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The Spiritual Exercises of Ignatius of Loyola and Christian Contrition

Pierre Gervais s.j.
At the dawn of modern times, Luther and Ignatius of Loyola found themselves confronted by the problem of Christian contrition in the way in which it brings together human freedom and divine freedom. Against the backdrop of the conversion experience of Luther, the article draws out the logic which links between them the five exercises of the First Week of the Exercises on sin showing how, while taking into account the most profound existential intuitions of Luther, it also brings out the Catholic principle of the grace of forgiveness at the background of Christian contrition.

Quiconque donne les Exercices spirituels de saint Ignace pressent d’emblée l’importance qu’y revêt la semaine sur le péché. Elle seule, qu’elle soit vécue sur un mode ou sur un autre, met dans l’attitude de réceptivité qui permet d’ouvrir le livre des Évangiles et de se mettre à la suite du Christ. Cette première semaine joue donc un rôle fondateur par rapport à l’ensemble de la démarche des Exercices. Néanmoins, il n’est pas toujours facile de rejoindre la logique spirituelle à l’arrière-plan des cinq exercices qui la composent. Ceux-ci renvoient certes à ce moment décisif de la vie d’Ignace, celui de sa conversion lors de son séjour à Manrèse en 1522, mais, de cette conversion, le texte des Exercices ne dit mot. Il en est pour ainsi dire la relecture théologique, et c’est à ce titre qu’il balise le chemin intérieur de conversion en tout point personnel de celui qui fait les Exercices.

Or, comment caractériser dans son enjeu spirituel cette expérience de conversion dont la première semaine constitue en quelque sorte la traduction ? On ne mesure pas toujours ici à quel point, à l’instar de Luther, mais sous un mode différent, Ignace a été confronté à la question de la contrition chrétienne autour de laquelle s’était déjà cristallisée la discipline pénitentielle de l’Église avec l’avènement de l’homme comme sujet à l’aube du deuxième millénaire et qui, à l’entrée dans les temps modernes, se posait en termes de rapport entre la liberté humaine et la liberté divine dans l’acte de repentance1. Quelque dix années séparent la conversion de Luther de celle d’Ignace. L’un comme l’autre, chacun à sa façon et à partir de son histoire propre, s’est ainsi trouvé confronté à la crise spirituelle qui affectait l’Église de leur temps dans son passage à des temps nouveaux. On sait ce qu’a représenté pour la Réforme l’expérience de conversion de Luther. On ne soupçonne pas toujours l’apport des Exercices à la Contre-réforme, tout particulièrement dans sa réponse à la question posée à Luther.

Ainsi, si paradoxal que cela puisse paraître, et sans qu’il y ait rapport de dépendance, mais du fait même que tous deux étaient des acteurs d’un monde en mutation, est-ce à la manière dont la première semaine des Exercices se démarque de Luther dans son approche de la contrition chrétienne qu’on saisit au mieux la logique spirituelle à l’arrière-plan des cinq exercices qui la composent. En effet, chez l’un comme chez l’autre, on trouve un même radicalisme dans la perception du rapport entre péché et damnation méritée, un même radicalisme aussi dans la reconnaissance de l’impossibilité de rendre compte par soi-même de ses péchés indépendamment du Christ, source de notre justification. Au plan expérienciel, on trouve par ailleurs chez l’un comme chez l’autre un même recours à la consolation de l’âme comme principe de vérification de la contrition véritable. Nous évoquerons d’abord brièvement l’expérience de conversion de Luther. Sur son arrière-fond, nous lirons ensuite les cinq exercices de la première semaine.

I Luther et la contrition chrétienne

Qu’en est-il de l’expérience de conversion de Luther ? En 1505, Luther entre au couvent des ermites de saint Augustin d’Erfurt. Les dix années qui suivent sont pour lui des années d’épreuves intérieures. Il se sent incapable de se débarrasser de l’angoisse qui l’étreint face à son salut éternel. Il a beau s’adonner à toutes les pratiques pénitentielles de l’Église, jeûnes, veilles, longues heures de prière, assiduité au confessionnal, rien n’y fait : « Je croyais sérieusement pouvoir acquérir la justice par mes propres œuvres, et je n’aurais jamais cru possible d’abandonner ce genre de vie ».

La théologie de l’époque lui enseignait qu’il fallait la contrition parfaite2 pour être dans la grâce de Dieu, ce que contredisait le fond de concupiscence qui couvait en lui. Ainsi a-t-il le sentiment de s’enfoncer toujours plus dans une impasse. Rien ne semble pouvoir éteindre l’appétence qui le pousse vers les choses terrestres et le détourne de Dieu. Il vit ce déchirement comme un enfer : « Satan m’avait jeté dans un désespoir tel que je me demandais s’il existait un Dieu. J’avais cessé de le connaître. La tentation de l’incrédulité est une souffrance si grande que nulle parole ne peut l’exprimer ».

La libération survient le jour où, au contact de l’Écriture, tout particulièrement des psaumes et des épîtres de saint Paul, Luther découvre qu’il ne sert à rien de vouloir acquérir le salut par ses propres moyens. Dieu seul justifie, et il le fait par les mérites que le Christ nous a acquis sur la croix. L’homme est pécheur. Il reste pécheur. Il devient juste en s’en remettant au Christ avec une foi confiante. Tel est l’événement spirituel qui déterminera toute la suite de sa vie. Il a retrouvé la paix de l’âme. La crise de désespoir qui lui avait fait croire qu’il était destiné à la damnation éternelle se dénoue. Sa vie peut repartir sur une nouvelle base.

Luther traduit certes avec une force sans pareille une donnée essentielle au cœur de la contrition chrétienne, à savoir la référence personnelle au Christ mort pour nos péchés. De ce point de vue, son expérience de conversion a quelque chose d’indépassable. Ce faisant, Luther ne touche pas moins à la discipline pénitentielle de l’Église en un point essentiel. Il dissocie ce qui est de l’homme et ce qui est de Dieu dans l’acte de contrition, les actes de l’homme ne pouvant que s’interposer entre Dieu et lui et l’enfoncer ainsi toujours plus dans son péché. Seule la foi confiante dans le Christ qui justifie libère l’homme de son angoisse, tout pécheur qu’il est et qu’il demeure.

Luther garde certes le terme « contrition », mais il lui donne un sens nouveau. La contrition consistera essentiellement dans les « terreurs de la conscience » face à sa propre damnation éternelle que lui intime la Parole de l’Évangile et, d’autre part, dans la foi confiante en cette même Parole accueillie comme promesse de salut en Jésus-Christ mort pour nos péchés. En effet, écrit Luther, aux menaces de jugement et de condamnation qu’il profère contre l’homme pécheur, l’Évangile ajoute toujours une promesse de salut en vertu de la justice que Jésus-Christ nous a acquise en son sang sur la croix.

