet. Son auteur est Dom Jean Pateau (désormais J.P.), Père Abbé du monastère bénédictin de Fontgombault.

Cet ouvrage nous semble important et précieux du point de vue de l’histoire de la doctrine catholique ainsi que du point de vue théologique et pastoral. Il aidera sans doute un certain nombre de personnes à se détacher de l’idée que l’hypothèse des limbes est plus qu’un moment dans l’élaboration d’une question théologique difficile et appartient à la tradition authentique et définitive de l’Église. Il se révèle aussi plus audacieux que le document de la Commission théologique internationale (CTI) « L’espérance du salut pour les enfants qui meurent sans baptême », publié le 19 avril 2007 par la Congrégation pour la doctrine de la foi1.

L’ouvrage de J.P. se développe en quatre chapitres : 1) Sources et prédécesseurs de saint Thomas ; 2) La doctrine de saint Thomas ; 3) Statut de l’hypothèse des limbes et propositions à partir de l’enseignement de saint Thomas ; 4) Vers un document magistériel ?

Dans la première partie du présent article (I), nous nous attacherons surtout aux chapitres 3 et 4 du livre. Une deuxième partie (II), plus critique, s’efforcera de prolonger d’une manière constructive les réflexions de J.P.

I Un parcours théologique clair et stimulant

1 Le chapitre 1 : sources et prédécesseurs de saint Thomas

Après avoir relevé, à la suite de la CTI, que « l’idée des limbes n’a pas de fondement clair dans la Révélation » (p. 23) et mentionné quelques textes magistériels qui touchent d’une manière latérale la question traitée, l’auteur nous présente le développement de la théorie des limbes2 chez les Pères (surtout latins), de saint Augustin à saint Thomas (36 à 91). La maturation de la doctrine consiste surtout à éliminer progressivement toute souffrance physique et morale des enfants dans les limbes.

2 Le chapitre 2 : la doctrine de saint Thomas

La doctrine du Docteur angélique nous est exposée d’une manière très complète et très claire, en recourant à toutes ses œuvres (93 à 150). Contentons-nous du raccourci suivant : saint Thomas pense devoir suivre saint Augustin : la peine du péché originel, c’est la mort corporelle et la perte de la vie de gloire. Cependant,

cette privation n’est accompagnée ni de la peine des sens ni d’une affliction spirituelle, dans la mesure où il n’y a pas eu de faute personnelle accompagnée d’une délectation. De ce point de vue c’est la peine la plus légère qui soit pour des âmes privées nécessairement de la vision béatifique. Aussi dans leur quête naturelle de la béatitude, ces âmes se limiteront à une union à Dieu dans la participation aux biens naturels auxquels elles ont accès, à une connaissance de Dieu comme cause première et fin dernière de la nature. En revanche, la connaissance de Dieu, en lui-même, comme auteur de la grâce et fin de l’homme dans la vision béatifique leur est refusée. Tel est l’état des âmes dans les limbes des enfants.

(p. 113-114)

On ne peut qu’admirer dans ces deux premiers chapitres la précision des analyses de J.P. ; on découvre « un travail approfondi, minutieux et exemplaire » (préface du Cardinal Barbarin).

3 Le chapitre 3 : statut de l’hypothèse des limbes et propositions à partir de l’enseignement de saint Thomas

Dans son troisième chapitre, l’auteur nous offre une critique très bien argumentée de l’hypothèse des limbes. « Trois points (…) font difficulté dans la théorie des limbes : l’état psychologique des enfants aux limbes ; l’appel de l’homme à la vision béatifique ; la volonté salvifique universelle de Dieu » (p. 151). Au sujet du premier point,

comment comprendre l’état psychologique des enfants privés de la vision divine, et jouissant néanmoins d’une félicité naturelle ? Saint Thomas a proposé deux solutions : la résignation paisible à un état dont les enfants savent n’être pas responsables (thèse du Scriptum), et l’ignorance radicale de la fin surnaturelle à laquelle ils sont appelés : la gloire promise par Dieu à l’humanité rachetée (thèse du De malo). C’est à cette dernière hypothèse que l’Aquinate s’arrêtera dans la Somme.

(p. 151)

J.P. admet que les réponses données par saint Thomas et d’autres scolastiques demeurent toutes insatisfaisantes (p. 153).

