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Usage chrétien de la tradition orale juive : quelle déontologie ?

Marie-Laure Durand
Christian theologians make increasing use of reflections and remarks drawn from writings in the Jewish oral tradition, Midrash and Talmud. Though these borrowings are often made both innocently and in a spirit of sympathy with their origin, they require an appropriate ethics which is able to take account of the theological and historical context and significance of what may seem on the face of it to be no more than a simple quotation. Valuing these writings is first and foremost a matter of taking seriously the “otherness” of the tradition to which they belong and to which they testify : in respecting the thought of the other, something too is said of the respect in which we hold his identity.

Cette réflexion prend racine dans le besoin vif de clarifier une gêne latente. Ces dernières décennies, le recours aux écrits de la tradition orale juive1 ont été de plus en plus fréquents dans les milieux chrétiens et notamment dans des propos et des discours d’ordre théologique. Cette utilisation de sources extérieures à la Tradition chrétienne, ne nous semble pas, de fait, aller sans dire. Non pas que celles-ci soient inintéressantes ou désuètes, l’intérêt que l’on peut porter à ces écrits semble au contraire bien tardif. Ce qui ne va pas sans dire, c’est le traitement de ces données juives à l’intérieur de propos chrétiens. Toute la réflexion qui suit, s’ancre dans le souci de percevoir les enjeux et les questions épistémologiques relatives à un tel usage. Ce que nous nous proposons de faire ne sera ni un manuel de moralité appliquée ni une casuistique en règle. Notre ambition s’arrête bien en deçà de ce projet. L’objet de cet article est de montrer la nécessité d’une éthique lors du recours par les théologiens chrétiens aux sources orales de la Tradition juive. Les quelques réflexions ne tendent qu’à pointer du doigt la nécessité de plus en plus pressante d’un tel fil à plomb déontologique. En cela, plusieurs éléments de l’exemple qui nous préoccupe ici resteront, mutatis mutandis, valables plus largement que sur ce sujet.

I L’évolution du rapport à la tradition orale juive

Cette interrogation est, avant tout, significative de l’avancée fulgurante de la position catholique vis-à-vis de la Tradition juive ces dernières décennies. Précédant toutes réflexions ecclésiales ou théologiques, l’intérêt relatif aux documents et écrits de la tradition orale du judaïsme a pris naissance du côté des historiens et des exégètes2 qui y ont vu, avant tout, l’occasion d’une meilleure connaissance du terreau et du contexte du Nouveau Testament. Parallèlement à ces travaux qui n’en sont, encore à l’heure actuelle, qu’à leurs débuts, s’est mise en place une réflexion qui s’interroge sur l’utilisation exégétique ou historique, la plus correcte et la plus juste possible, de ces sources. C’est dans ce contexte qu’en 1955, Renée Bloch publie un article s’intitulant : « Note méthodologique pour l’étude de la littérature rabbinique »3. Après y avoir affirmé toute la richesse que la connaissance de la Tradition rabbinique est potentiellement apte à apporter à la connaissance du judaïsme ancien d’une part, et à l’intelligence biblique d’autre part, elle y questionne les exigences méthodologiques à respecter. Son constat est alors clair : tant que les questions d’origine de ces écrits, de leurs milieux d’apparition, de leurs dates, de leurs dépendances et filiations, « tant que ces questions ne sont pas débrouillées, toute cette littérature reste déroutante et inutilisable »4. Elle propose alors dans la suite de son article plusieurs possibilités de méthodes comparatives. Depuis, les recherches et le travail critique concernant la formation et les couches des différents écrits de la Tradition juive, Talmud comme Midrash, ont progressé, même si le travail reste difficile et laborieux. Ces mêmes problèmes de datation rendent délicate l’utilisation des sources juives dans l’étude et l’exégèse du Nouveau Testament5.