La contrition se réduit donc du point de vue humain aux terreurs de la conscience. Seul compte en elle l’acte qui tourne vers le Christ avec une foi confiante. Par voie de conséquence, la contrition telle que l’a toujours entendue la tradition catholique, avec ses actes que sont l’examen de conscience, le repentir, l’amendement de sa vie, la réparation pour les péchés commis, ne peut que rendre l’homme hypocrite en entretenant en lui l’illusion qu’il peut de lui-même rendre compte de son péché, et ainsi être à lui-même sa propre justice, ce qui, comme prétention, constitue l’essence même du péché. Logique avec lui-même, Luther récusera la distinction entre péché mortel et péché véniel. Le péché ne se situe pas d’abord au plan de l’agir moral et de ses qualifications. Il se définit essentiellement comme manque de foi dans le Christ3. Ne se reconnaît donc pécheur que celui qui croit, c’est-à-dire que celui qui, dans la foi, se voit tel que Dieu le voit. Autre corollaire, il ne peut y avoir de détestation véritable de sa vie passée avec ce que ce terme implique comme réaction volontaire à la faute commise. Seul compte ici le propos de mener une vie nouvelle. Ainsi, là où la foi catholique pose au cœur de la contrition un acte qui relève du libre arbitre, quelque pécheur que l’on soit, Luther ne voit qu’une liberté serve. Seule la foi dans le Christ procure le salut.

Tel est le séisme spirituel qu’opérait la théologie luthérienne de la conversion à l’entrée dans le xvi e siècle. Il faut bien reconnaître que plus d’un catholique s’y retrouve plus ou moins de nos jours, à l’accent qu’elle met spontanément sur la confiance en Dieu et au malaise qu’elle exprime par rapport à une morale des actes.

II La journée ignatienne sur le péché

La première semaine des Exercices se déroule normalement sur un certain nombre de jours. Ignace en répartit les cinq exercices sur la durée d’une seule et même journée (72,1). Leur distribution sur la journée est déjà instructive. Vient d’abord, à minuit, une première méditation sur le triple péché, suivie, au lever, d’une deuxième sur les péchés. À elles seules ces deux méditations contiennent déjà la grâce de la journée. C’est cette grâce que recueillent dans la matinée la « répétition » des deux méditations et, l’après-midi, avant l’heure de vêpres, la « reprise » de la journée, le tout se concluant, avant le repas du soir, par une méditation sur l’enfer. Il y a un facteur « temps » au repentir. C’est ce facteur qu’honorent à la fois la répétition et la reprise qui occupent la durée de la journée jusqu’à la méditation finale sur l’enfer.

À ce premier constat, s’en ajoute un second. La journée implique en effet, comme on peut le constater, trois méditations : deux à son point de départ, une troisième, à son terme. Le mode d’oraison de la journée sera donc de l’ordre de la méditation. En effet l’oraison porte ici sur des actes, en l’occurrence, des péchés commis. Or on ne contemple pas ses actes, on les médite, en regard de la fin poursuivie, ou encore de leurs conséquences. Contempler le péché serait se complaire en sa malice. On le médite, tout comme au plan de la justice, on médite la portée du délit commis en lien avec la peine méritée, le propre de la justice étant précisément de proportionner la peine à la faute en vue du rétablissement d’un ordre dans les relations en société. Ainsi en est-il du péché commis contre Dieu : on en mesure la nature et la gravité aux conséquences qu’il entraîne devant Dieu, à savoir la damnation éternelle.

Ce principe qui proportionne en toute justice la peine au délit structure la journée avec, à son point de départ, les deux méditations sur le triple péché et sur les péchés personnels et, à son terme, celle sur la peine, à savoir l’enfer. Et c’est de l’intérieur de ce rapport : faute commise / peine méritée, perçu et porté dans la prière, que prend forme sous la motion divine l’acte de repentir. Cet acte de repentir relève de la vertu de pénitence qui se rattache à la vertu de justice.

Cette structure d’ensemble de la journée commande aussi le corps des trois méditations. En effet, en chacune, les points d’oraison situent le retraitant à l’intérieur du rapport péché commis / damnation méritée, pour le mettre chaque fois, au terme, devant la miséricorde divine en la personne du Christ qui délie l’acte de la peine méritée. La première semaine est « la considération et la contemplation des péchés », écrit Ignace (4,2). En effet, cette semaine est bien de l’ordre de la considération, puisqu’elle a pour objet une réalité invisible, à savoir le péché ; elle est aussi contemplation dans la manière dont, au terme de chaque exercice, elle met en présence du Christ dans l’acte même du repentir.

Premier exercice : les trois péchés

La contrition, rencontre du Christ juge compatissant
L’oraison

Je demande dans ce premier exercice « honte et confusion de moi-même en voyant combien d’hommes ont été damnés à cause d’un seul péché mortel et combien de fois j’ai mérité d’être condamné pour toujours à cause de mes si nombreux péchés » (48,4). Et Ignace de préciser aussitôt, à l’aide d’un exemple, l’optique dans laquelle cette grâce est demandée : « prendre des exemples : comme un chevalier se trouvant devant son roi et toute sa cour, écrit-il, honteux et confus de l’avoir offensé ; lui dont, auparavant, il avait reçu de nombreux dons et de nombreuses faveurs » (74,2). D’emblée, l’exercice met donc dans un rapport de personne à personne.

Il s’agit dès lors de s’arrêter sur trois péchés : celui des anges (50), celui d’Adam et Ève (51) et, enfin, celui de tout homme « qui, pour un seul péché mortel, est allé en enfer et de beaucoup d’autres, innombrables, qui y sont allés pour moins de péchés que je n’en ai faits » (52). On se rend présent à ces trois péchés en y appliquant les trois facultés de l’âme, mémoire, intelligence et volonté : la mémoire pour se remémorer le fait, l’intelligence pour en saisir la portée et, enfin, la volonté pour se laisser affecter par ce qu’on en a perçu, de façon à éprouver d’autant plus de honte et de confusion de soi-même pour ses propres péchés.

Le péché des anges met d’emblée devant ce qu’est le péché comme acte. En effet, les termes auxquels Ignace a recours sont ceux qui définissent dans les Exercices notre relation de créature au Créateur, conviés que nous sommes, comme créatures, dans le respect qu’on lui doit, au libre accueil de sa grâce : « comment eux, étant créés dans la grâce, ne voulant pas s’aider de leur liberté pour rendre révérence et obéissance à leur Créateur et Seigneur, ils tombèrent dans l’orgueil, passèrent de la grâce à la malice et furent chassés du ciel en enfer » (50,4-5). S’il en a été ainsi du sort des anges au regard d’un seul péché, que devrait-il en être dès lors de moi-même en regard de mes innombrables péchés ? Question qui ne peut que remplir de honte et de confusion de soi-même.

