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Vocation and Mission: Christian priesthood and states of life according to Balthasar

Jacques Servais s.j.
If it is true that the essential purpose of the Spiritual Exercises of Ignatius of Loyola is to make an election (which is what Fr. J. de Guibert affirms and, with him, the majority of French-speaking commentators), it is a fact that, up to now, the matter of this election has scarcely been the object of serious reflection. (...)

H. U. von Balthasar, L’état de vie chrétien, trad. J. de Vulpillières, Freiburg-im-Breisgau, Johannes Verlag, 2016, 14×21, 512 p., 22 €. ISBN 979-10-93741-06-2

S’il est vrai que le dessein essentiel des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola est de faire une élection – ce qu’affirment le père J. de Guibert et, avec lui, la plupart des interprètes de langue française –, il est un fait que la matière de celle-ci n’a guère fait l’objet jusqu’ici d’une réflexion approfondie. Comme le souligne le père Bernard Pottier dans le Commentaire littéral et théologique dirigé par le p. Albert Chapelle à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles, au n˚ 135 des Exercices, le Saint désigne, à n’en pas douter, la vie consacrée et le mariage. Après avoir distingué ces formes de vie comme des états « mutuellement exclusifs et fondés tous deux sur une décision irrévocable1 », il les reconduit, certes, à une unique perfection, mais il veut nous amener à choisir l’état de vie – ou l’un ou l’autre – que Dieu a prédisposé pour nous, et nous exercer pour cela à l’indifférence (ES 179). Le présent ouvrage, composé dans les années 1940 mais bloqué par la censure et publié seulement en 1977, comble une lacune de la théologie dogmatique et en particulier de l’ecclésiologie postconciliaire. Le père Hans Urs von Balthasar y élabore une doctrine des états de vie qui puise largement aux sources de l’Écriture et de la Tradition. Esquissons en quelques traits succincts l’argument.

En raison de leur appartenance à l’Église, les fidèles sont « mis par Dieu au service de l’amour, qui les réquisitionne aussi bien qu’il les libère » (p. 64). Fondée sur le caractère dialogique de l’existence humaine, leur vie théologale est en effet déterminée non seulement par le commandement universel de l’amour mais par celui que le Seigneur adresse spécifiquement aux siens : comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres (p. 124). Leur réponse est d’autant plus parfaite qu’elle se conforme à « cet acte ecclésial primordial qu’est le fiat de Marie, qui rend possible l’incarnation de la “Tête” et du “corps” » (p. 465 ; cf. p. 187). Elle le sera dans la mesure où ils actualiseront l’ensevelissement avec le baptême du Christ en perdant la vie, en portant la croix, en mourant chaque jour et renouvelant ainsi, continuellement, l’homme intérieur (p. 201). Ce qui, en réalité, veut dire : suivre le Christ par une « consécration » conférant à leur état générique la forme spécifique d’un lien définitif, grâce auquel ils participent au mystère de la rédemption, mystère de fécondité surnaturelle (p. 145).

Conformément à l’Évangile (p. 119s) et selon une tradition unanime (p. 34s, 220s), deux « voies » principales conduisent à la perfection de l’amour chrétien (p. 7, 37) : voies distinctes mais en étroite relation et ordonnées l’une à l’autre du fait de leur commune origine dans le Christ (p. 178s). La vie de « ceux qui se sont rendus eunuques à cause du Royaume des cieux » jouit d’un honneur spécial : non point tant comme un signe eschatologique de l’Église achevée dans l’au-delà que parce qu’elle est une tentative d’incarner autant que possible la sainteté de l’Église présente – l’idéal de la vie apostolique – (p. 12). Plus qu’un « moyen » utilisé par quelques-uns en vue de la fin que tous doivent poursuivre, la vie consacrée est de fait « une expression de ce que l’Église, dans sa pureté, devrait être et faire pour recevoir de la manière la plus adéquate possible ce qui lui revient ». Ainsi, le consacré « représente principalement le corps, l’Église épouse : il est le levain dans le peuple » (p. 259). À l’exemple de Jean, il se tient à proximité du « fondement primordial et plus profond de l’Église » : de « la dimension mariale qui en est l’enveloppe » (p. 465 ; cf. p. 168).

