L'anthropologie sociale du Père Gaston Fessard, suivi d'un inédit de G. Fessard

Frédéric Louzeau
Morality and law - reviewer : Simon Decloux s.j.
C'est à une oeuvre fondamentale et rigoureuse déployant une vision articulée de l'«anthropologie sociale» que s'est attelé le Père Frédéric Louzeau en abordant les écrits du Père Gaston Fessard, consacrés à la société humaine engagée dans l'histoire et portant en elle la présence d'un Mystère.Il présente tout d'abord les trois dialectiques auxquelles, selon le Père Fessard, obéit la dynamique de l'histoire humaine. Tout d'abord la dialectique maître-esclave, empruntée à Hegel et interprétée de façon opposée par le Communisme et le Nazisme (du point de vue de l'esclave et du point de vue du maître), conduisant à réduire le social à l'économique (rapport homme-nature) ou au politique (rapport homme-homme), alors que la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave situe, chacun par rapport aux autres, les trois secteurs du politique, de l'économique et du national, ce dernier synthétisant les deux autres termes dans une unité particulière.Mais la dialectique du maître et de l'esclave manifeste, en même temps que ses acquis, certaines insuffisances: un postulat rationaliste s'est glissé à l'intérieur de ce rapport. C'est une autre dialectique (de l'homme et de la femme) qui doit être maintenant introduite (accomplissant l'unité de la raison et de l'amour et réalisant l'unité et la réconciliation des éléments disjoints et opposés dans la dialectique précédente: notamment en mettant en interaction ou en relation réciproque le politique et l'économique). Le rapport de l'homme et de la femme est la source d'une dialectique qui met en interaction tous les éléments dont Hegel et Marx ont analysé la dissociation sur le plan du devenir. «Le génie philosophique du Père Fessard est ici de dégager l'architecture d'une dialectique qui, au lieu de les séparer et de les mettre en opposition, réunisse le rapport de l'homme à l'homme et celui de l'homme à la nature, et les établisse en collaboration mutuelle.» (p. 218) Toutefois, les dialectiques maître-esclave et homme-femme interfèrent l'une avec l'autre, «la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l'unité» (p. 325).Mais, en rejetant une perception désespérante, organique ou servile de l'histoire humaine, l'introduction de la dialectique homme-femme n'a-t-elle pas versé à son tour dans une conception idyllique, sentimentale et mièvre de cette histoire? En fait, «l'approfondissement existentiel aura consisté à découvrir et à démontrer que les termes de « père », « mère » et « frère » qualifient mieux des consciences concrètes, tant individuelles que sociales, que ceux de « maître » et d'« esclave », d'« homme », de « femme » et d'« enfant », en donnant à ces derniers d'interroger les uns sur les autres» (p. 328-329).Le Père Louzeau remarque cependant que «pour résoudre les cas pratiques de son actualité sociale et historique, le Père Fessard aura presque toujours préféré, à la dialectique conjugale et familiale, une troisième et dernière dialectique, dépassant elle aussi, mais d'une autre manière, celle du maître et de l'esclave: la fameuse dialectique paulinienne du païen et du juif» (p. 338). En fait, «chez Fessard, la dialectique du païen et du juif est la source des deux dialectiques, du maître et de l'esclave, de l'homme et de la femme» - mieux encore, le seul principe qui permette d'en user avec exactitude» (p. 340). Les catégories historiques de l'anthropologie sociale du Père Fessard ne prétendent pas imposer un sens déterminé et univoque à l'histoire des sociétés. Cette histoire s'origine, bien sûr, dans les libertés humaines, mais celles-ci sont en relation avec la liberté divine. Ainsi peut se situer, dans l'anthropologie sociale du Père Fessard, au-delà des deux dialectiques sociales déjà évoquées, un moment proprement surnaturel et historique, introduisant dans la réflexion sur l'histoire le concept de fraternité universelle et «l'étrange destinée d'un peuple irréductible aux autres à travers les siècles, celle du peuple juif» (p. 364). C'est à ces deux thèmes que sont consacrés les chapitres xvi (p. 365-383) et xvii (p. 385-413), permettant au chapitre xviii d'étudier «la dialectique du païen et du juif, source et mesure des dialectiques maître-esclave et homme-femme» (p. 415-437).Cherchant à définir la méthode du Père Fessard, Frédéric Louzeau y repère «un processus analytique qui, des faits concrets, extrait une réflexion sur l'existence et l'histoire» ainsi qu'«une dialectique qui en définit les essences ou les catégories dites historiques» (p. 445). Son voeu récurrent n'est-t-il pas «que soit édifiée progressivement une nouvelle ontologie parvenant à inclure dans son champ d'investigation, non seulement le naturel et le rationnel, comme chez Aristote et saint Thomas d'Aquin, mais aussi l'historique» (p. 450)? L'aspect dialectique d'une telle ontologie assurerait d'ailleurs le primat de l'historique sur le logique, tout en empêchant de sacrifier le second au premier.L'A. de cette thèse volumineuse, président depuis 3 ans de la Faculté Notre-Dame (Collège des Bernardins-Paris), ne se contente pas, en conclusion de son étude fouillée, de souligner la valeur de l'«anthropologie sociale» du Père Fessard; il nous fournit aussi la première édition complète d'un écrit de 1942 resté à l'état de manuscrit et intitulé «Collaboration et Résistance au Prince-Esclave», écrit destiné, sous un titre un peu différent, au cardinal Suhard (archevêque de Paris). Le Père Fessard, qui avait publié l'année précédente «France, prends garde de perdre ton âme», y réagit en une centaine de pages à des directives d'autres ecclésiastiques soutenant une collaboration pure et simple avec l'occupant à travers «Prince-Esclave», et il s'efforce d'éclaircir avec grande précision les consciences sur la manière de procéder (entre collaboration et résistance) lorsque le « prince » est « esclave » du pouvoir occupant et ne possède dès lors qu'une «autorité de fait» et non une «autorité de droit». - S. Decloux sj

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