Arrive alors — et c’est le deuxième point de l’exercice — le péché d’Adam et Ève, péché de désobéissance tout comme celui des anges et dont la conséquence a été pour l’humanité entière la perte de la justice originelle (51,5). Il faut se remettre en mémoire comment, suite à ce péché, écrit Ignace, Adam et Ève « firent une longue pénitence » et « quelle corruption entra dans le genre humain, tant de peuples allant vers l’enfer » (51,2). Adam et Ève ouvraient ainsi en leur personne la voie de la pénitence que tout homme est dorénavant appelé à emprunter pour renouer avec Dieu.

Vient enfin le troisième péché. Il s’agit désormais du « péché particulier de tout homme qui, pour un péché mortel, est allé en enfer ». Jusqu’ici l’attention s’était portée sur le rapport qu’entretiennent entre elles la faute et ses conséquences. Mais ce qu’est le péché en vérité ne peut être saisi qu’à partir de celui qu’il offense, Dieu. Autrement dit, le péché n’est pas seulement manque de respect ou désobéissance (50,4). En péchant, on agit contre Dieu et on se pose contre lui. Là résident sa gravité et sa malice. Me remettre en mémoire ce péché particulier de tout homme, nous dit Ignace, me fait peser « la gravité et la malice du péché commis contre son Créateur et Seigneur » (52,2), et, en parcourant le sujet avec l’intelligence, me fait prendre la mesure de ce « comment, en péchant et en agissant contre la Bonté infinie, cet homme a été justement condamné pour toujours » (52,3).

Personne ne peut être à la fois juge et partie en regard de ses propres délits. Seule une instance extérieure, en la personne du juge, est habilitée à porter la sentence qui répond du délit commis. Ainsi en est-il de la faute commise contre Dieu. Mais Dieu ne constitue pas, comme dans l’exercice de la justice humaine, l’instance extérieure qui vient ajouter une peine au délit commis. La peine que Dieu inflige est constitutive de l’acte posé contre lui. Elle relève de la perversion de la liberté dans son orientation foncière au bien. Autrement dit, le jugement de Dieu n’entraîne pas de sa part un nouvel acte, tout comme dans le cas de la justice humaine. Ce jugement ne fait que rendre manifeste la contrariété dans laquelle a enfermé le péché commis, aussi bien au regard de sa Bonté infinie qu’au regard de la bonté foncière de la créature. Ce jugement n’est autre que sa bonté, telle qu’elle s’atteste dans la damnation encourue et à laquelle se voue effectivement celui qui a agi contre elle. D’où, de la part d’Ignace, le recours à la forme passive pour dire un acte qui affecte l’homme en sa personne mais qui, de fait, relève de Dieu : « considérer comment cet homme a été justement condamné pour toujours ».

Qu’un acte humain de caractère conjoncturel puisse entraîner une damnation éternelle, voilà qui est un scandale pour la raison humaine. Mais l’intelligence des choses à laquelle Ignace nous convie en parcourant le sujet ouvre sur l’insoupçonné de la liberté humaine en ce qu’elle a d’inaliénable, chaque acte bon de sa part participant de la Bonté infinie de Dieu, tout acte mauvais commis contre Dieu enfermant et fixant dans son refus, à moins que la liberté ne s’engage à la suite d’Adam et Ève sur un chemin de repentance. Constat qui, de fait, ne peut que me rendre d’autant plus honteux et confus de moi-même en regard de mes innombrables péchés.

Le colloque

Or c’est précisément à ce moment où, de par son mouvement même, la méditation des trois péchés transporte en la Bonté infinie et en ses jugements que le colloque sur lequel elle se conclut met en présence du Christ en croix, lui, la Bonté infinie en laquelle s’est accomplie toute justice pour mes péchés. « Imaginant le Christ notre Seigneur devant moi et mis en croix, faire un colloque ». Un colloque, nous disent les Exercices, se fait à proprement parler « en parlant comme un ami à un ami ou un serviteur à son seigneur » (54). Or, en cet instant, c’est bien l’ami infidèle, le chevalier félon, que croise le regard du Christ en croix, d’autant plus honteux et confus de lui-même.

D’où, dans le bouleversement intérieur que produit cette vue du Christ en croix, la question qui surgit : « comment, de Créateur, il en est venu à se faire homme, à passer de la vie éternelle à la mort temporelle, et ainsi à mourir pour mes péchés », acceptant de mourir en lieu et place de moi-même pour m’acquitter en toute justice de la damnation méritée. D’où, du sein de la honte et de la confusion ressenties, cette autre question : « me regarder également moi : ce que j’ai fait pour le Christ, ce que je fais pour le Christ, ce que je dois faire pour le Christ », question qui ne peut trouver de réponse que dans l’ami trahi. D’où aussi le dialogue intérieur avec moi-même qui s’ensuit sous son regard : « le voyant dans cet état, suspendu ainsi à la croix, parcourir ce qui s’offre à moi ».

On ne saurait douter de la puissance de cette méditation sur les trois péchés dans la poussée qu’elle exerce vers une toujours plus grande honte et confusion de soi-même en passant de la considération du péché des anges à celle de celui d’Adam et Ève pour me projeter enfin en l’infinie Bonté de Dieu et en la profondeur de ses jugements, avant de me mettre finalement face au Christ en croix, mort pour mes péchés, en qui s’accomplit toute justice. À sa façon, et comme de par son mouvement même, elle recoupe ces longues années où, aux prises avec la puissance de péché qui le submergeait et le tenait à distance de Dieu, se sentant voué à la damnation éternelle en vertu de la parole même des Évangiles, Luther s’est retrouvé, dans un moment qui marquera toute la suite de sa vie, devant le Christ en croix en qui s’était accomplie toute justice pour ses péchés — à cette différence près, et qui n’est pas sans portée, que là où Luther pense angoisses et terreurs de la conscience, Ignace pense honte et confusion de soi-même. De part et d’autre néanmoins — et telle est bien la grâce propre à l’exercice — il y a cette découverte, bouleversante, éminemment personnelle, du Christ en qui s’origine tout mouvement de conversion, découverte à laquelle ne saurait se substituer aucune considération d’ordre général, et finalement abstrait, sur le salut apporté par le Christ. D’où aussi le pro me, « pour moi », qui caractérise si fortement la théologie de Luther dans sa relation au Christ et qu’on retrouve à l’arrière-plan de toute la première semaine des Exercices.

