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Théophile ouvre l’évangile (Luc 1-4)

Philippe Wargnies s.j.
If, as seems clear, the Gospel of Luke is addressed, through “Theophilus”, to Christians of pagan origin, it seems appropriate to ask why its first chapters are filled with references to typically Jewish realities and set against a rich scriptural background. The article aims to highlight the relevance of the journey to which Luke invites his reader and the help which he brings, in his conduct of the narrative, so that, starting from his own perspective, Theophilus is gradually able to mesure the extent to which his access to salvation accomplishes that towards which the hope of the scriptures pointed, accomplished in the Jesus that he has begun to discover.

Dans le prologue de son évangile comme dans celui des Actes, Luc adresse son récit à un certain Théophile (Lc 1,3 ; Ac, 1,1). On s’accorde à reconnaître ce destinataire comme représentatif des lecteurs non Juifs auxquels l’évangéliste pense avant tout. Comment Luc s’y prend-il pour les rejoindre ? Sur le fond des chapitres 1 à 4 de Luc, nous nous demanderons pourquoi et comment des lecteurs supposés venus du monde païen sont d’emblée mis au contact de réalités et d’Écritures typiquement juives. N’est-ce pas une entrée en matière assez abrupte et exigeante de la part du narrateur, pour les destinataires qu’il vise ?

Rappelons sommairement le contenu de cette première section de l’évangile. À l’enseigne de l’Esprit Saint, elle nous mène de l’enfance aux premières manifestations publiques de Jésus. Les chapitres 1 et 2 offrent, relativement aux origines de Jean-Baptiste et de Jésus, des tableaux parallèles et différenciés à la fois : les récits rapportent les annonciations, les naissances puis les circoncisions et nominations des enfants respectifs. À cette trame s’ajoutent la Visitation, la présentation de Jésus au Temple et l’épisode dans ce même lieu douze ans plus tard. Le tout est scandé par les Cantiques qui nous sont familiers : exclamation d’Élisabeth, Magnificat de Marie, Benedictus prophétique de Zacharie, Nunc Dimittis de Syméon. Nous gardons au cœur la première parole de Jésus que Luc nous fasse entendre : « Il me faut être chez mon Père ». Nous restons sur l’évocation de Jésus grandissant en sagesse, en taille et en grâce chez Dieu et chez les hommes (2,52).

Nous avions laissé Jean-Baptiste « dans les déserts jusqu’au jour de sa désignation auprès d’Israël » (1,80). Les chapitres 3 et 4 relatent le ministère initial du précurseur, puis les préliminaires et le début de la vie publique de Jésus : la prédication de Jean et le baptême qu’il confère ; la théophanie où se révèle l’identité filiale de Jésus ; sa généalogie — dont la place ici peut d’abord surprendre — ; la tentation au désert ; puis son intervention inaugurale dans la synagogue de Nazareth, un jour de Sabbat ; enfin, un exorcisme et une guérison opérés à Capharnaüm. Déjà nous sont livrés des sommaires de son activité et de son enseignement en Galilée (4,14.15.31.32.40) puis ailleurs (4,44). Jésus lui-même manifeste la conscience qu’il a de sa mission : « Aux autres villes aussi il me faut annoncer la Bonne Nouvelle, le Royaume de Dieu, parce que pour ceci je fus envoyé » (4,43 ; cf. 4,18). Avec l’appel de Simon-Pierre et de ses compagnons, au chapitre 5, Luc ouvrira une nouvelle étape de son récit.

En préambule encore, donnons une transposition littérale des versets du prologue, cette admirable phrase d’ouverture, importante pour notre propos. Nous y signalons typographiquement quelques expressions1.

1,1

Puisque-vraiment beaucoup entreprirent

(de) recomposer un récit au sujet des faits

qui-se-sont-trouvés-pleinement-accomplis parmi nous,

2

selon (ce) que nous livrèrent

ceux-qui-sont-devenus depuis (le) commencement

témoins-oculaires et hommes-de-service de la Parole,

3

il (me) sembla (bon), à moi aussi,

(me) trouvant-avoir-suivi-attentivement avec-précision

tout depuis-l’origine,

(de) t’en écrire avec-suite, illustre Théophile,

4

afin que tu reconnaisses

au sujet des paroles dont tu fus instruit (« catéchisé »), la solidité.