Au sujet du deuxième point, l’auteur écrit :

L’affirmation d’un bonheur purement naturel, plénier, privé de souffrance et définitif, accordé aux enfants morts sans baptême, suppose un concept de nature humaine douée d’une fin purement naturelle possible. Cette acception purement philosophique de la vocation humaine semble réduire la vocation surnaturelle de l’homme à une espèce d’accident. Une compréhension profonde du concept de nature humaine ne rend-elle pas impensable l’idée d’un bonheur final purement naturel ?

(p. 154)

Il y a donc, semble-t-il, une contradiction entre la position thomasienne, qui vient d’être rappelée, au sujet des limbes, et la conception d’ensemble de la nature humaine du Docteur commun. Notre auteur ne s’attache pas à réduire cette contradiction.

« Contrairement à nombre de ses contemporains, saint Thomas ne croit pas que la nature humaine ait jamais existé à l’état de nature intègre (entendue comme séparée de la grâce), et a fortiori en état de nature pure » (p. 156) (il est précisé en note que « le terme de natura pura ne se trouve pas chez saint Thomas »). Selon J.P., « le terme de corruptio naturae employé plusieurs fois par l’Aquinate trahit sa pensée. Dans la perspective historique, la nature inclut la vocation au surnaturel » (p. 156).

J.P. cite à ce propos le père Henri de Lubac :

Saint Thomas tenait à montrer qu’il n’y a, au plein sens du mot, qu’une seule béatitude, celle qui nous est réservée « dans la patrie », et c’est de cette béatitude unique, affirmée par la foi, qu’il s’efforce d’établir par la philosophie même la possibilité (…). C’est un écho de cet enseignement qui se répercute dans les formules des trois commentateurs que nous connaissons déjà [il s’agit de Cajetan, Javelli et Koellin] (…). Mais aussitôt après, l’interpolation commence, et la pensée de ceux-ci [les commentateurs], dès qu’elle s’explicite, prend une autre direction que celle de leur auteur (…). Après avoir distingué les deux points de vue du philosophe et du théologien, (…) saint Thomas s’attachait à établir un pont entre ces deux points de vue, grâce à sa doctrine du « désir naturel ». Ses interprètes s’attachent au contraire à consommer la rupture… Ils ne veulent plus connaître de « désir naturel » que celui qui naît à partir de la révélation divine et de la contemplation des effets de la grâce3.

(p. 157)

On comprend ainsi pourquoi J.P. ne suit pas Charles Journet dans son explication de la théorie des limbes4. Celui-ci fait en effet appel à un « univers de nature pure » (p. 168).

Si le désir naturel de voir Dieu est en tout être humain une réalité existentielle, il est impossible que les enfants jouissent dans les limbes d’une véritable béatitude tout en étant privés de la vision béatifique.

L’auteur réfléchit ensuite sur la volonté salvifique universelle de Dieu, principalement à partir de 1 Tm 2,4 : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ». (D’autres textes scripturaires sur la question sont cités au cours de l’ouvrage, en particulier Rm 5.)

J.P. en arrive ainsi à sa conclusion au sujet de l’hypothèse des limbes :

Dieu n’a pas lié sa puissance au sacrement ni à aucune cause secondaire. Il se doit cependant de mouvoir l’homme selon l’essence qu’il lui a lui-même conférée, c’est-à-dire de façon libre. (…) La problématique dans ce cas devient : Dieu, considérant son dessein universel de salut, se doit-il à l’égard de tous les êtres privés de l’usage de la raison d’user d’un mode de privilège, en offrant le salut sans aucun acte volontaire de leur part dans la mesure où ils en sont incapables ?

La théorie des limbes répond de façon négative.

(p. 175)

J.P. répond, lui, de manière positive :

La possibilité d’être sanctifié par Dieu demeure une hypothèse qui ne peut être repoussée (…), pour la raison qu’elle est un privilège divin. Affirmer l’existence des limbes des enfants, en tant que lieu où vont nécessairement les enfants morts sans baptême, revient à s’arroger le droit de limiter strictement l’étendue de l’œuvre de rédemption aux sacrements ou aux suppléances admises (baptême de désir et baptême du sang), en refusant à Dieu la possibilité d’user librement d’autres suppléances pour accorder ses dons. Comme de fait (…) Dieu n’est pas lié aux sacrements pour accorder sa grâce, l’existence des limbes ne peut être tout au plus qu’une hypothèse théologique non nécessaire.