Deuxième exercice : les péchés

La contrition, découverte de la vie comme don de la miséricorde de Dieu
L’oraison

L’exercice du lever du jour porte sur les péchés (55,1)4. La méditation précédente avait eu pour objet trois péchés particuliers, celui des anges, celui de nos premiers parents, celui de tout homme qui meurt en état de péché mortel. Désormais, il n’y va plus seulement d’un péché singulier, mais des péchés, à la fois dans leur multiplicité et dans leur prolifération. Ce faisant, l’exercice met en présence du Christ souverain juge : « me voir comme un grand pécheur enchaîné, c’est-à-dire que je m’avance comme lié par des chaînes pour paraître devant le juge suprême et éternel ». Et Ignace de proposer à titre d’exemple, pour entrer dans la grâce propre à l’exercice, « la manière dont ceux qui sont prisonniers et enchaînés, méritant déjà la mort, paraissent devant leur juge temporel » (74,3).

La grâce que je demande est celle « d’une grande et intense douleur et des larmes pour mes péchés » (55). Ces termes sont ceux-là mêmes auxquels, déjà, le Concile de Florence a eu recours pour définir la contrition du cœur : « douleur des péchés commis, avec la résolution de ne plus pécher désormais » (DS 1323). Ce sont précisément les termes avec lesquels Ignace définit la pénitence intérieure5 qui consiste à « s’affliger (dolor se) de ses péchés, avec le ferme propos de ne plus commettre ni ceux-ci, ni d’autres » (87,2). Nous sommes ici au cœur de la journée ignatienne sur le péché.

Qu’en est-il dès lors de l’exercice ? Après avoir remis en mémoire la suite des péchés de ma vie, année par année, époque par époque, en pensant aux lieux habités, aux relations entretenues et aux charges exercées (56), il s’agit de s’arrêter à la considération de ce qu’ils sont : « mesurer le poids des péchés, nous dit Ignace, en regardant la laideur et la malice que contient en soi chaque péché mortel commis, même s’il n’était pas défendu » (57).

Par péché mortel, il faut entendre ici, selon les manuels de confession de l’époque, les péchés capitaux, c’est-à-dire ces péchés générateurs de péchés et qui sont à la source de tous les autres péchés. Ignace nous invite à les considérer pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, même s’ils n’étaient pas défendus. Ceux-ci ne tirent donc pas leur malice du seul fait qu’ils sont défendus, mais bien de ce qu’ils sont en soi. M’est donc retirée d’entrée de jeu toute norme dont je disposerais pour juger de ce qui est péché ou ne l’est pas en termes de permis et de défendu, ou encore pour distinguer péché mortel et péché véniel. À sa façon, Ignace rejoint ici un point clé de la doctrine de Luther : ce qu’est le péché en soi renvoie à la seule personne de celui qu’il offense, à savoir Dieu. C’est dans cette optique qu’Ignace invite à considérer tout péché à la fois dans sa laideur et dans sa malice, la laideur portant sur le rapport que l’on entretient avec lui, la malice, sur le rapport qu’il instaure avec Dieu.

Cette laideur, il arrive à tout homme de la ressentir un jour ou l’autre, et de façon quasi physique, aux sentiments de dégoût et de répulsion qu’éveillent en lui la souillure et la flétrissure qu’y laissent les péchés qu’il commet : « regarder toute ma corruption et ma laideur corporelle » (58,4). Il arrive aussi à tout homme de la ressentir au sentiment d’être habité à certaines heures, comme à son corps défendant, par une puissance de péché d’où naissent pensées et calculs mauvais, au point de se voir en ce moment-là « comme une plaie et un abcès d’où sont sortis tant de péchés et toutes sortes de méchancetés, et un poison si ignoble » (58,5). C’est un sentiment de cet ordre que Luther avait de lui-même avant la grâce de sa conversion, aux prises avec une concupiscence qui l’attirait, à son corps défendant, aux choses basses.

Mais plus décisif que ce rapport à soi-même qu’entraîne le péché est le rapport que celui-ci instaure avec Dieu. En effet le péché ne se donne à connaître pour ce qu’il est en vérité qu’à partir de celui qu’il offense. D’où le point suivant de la méditation : « considérer qui est Dieu contre qui j’ai péché, selon ses attributs, comparant ceux-ci à leurs contraires en moi : sa sagesse à mon ignorance, sa toute-puissance à ma faiblesse, sa justice à mon iniquité, sa bonté à ma malice » (59). Bonté. Malice. Ces termes étaient déjà au cœur de la méditation précédente : les mauvais anges passent de la grâce à la malice et du ciel en enfer, tandis que la malice de tout homme qui a péché contre son Créateur et Seigneur entraîne de la part de la Bonté divine sa juste condamnation. Or c’est précisément alors que je reconnais ma propre malice au regard de la Bonté infinie que la méditation me met à mon tour devant « le juge suprême et éternel », en attente de la juste sentence qui ne peut être pour moi que celle de la damnation méritée.

Cet instant est précisément celui où jaillit du cœur « ce cri d’étonnement avec une grande émotion » dont fait état la méditation, alors que, passant en revue toutes les créatures, je découvre « comment elles m’ont laissé en vie et m’y ont conservé » (60,1). J’étais voué à la mort, et voilà que je me découvre rendu à la vie, porté par la création entière. Il eût été difficile de rendre avec plus de force l’émotion au cœur de toute conversion véritable dans le passage qu’elle opère ainsi de la mort à la vie. Dans un renversement total du regard, je découvre à mon étonnement que la création entière à laquelle j’avais fait violence par mes agissements m’a conservé dans la vie alors qu’elle aurait pu se retourner contre moi. D’où aussi ce cri d’exclamation admirative qui va s’amplifiant à mesure que, parcourant tout l’ordre créé, j’y découvre une prévenance et une sollicitude insoupçonnées qui m’ont gardé de la peine méritée. Ainsi en est-il des anges : « comment il se fait qu’étant le glaive de la justice divine, ils m’ont supporté, gardé et ont prié pour moi » (60,2). Et des saints : « comment ont-ils intercédé et prié pour moi ? » (60,3) Et ce « pour moi » de s’étendre dès lors à la création entière, telle que la déploient les premières pages de la Genèse, création évoquée ici par Ignace dans un lyrisme dont le livre des Exercices n’est pas coutumier et qui traduit sûrement quelque chose de l’expérience mystique au cœur de sa propre grâce de conversion, expérience qui, sous un mode ou sous un autre, relève de toute contrition véritable : « les cieux, le soleil, la lune, les étoiles et les éléments, les fruits, les oiseaux, les poissons et les animaux, et la terre, comment elle ne s’est pas ouverte pour m’engloutir, créant de nouveaux enfers pour que j’y souffre pour toujours » (60,4).