Prenant le pas sur ces avancées et ce questionnement scientifique, le Saint-Siège et les différents épiscopats ont, depuis la Seconde Guerre mondiale, considérablement fait progresser la réflexion catholique sur le judaïsme et le peuple juif. Du chapitre 4 de Nostra Aetate à la visite du Jean-Paul II en Israël en 2000, l’Église a pris le rebours d’une vieille tradition de mépris et de conflit envers le judaïsme. Cette amorce d’un nouveau type de relation s’est alors accompagnée d’une redécouverte des sources juives, non plus seulement pour améliorer la connaissance historique ou philologique, mais cette fois pour en découvrir la pensée et le propos. Or, cette démarche possède deux issues majeures. La première est un usage scientifique visant la connaissance d’une Tradition dans un souci de comparatisme. Le discours peut alors contribuer à analyser divergences et rapprochements dans le temps et l’espace, et les influences réciproques. Honorable autant qu’utile, cette activité qui étudie consciencieusement le sujet pour lui-même ne prête qu’à peu de dérive. L’autre issue est celle qui cherche à intégrer ce savoir dans un propos théologique chrétien. Or, quand il n’est pas fait avec toutes les précautions nécessaires, ce second cas de figure nous semble délicat. C’est donc celui que nous analyserons ici. Il concerne l’utilisation synchronique d’un élément de pensée de la tradition orale juive qu’un théologien va associer à un mouvement théologique qui n’appartient pas à la même Tradition. Cette greffe est délicate et sujette à précaution, nous dirons pourquoi.

Ainsi, de la même manière que l’utilisation des sources juives pour l’exégèse et l’histoire a entraîné un questionnement épistémologique, le moment nous semble arrivé d’effectuer la même démarche épistémologique et déontologique pour la théologie. C’est ce que nous tenterons de montrer en nous situant successivement sur trois plans différents : le plan littéraire nous permettra de saisir l’opération délicate inhérente à toute citation (cf. infra II), le plan théologique explicitera l’identité particulière du judaïsme pour la théologie chrétienne (cf. infra III). Le plan historique, enfin, nous donnera de ressaisir ces différentes données en les inscrivant dans un contexte, l’éthique ne pouvant pas échapper à la prise en compte de l’histoire (cf. infra IV).

II Comprendre le geste de l’emprunt

1 La citation : le recours à un texte autre

L’insertion d’un texte ou d’une phrase provenant d’une autre Tradition, rejoint plus largement tout phénomène de citation. C’est donc par ce biais qu’il nous faut aborder une question qui demandera petit à petit à être cernée plus précisément sous l’angle qui nous intéresse.

Toute citation, tout appel à un texte différent entraîne un saut, une rupture dans le discours de ce qui est dit ou écrit. L’invocation explicite à un autre écrit — fût-il du même auteur — introduit forcément une altérité dans le cours du discours. Cette altérité peut être de couleurs multiples : un autre style, une idée opposée, une époque antérieure, une Tradition différente ou tout simplement une autre femme ou un autre homme derrière les mots. Cette brisure colmatée, intégrée, insérée souvent le mieux possible, A. Compagnon, la compare à une greffe. « La citation est un corps étranger dans mon texte, parce qu’elle ne m’appartient pas en propre, parce que je me l’approprie. Aussi son assimilation, de même que la greffe d’un organe, comporte-t-elle un risque de rejet contre lequel il faut me prémunir et dont l’évitement est l’occasion d’une jubilation. La greffe prend, l’opération réussit »6. Quels que soient donc les mots rassurants dits avant ou après, l’insertion d’une phrase ou d’un texte étrangers dans le cours d’un propos n’a pas à passer inaperçue. La mention désormais obligatoire du geste de l’emprunt, du nom de l’auteur et du corpus prêteur accentue un geste qui chercherait à se faire oublier.

Ce qui est dit là de toute citation est, de même, valable pour le sujet qui nous occupe. L’insertion d’un élément de la tradition orale juive dans un écrit théologique chrétien rend compte pareillement de ces deux dynamiques : soustraire à un corpus étranger un élément de cette Tradition pour l’intégrer, en le signalant, à un texte d’une autre Tradition. Or, cette spécificité pose ici un premier problème qui est celui de l’origine des citations que les auteurs chrétiens effectuent. La grande majorité des textes ou phrases insérés dans ces discours sont extraits non pas des sources mêmes de la Tradition juive mais d’ouvrages de seconde main. Ce sont les auteurs, juifs ou chrétiens, de ces ouvrages qui ont effectué le travail antérieur, travail de lecture et de compréhension à partir – il faut l’espérer – des sources juives elles-mêmes. Ils nous en ont ainsi traduit et livré, selon les thèmes et les optiques, les extraits les plus riches. Un des signes de ce processus est que la plupart du temps, les auteurs faisant citation ne remontent pas, en la citant, jusqu’en amont, jusqu’au corpus exact de la source juive. Plusieurs raisons prévalent à une telle attitude. Loin d’être anecdotique, leur analyse nous introduit au cœur de ce qui pose problème.