(p. 176)

Cette conclusion concernant l’hypothèse des limbes n’est pas la conclusion du chapitre 3. Par la suite, l’auteur cherche des solutions possibles « à partir de l’enseignement de saint Thomas » (p. 178-230). Nous ne pouvons, dans les limites de cet article, présenter ces recherches intéressantes. Épinglons cependant la réflexion suivante :

Dieu se doit de réaliser par les moyens qu’il connaît le salut de ceux qui ne posent pas d’obstacles à cette volonté [salvifique universelle] selon ce qu’il a lui-même révélé. En tant que cause première tenant tout en ses mains, si les moyens faillibles qu’il a mis en œuvre pour sauver un être ont échoué, il ne peut s’en tenir là, mais doit à sa propre justice de mettre en œuvre au moins un moyen proposant de façon effective le salut à cet être.

(p. 205)

Voici maintenant la conclusion du chapitre :

Dans la mesure où Dieu est cause universelle et seulement à cause de cette raison, Dieu n’est pas lié à l’usage de telle ou telle médiation pour proposer son salut ; et ce salut, il le propose effectivement à tout homme. On retrouve l’adage traditionnel affirmant que Dieu n’a pas lié sa puissance salvifique aux sacrements (…).

Dans ce don de la justification, le Christ est le Sacrement s’associant la médiation de la prière de l’Église et de tous les chrétiens. La mort et la souffrance des enfants qui ne sont coupables d’aucun péché personnel, peuvent être comprises comme le lieu d’une conformation particulière au Christ, l’Innocent, conférée par grâce à ces enfants. Enfin une configuration particulière au Christ enfant, récapitulateur de cet âge [l’enfance], ne doit pas être exclue.

(p. 230)

4 Le chapitre 4 : vers un document magistériel ?

Nous ne pouvions que nous réjouir en découvrant ce chapitre 4, ayant nous-même souhaité un document magistériel sur la question des limbes5. Nous avions exprimé le désir d’un document – dans notre idée, assez modeste –, émanant par exemple de la Congrégation pour la doctrine de la foi, approuvé par le pape, qui déclarerait la théorie des limbes « théologiquement impossible comme incohérente avec l’ensemble des données de la Révélation ». Le souhait de J.P. va plus loin. Il s’agirait d’un document affirmant au plan de la foi que Dieu sauve effectivement les enfants morts sans baptême, qu’il les sanctifie et leur donne d’avoir accès à la vision béatifique.

Nous avions nous-même écrit : « L’espérance du salut des enfants qui meurent sans avoir été baptisés est (…) fondée au plan de la foi. (…) L’Église peut non seulement croire en leur salut, mais elle le doit6 ».

La CTI, faut-il le rappeler, avait clairement affirmé son intention de ne pas dépasser le plan de l’espérance et refusé de s’exprimer au plan de la « connaissance certaine » de la foi :

Il faut clairement reconnaître que l’Église n’a pas une connaissance certaine au sujet des enfants non baptisés qui meurent. Elle connaît et célèbre la gloire des saints Innocents, mais le sort général des enfants qui meurent sans baptême ne nous a pas été révélé. Ce que nous savons positivement de Dieu, du Christ et de l’Église nous donne des fondements pour espérer leur salut7.

J.P. prend distance par rapport à cette position comme nous l’avons fait nous-même. Il expose les raisons de convenance de sa propre position, mais pense qu’il est possible de « dépasser la simple raison de convenance à la sanctification des enfants » (p. 249) et d’atteindre la « certitude » quant à leur salut (p. 249-250). Il espère un jugement décisif de l’Église sur ce point.

II « Réflexions ultérieures » (p. 231)

1 Fixation sur le sacrement de baptême

La réflexion théologique sur le salut des enfants morts sans baptême s’est focalisée sur le sacrement de baptême pris isolément, et cela à partir de quelques textes scripturaires liant explicitement la question du salut à celle du baptême, par exemple en Mc 16,16 et Jn 3,3-5. Malheureusement ces textes ont été le plus souvent interprétés d’une manière fondamentaliste, c’est-à-dire considérés eux aussi isolément, sans qu’ils soient remis dans le contexte de l’ensemble de l’Écriture exposant dans sa totalité le dessein de salut de Dieu. L’effort actuel des théologiens a été de sortir de cette lecture fondamentaliste. De cet effort témoignent par exemple le document de la CTI et le livre de J.P. Un pas important a ainsi été franchi. On a remis au premier plan l’affirmation claire de l’Écriture concernant la volonté salvifique universelle de Dieu.