Or c’est précisément de ce cri d’émerveillement devant une vie désormais déliée de ses chaînes que naît « cette grande et intense douleur et ces larmes pour mes péchés » dont faisait état la demande de grâce initiale de l’exercice, douleur et larmes qui sont ici à la mesure de la reconnaissance du don reçu, dans la conscience de ce qui a été mon péché, à la fois comme offense faite à Dieu et comme cause de la mort en croix de celui devant lequel je me trouve en cet instant : lui, le juge suprême et éternel. L’émerveillement en lequel redoublent ici la douleur et les larmes est de l’ordre de la consolation spirituelle où l’on « verse des larmes qui portent à l’amour de Dieu à cause de la douleur ressentie pour ses péchés » (316,3). Transportée en l’amour qu’a pour elle celui qu’elle a offensé, l’âme se trouve en cet instant changée en ce même amour précisément dans la douleur que celui-ci suscite en elle pour ces mêmes péchés. Telle est en toute rigueur le mouvement de la contrition chrétienne. Don de Dieu, celle-ci s’origine en Dieu pour trouver en lui son terme, dans la reconnaissance de ses propres péchés. Ces mêmes péchés qui tenaient à distance de Dieu deviennent dès lors, reconnus en lui, le lieu d’une intimité retrouvée6.

Une même logique spirituelle commande les deux premiers exercices de la journée. Cette logique est de l’ordre de la justice qui proportionne la peine à la faute. En effet, d’une part, il y a la honte et la confusion de moi-même en regard de la damnation méritée pour mes péchés et, de l’autre, une fois la peine levée, la douleur et les larmes pour ces mêmes péchés, le passage de la honte et de la confusion à la douleur et aux larmes s’opérant dans le Christ à la manière dont, en accomplissant en sa mort toute justice en place et lieu de moi-même, il me délivre de la damnation méritée. Honte et confusion deviennent douleur et larmes dans l’accueil de l’insoupçonné de la miséricorde divine.

Le colloque

Vient alors le colloque. « Terminer par un colloque de miséricorde, écrit Ignace, m’entretenant avec Dieu notre Seigneur, en lui rendant grâce pour m’avoir donné la vie jusqu’à maintenant, en formant le propos de m’amender avec sa grâce pour l’avenir » (61). Tout en mettant en relation avec le Christ en croix, le colloque du premier exercice demeurait encore de l’ordre d’un dialogue avec soi-même sous le regard du Christ. Dans la parole que libère la miséricorde divine, ce colloque devient entretien de l’ami avec l’ami et à la fois action de grâce et ferme propos. L’action de grâce découlait de la vie reçue jusqu’à présent et le ferme propos de s’amender de la douleur ressentie.

Il n’est pas sans portée qu’après avoir été mis devant le Christ en croix, ce soit désormais avec lui, en qualité de Créateur de toutes choses (cf. 53,1), que prenne forme le colloque. C’est ici qu’Ignace se démarque de la façon la plus radicale de Luther. Pour Luther, en effet, la contrition consistait essentiellement dans un acte de foi confiante dans le Christ, tout pécheur que l’on est et que l’on demeure. Or, pour Ignace, si la contrition chrétienne s’origine dans le regard porté sur le Christ en croix, elle s’authentifie dans la confirmation de notre condition de créature devant Dieu.

Ainsi est-ce du don reçu de la vie que jaillit ici l’action de grâce et que prend forme le propos de s’amender. Luther dissociait volontiers la foi et les œuvres, le péché relevant du manque de foi. Certes, Luther ne niait aucunement la loi morale et ses exigences, mais celle-ci ne pouvait intervenir que dans un temps second par rapport à l’acte de foi dont elle était tributaire. D’où le soupçon qu’a toujours laissé planer par la suite la Réforme sur la théologie morale de l’Église, élaborée selon elle en système fondé sur la loi naturelle, indépendamment de la relation existentielle à la personne du Christ.

Or pour Ignace, le propos de s’amender naît précisément de la reconnaissance de notre propre condition de créature comme don de la miséricorde de Dieu, d’où la portée de la morale chrétienne jusque dans ses développements rationnels. Celle-ci découle de la relation au Christ en croix au fondement de la conversion chrétienne et en laquelle on se trouve restauré dans la condition de créature. Il en découle aussi l’exigence d’amender sa vie avec ce que cette exigence implique comme capacité à distinguer le bien et le mal, péché mortel et péché véniel, capacité qui était retirée à l’homme encore enfermé dans son péché.

Le ferme propos ne s’ajoute donc pas de l’extérieur à la douleur pour ses péchés. Il en est l’expression concrète et tangible. En effet, celle-ci ne se réduit pas à la seule retombée affective de la faute commise. Elle s’authentifie à la résistance que l’on oppose au péché commis et à ses suites, en corrigeant pour Dieu ce qui a été fait contre lui en vue de rétablir un ordre de justice fondé sur la bonté foncière des choses. Le péché étant un acte, le repentir par lequel on s’en détourne est aussi un acte, quelque douloureux qu’il soit.

Troisième exercice : la répétition

La double dimension, passive et active, de la contrition
L’oraison

Les deux méditations initiales de la journée contiennent la grâce de la journée. Encore faut-il que cette grâce s’éprouve sur une durée. Il y a un facteur temps inhérent à tout repentir véritable. Tel est le travail intérieur que prend en charge la « répétition » de la matinée. « Le troisième exercice, nous dit Ignace, est une répétition du premier et du deuxième exercices en faisant trois colloques » (62,1). Plus précisément, il s’agit de « faire une répétition du premier et du deuxième exercices en notant, et en m’y arrêtant, les points où j’ai senti une plus grande consolation ou désolation ou un plus grand sentiment spirituel » (62,2). On reprend alors les deux méditations initiales de la journée, à la manière dont on a été rejoint et touché par elles durant l’heure d’oraison sur un point ou sur un autre.

Il y a en effet une dimension passive à la contrition. Luther le relevait déjà, au point de réduire celle-ci aux terreurs de la conscience face à la damnation éternelle. Or la contrition ne se réduit pas au seul effet que produit dans l’âme la conscience de son péché. Elle est aussi le fait de l’action de Dieu dans le mouvement de la prière. Passive du péché qu’elle a à affronter, l’âme est aussi passive de la motion divine qui l’en détourne. Bref, il y a les motions contraires qui se produisent dans l’âme, les unes de l’ordre de la consolation spirituelle pour ce qui est de la motion divine, les autres, de l’ordre de la désolation spirituelle pour ce qui est des péchés commis. C’est sur cet arrière-fond que s’opère la répétition ignatienne dans son retour aux deux méditations initiales.