I La situation présumable de Théophile

1 Théophile n’ignore pas tout du judaïsme

Tentons d’approcher la situation du lecteur-type que Luc a en vue. Selon ce que suggère son nom — « Théo-phile », ami de Dieu —, on peut le présumer bien disposé à l’égard du Dieu unique. Avant même d’entendre parler du Christ, certains « Théophiles » étaient même peut-être déjà des « craignant-Dieu ». Songeons à l’expression de Lc 1,50 : « sa miséricorde s’étend d’âge en âge pour ceux qui le craignent » ou, plus explicitement, à la manière dont Ac 10,22 désigne ce non Juif qu’est le Centurion Corneille comme « un homme juste, qui craint Dieu », avec le constat que fait Pierre : « Je me rends compte en vérité que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes, et qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui » (Ac 10,34.35).

Luc a été compagnon de Paul. Il a donc connu des villes où vivait souvent une nombreuse communauté juive de la Diaspora. Rappelons l’hypothèse plausible selon laquelle Luc aurait rédigé son évangile en Syrie (Syrie mentionnée en Lc 2,2 et en Ac 15,23.41, 18,18, 20,3, 21,3) ; plus précisément peut-être à Antioche, là où les adeptes de la « Voie » reçurent le nom de chrétiens ; ville importante où la présence juive était de poids, y compris dans la communauté ecclésiale naissante (cf. « l’incident d’Antioche » entre Pierre et Paul : Ga 2,11-14). Les Juifs des communautés de Diaspora ne pouvaient, en ville, passer inaperçus des non Juifs. Le Théophile auquel Luc s’adresse n’est pas, en première instance, un lointain Gaulois… Très probablement a-t-il déjà entendu des dénominations telles que « le Dieu d’Abraham » ou « le Roi David ». Il sait que ces Juifs ont (ou ont eu) un Temple, lieu central de leur culte, dans leur ville sainte, Jérusalem ; qu’ils se réunissent dans des édifices appelés « synagogues », spécialement un jour déterminé de la semaine, le « Sabbat », où ils se distinguent en ne travaillant pas ; qu’ils ont des Écritures Saintes spécifiques, à propos desquelles ils invoquent volontiers l’autorité de leurs « prophètes » et « la Loi » d’un certain Moïse ; qu’ils pratiquent la circoncision en lui conférant un sens religieux ; etc. Bref : autant de réalités, qui, lorsqu’il rencontre leur évocation dans nos chapitres, disent déjà quelque chose à Théophile.

2 Théophile a été initié à la Bonne Nouvelle du Christ

De plus, notre Théophile est devenu chrétien, ou sur le point de l’être, semble-t-il. Rappelons-nous la fin du Prologue : « … afin que tu reconnaisses, au sujet des paroles dont tu fus instruit (« catéchisé »), la solidité ». Du même coup, Théophile a déjà été mis en contact plus précis avec le judaïsme, puisqu’il a au moins approché la communauté chrétienne, et donc, forcément, des judéo-chrétiens. Même si le verbe « catéchiser » n’a pas encore tout le sens qu’il prendra plus tard, Théophile a reçu une première instruction qui, à partir des manifestations de l’Esprit dont il est témoin, lui a donné les rudiments d’un enseignement sur ce Jésus qui anime les siens de son Esprit. Pour nous faire quelque idée du contenu de cette première initiation, nous pouvons par exemple nous rappeler le discours de Pierre chez Corneille.

Vous le savez. L’événement a gagné la Judée entière ; il a commencé par la Galilée, après le baptême que proclamait Jean ; ce Jésus issu de Nazareth, vous savez comment Dieu lui a conféré l’onction d’Esprit Saint et de puissance ; il est passé partout en bienfaiteur, il guérissait tous ceux que le diable tenait asservis, car Dieu était avec lui.

