«L'eschatologie de la raison» selon Jean Ladrière. Pour une interprétation du devenir de la raison

L. Perron
Ladrière, professeur émérite de Louvain, a composé une oeuvre d'une ample respiration. Ses écrits sont précis, serrés; la pensée s'y développe d'une façon aussi limpide que prudente, sans détours inutiles, soucieuse d'aller «à la chose même». L'axe porteur de sa pensée est principalement l'épistémologie, envisagée à la suite des interrogations métaphysiques contemporaines attentives au sens de ce qui est plus qu'aux structures préalablement rationalisées des réalités. C'est en fait la raison en travail que L. interroge dans ses écrits. Ceux-ci résultent pour la plupart de circonstances diverses et leurs publications sont souvent d'accès difficile. P. en dégage la doctrine essentielle en cinq chapitres. Le premier met en évidence l'essence de la raison, qui est ce qu'elle est quand elle raisonne, en construisant ainsi des mondes qui sont aussi ses expressions. Les constructions de la raison peuvent en effet être entendues comme son autoconstruction progressive. On en conclut que le devenir de la raison ne peut pas être pensé comme si celle-ci tendait à se boucler sur sa substance qui précéderait ses efforts. Un des résultats majeurs de ce premier chapitre est de souligner que la raison a une historicité, dont les chapitres suivants montreront le sens.
Le second chapitre renvoie à trois des sources principales de L.: Kant, Blondel, Husserl. De Kant, on retiendra l'importance du passage de la première à la seconde critique; «chez Kant s'affirme clairement l'idée que la raison est primordialement une instauration et donc qu'elle se déploie d'abord et avant tout comme un projet éthique. Le caractère dynamique de la raison est lié à son inspiration dans l'horizon de la raison pratique» (p. 61). Voilà une vue sur Kant qui nous libère des jugements trop étroits et partiels portés sur lui par une scolastique mal vieillie. L'histoire devient ainsi une idée régulatrice, avec ses aspects téléologiques dont le terme final demeure cependant indéterminé; la fin du mouvement de la raison n'est pas donné entièrement dans le présent de l'acte rationnel; la raison est proprement «finie». De Blondel, L. reçoit l'idée de l'«action» qui intègre le savoir. Le savoir n'est pas en dehors de son propre devenir; il est en se faisant, impliquant donc un engagement existentiel. Cet engagement ne peut pas faire que la raison puisse s'égaler par elle-même. C'est pourquoi nous devons dire que «seul un don pourrait répondre à cette espérance» (p. 85) qu'a la raison d'accéder aux conditions de son acte. L'influence du dernier Husserl est également déterminante, surtout quant à la Lebenswelt (le monde du vécu) qui unit le travail de la raison et son sens. Le déploiement de la Lebenswelt par le travail de la raison en est la révélation, la manifestation - ce qui souligne que la raison n'est pas à sa propre origine ni à sa propre fin, bien qu'elle soit un «processus de construction de soi» (p. 107) qui n'est pas sans la perspective d'une «mise au jour des conditions de possibilités « objectives » de ce devenir» (p. 107).
Le troisième chapitre montre ensuite quels sont les traits essentiels de l'historicité de la raison. Le travail de la raison en acte n'est pas sans quelque mémoire (l'«assomption active du passé» dit le titre du chapitre, p. 111), ni sans un projet («anticipation résolue de l'avenir»); ce travail s'opère cependant dans le monde «objectif», qu'on interprète en activant une approche rationnelle. Le monde objectif de la science est ainsi à comprendre comme un «événement» de la raison, au sens où la phénoménologie contemporaine donne à ce mot: l'événement est singulier, inaugural, «irrépétable» dirait Jean-Luc Marion. L'historicité de la raison a ici un de ses traits essentiels; tout en appuyant le fait que toute science a une histoire, elle en donne aussi le sens. Voilà pourquoi le chap. 4 traite de la téléologie de la raison, et le chap. 5 de son eschatologie. Le telos de la raison n'est pas un but final, mais plutôt le travail même de la raison en train de se faire, et donc «une totalisation essentiellement ouverte et inépuisable» (p. 153). Cette thèse, inspirée de Kant, s'enrichit du concept phénoménologique d'horizon. Il convient toutefois de maintenir le concept d'horizon à l'intérieur de l'historicité de la raison, ce qui signifie que l'idée d'une fin de l'histoire, et donc aussi d'une finalité précise et définitive de la recherche rationnelle, demeure problématique. L. institue donc un discours sur l'eschatologie de la raison, le préférant à la téléologie. On définit l'eschatologie comme un «ultime non homogène au processus auquel il préside» (p. 185) - une définition dont le dernier chapitre déploie les différentes implications. On peut penser que la réflexion de Blondel aura été ici décisive; on le verra dans cette description de l'eschaton: «l'historicité doit être expliquée par une terme final, un eschaton, compris à la manière d'un événement à venir, non empirique, irréductible à toute phénoménalité, mais cependant présent à l'effectivité de l'histoire comme ce qui lui confère son sens» (p. 234). La pensée du prof. L., on le devine, est aujourd'hui de grande importance; sans rien dédaigner des données traditionnelles, elle parvient à leur donner une vie nouvelle. - P. Gilbert sj

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