« J’appelle consolation, dit Ignace, quand se produit dans l’âme quelque motion intérieure par laquelle l’âme en vient à s’enflammer dans l’amour de son Créateur et Seigneur » (316,1), ou encore « lorsqu’elle verse des larmes qui portent à l’amour de son Seigneur à cause de la douleur ressentie pour ses péchés » (316,3). « J’appelle par ailleurs désolation tout le contraire de la consolation spirituelle, comme par exemple obscurité de l’âme, trouble en elle, motion vers les choses basses et terrestres, absence de paix venant de diverses agitations et tentations qui poussent à un manque de confiance, sans espérance, sans amour, l’âme se trouvant toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de Dieu » (317,3). Ces motions « se produisent dans l’âme » (313,2), et les pensées qui en proviennent sont contraires les unes aux autres (cf. 317,4). On en est passif. Encore faut-il les « sentir et reconnaître en quelque manière, les bonnes pour les recevoir et les mauvaises pour les rejeter » (313). D’où le débat intérieur qui s’ensuit, inhérent à tout chemin de repentir.

Il peut arriver aussi qu’un « sentiment spirituel » se dégage des deux premières heures d’oraison, avec ce que celui-ci implique déjà comme perception intérieure des enjeux que représente pour moi ce sur quoi j’ai médité, sentiment qui met déjà sur la voie de l’assentiment à donner à la grâce de la journée. Paisible, l’âme adhère alors à ce qui lui est indiqué sous la motion divine, jusque dans son pressentiment des actes qu’elle aura à poser pour se détacher de ses péchés dans une liberté intérieure retrouvée.

Le triple colloque

Toute passive des motions qui se produisent dans l’âme, la contrition chrétienne n’en a pas moins une dimension active. C’est de cette dimension du repentir que rend compte le colloque sur lequel se termine la répétition. Celui-ci prend la forme d’une demande adressée tour à tour à Notre-Dame, au Fils, et finalement au Père. Par la médiation de Notre-Dame, elle transporte à Dieu dans la relation qui unit le Fils au Père de toute éternité. On s’y adresse d’abord « à Notre Dame, afin qu’elle m’obtienne de son Fils et Seigneur la grâce demandée » (63,1), puis « au Fils pour qu’il m’obtienne cela du Père » (63,5), et enfin, « au Père, pour que le Seigneur Éternel lui-même me l’obtienne » (63,6).

Les trois points sur lesquels porte ce colloque anticipent déjà les développements qu’apportera par la suite le Concile de Trente à la définition de la contrition. Autrement dit, la contrition n’est pas seulement douleur pour les péchés commis ; elle en est la détestation avec la résolution de ne plus les commettre. Bref, la contrition ne consiste pas seulement en un abandon du péché et un ferme propos de commencer une vie nouvelle comme l’entend Luther. Elle est « haine de la vie ancienne et intense horreur du péché » (DS 1676). Il ne suffit donc pas de former le ferme propos de mener une vie nouvelle. Encore faut-il réagir à la faute commise en s’en détournant.

La démarche de conversion que trace la journée ignatienne sur le péché en arrive à son point final. La grâce demandée dans ce triple colloque est certes une grâce de connaissance mais précisément pour que, fort de cette connaissance, j’aie en haine mes péchés, et m’en détourne d’autant plus résolument, à savoir « que je sente une connaissance intérieure de mes péchés et une horreur de ceux-ci » (63,2) ; « que je sente le désordre de mes opérations afin que, les ayant en horreur, je m’amende et je m’ordonne » (63,3), et enfin que j’aie « la connaissance du monde, afin que l’ayant en horreur, j’écarte de moi les choses mondaines et vaines » (63,4).

Quatrième exercice : reprise

La contrition, signe du pardon de Dieu

Vient alors à l’heure de vêpres le quatrième exercice de la journée. Celui-ci se présente non pas sous la forme d’une répétition mais d’une reprise de la journée : « reprendre : pour que l’intelligence, sans divaguer, parcoure assidûment le souvenir des choses contemplées dans les exercices précédents » (64,2). Il y va d’une grâce d’intelligence spirituelle suite à ce qui est advenu au cours de la journée. Le regard est alors celui d’un cœur unifié qui ne se laisse pas disperser. En chacun des actes qui m’ont détourné du péché et tourné vers Dieu, il y avait plus que moi-même, il y avait le don du repentir, il y avait le Christ notre Seigneur. Ce qui était méditation des péchés devient dès lors contemplation en celui qui m’en a libéré.

Il n’est pas fait état du pardon de Dieu, et pour cause, pourrait-on dire. En effet, il n’y a pas de pardon sans repentir, pas plus d’ailleurs qu’il n’y a de repentir qui ne soit déjà le fait du pardon de Dieu. La pénitence est déjà en elle-même un fruit du pardon de Dieu, alors même qu’elle le suscite. Dieu prend en compte l’acte posé sous sa motion comme cause de son propre pardon, comme le dit Thomas d’Aquin. Ainsi se trouve honoré de la part de Dieu l’acte humain que lui-même suscite et qui à la fois détourne du péché et tourne vers lui7. Or c’est précisément de cet acte propre au retraitant que rend compte la journée ignatienne sur le péché. Vient en effet ce moment où Dieu lui-même se donne à contempler, en toute intelligence spirituelle, dans l’acte même de repentir, à l’origine duquel il est et en lequel il atteste son pardon. J’y accueille alors Dieu à la fois pour ce qu’il est en lui-même et en ce qu’il est pour moi dans son pardon.

Cinquième exercice : une méditation sur l’enfer

Une reconnaissance éblouie
L’oraison

Aux deux méditations initiales sur le péché succède au terme de la journée la méditation sur l’enfer.

« Demander ce que je veux, écrit Ignace : ce sera ici demander de sentir intérieurement la peine qu’endurent les damnés, afin que, si j’en venais à oublier l’amour du Seigneur Éternel8 à cause de mes fautes, du moins la crainte des peines m’aide à ne pas tomber dans le péché » (65,4-5). La demande du triple colloque avait porté sur un sentir : sentir une connaissance intérieure de mes péchés (63,2) ; celle de cet exercice porte aussi sur un sentir : sentir intérieurement la peine de l’enfer. Cette peine consiste essentiellement dans le fait de s’être fixé à tout jamais dans sa propre contrariété avec Dieu. Elle relève de l’ordre des choses invisibles et ne se donne à percevoir qu’à sa retombée dans les sens.