Et nous autres sommes témoins de toute son œuvre sur le territoire des Juifs comme à Jérusalem. Lui qu’ils ont supprimé en le pendant au bois, Dieu l’a ressuscité le troisième jour, et il lui a donné de manifester sa présence, non pas au peuple en général, mais bien à des témoins nommés d’avance par Dieu, à nous qui avons mangé avec lui et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts. Enfin, il nous a prescrit de proclamer au peuple et de porter ce témoignage : c’est lui que Dieu a désigné comme juge des vivants et des morts ; c’est à lui que tous les prophètes rendent le témoignage que voici : le pardon des péchés est accordé par son Nom à quiconque met en lui sa foi.

(Ac 10,37-43, traduction tob)

Théophile a dû recevoir au minimum ce genre d’instruction. Avant d’aborder le récit lucanien, il est au courant, dans les grandes lignes, du parcours de Jésus de Nazareth : son enseignement et son agir puissant dans la force de l’Esprit ; ses souffrances et sa mort dramatique aux portes de Jérusalem ; sa résurrection et ses apparitions à ceux qui témoignent maintenant de lui. Théophile est du reste témoin, chez ces apôtres et disciples de Jésus, d’une pareille puissance d’enseignement et de miracles, dont ces hommes se déclarent redevables à leur maître et à son Esprit. Le « témoignage » qu’ils entendent lui rendre signale, notons-le déjà, le témoignage que « tous les prophètes » (v. 43) rendent à sa puissance de salut pour qui croit en lui.

Théophile n’est donc pas totalement étranger a priori à ce dont Luc va l’entretenir plus en détail, ni en termes d’horizons juifs, ni par rapport à la trajectoire de Jésus de Nazareth et de ses premiers témoins. N’allons donc pas trop vite demander, par exemple : « L’évangéliste n’aurait-il pas dû expliquer qui est Simon avant de montrer Jésus entrant dans sa maison ? N’aurait-il pu raconter quelques guérisons opérées par Jésus, avant de plonger son lecteur dans une liturgie synagogale à Nazareth ? Peut-on espérer qu’un non Juif ait ici quelque intérêt à entendre Jésus lire et commenter l’Écriture ? N’est-il pas naïf de croire que Théophile saisira la portée de ce que le récit, dès ces premiers chapitres, entend discrètement augurer de la suite : notamment quant à l’hostilité que va rencontrer le Christ, ses souffrances, l’importance de Jérusalem au terme du chemin, la résurrection le troisième jour (cf. Lc 2,46) ? Etc. ».

II Le propos de Luc

N’oublions pas d’autre part que Luc est lui-même, selon toute probabilité, un non Juif. Il connaît le chemin sur lequel il engage Théophile ; pour avoir dû le parcourir lui-même, il sait comment s’y prendre. D’ailleurs, pour tous les chrétiens qui ne sont pas d’origine juive, et auxquels la liturgie peut donner à entendre des lectures de l’Ancien Testament, il est clair que la façon dont Luc a rejoint leurs « Théophiles » d’ancêtres a porté des fruits… En même temps, lorsque nous voulons approfondir cet évangile, il nous faut toujours creuser nous-mêmes plus avant le parcours auquel l’évangéliste invite son lecteur, qu’il soit néophyte ou (trop) habitué. Sans cesse nous avons à mieux découvrir cette « solidité » des paroles dont nous fûmes instruits (1,4), solidité que le prologue évoquait en point d’orgue final. Mais en quel sens ? Telle est la question.

En Ac 1,1, Luc résume ce qu’il se proposait de faire dans son évangile : « J’avais consacré mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné, depuis le commencement jusqu’au jour où, après avoir donné, dans l’Esprit Saint, ses instructions aux apôtres qu’il avait choisis, il fut enlevé ». Curieuse prétention que ce « tout », à première vue ! De même pour le « tout » dont Luc dit s’être enquis « depuis l’origine » (Lc 1,3). L’évangile johannique, pour sa part, reconnaît que « Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu’on écrirait » (Jn 21,25). En quel sens Luc ose-t-il dire : « tout » ? La reconnaissance de « solidité » qu’il promet à Théophile consiste-t-elle en un récit le plus circonstancié possible ? Porteur de plus nombreux détails, dans une visée d’exhaustivité ? Ou est-elle d’un autre ordre ?