2 La tradition orale juive : un accès difficile

Les raisons d’une citation de seconde main sont plurielles mais toutes rejoignent une même difficulté d’accès aux sources. Concernant la tradition orale juive, la plus flagrante est sans nul doute la rédaction de ces sources dans une langue ancienne, étrangère et composite. La plupart de ces corpus ont été écrits en hébreu rabbinique, avec une utilisation fréquente de l’araméen et, ça et là, des termes grecs. Le plus grand nombre, si ce n’est la presque totalité, sont maintenant traduits dans différentes langues étrangères7. L’obstacle de la langue qui fut longtemps l’obstacle majeur tend, ainsi, à se résoudre. Il reste que la plupart de ces écrits rabbiniques sont rédigés dans un style et des tournures concises et synthétiques et que de nombreuses réflexions sont issues de jeux de mots ou de pensées, permis par la langue hébraïque même. Ce cheminement reste donc difficilement traduisible si ce n’est au prix de la perte de quelques subtilités. Quand l’accès à la langue ne pose pas problème, il reste que ces corpus et notamment, par exemple, les éditions scientifiques de nombreux corpus midrashiques sont souvent absents des bibliothèques. Les rares ventes de ces ouvrages font que leur réédition même se fait attendre pour beaucoup d’entre eux.

Mais, au delà ou en deçà de ces difficultés « techniques », il se pourrait bien que la pointe de l’embarras face aux corpus de la Tradition juive soit ailleurs. La gêne la plus sérieuse semble venir de l’étrangeté qui envahit tout lecteur non initié qui se risque à ouvrir un traité du Talmud ou un recueil midrashique. Des discussions apparemment hermétiques, une pluie de détails paraissant saugrenus et une logique d’association qui échappe aux lecteurs pressés ou non avertis, tout ceci fait que la parole, la phrase ou le récit simple et fulgurant ne se trouvent qu’au détour d’un chemin sur lequel il faut pouvoir rester. C’est donc pour cette raison-ci que, pour la plupart des théologiens, les citations incorporées sont issues d’ouvrages secondaires.

3 Prendre au sérieux l’étrangeté du texte

Cette difficulté ouvre à la réflexion. En effet, elle pointe du doigt l’arrière-fond intellectuel à partir duquel la pensée rabbinique prend racine et émerge. En faisant une citation, nous extrayons une infime partie — celle que nos lectures nous ont rendu possible d’extraire et de mettre en valeur — tout en gommant dans l’acte même de l’extraction, le corpus immense qui en est le terreau et la sève. Viol ou vol inhérent, bien sûr, à toute citation. Mais la difficulté s’accroît ici de l’altérité de ce que nous ne citons pas. C’est une chose de sélectionner une phrase dans un livre que nous avons lu, compris et pu critiquer. Cela en est une autre de citer un auteur qui cite lui-même un auteur ou un corpus, qui sans nous être familier, fait partie de notre culture et de notre rationalité. Mais c’est encore un troisième cas de figure que de citer une phrase à partir d’un ouvrage de seconde main concernant un corpus qu’il nous est difficile de cerner dans sa forme de pensée comme dans son contenu. Le degré de maîtrise de notre citation est alors nettement moindre dans ce dernier cas. Je maîtrise parfaitement ma citation quand je connais aussi bien ce que je prends que ce que je choisis de laisser. Dans le cas d’une citation venant de la tradition orale juive, nous avons déjà souligné, au simple niveau de l’accès aux sources, les fragilités de nos incursions.

Apparaît ainsi un premier point d’attention. La compréhension ou la pertinence reconnue d’un extrait ne doit pas nous laisser croire à la maîtrise de l’ensemble. Nous ne maîtrisons pas la pensée de l’autre en le citant, nous ne la comprenons peut-être même pas encore dans sa logique propre. Par exemple, une des caractéristiques majeures de la pensée rabbinique est sa pluralité intrinsèque, pluralité qui empêche de pouvoir parler à son égard de théologie au singulier. Ainsi une idée, une position, un choix d’approche est bien souvent lui-même contrebalancé, dans ces écrits, par l’opinion inverse. Dans les corpus midrashiques, cette pluralité n’est pas tranchée, ce qui laisse aux lecteurs ou aux auditeurs le soin de se faire leur propre opinion. Citer une position, présente dans un corpus rabbinique sans autre préalable, équivaut d’une certaine manière à gommer ou à aplatir cette diversité propre à la pensée juive. C’est donc déjà en cela méconnaître le cheminement et le geste intellectuel propres à ces corpus.