En toute rigueur de termes, j’ai été pardonné. Ne reste donc plus en moi que la concupiscence qui, suite du péché des origines, a inscrit en moi une vulnérabilité native au péché9. Aussi, au terme de la journée, est-ce dans la conscience de cette fragilité que je suis invité à faire acte d’humilité à l’encontre de toute présomption de ma part qui pourrait me faire retomber dans le péché : que la crainte de la peine qu’endurent les damnés me vienne en aide si jamais j’en arrivais à oublier l’amour de Dieu pour moi. Cette crainte est une grâce à demander. Elle est la crainte salutaire qui garde du péché, à la pensée du châtiment qu’il entraîne. Bien que je sois sauvé, l’enfer ne demeure pas moins ainsi une composante de mon existence chrétienne aussi longtemps que je suis sur terre, et sa crainte, une aide à ma liberté.

Qu’en est-il dès lors de cette méditation ? Elle prend appui sur les représentations auxquelles le Christ lui-même a eu recours pour mettre en garde contre le péché. Celles-ci en appelaient aux sens. Ainsi en est-il de la méditation de l’enfer, qui mobilisera tour à tour les cinq sens : voir par la vue de l’imagination les flammes de l’enfer (66), entendre de mes oreilles les plaintes, les hurlements, les cris, les blasphèmes contre le Christ notre Seigneur et contre les saints (67), sentir par l’odorat le souffre et la pourriture (68), goûter par le goût des choses amères comme par exemple les larmes, la tristesse et le ver de la conscience (69) ; enfin toucher par le tact, c’est-à-dire sentir comment les flammes touchent et embrasent les âmes (70).

Le colloque

La méditation se conclut par un colloque au Christ notre Seigneur. Tout comme pour les deux méditations initiales, le colloque fait passer du registre de la justice à celui de la miséricorde. En se détachant sur l’arrière-fond de la damnation éternelle de l’enfer dont on a été sauvegardé, il met comme à distance de la grâce reçue pour d’autant mieux l’accueillir dans l’action de grâce. En préambule au colloque, Ignace invite à se remettre en mémoire les âmes qui sont en enfer en en précisant le motif : « les unes parce qu’elles ne crurent pas en sa venue, les autres qui, y croyant, n’ont pas agi selon ses commandements » (71,1)10. Ignace fait ici sienne l’intuition au cœur de l’expérience de conversion de Luther, à savoir que seule la foi au Christ délivre de la damnation éternelle, mais il la corrige aussitôt : à elle seule la foi ne suffit pas, encore faut-il que celle-ci s’authentifie dans les œuvres, à savoir l’observance des commandements. Il invite ensuite à embrasser d’un seul regard la totalité de l’histoire en y répartissant ces âmes en trois groupes : « le premier, avant sa venue ; le deuxième, durant sa vie ; le troisième après sa vie en ce monde » (71,2). Ainsi, toute l’histoire de l’humanité se trouve-t-elle rapportée à la venue du Christ sur terre certes, mais telle qu’en celle-ci le Christ rejoint tout homme dans le cours de l’histoire humaine : le Christ vient au-devant de tout homme.

C’est sur le fond de ces préalables que prend place le colloque. Il s’adresse au Christ notre Seigneur : « Après quoi, écrit Ignace, lui rendre grâce pour ne pas m’avoir laissé tomber dans aucun de ces groupes mettant fin à ma vie, et aussi de ce que, jusqu’à maintenant, il a toujours eu tant de compassion (piedad) et de miséricorde pour moi » (71,3-4).

La mort n’est pas seulement une réalité naturelle ; elle est aussi une réalité d’ordre spirituel, « salaire du péché » comme le dit saint Paul. Ainsi, à lui seul, le fait que le Christ n’ait pas mis fin à ma vie, évitant de me laisser tomber en aucun de ces trois groupes constitue déjà un motif d’action de grâce. Dans cette action de grâce, se trouve reprise toute la journée, à la manière dont le don de la vie était présent à chacune de ses méditations, soit sous le mode de la honte et la confusion ressenties au fait d’être toujours vivant alors que l’on mérite l’enfer, soit encore sous le mode de la reconnaissance de ce que la vie m’a été donnée « jusqu’à maintenant », soit encore, comme ici, du fait que le Christ n’y a pas mis fin. Si les Exercices font entrer dans une histoire du salut, ils le font en référence à notre condition de créature qui a pour caractéristique de s’inscrire dans le temps et, à vrai dire, dans un temps imparti aussi longtemps que nous sommes sur terre.

À cette action de grâce pour le don de la vie s’ajoute l’action de grâce de ce que le Christ lui-même a eu jusqu’à maintenant tant de compassion et de miséricorde pour moi. Compassion et miséricorde tracent la figure du Christ de la semaine ignatienne sur le péché, la compassion renvoyant au colloque avec le Christ en croix du premier exercice, la miséricorde, à celui du deuxième, compassion et miséricorde en lesquelles s’atteste l’amour éternel du Père pour moi. En se détachant sur l’arrière-fond de l’enfer dont j’ai été sauvé, la grâce de la journée se révèle à la fois en ce qu’elle est en elle-même et en ce qu’elle est pour moi.

C’est ainsi que, toujours sur l’arrière-fond de l’enfer éternel, cette même grâce, si personnelle dans la relation qu’elle a établie entre le Christ et le retraitant, se révèle au terme de la journée grâce offerte à tous. En effet, depuis Adam et Ève, et cela jusqu’à la fin des temps, le Christ vient à tout homme, nous dit Ignace, compatissant et miséricordieux, sollicitant de chacun en retour, avec un infini respect et comme dans une relation d’égal à égal, cette réponse qui ne peut être que le fait d’une liberté à laquelle il ne peut se substituer. Or, chaque fois que, sous un mode ou sous un autre, cette réponse est donnée, elle est un acte de foi en sa venue qui, comme tel, dans la conversion du cœur qu’il opère, met à l’abri de la damnation méritée et ouvre sur l’amour éternel du Père.

Telle est la grâce de la contrition chrétienne propre à la première semaine des Exercices. Quiconque donne les Exercices pressent en effet que ce n’est qu’après avoir été touché d’une façon ou d’une autre par la compassion et la miséricorde de Dieu manifestées en Jésus-Christ, que l’on peut, dans la liberté de l’Esprit, se mettre à l’école du Christ dans la contemplation des mystères de sa vie sur terre.