Pour répondre, il nous faut mesurer le chemin suivi par Luc d’abord. En disant, dans son prologue : « selon ce que nous livrèrent ceux qui sont devenus depuis le commencement témoins oculaires et hommes de service de la Parole » (1,1), il nous réfère manifestement à la tradition reçue des apôtres : des Juifs de première main. S’il se targue d’avoir aussi « suivi avec précision tout depuis l’origine » (v. 3) — qui remonte en-deçà du « commencement » de son ministère (v. 2) —, ce ne peut être qu’à l’écoute du milieu juif où Jésus a grandi. Cette écoute des témoins suppose qu’on accueille la manière dont ces Juifs, parmi lesquels Marie, comprenaient les choses à la lumière de leurs Écritures. Qu’on songe à cet égard à l’importance des argumentations scripturaires dans les discours de Pierre et de Paul rapportés dans les Actes. Et pour comprendre ces Écritures, Luc a singulièrement travaillé la Septante, cette version grecque déterminante de la Bible hébraïque. La connaissance qu’il en a acquise apparaît d’emblée dans la variété des points d’appui véterotestamentaires au fil de Lc 1-4.

De ce point de vue, rappelons rapidement :

  • en arrière-fond de l’annonce à Zacharie, les récits de Gn 18 (Abraham et Sarah → Isaac), Jg 13 (Manoah et sa femme → Samson), 1 Sm 1 (Éli et Anne → Samuel) ; la « force et puissance d’Élie » (1,17) qui nous renvoie à Ml (3,23.24) ;

  • en filigrane de l’annonciation à Marie : Gn 16,11 ; Is 7,14 ; Jg 13,3 ; 2 Sm 7,13s. ; etc. ;

  • le Magnificat tissé de reprises du Cantique d’Anne (1 Sm 2) ainsi que de réminiscences psalmiques, qui nourrissent aussi le Benedictus de Zacharie ; le Nunc Dimittis de Syméon et ses renvois essentiels à Isaïe (40,5 ; 42,6 ; 49,6 ; 52,10) ;

  • la prédication du Baptiste et Is 40,3-5 ; là où le ciel s’ouvre (cf. Is 63,19), après le Baptême, les passages sur lesquels joue la déclaration de la voix céleste en Lc 1,22, selon les deux variantes possibles (cf. le Fils du Ps 2,7 ; le Serviteur d’Is 42,1 ; le Bien-Aimé — Isaac — de Gn 22,2.12.16) ;

  • le recours au Deutéronome (Dt 6,16 ; 8,3) et au Ps 91,12 dans le récit des tentations ;

  • l’assemblage déterminant d’Is 58,6 et 61,1-2 dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,18.19).

Profondément engagé dans la prise de connaissance des Écritures, Luc considère manifestement que pour reconnaître « la solidité des paroles dont il fut instruit » à propos de Jésus, son lecteur théophilien doit s’y ouvrir à son tour.

III Luc provoque Théophile sans le décourager

Mais n’est-ce pas là une arme à double tranchant ? Car Théophile pourrait ici réagir, en constatant que ce Jésus — dont on lui dit que vient l’Esprit reçu par les judéo-chrétiens comme les pagano-chrétiens — ce Jésus en qui il a mis sa foi, ou s’apprête à la mettre, est décidément présenté comme fils du Dieu d’un peuple très déterminé. Théophile s’interroge : n’est-on pas en train de lui faire seulement troquer ses dieux gréco-romains contre le dieu d’un autre peuple, un peuple dont l’horizon ne semble guère à la mesure du vaste empire romain et de la brillante culture hellénistique ? Pourquoi ce dieu-là plutôt qu’un autre ? Il y a par exemple quand même bien des faits miraculeux dans d’autres religions que celle de ces Juifs…

Pourtant, concède Théophile, il est étonnant que l’Esprit de ce Jésus agisse manifestement hors des frontières d’Israël, au point de le solliciter et de le rejoindre lui. D’où vient que ce dieu-là s’intéresse à d’autres que ceux du Peuple qui le vénère, et comment le fait-il ?