Or, le travail de la citation ne se limite pas à cette incursion faite en amont. Une fois le texte choisi, il est intégré au propos qui l’accueille. L’image de la greffe est alors d’autant plus pertinente qu’elle laisse entrevoir un rejet toujours possible. C’est ici qu’apparaît un second point d’attention. Une bonne citation se doit d’être intégrée au propos qui l’accueille, qu’elle vienne le contredire ou le soutenir. La citation est à sa place quand elle ne dépareille pas, quand le lecteur ne se fait pas à lui-même la remarque de l’étrangeté d’un tel appel. Cette unité vers laquelle tout auteur tend et qui déborde le seul appel à la citation stricto sensu pour s’étendre à tout travail de pensée, A. Compagnon la constate en ces termes : « Le travail de l’écriture est une réécriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent, de les rassembler, de les comprendre (de les prendre ensemble), c’est-à-dire de les lire : n’est-ce pas toujours le cas ? »8. Or, c’est justement ce recours à un élément d’une Tradition différente qui est, et qui doit, d’une certaine manière, demeurer problématique. L’altérité de l’élément rajouté doit d’abord être honorée, avant — et il reste encore à voir comment — d’être dépassée. Si toute citation est d’abord un travail de soudure, il reste à savoir comment, dans quel but et sur quelles bases éthiques, l’opération évolue.

À ce niveau, la difficulté principale se situe dans la confrontation d’optiques religieuses différentes. Tout discours théologique est un discours engagé, une dynamique propre qui se développe à partir de présupposés religieux, qu’ils soient implicites ou explicites. Son objectif est d’exposer un avis ou une position spirituelle en accord avec les réflexions de son auteur. Dans ce cadre clairement établi, qui n’est pas celui d’un discours qui se voudrait — mais est-ce encore possible ? — rigoureusement objectif, dans ce cadre donc, le recours à une autre Tradition religieuse pose problème. Cet aspect problématique apparaît de manière flagrante quand la citation vient comme appui, exemple, élément d’argumentation ou preuve de ce qui est dit dans le corps du texte. Ici, l’altérité des présupposés sur lesquels s’appuie l’extrait donné en citation devient, de fait, presque totalement invisible. La citation vient confirmer un discours qui souvent, ne repose pas sur les mêmes bases de réflexion que celles du théologien chrétien. Ainsi, citer un midrash en appui de son propre raisonnement spirituel chrétien ne peut pas aller, ne doit pas aller immédiatement de soi. La médiation doit passer par la reconnaissance de l’altérité de la littérature qui lui fait face, de son autonomie propre, des bases intellectuelles et religieuses qui ont fait advenir un tel propos. Ce souci, de nature tant épistémologique qu’éthique vaut, bien évidemment, au delà du seul recours à la tradition orale juive. Il concerne toute utilisation d’éléments de pensée étrangers au catholicisme, que le théologien intègre à son discours, mais tout particulièrement les éléments appartenant à des Traditions religieuses différentes. Si un discours scientifique peut être intégré à une réflexion spirituelle, il est de fait plus délicat d’y insérer un élément provenant d’une spiritualité qui n’est pas celle développée dans le propos. Or, concernant la tradition orale juive, outre l’argument du caractère propre et complexe de cette pensée et de son développement, viennent se rajouter des éléments spécifiques qui en font, pour le christianisme, une singularité. Le rapport qu’a entretenu le christianisme envers le judaïsme n’a pas d’équivalent. Autant dans l’histoire qui les lie que dans la théologie qui les constitue, ces Traditions ont des liens qui ne s’effacent pas. L’altérité du judaïsme pour le christianisme est une altérité singulière.