L’idée de la « nécessité du baptême pour le salut » a conduit dans un premier temps, dès la scholastique, à chercher des « suppléances » du baptême sacramentel : baptême de désir, baptême du sang, baptême de pénitence, sanctification directe des enfants par Dieu, « privilège » divin répondant à l’intercession de l’Église qui prie pour le salut de tous les hommes. Ces avancées ont en quelque sorte désentravé le problème, mais elles ne constituent que des réponses partielles ; ces idées de « suppléance » du baptême et de « privilège » nous semblent finalement des impasses et restent prisonnières d’une problématique qui nous est imposée par des siècles de réflexions, mais qui est manifestement trop étroite. Elle doit être radicalement dépassée.

Le baptême est le premier des sacrements de l’initiation chrétienne. Il est donc par nature un chemin vers l’eucharistie ; il ne peut être considéré isolément, à part de toute l’économie historique du salut ; sans cela, il devient vite un rite magique. Depuis longtemps déjà les théologiens ont mis en lumière que le Christ est le Sacrement primordial (p. 145, 210-214). On a compris l’économie sacramentaire comme un prolongement du mystère de l’Incarnation rédemptrice. Lumen gentium a parlé de l’Église-Sacrement (LG 1 et 48). Ces faits nous invitent à resituer le baptême (et le septénaire tout entier) à l’intérieur de la collaboration du Christ et de l’Église pour le salut du monde. Les sacrements sont inséparablement des actes du Christ et de l’Église (passim). Vision personnaliste : les sacrements sont des actions de la personne de Jésus ressuscité et de son Épouse.

On parle de la « causalité instrumentale » des sacrements. C’est offusquer la vision personnaliste que nous venons d’évoquer ; cela mène à considérer les sacrements comme des « instruments » utilisés par le Seigneur et par l’Église ; cela met à distance les Acteurs véritables. Ce mot « instrument » est devenu impraticable dans notre culture dominée par la pensée technicienne, qui dépersonnalise toute relation moyen-fin.

La théologie sacramentaire a traditionnellement distingué la res et le sacramentum. Il faut avouer que dans la discussion qui nous occupe, on s’est souvent focalisé – et on se focalise encore – sur le sacramentum (« nécessité du baptême sacramentel », « relativité du baptême », « le baptême comme moyen de salut », etc.), au détriment de la res. Le concile Vatican ii parle de la res du baptême quand il affirme que « l’Esprit Saint offre à tous (…) la possibilité d’être associé au mystère pascal » (GS 22, 5).

Poser le problème du salut des enfants morts sans baptême à partir d’une antithèse entre « volonté salvifique universelle de Dieu » et « nécessité du baptême sacramentel », c’est d’emblée mal poser la question.

Le fait que, dans le sacrement de baptême, Dieu enlève l’obstacle (le péché originel originé) à la vision béatifique est le signe, non seulement qu’il peut le faire pour les non baptisés, mais qu’il le fait. (…) [Le baptême sacramentel] a une signification pour l’humanité entière. Il est un signe, un symbole (au sens le plus fort du mot) de ce que Dieu veut faire pour tous8.

2 Pour approfondir la question du baptême

Lorsque le Fils de Dieu prit la nature humaine, il n’assuma pas une essence abstraite, mais il inclut en lui-même, en tant que « Premier-né de toute créature » (Col 1,15), en tant que Tête de l’humanité (cf. Col 1,18), – il inclut en sa personne unique la totalité des personnes humaines9, de telle sorte que quand il fut baptisé au Jourdain, prenant sur lui le péché du monde (cf. Mt 3,6.14-15), quand il fut « baptisé » du baptême de la croix (cf. Lc 12,50), plongé dans la mort, quand il ressuscita des morts et monta au ciel auprès du Père, tous les êtres humains furent baptisés en lui. Par conséquent, lorsque l’Église célèbre le sacrement du baptême, elle reconnaît, dans celui qu’elle baptise, un baptisé10. Nous étions tous en Jésus quand il fut baptisé au Jourdain, à la Croix, à l’Ascension.

Quand un enfant meurt « sans baptême », Dieu lui révèle qu’il est baptisé, justifié, sanctifié, s’il y consent. Cet acte de Dieu n’est donc pas une exception à ce que nous appelons « moyen normal11 » de la rémission du péché originel.

Lorsque Dieu justifie et sanctifie l’âme de l’enfant mort sans baptême, il ne « supplée » pas au baptême, il en exprime l’essence même. Il ne supplée pas à des médiations défaillantes ; il n’agit pas sans médiation12 ; il n’agit en effet qu’en fonction de la médiation du baptême du Christ et en fonction des baptêmes célébrés par l’Église.