La réponse à ces questions est décisive pour l’ancrage en « solidité » auquel prétend l’évangéliste. Sa tâche première va dès lors consister à éclairer Théophile sur la façon dont, en Jésus, ce Dieu des Juifs s’intéresse aux Nations. Et sur le fait que, pour comprendre cela, Théophile doit entendre ce que ce Dieu a dit et annoncé à son peuple, y compris concernant les Nations et la façon dont Israël est appelé à s’y rapporter. Écoute d’autant plus requérante pour un non Juif d’origine que, bien qu’en langue grecque, la Septante n’était pas d’abord destinée à des non Juifs, mais à des Juifs de diaspora en milieu hellénistique, et que, sans être un pur décalque de la Bible hébraïque, elle en garde assez profondément le style, dont Luc s’est laissé imprégner. Ce qui, par parenthèse, ne donne pas toujours une langue digne de Démosthène, en dépit de l’indéniable talent littéraire que Théophile reconnaît à Luc.

Ce dernier, quant à lui, aura donc eu d’autant plus souci d’écouter le Théophile qu’il a en vue, de veiller à la façon dont celui-ci peut entrer dans son propos, de l’y aider par le langage qu’il utilise, et de retenir, dans les multiples enseignements et gestes de Jésus, ce qui sera adéquatement signifiant, pour Théophile, de « tout ce que Jésus avait fait et enseigné ».

Soit quelques exemples de la conscience et du respect qu’a Luc de l’horizon non juif d’où vient Théophile.

– En parlant de César-Auguste et de tout l’univers (2,1) puis de Tibère-César, etc. (3,1), Luc offre à son lecteur des repères qui lui sont familiers. Par ailleurs, qu’au cadre universel signalé par de telles notations se joignent des précisions de plus en plus localisées (une ville de Galilée appelée Nazareth ; une ville de Judée appelée Bethléem ; un certain roi Hérode ; …), voilà qui peut laisser entendre que ce qui est raconté là de très déterminé et ponctuel à première vue pourrait bien concerner le vaste monde dont Théophile se sent citoyen.

– Théophile a entendu parler du Temple ; il a sans doute vu de l’extérieur des synagogues des Juifs. Mais il ne sait trop ce qui s’y passe ou s’y passait à l’époque de Jésus. Le mode narratif lucanien, pertinemment, le fait entrer dans le Temple avec Zacharie ; Théophile découvre qu’il y a des offrandes d’encens, et un autel ad hoc ; que le peuple, pendant ce temps, prie à l’extérieur (1,8s.). Dès le chapitre 2, notre lecteur apprend un peu ce qu’est un pèlerinage à Jérusalem. Peu après, Luc le fait entrer dans une synagogue (4,16s.) : Théophile apprend que quelqu’un, aidé par un homme de service, peut se lever, recevoir un rouleau des Écritures, le lire puis ajouter des paroles de commentaire.

– Certes, il y a des mots que Théophile ne comprend guère au début ; mais Luc lui ouvre des pistes. Que veut dire, pour ces Juifs, « être oint » (4,18) ? Ne serait-ce pas en lien avec ce mot de « Christ », de la même racine lexicale (2,11.26 ; 3,15 ; 4,41) ? Qu’est-ce que ce « Jourdain », ou un « baptême de conversion » (3,3) ? Théophile retient l’idée d’un rite en rapport avec de l’eau, et l’annonce de quelqu’un qui baptisera, lui, dans l’Esprit Saint et le feu. Il est d’ailleurs possible que Théophile ait déjà été baptisé. Auquel cas on n’aura pas manqué de lui évoquer, fût-ce sommairement, l’enracinement de ce geste. Si Théophile n’est pas encore baptisé, il sait sans doute au moins qu’on entre par là dans la vie chrétienne. Le récit évangélique lui donne alors de remonter de ce rite à ce que Jean fils de Zacharie a fait, et annoncé de différent aussi, quelques dizaines d’années plus tôt.