III Le judaïsme rabbinique n’est pas soluble dans le christianisme

Le judaïsme ne représente pas pour les Églises n’importe quel type de religion : il est à la fois la religion dont elles sont issues, dont elles ont adopté les Écritures, l’unité et la continuité de la révélation. Mais il est aussi clairement la religion du « non » et d’un refus toujours actuel de la reconnaissance de Jésus comme messie. Il va sans dire que des relations si proches et si conflictuelles demeurent, deux millénaires après l’événement fondateur de la dissension, difficiles à gérer. Parallèlement, l’histoire de ces relations ne cesse de progresser. Le livre qui demeure un classique en la matière, Verus Israël9, démontre partout la dépendance de ces deux Traditions. Dépendance du christianisme envers le judaïsme au cœur même de la compréhension de son identité et de la volonté claire de revendiquer une continuité : la prise en compte du Premier Testament dans le canon chrétien, l’appropriation de l’élection par l’Église furent des choix. Il aurait pu en être autrement10. Dépendance infiniment moindre, mais dépendance tout de même, du judaïsme rabbinique qui se restructure après la chute du Temple en 70 en choisissant de privilégier un mouvement théologique ou une dynamique communautaire plus qu’une autre en fonction de l’attitude du christianisme de l’époque. L’attitude envers le prosélytisme ou la réaction à l’insistance excessive de l’Église sur le thème biblique de la sagesse en sont des exemples.

Il faut donc prendre en compte dans notre réflexion le fait que la tradition orale juive ne peut être jugée à l’écart de cette situation historique : l’influence de la polémique chrétienne comme, dans une mesure bien plus grande, les bouleversements politiques et cultuels subis par le judaïsme de l’époque, ont joué un rôle dans la mise par écrit et l’élaboration de cette tradition orale. Cette élaboration survenue après l’ère chrétienne est consciemment une affirmation d’une Tradition qui entend demeurer, dans son attente messianique, opposée en cela à toute reconnaissance d’une validité au christianisme. La tradition orale juive est donc plus que le simple héritier d’un judaïsme classique ou traditionnel dont nous parle la Bible. Il n’en est d’abord qu’une des facettes. Le mouvement sadducéen ou essénien pour ne parler que d’eux, ont disparu par le hasard de l’histoire. De plus, comme nous venons de le souligner, ce judaïsme rabbinique se reconstruit en face d’un mouvement chrétien qui se développe de jour en jour. Si les bases et le corps de son enseignement ne naissent pas ex nihilo au début de l’ère chrétienne, il n’empêche que le judaïsme se reconstruit aussi dans une identité qui sait à quoi elle s’oppose. C’est donc en toute connaissance de cause que le judaïsme rabbinique refuse l’Église et son message.

Une conséquence majeure est alors à tirer de cette réflexion. Quand le style développé par la pensée juive nous fascinerait, quand la fulgurance et la simplicité des propos midrashiques nous donneraient à penser sur la complexité des nôtres, il demeure que toute la réflexion rabbinique possède une identité qui est la sienne. Cette identité trouve dépendance et continuité avec l’Écriture, elle est dans le droit fil de la réflexion sur la révélation et sur un Dieu intervenant dans l’histoire. C’est en cela notamment que les chrétiens y trouvent souvent une source de questionnement et de renouvellement de leur propre lecture de la Bible. La lecture rabbinique apporte aux chrétiens un éclairage nouveau sur des textes qu’un christocentrisme parfois abusif n’avait pas permis de révéler : dans une lecture plus théocentrique, les chrétiens se reconnaissent aussi. Mais la question est alors de savoir dans quelle mesure les chrétiens peuvent incorporer à leurs propos des éléments d’une Tradition constituée et pensée dans un rejet explicite du christianisme.

Cette question s’inscrit dans le siècle qui commence. Posée au Moyen-Âge, elle aurait signifié la méfiance vis-à-vis de textes ne reconnaissant pas le Christ et aurait visé à conseiller l’abstention de leur usage. Aujourd’hui, la question est déontologique. Elle s’inscrit dans le respect d’une Tradition dont on reconnaît dans un même mouvement une pertinence herméneutique et théologique11 et l’opposition explicite à Celui qui constitue l’identité du christianisme. L’utilisation d’une telle Tradition ne peut qu’être difficile. Elle doit le demeurer sous peine de nier l’une ou l’autre de ces deux réalités. Si une pièce de l’ensemble semble riche et pertinente au sein d’un propos chrétien, il demeure que dans ses présupposés, elle provient d’une Tradition qui s’y oppose ou ne le reconnaît pas. C’est donc dans le respect de cette altérité qu’il faut gérer le recours aux richesses de cette Tradition.