3 Dieu s’est lié

On répète à l’envi, sans sourciller, y compris saint Thomas, que « Dieu n’a pas lié sa puissance salvifique aux sacrements » et on en fait un principe de solution pour la question qui nous occupe. Mais cet adage, à y bien réfléchir, peut-il être théologiquement accepté sans autre forme de procès ? N’est-il pas déterminé, lui aussi, par une conception trop étroite des sacrements, excluant leur signification symbolique dont nous parlions plus haut ?

En fait, si on se place au niveau de l’économie historique du salut, on doit reconnaître que Dieu a lié l’exercice de sa puissance salvifique à l’Incarnation rédemptrice de son Fils, à la liberté humaine du Christ Jésus, à la coopération de son Épouse et, en ce sens, à l’économie sacramentaire, au sens où nous avons essayé de la définir.

4 La mort des enfants non baptisés, rencontre de deux libertés

J.P. ne voit pas dans le don de la grâce la rencontre de deux libertés.

Il n’y a (…) pas en ce qui concerne le don de la grâce deux libertés qui s’affrontent, ce qui est impossible, tant du côté de Dieu que de celui de la créature, mais plutôt une ouverture ou une fermeture au don toujours prêt de la grâce. Saint Thomas utilise à ce propos de la participation humaine le terme très évocateur de consentire : « Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification de l’impie est un assentiment par lequel on se détourne du péché et l’on se tourne vers Dieu : et cet assentiment est immédiat. Il arrive cependant quelquefois qu’il est précédé d’une certaine délibération, mais celle-ci n’appartient pas à la substance même de la justification. » [ST I-II, q. 113, a. 7, ad 1].

(p. 182)

L’auteur poursuit :

Le don de la grâce ne naît pas premièrement de la rencontre de deux libertés : la liberté incréée de l’Acte pur d’être et la liberté créée de l’homme, mais de la rencontre de deux humilités. L’humilité de Celui qui n’a pas jalousement retenu sa condition divine, mais a pris la condition d’esclave pour nous sauver et partager sa divinité, et l’humilité de ceux qui ne prétendent pas être à eux-mêmes leur propre loi et la source de leur salut, mais qui acceptent tels des mendiants de recevoir celui-ci comme un don gratuit de la main de l’autre. L’humilité semble même l’unique disposition à la réception du don en face de l’absolue gratuité de celui-ci.

(p. 183)

Et voici la conclusion :

Une telle approche éclaire de façon vive la question du sort des enfants morts sans baptême. Si ces êtres sont incapables d’un acte de liberté, ce qui conduit le théologien à constater de façon négative qu’ils ne peuvent pas s’opposer à une sanctification directe par Dieu ; privés de liberté, ils sont dans un état de nature humaine profondément humiliée et ainsi dans une disposition positive toute particulière à recevoir le secours du Christ, Dieu les appelant réellement à la vision.

(p. 183, nous soulignons)

Dans la théorie de J.P., une des raisons importantes – raison négative, l’auteur en convient – d’affirmer que Dieu, selon sa volonté salvifique universelle, sauve les enfants morts non baptisés, c’est l’impossibilité où ils sont de poser un acte libre, l’absence en eux de libre arbitre, leur incapacité par conséquent de s’opposer au salut qui, de ce fait, leur est donné automatiquement. Cette raison – le lecteur aura pu s’en rendre compte à travers les citations que nous avons faites de son œuvre – est un élément essentiel de sa démonstration. Nous avouons qu’il y a là pour nous un paradoxe insoutenable.

Une âme humaine n’est pas une chose, un simple réceptacle, c’est essentiellement un esprit, une liberté. Sauver une âme, c’est pour Dieu non seulement la sanctifier en se donnant à voir13, mais d’abord14 la restaurer selon ce qu’elle est : une liberté ; c’est l’arracher à son état d’humiliation, c’est la rendre à elle-même et lui donner la possibilité de consentir librement à l’Amour qui se donne à elle. Gratia non tollit naturam, sed perfecit.

Un bonheur qui n’est pas consenti librement, qui n’est pas fait sien, n’est pas un bonheur. Dans l’épître aux Romains, Paul distingue, sans les séparer, deux moments : un moment de « justification » (Rm 1–4) et un moment de « sanctification » (Rm 5–8). Rappelons les deux textes capitaux suivants : « Tous, en effet, ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, mais gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus. Dieu l’a destiné à servir d’expiation par son sang, au moyen de la foi » (Rm 3,23-25) ; « Par lui [Jésus-Christ], nous avons accès, par la foi, à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous mettons notre orgueil dans l’espérance de la gloire de Dieu (…) ; et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,2-5).