– Théophile ne saisit pas encore ce qu’est une « rémission de péchés », mais il perçoit qu’elle va de pair avec l’accueil de ce Jésus comme « Seigneur » (3,3.4), et avec la façon dont on doit se comporter concrètement, qu’on soit un quidam juif, un soldat ou un publicain (3,10-14). Qu’est-ce que la « classe d’Abia » (1,5) ? Quand il voit réapparaître le même mot « classe » trois versets plus loin, Théophile comprend que cela concerne le service de prêtre. Quant à Élisabeth, dite « hors des filles d’Aaron » : est-ce simplement qu’elle a des sœurs, et que leur père s’appelle Aaron ? Ou bien vise-t-on là quelque chose de commun avec son mari prêtre, comme paraît le suggérer la construction de cette phrase en belle symétrie croisée ? Qu’est-ce que cet « ange du Seigneur » qui apparaît à Zacharie ? On est heureux de l’entendre peu après décliner son nom, et préciser qu’il se trouve « constamment en présence de Dieu ». De plus le texte induit manifestement un rapport entre l’appellation d’angelos et ce dont il est chargé, eu-angelisasthai, « annoncer bonne nouvelle », verbe qui s’éclaire peu à peu, pour Théophile, quand il réapparaît, adressé aux bergers, dans le récit de la nativité (2,10), puis dans la prédication du baptiste et surtout dans la synagogue de Nazareth (4,18 → 4,43).

À vrai dire, il n’y a guère de mots que Théophile ne comprenne pas du tout. D’autant que celui qui a « écrit avec suite », comme il dit, au sujet de ces événements, a eu la bonne idée de le faire en grec, langue maternelle ou en tout cas bien connue de Théophile, et que des termes récurrents comme alliance, sauveur, seigneur, bienveillance, miséricorde, grâce, esprit, paix, etc., le situent sur des registres lexicaux déjà connus. Certes, ce narrateur a l’air de donner à ces mots un sens assez neuf ou spécial. Qu’est-ce qu’un esprit saint, par exemple, ou des paroles de la grâce ? Mais ce qui donne à Théophile bon espoir de mieux comprendre en avançant, c’est que ces mots sont délibérément toujours mis en relation avec ce Jésus sur lequel se centre la narration.

Théophile en comprend en tout cas suffisamment pour avoir envie de poursuivre sa lecture de Luc ; et assez peu pour désirer interroger ceux qui en savent plus, et comprennent manifestement déjà davantage. Dans le fond, peut-être est-ce aussi cette démarche-là que le narrateur attend de son lecteur.

IV Une Bonne Nouvelle offerte à tous

Et puis, Théophile constate qu’on lui parle d’une « Bonne Nouvelle » dans une ligne ouverte à bien des gens. Certes, il est beaucoup question d’Israël : sept fois avant qu’on ne parle de ce Jésus dans la quinzième année de Tibère César ; et David semble important : on l’a déjà mentionné six fois et encore une septième fois au milieu de la généalogie de Jésus. Cependant, là où il est encore deux fois questions d’Israël, dans la synagogue de Nazareth, (4,25.27), c’est Jésus lui-même qui en parle, d’une manière provocante : ce qu’il rappelle à ses auditeurs locaux de faveurs accordées en dehors d’Israël paraît bien les secouer ! Du reste, note Théophile, le langage de Jean — « engeance de vipères », etc. — ne ménageait pas davantage ceux qui disent avoir Abraham pour père (3,7.8). Cela signifierait-il que les Juifs doivent eux aussi élargir leurs vues et convertir leurs comportements, quand arrive Jésus ?…

Revenons à ce que Théophile a déjà remarqué comme expressions larges, ouvrant la perspective au-delà d’Israël.