L’appel à l’« état d’élection » est toutefois un appel « différencié » (p. 133). « C’est la volonté du fondateur de l’Église que l’état de [ces] appelés reste une minorité par rapport à l’état général des croyants dans le monde ». L’état de vie de ceux qui n’ont pas découvert en leur âme d’appel « qualifié » (p. 396), « ceux qui, nombreux, ne sont pas appelés (…) à une mission qualitative » (p. 153), est au contraire l’état des chrétiens dans le monde – terrain sur lequel ils doivent œuvrer dans l’esprit fécondant de l’Évangile. Leur « responsabilité envers l’ensemble du corps du Christ dont nous sommes les membres “chacun pour sa part” (1 Co 12,27) » (p. 309) est de demeurer à la place où le Seigneur les a placés : à la frontière mouvante entre l’Église et le monde, par la « médiation » duquel ils ont été appelés (p. 400, 413). De l’appel général à la vie chrétienne « découlera d’ordinaire la décision du mariage » (p. 395). L’auteur traite longuement de l’état matrimonial en rapport à l’état virginal (p. 206-231). Le sacrement que les époux se confèrent mutuellement a pour modèle et parabole la création de l’homme et de la femme ; par la consécration néotestamentaire, ce mystère communionnel originel est inséré dans la relation du Christ à la Fiancée et Épouse qu’il a « purifiée » et rendue « sainte et irréprochable (Ep 5,26-27) » (p. 317-318). La grâce sacramentelle qui fait de l’union des époux une alliance chrétienne exige d’eux, par la force même du don, qu’ils reçoivent de la Croix leur bénédiction et qu’ils se fassent porteurs et instruments de la rédemption du monde. Elle donne à cette alliance une fécondité plus que naturelle (p. 227), à l’image de la fécondité surnaturelle du Dieu trinitaire – « Faisons » (Gn 1,26) – (p. 206s).

Tant le célibat consacré que le mariage sont de nature essentiellement sociale, communionnelle (p. 206), étant fondés sur le don, déterminant l’état de vie chrétien en général, du Christ à l’Église et, à travers elle, au monde. L’un et l’autre proviennent d’un « choix » auquel l’appel confronte le croyant, d’une « décision » (p. 463), normalement scellée par une « promesse » devant Dieu ou un « vœu » à Dieu par lequel le fidèle s’engage à vivre l’amour comme un don total et définitif de soi et assume à cet effet la condition de celui qui perd, qui a perdu sa vie, l’a « abandonnée » (selon l’expression de St Claude La Colombière que l’auteur rend par « Hingabe ») au Dieu de l’Alliance (p. 54 ; cf. 227). Dans le cas des personnes mariées comme dans celui des consacrés, l’offrande se fait in facie Ecclesiae. De la sorte, la « consécration » est insérée à l’intérieur de l’Alliance du Dieu de la Promesse (p. 213) et l’obéissance exigée de ceux-ci, mais aussi, analogiquement, des conjoints, devient « cette forme de don générale, qui fait de tout commandement, tout conseil, tout acte particulier de don une expression du don d’amour total et confère ainsi à tout acte limité le caractère illimité de l’amour divin » (p. 55-56).

L’état de vie sacerdotal tel que l’Église latine le connaît n’est guère substantiellement différent de l’état de vie du consacré. L’un et l’autre ont entre eux une nécessaire « affinité » car ils tirent leur origine de l’état d’élection du Christ lui-même et ils doivent être, à ce titre, considérés l’un et l’autre comme des vocations « qualifiées » (p. 115s) destinées à manifester, aux yeux de qui appartient à l’état principal de vie dans l’Église, l’appel du Seigneur à le suivre. C’est à la croix et à la résurrection que Jésus a institué le ministère ordonné, et en ce sens, « la vie consacrée précède l’état sacerdotal » (p. 233). La différence gît dans le caractère avant tout « fonctionnel » (p. 249) de ce dernier. Tandis que la vie consacrée est avant tout une forme subjective de vie à la suite du Christ, le sacerdoce est d’abord, en effet, une fonction d’Église, un ministère objectif. Le prêtre représente d’abord pour le « corps » la « Tête » ; par la prédication, la messe, les sacrements et l’activité pastorale, il rend le Seigneur objectivement présent dans l’Église (p. 251). L’autorité qu’il exerce n’est pas seulement un service obéissant, il est « participation à la responsabilité du divin Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis » (p. 250). Pour autant, il doit « ajuster autant que possible son existence à celle de la Tête » (p. 258), adapter sa propre personne à la forme objective, surnaturelle, de son ministère, « comme à un canon de vie sans [du reste] jamais pouvoir coïncider totalement avec elle ». Ce qui est et doit rester visible chez lui est « le caractère ministériel et par conséquent impersonnel du ministre, afin qu’il irradie d’autant plus à travers lui la personnalité du Christ » (p. 249-250). Dans leur interdépendance mutuelle, la vie consacrée et l’état sacerdotal sont « instrumentaux » (p. 358 ; cf. p. 37 et 163), ils ont un rôle de « subsidiarité » (p. 194) par rapport au laïcat. Par leur complémentarité même, ils renvoient le croyant aux dimensions, à la fois objective et subjective, de sa propre vocation et mission, lui montrant en même temps dans quel esprit il doit vivre lui-même l’unité de sa personne et de sa fonction dans le monde (p. 351).