Dans les premiers chapitres de son livre, J.P. parle de « justification » et de « sanctification », mais par la suite, le mot de « justification » disparaît. Il n’est plus question que de « sanctification ». Or le moment de la « justification » par la foi représente chez Paul le premier moment de consentement à la grâce – moment de liberté fondamental – dans lequel l’homme accueille le salut.

La rencontre de Dieu et des enfants non baptisés dans leur mort comporte nécessairement deux moments dans un unique instant : un moment de consentement libre au salut et un moment de sanctification par Dieu.

Pour Dieu, béatifier ces enfants, c’est dans un même acte les rendre libres, capables de consentir librement au salut qui leur est offert, et les sanctifier.

Pour conclure

Hâter l’abandon par tous dans l’Église de la théorie des limbes exige un changement de problématique. Par les réflexions salutaires qu’il suscite, l’ouvrage de Dom Jean Pateau y aidera, croyons-nous, quelles que soient les réserves que nous avons manifestées, et bien qu’il se montre, en de nombreux points, l’héritier de l’ancienne problématique, devenue, hélas, classique.

Notes de bas de page

  • 1 Doc. cath. 2387 (7 oct. 2007), p. 852-879. À propos de ce document, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Faut-il encore parler des limbes ? », NRT 135 (2013), p. 549-568. Ce texte de la CTI, on s’en souvient, tout en présentant une critique aiguë de la théorie des limbes, maintient que celle-ci « demeure une hypothèse théologique possible » (Préambule et no 41 du document).

  • 2 En fait, le mot n’apparaît qu’avec Philippe le Chancelier (vers 1225). Pendant longtemps, le « lieu » des enfants morts sans baptême n’a pas été véritablement distingué de l’enfer. Pour Augustin, ces enfants sont en enfer, mais n’y subissent que des « peines très douces ».

  • 3 H. de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier-Montaigne, 1965, p. 227-232.

  • 4 C. Journet, La volonté divine salvifique sur les petits enfants, Bruges, Desclée de Brouwer, 1958.

  • 5 Cf. notre article cité n. 1, p. 567-568.

  • 6 Ibid., p. 566.

  • 7 CTI, « L’espérance du salut » (cité n. 1), no 79.

  • 8 C’est ce que nous écrivions dans notre article cité n. 1, p. 556 et 557.

  • 9 « Chacun a été inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Tout homme vient au monde en étant conçu dans le sein de sa mère et en naissant de sa mère, et c’est précisément à cause du mystère de la rédemption qu’il est confié à la sollicitude de l’Église. Cette sollicitude s’étend à l’homme tout entier et est centrée sur lui d’une manière toute particulière. L’objet de cette profonde attention est l’homme dans sa réalité humaine unique et impossible à répéter, dans laquelle demeurent intactes l’image et la ressemblance avec Dieu lui-même (Gn 1,27). C’est ce qu’indique précisément le Concile lorsque, en parlant de cette ressemblance, il rappelle que “l’homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même” (GS 24). L’homme, tel qu’il est “voulu” par Dieu, “choisi” par lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire : voilà ce qu’est “tout” homme, l’homme “le plus concret”, “le plus réel” ; c’est cela, l’homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d’hommes vivant sur notre planète dès l’instant de sa conception près du cœur de sa mère. » (Jean-Paul ii, Redemptor hominis 13, cité par J.P., p. 213-214.)

  • 10 Ce qui ne signifie pas que la célébration du baptême n’est qu’un constat et la proclamation publique d’un salut déjà présent. Dans cette célébration, une grâce particulière est donnée.

  • 11 « Moyen normal » : c’est une définition plus sociologique que théologique (si la thèse essentielle de J.P. est juste – ce que nous croyons –, ce moyen apparaîtra plutôt exceptionnel, au regard des milliards d’enfants morts sans baptême).

  • 12 J.P. ne nie pas les médiations. Au contraire, il est très attentif à la médiation de l’Église, à la nécessité de la prière des fidèles, par exemple, pour demander le salut des enfants morts sans baptême.

  • 13 Notons en passant que la « vision » ne représente qu’un aspect de l’auto-communication par Dieu de sa gloire et de sa sainteté.

  • 14 Ce « d’abord » n’est pas à comprendre chronologiquement.

newsletter


the journal


NRT is a quarterly journal published by a group of Theology professors, under the supervision of the Society of Jesus in Brussels.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgium
Tél. +32 (0)2 739 34 80