– Gabriel a annoncé que l’enfant recevra le trône de David son père ; cela n’empêche pas Marie d’ensuite parler à la fois des faveurs de Dieu à l’égard d’« Israël son serviteur » ou « d’Abraham et sa descendance », et d’une miséricorde « pour des générations et des générations envers ceux qui le craignent » ; son Magnificat évoque orgueilleux et humbles, riches et pauvres… : catégories bien humainement universelles.

– Même dans la prophétie de Zacharie, qui mentionne le « Dieu d’Israël », « la maison de David » ou « Abraham notre père », tout homme ne peut-il se reconnaître dans ceux qui se trouvent « assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort » ?

– Si, aux bergers, l’ange parle d’une grande joie « pour tout le peuple », peu après la multitude des anges chantent plus largement : « sur terre, paix parmi les hommes de sa bienveillance ».

– Syméon, lui, évoque franchement un salut « apprêté à la face de tous les peuples », et n’a pas l’air de considérer comme exclusives l’une de l’autre — bien au contraire — les expressions « lumière pour une révélation de nations » et « gloire de ton peuple Israël ».

– À propos de la proclamation de Jean, Luc cite des paroles selon lesquelles « toute chair verra le salut de Dieu ».

– Peu après fait irruption la généalogie (3,23-38) ; pour le coup, Théophile se réjouit qu’elle n’ait pas débuté le récit : sans doute aurait-elle découragé sa lecture car ces noms ne lui disent rien, pour la plupart. Mais du moins sa curiosité se porte-t-elle sur la fin : « (fils…) d’Adam, de Dieu ». Qui est cet Adam ? Renseignements pris, c’est pour la Bible le premier de tous les hommes. Théophile s’étonne : le narrateur a soin de rattacher Jésus non seulement à ses ascendants juifs, mais encore à l’origine de tout le genre humain, elle-même « de Dieu ». Peut-être suggère-t-il qu’en Jésus tous — et pas seulement les fils d’Abraham — se rattachent à Dieu comme des fils ; que tous peuvent s’entendre dire, comme révélé juste avant la généalogie : « Toi, tu es mon fils, le Bien-aimé, en toi je mis ma bienveillance » (3,222), alors qu’on a encore dans l’oreille « les hommes de (sa) bienveillance » (2,14) ?

– La première fois qu’on entend Jésus adulte, c’est dans la synagogue de Nazareth, quand il parle de pauvres, de captifs, d’aveugles… : de nouveau, il y en a malheureusement partout dans le monde ; du reste, Jésus montre bien, ensuite, qu’ailleurs que chez les Juifs Dieu peut secourir des lépreux et des veuves…

V Le Peuple Élu, pour les Nations

Théophile reste néanmoins intrigué. Il doit bien l’avouer : il n’était pas mécontent quand le narrateur a commencé à évoquer César Auguste, puis Tibère… Là, il s’y retrouvait un peu plus. Car il est étonnant que le récit n’ait pas commencé de cette façon, en donnant un cadre général… Pourquoi a-t-il débuté avec Zacharie, Élisabeth et le Temple ? Réfléchissant encore, Théophile a prêté attention à un aspect du récit repérable çà et là :

– Quand on parle de salut face à tous les peuples et d’une révélation de Nations, c’est encore dans leur Temple ; celui qui s’exprime ainsi attend « la consolation d’Israël » (2,25), selon l’expression d’Isaïe. Et ses auditeurs sont venus au Temple observer « la Loi du Seigneur », on y insiste (2,23.24.27)…

– Quand Jean baptise, l’expression « toute chair verra le salut de Dieu » (3,6) couronne une citation signalée par Luc comme encore tirée d’Isaïe (3,4)…

– Adam est antérieur au peuple juif, bien sûr. Mais c’est encore la Bible qui en parle…

– Pour inviter ses auditeurs à ouvrir les yeux en dehors d’Israël, Jésus choisit d’être dans leur synagogue, le jour du sabbat (4,16-28) ;les exemples qu’il donne alors, avec Élie puis Élisée, il les tire encore des Écritures… C’est cela qui les irrite, pense Théophile : que Jésus ait l’air de mieux pénétrer qu’eux la portée de ces passages, pour leur faire valoir à partir de leurs propres écrits que leur Dieu n’est pas seulement pour eux. Au moment où Jésus se présente comme un prophète (4,24.27), il leur signifie que cette parole se réalise non seulement dans leur aujourd’hui, mais encore grâce à lui, dès lors qu’elle parle de lui : comme il a lu à haute voix ce texte prophétique, en se disant ensuite prophète (4,24) il l’assume dans son « je », s’identifiant ainsi à celui qui disait : « l’Esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a oint » (4,18).