IV L’éthique doit assumer l’histoire

Cette altérité qui fait face au christianisme se double d’un passé, qu’en la matière, on ne peut ignorer. Dans la filiation qui lie le christianisme au judaïsme, l’héritage s’est fait dans la douleur. L’Église s’est construite dans une réappropriation de ce qui, jusqu’à là, n’appartenait qu’aux Juifs : l’élection et les Écritures. Nous laisserons dans cette étude le premier point pour nous attarder au second.

Au fur et à mesure de son développement et de la prise de conscience de son identité nouvelle, l’Église naissante s’est affirmée comme détenant la clé véritable des Écritures et de leur compréhension. Cette clé, c’est le Christ. C’est lui qui, grâce notamment à une exégèse allégorique, permettait que soient compris spirituellement des passages entiers du Premier Testament. La préfiguration et la typologie venaient ainsi donner du poids aux croyances des premiers chrétiens et les inscrivaient, du même coup, dans la continuité d’une Tradition : le Christ accomplissait ce dont les Écritures étaient porteuses. Dans cette optique, toute lecture qui refusait d’admettre cette clé d’interprétation ne pouvait qu’être, par principe même, déboutée. Ainsi en fut-il pour l’exégèse juive, qui persistait dans son refus de reconnaître la messianité du Christ.

Ce débat eut pour conséquence majeure, de voir fleurir au fil du temps des affirmations visant à enlever au peuple juif tout droit sur les Écritures qu’il avait fait advenir et s’était transmis de génération en génération : les Juifs perdant le droit de comprendre la Torah, perdaient le droit de la posséder. « Ne ressemblez pas, écrit le pseudo-Barnabé, à certaines gens en accumulant péchés sur péchés, en répétant que le Testament est à la fois leur bien et le nôtre. Il est nôtre à la vérité, mais eux ont perdu pour jamais le Testament reçu autrefois par Moïse »12. Comme le souligne M. Simon, Augustin va même plus loin. « Saint Augustin les réduit au rôle peu reluisant de portefaix : le Livre saint leur a été confié, non pas pour leur propre usage et salut, mais afin qu’ils le portent au service et au bénéfice des chrétiens, comme l’esclave bibliothécaire se fatigue à porter les volumes qui appartiennent à son maître »13. Ces affirmations, choquantes à notre époque, révèlent un sentiment largement partagé qui refusait toute validité à une interprétation juive ou non christologique des Écritures. D’où la tendance répandue dans l’Église de dépasser le sens littéral au profit d’un sens spirituel qui démontre la pertinence nouvelle apportée par le Christ14. Cette dynamique ne cessera de se poursuivre au Moyen-Âge15.

Les conséquences de ces affirmations sont les suivantes. En toute logique, elles rendent tout d’abord obsolète toute interprétation antérieure au Christ. C’est ainsi que les midrashim, véhiculés dans la Torah orale précédant notre ère, ne peuvent être jugés que caducs. De la même manière, toute lecture juive — donc non christologique — postérieure au Christ l’est également. La situation de ces interprétations est cependant plus noire encore, aggravée qu’elle est par l’aveuglement et le refus de reconnaître un messie, cette fois, advenu. Ainsi, en prenant au sérieux la Tradition chrétienne sur le rapport du peuple juif à l’Écriture, on aboutissait, il y a quelques années encore, à deux constats majeurs. Non seulement les Juifs n’avaient pas le droit de détenir la Torah puisqu’ils étaient incapables de la comprendre, mais toute interprétation relevant de la Torah orale n’avait aucun intérêt ni validité.

Or, depuis Vatican II, le rapprochement entrepris par l’Église catholique a permis d’amorcer une position moins définitive à l’égard de la lecture juive. On peut ainsi lire dans le document intitulé « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate, n° 4, la remarque suivante : « L’histoire du judaïsme ne finit pas avec la destruction de Jérusalem, mais elle s’est poursuivie en développant une tradition religieuse dont la portée, devenue, croyons-nous, d’une signification profondément différente après le Christ, demeure cependant riche de valeurs religieuses »16. Sans qu’il soit ici question explicitement de l’Écriture, le texte reconnaît un intérêt et une richesse à la Tradition qui s’est développée volontairement à l’écart du christianisme. Le rapport à l’Écriture est, lui, évoqué dans un passage précédent. « On s’efforcera de mieux comprendre ce qui, dans l’Ancien Testament, garde une valeur propre et perpétuelle (cf. Dei Verbum, 14-15), celle-ci n’étant pas oblitérée par l’interprétation ultérieure du Nouveau Testament qui lui donne sa signification plénière, alors qu’il y trouve réciproquement lumière et explication »17. Tout en confirmant la plénitude de la révélation apportée par le Christ, l’Église réaffirme la validité du sens littéral de l’Écriture18. Sans aller plus loin, cette affirmation permet un travail d’interprétation sur ce sens littéral, en deçà des interprétations strictement christologiques. On en déduit qu’à ce niveau, l’herméneutique juive garde place et pertinence.