Conclusion

Même si elle mobilise l’homme en sa totalité, la première semaine des Exercices ne s’identifie pas pour autant au tout de l’expérience chrétienne. À preuve, le fait qu’alors même qu’il s’adonne aux exercices de la semaine, le retraitant est déjà invité à faire « l’examen de conscience quotidien pour se purifier et pour mieux se confesser » (32). Or, cet examen présuppose précisément le fruit de la semaine sur le péché. Ainsi en est-il de l’action de grâce au point de départ de l’examen : « rendre grâce à Dieu notre Seigneur pour les bienfaits reçus » (43,1). Ainsi en est-il de la capacité de juger par soi-même de ses péchés là où il s’agit, avec la grâce de Dieu, « de demander compte à mon âme, depuis l’heure du lever jusqu’au présent examen, heure par heure ou période par période, d’abord des pensées, puis des paroles, puis des actes » (43,4-5), le tout de l’examen se terminant sur une demande de pardon pour les fautes commises et le ferme propos de s’amender avec la grâce de Dieu (45,6-7).

Pour Ignace, l’examen de conscience, en lien avec le sacrement de confession et la réception du Très Saint Sacrement, donne déjà son rythme à la vie chrétienne. Les cinq exercices de première semaine n’ajoutent rien à ce rythme, si ce n’est qu’étant données « la douleur présente pour les péchés et les mauvaises actions de toute sa vie » (49,2) et « une connaissance plus intérieure des péchés et de leur malice qu’au temps où l’on ne s’adonnait pas ainsi aux choses intérieures » (44,3), ils disposent à une confession générale de toute sa vie, pratique qu’Ignace avait faite sienne lors de son séjour à l’abbaye de Montserrat, avant de déposer ses armes au pied de Notre Dame et de s’engager dans sa vie nouvelle de pénitent en prenant le chemin de Manrèse11.

Il est indéniable que les cinq exercices de la première semaine des Exercices ouvrent sur cette connaissance des « choses intérieures » dont parle Ignace. Leur registre n’en est pas moins celui de ce qu’on pourrait appeler les « fondamentaux » de la vie chrétienne. À ce titre, la première semaine vaut déjà par elle-même, indépendamment des trois autres semaines des Exercices. Ignace recommandait en effet à qui donnait les Exercices d’en rester, en règle générale, aux exercices de première semaine et de réserver les semaines qui suivent, avec le processus des élections qu’elles engagent, à ceux dont on pouvait espérer un plus grand profit, étant donné aussi que, d’un point de vue pratique, « le temps manque pour tout faire » (cf. 18,12).

Il est évident qu’on ne donnera la première semaine des Exercices qu’en prenant en compte le niveau humain et culturel de la personne à laquelle on s’adresse, d’où les adaptations auxquelles la semaine peut donner lieu. Néanmoins, même de nos jours, on ne pourrait exclure une pratique littérale des cinq exercices d’Ignace, répartis sur plusieurs jours selon la logique spirituelle qui les sous-tend et en lien avec le mouvement de la prière de celui qui s’y adonne. Il peut même s’avérer que cette pratique littérale soit la voie la plus indiquée pour entrer dans la grâce de la semaine. En effet, dans sa sobriété, sa justesse et sa discrétion, le texte des Exercices renvoie de façon dépouillée au mouvement de la prière qu’il suscite et qu’il balise. Il est aussi particulièrement à même d’ordonner l’univers trouble du péché, des culpabilités malsaines et des angoisses incontrôlées, en situant le retraitant dans une vision proprement théologale des réalités en cause où la justice de Dieu est accueillie dans la découverte toujours émerveillée de sa miséricorde. Quoi qu’il en soit, toute adaptation du texte des Exercices qui en appelle à un plus large choix de textes de l’Ancien ou du Nouveau Testament par exemple, devrait toujours chercher à se mesurer à l’enjeu spirituel qui est au cœur du texte ignatien, à savoir la contrition chrétienne dans sa force libératrice.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. P. Gervais, « Pénitence et liberté chrétienne. Luther et Ignace de Loyola », NRT 129 (2007), p. 529-544.

  • 2 La contrition parfaite a Dieu pour origine et pour terme. Inspirée par la charité, elle réconcilie avec Dieu (cf. DS 1678). La contrition imparfaite procède d’un motif inférieur, tel le sentiment de dégoût que provoque la laideur du péché commis, ou encore la crainte de l’enfer.

  • 3 Cf. R. Lafontaine, « Ignace de Loyola et Martin Luther : vie spirituelle et théologie », NRT 133 (2011), p. 45-64, en part. p. 51-52.

  • 4 Cf. P. Gervais, « Justice et miséricorde. La méditation sur les péchés personnels dans les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola », NRT 106 (1984), p. 335-359.

  • 5 La pénitence extérieure porte durant le temps de la retraite sur la nourriture, le sommeil et les mortifications corporelles.

  • 6 Les troisième et quatrième points de la méditation (58-59) en lien avec la laideur et la malice du péché sont de l’ordre de la contrition imparfaite dans sa double motivation, à savoir le dégoût de sa vie passée d’une part et la peur de l’enfer de l’autre. Le cinquième et dernier point (60) nous situe au plan de la contrition parfaite qui a pour seul motif l’amour de Dieu. Voir supra n. 2.

  • 7 Cf. Thomas D’Aquin, Somme théologique III, qu. 80 art. 6.

  • 8 Il s’agit ici de l’amour du Père Éternel (cf. 63,6).

  • 9 Le Concile de Trente affirme clairement, à l’encontre de Luther, que la concupiscence n’est pas un péché, mais une suite du péché des origines qui incline à pécher. En effet, pour Luther et la Réforme à sa suite, il y a identité entre le péché des origines et la concupiscence. L’homme est radicalement pécheur et sa liberté annulée (cf. DS 1510-1516).

  • 10 Ces affirmations n’excluent pas que l’on puisse espérer pour tous. Les trois dernières semaines des Exercices s’ouvrent précisément sur une volonté universelle de salut de la part du Christ : « ma volonté est de conquérir le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père » (95,4). La synthèse entre ces deux affirmations qui portent tour à tour sur une damnation éternelle effective et sur un salut pour tous, nous échappe. Elle se retrouve dans la personne du Christ, fondement de notre espérance, lui qui nous appelle à œuvrer avec lui pour que sa volonté s’accomplisse (95,5). « Une fois pour toutes, renonçons donc aux images décevantes et au lieu de nous perdre hors de nous-mêmes, descendons au fond de notre conscience, là où le péché prépare en chacun de nous son propre enfer et l’Enfer de tous, mais là aussi où la grâce rédemptrice du Christ opère, avec le salut de chacun, le salut de tous ». (G. Fessard, « “Je t’ai aimé d’un amour éternel”. Sermon sur l’enfer », Communio IV/3 [1979], p. 45).

  • 11 Cf. P. Gervais, « Ignace de Loyola et la confession générale », Communio VIII/5 (1983), p. 69-83.

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