Théophile comprend alors qu’en croyant en Jésus, on reçoit en partage l’Esprit qui reposait sur lui au moment où il faisait comprendre la portée de ces versets. Dès lors, n’est-ce pas ce même Esprit qui va aussi nous aider à comprendre les Écritures de son peuple comme ouvertes à tous, et spécialement dans les passages où elles évoquent déjà un salut pour toutes les Nations ?

Ainsi donc, Théophile le non Juif, en entrant dans l’obéissance de la lecture, perçoit mieux qu’il n’a pas à se vexer que le narrateur ait commencé audacieusement par l’amener d’emblée au Temple des Juifs, mais à s’en réjouir : il y entendra Syméon, venu là « dans l’Esprit », dire l’exaucement d’Isaïe en célébrant Jésus inséparablement comme « gloire d’Israël son peuple et lumière pour une révélation de nations ». Parallèlement, Théophile mesure que les judéo-chrétiens n’ont pas à se scandaliser, mais à bénir Dieu qu’à la suite de ceux, d’abord Juifs, qui ont entrepris « de recomposer un récit au sujet des faits qui se sont trouvés pleinement accomplis parmi nous » (1,1), Luc, un certain non Juif, ait osé habiter ecclésialement ce « nous » ; qu’il ait couru le risque et pris la peine de s’informer auprès des « témoins oculaires » juifs et « hommes de service de la Parole » ; et que, se plongeant dans la Septante, il ait voulu servir à son tour la Parole auprès des Théophiles qui en reçoivent l’Esprit.

Dès les premiers chapitres, le lecteur est ainsi mis en condition d’accueillir ce que le troisième évangile suggère du rapport Israël-Nations face au salut, tel que Pierre le résume chez Corneille, là où il évoque « La Parole, que Dieu envoya aux fils d’Israël, annonçant la Bonne Nouvelle de la paix par Jésus-Christ, lui qui est le Seigneur de tous… » (Ac 10,36).

Théophile pressent qu’en toutes les paroles dont il fut instruit (1,4) résonne dans l’Esprit la Parole en personne (1,3). Elle sauve en ouvrant à tout homme, dans l’accomplissement de son « aujourd’hui » (4,21), « tout ce qui se trouve écrit au sujet de moi dans la Loi de Moïse et les Prophètes et les Psaumes », comme dira Jésus (Lc 24,44). Théophile entrevoit en quel sens Luc, devenant à son tour « homme de service » (1,3 → 4,20) de la Parole « de la grâce » (4,22), affirme s’être informé « de tout depuis l’origine » (1,3) et pourra prétendre, à travers les paroles limitées de son évangile, s’être consacré à « tout ce que Jésus avait fait et enseigné… » (Ac 1,1). Dans la plénitude de l’accomplissement (1,1), chaque parole qui en témoigne résonne du tout, pour tous. Ouvrant l’Évangile, Théophile voit le récit ouvrir son lecteur aux Écritures qui déjà le concernaient : en Jésus sauveur s’accomplit pour son salut l’ouverture des Écritures juives à toutes les Nations.

Notes de bas de page

  • 1 Transposition reprise essentiellement de Bossuyt Ph. et Radermakers J., Jésus Parole de la grâce selon saint Luc, 1. Texte, Bruxelles, Lessius, 31999. Les mots joints par des tirets rendent les nuances d’un seul terme dans le grec.

  • 2 Option textuelle de Osty et Radermakers, qui suivent l’édition critique de The Greek New Testament.

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