Au regard du chemin parcouru, la situation ne manque pas, aujourd’hui, d’être paradoxale. Longtemps, la Tradition chrétienne a, pour des raisons avant tout historiques et liées à sa recherche d’un positionnement identitaire, dénié toute pertinence à la possession des Écritures et à leur interprétation par les Juifs. Maintenant, le recul de l’histoire, la situation de pluralité religieuse et l’avancée de la théologie dans ce domaine ont permis de repenser le rapport de l’Église au judaïsme et à sa Tradition rabbinique. Mais notre interrogation sur la déontologie de l’utilisation de ces sources dans des écrits chrétiens ne peut effacer cette histoire. Elle ne peut qu’y voir un chemin de pensée. Des avancées entreprises, nécessaires et tardives, ne peuvent oblitérer le regard que peut porter le judaïsme sur l’Église. Sans se mettre à la place d’une Tradition qui n’est pas la nôtre, une pensée élargie19 chère à Hannah Arendt peut entrevoir une relecture juive possible des tendances actuelles. L’Église, après avoir pris leurs Écritures et abandonné le peuple qui les portait, par un revirement inattendu, s’intéresse maintenant de près à la Tradition qui s’est structurée après l’ère chrétienne. Une crainte est alors prévisible : l’Église, par le biais de ses chercheurs, théologiens et prédicateurs n’est-elle pas en mesure de réitérer le geste entrepris une première fois ? L’Église ne pourrait-elle pas s’approprier la Torah orale comme elle l’a fait de la Torah écrite ? Cette interrogation n’est pas surréaliste. À elle seule, l’histoire la légitime.

Ainsi, dans l’utilisation de toutes sources de la tradition orale juive, cette vigilance ne doit pas, ne peut pas être oblitérée. Le poids de l’histoire ne s’efface pas par une bonne volonté insouciante. La conviction chrétienne selon laquelle la Tradition rabbinique est riche et pleine de promesses, doit être soutenue par une responsabilité vive à son égard. Les rabbins qui ont donné le jour aux Talmud et midrashim n’ont pas à être considérés comme des bibliothécaires. Le fruit de leur travail s’ancre dans des choix et des présupposés qui ne sont pas ceux de l’Église. Respecter et apprécier ces œuvres passe par la reconnaissance et la réflexion théologique sur ces présupposés. L’économie de ce travail qui touche la racine de notre différend identitaire est impossible. Le respect envers la tradition orale est d’abord et avant tout un respect absolu vis-à-vis de leur « non » au Christ. La déontologie passe par là. Elle fait pour nous partie de ce que conseillait timidement encore la Commission pour l’application de Nostra Aetate n° 4 : « Une grande ouverture d’esprit, la défiance à l’égard de ses propres préjugés, le tact, sont des qualités indispensables pour ne point blesser, même involontairement, ses interlocuteurs »20. La reconnaissance et l’étude de la tradition orale juive dans le respect de son altérité en tant que telle serait peut-être un juste milieu entre le mépris et l’appropriation indélicate.

Notes de bas de page

  • 1 Par tradition orale, on entend les commentaires ou interprétations transmis par oral et que le judaïsme rabbinique a, au début du IIe siècle, entrepris de mettre par écrit et d’enrichir par l’étude et la recherche. Le terme regroupe ainsi des textes relatifs au comportement et à la conduite individuelle et collective de la communauté juive, textes comme la Michna, le Talmud de Jérusalem et de Babylone ou la Tossefta, ainsi que des textes interprétatifs sur l’Écriture ou les fêtes juives comme l’ensemble des corpus midrashiques.

  • 2 Nous citerons, pour la recherche française, le précurseur que fut le père Bonsirven, disciple de Lagrange, comme un exemple significatif de ces recherches.