Tous les chrétiens participent du double mouvement de descente du ciel sur la terre et de retour de la terre au ciel qui définit l’état, unique et indivisible, de Jésus Christ, son « éternel aller et venir » (p. 203 ; cf. p. 170) : le prêtre et le consacré, en s’associant à la mission du Verbe qui, du ciel, est entré dans le monde pour retourner au Père (p. 385) ; le laïc, en exerçant avec maturité son sacerdoce dans le monde, en reflétant et transmettant autant que possible autour de lui les grâces que lui procurent le ministère hiérarchique et le sacerdoce de l’amour (p. 309 et 360). Entre l’état laïc, la vie consacrée et l’état sacerdotal, il y a de multiples relations qu’il est impossible de ramener à une formule unique. Avant d’en proposer six modèles, qui se complètent mutuellement (et desquels s’inspireront du reste les trois documents post-synodaux publiés par Jean-Paul ii en 1988, 1992 et 1996), l’auteur prévient : « dans l’Évangile, toute préférence accordée à quelqu’un l’est toujours en faveur de ceux auxquels elle ne l’est pas, et ceux-ci tirent en définitive avantage de la préférence accordée à l’autre » (p. 340). Le critère ne peut pas être ici de nature socio-politique : prééminence et subordination n’ont d’autre mesure que l’humiliation sans mesure du Serviteur de tous. Par ailleurs, ce n’est pas sur la base d’une échelle de perfection (p. 269) ou d’une « schématique universelle du progrès chrétien » (p. 367) que se mesurent les différences entre les divers états : en effet, le commandement de l’amour qui est le contenu essentiel de toute vie chrétienne se présente au fidèle avec une urgence et une clarté différentes (p. 401).

Bien d’autres thèmes sont traités ou abordés dans ce livre, par exemple le rapport entre l’état d’origine et l’état final, ou la relation entre commandement et conseil, mais aussi, très concrètement, les degrés et les formes que peut prendre l’appel, la façon dont celui-ci se manifeste et dont le sujet prend conscience pour l’accepter (p. 458s)… ou le rejeter (p. 466s). Il ne s’agit en tout cela de rien d’autre, prévient d’emblée, trop modestement, Balthasar, que d’une « méditation » sur les Exercices spirituels. Si celle-ci pourra apparaître « naïve et vulnérable » (p. 8) aux yeux des érudits, elle ne manquera pas de convaincre qui veut « s’attacher davantage » (ES 97) au Christ. Sa force réside dans la théologie linéaire qui lui est sous-jacente. Qui pratique déjà l’auteur, reconnaîtra dans l’ouvrage la synthèse d’une pensée dont l’intention finale n’a jamais été autre chose que de stimuler les chrétiens de notre temps à vivre dans l’engagement de Dieu en faveur du monde, de notre monde actuel.

On ne peut que saluer l’initiative des éditions Johannes Verlag, liées à l’Association Saint-Jean de Paris, qui entreprennent la publication des « Œuvres complètes » de Balthasar en français, et émettre le vœu qu’elles continuent à offrir, comme ici, une traduction rigoureuse (œuvre de Julien de Vulpillières, qui traduit aussi Adrienne von Speyr chez le même éditeur), capable de rendre dans un français à la fois exact et élégant le génie littéraire de ce grand théologien.

Notes de bas de page

  • 1 B. Pottier, « L’élection », dans A. Chapelle (dir.), Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Un commentaire littéral et théologique, coll. IET 10, Bruxelles, Institut d’études théologiques, 1990, p. 287.

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