  • 3 Bloch R., « Note méthodologique pour l’étude de la littérature rabbinique », dans Revue de Science Religieuse, t. 43 (1955) 194-225. Plus antérieur encore est le chapitre « De l’usage des textes rabbiniques ; aperçu méthodologiques » que réservent Strack et Stromberger à une interrogation similaire, dans Strack H. et Stemberger G., Introduction au Talmud et au Midrash. Trad. et adaptation M.-R. Hayoun, coll. Patrimoines, Paris, Cerf, 1986, p. 73-83.

  • 4 Block R., « Note méthodologique … » (cité supra, n. 3), p. 201.

  • 5 La tradition orale a été mise par écrit bien plus tardivement. Il n’empêche que concernant les rapports du judaïsme avec le christianisme, il est parfois subtil de distinguer la tradition qui est antérieure à l’un ou à l’autre et celle qui apparaît et se pose en réaction à l’un ou l’autre. Comme exemple entrepris dans la datation des sources juives, le travail de Neusner est à citer en exemple.

  • 6 Compagnon A., La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 31.

  • 7 Par exemple, le corps principal du Talmud de Jérusalem est maintenant traduit en français, alors que seuls quelques traités le sont pour le Talmud de Babylone qui l’est, par ailleurs, entièrement en anglais.

  • 8 Compagnon A., La seconde main … (cité supra, n. 6), p. 32.

  • 9 Simon M., Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain (135-425), Paris, Éd. de Boccard, 1948.

  • 10 Marcel Simon montre bien que la lutte contre Marcion et la gnose a limité, pour l’Église naissante, les critiques envers la Tradition juive. « Sur la tradition du judaïsme, le christianisme orthodoxe formule une appréciation pleinement positive. Les nécessités de la lutte anti-gnostique et anti-marcioniste assignent des limites précises à sa critique des institutions d’Israël. Tout en condamnant les Juifs comme attardés et aveugles, il reconnaît qu’ils ont bénéficié d’une vocation providentielle et légitime rétrospectivement tout le détail de leur vie religieuse », dans Verus Israel (cité supra, n. 9), p. 93.

  • 11 Le terme de théologie est ici pris dans le sens du discours qui concerne le rapport de Dieu avec le monde tel que la révélation nous permet de le penser. Les discours proprement relatifs au messianisme, qui sont loin d’être majoritaires dans la tradition orale, ou explicitement polémiques envers le christianisme relèvent d’une catégorie plus difficilement utilisable ou plaisante pour les chrétiens.

  • 12 Cité par Simon M., Verus Israel (cité supra, n. 9), p. 94.

  • 13 Ibidem, p. 94. Voir également le paragraphe intitulé « Les Écritures sont passées à l’Église », que consacre M. Remaud à ce sujet dans Chrétiens et Juifs entre le passé et l’avenir, coll. l’Autre et les autres, Bruxelles, Lessius, 2000, p. 67-70.

  • 14 Cette question a suscité de nombreux débats dans l’Église, aux premiers siècles comme au Moyen-Âge : les débats entre Antioche et Alexandrie en sont le reflet caricaturé. Concernant le rapport au judaïsme, toute la question sur la validité de la Loi juive après le Christ, s’ancre aussi dans des questions herméneutiques sur la validité en soi du sens littéral. Cf. Simon M., Verus Israel (cité supra, n. 9), p. 111-117.

  • 15 Cf. Dahan G., Les intellectuels chrétiens et les juifs au moyen âge, coll. Patrimoines, Paris, Cerf, 1999. Il y évoque le thème, répandu au Moyen Âge, de la cécité des Juifs et de leur inintelligence de l’Écriture.

  • 16 Les Églises devant le judaïsme. Documents officiels 1948-1978. Textes rassemblés, traduits et annotés par M.-Th. Hoch et B. Dupuy, Paris, Cerf, 1980, p. 360.

  • 17 Idem, p. 358.

  • 18 L’encyclique de 1943, Divino Afflante Spiritu, avait déjà souligné l’importance d’établir le sens littéral avant toute interprétation du texte.

  • 19 Par ce concept, repris à Emm. Kant, Hannah Arendt entend une sorte d’imagination transcendantale de l’autre qui permet de juger une situation en se mettant à la place de l’autre, en tenant compte dans sa propre pensée de son point de vue.

  • 20 « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire “Nostra Aetate”, n° 4 (du 1er décembre 1974) », dans Les Églises devant le judaïsme (cité supra, n. 16), p. 357.

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