Il a fallu des trésors d’humanisme rousseauiste et de foi kantienne en la promesse de paix perpétuelle, accomplie, a-t-on cru en nos temps naïfs, par la chute en 1989 de l’empire totalitaire, pour penser qu’homo homini lupus n’était que la maxime caduque d’un monde révolu. Prophétie auto-réalisatrice trop conforme aux attentes libéralo-marxistes du dépérissement de l’État pour en déchiffrer la résurrection dans la figure du Léviathan bardé des bénédictions du Camp du Bien, sacrement de sa mondialisation consumériste grâce aux vertus du doux commerce.

Hobbes prête à l’État le pouvoir de circonscrire la guerre de tous contre tous. Doté des moyens surpuissants des technosciences, le Léviathan postmoderne devient la figure absolue de la paix de Big Brother par la guerre constituante préfigurée dans les totalitarismes du xxe siècle. « La fin du monde définit la guerre », dit Henri Hude citant Sun-Tzu : le caractère agonistique de la violence est une donnée anthropologique formidablement scrutée par René Girard ; l’œil thomiste et bergsonien d’Henri Hude, fécondé par ses enseignements au Centre de recherches des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan et à la Société Internationale d’Éthique Militaire, lui permet l’achèvement d’une méditation réaliste sur Polémos père de toutes choses, ses pompes et ses œuvres.

Clausewitz a théorisé la guerre au travers de trilogies – son étonnante trinité (passion/action/raison – peuple/force armée/pouvoir politique – instinct/jeu des probabilités/entendement) – pour illustrer l’affrontement des volontés dans le duel qui doit monter aux extrêmes. Ces trilogies aboutissent à la fameuse Formule (guerre, continuation de la politique par d’autres moyens). Clausewitz distingue cependant le concept de guerre pur, nécessaire philosophiquement, de la guerre réelle avec tous ses aléas entropiques : la friction ou le brouillard de la guerre dans le vocabulaire clausewitzien. C’est l’analyse d’un homme des Lumières, qui a cependant entrevu dans les levées en masse napoléoniennes le spectre de l’irrationalité à l’œuvre dans le duel.

S’il est certain que l’entrée dans l’ère nucléaire absolutise la Formule, Hude constate avec Raymond Aron (Penser la guerre. Clausewitz, vol. ii, 1976) que la crédibilité d’une dissuasion suppose une référence à l’ensemble de la conjoncture et ne se réduit jamais à un simple calcul militaire. Mais la possibilité de la guerre absolue modifie la formule : puisqu’une telle guerre ne peut être gagnée et ne doit pas être faite, disaient en 1985 Reagan et Gorbatchev.

Les mille ans de « paix de l’Église », dont l’objet était de circonscrire la violence par des institutions de paix dans le cadre de conflits limités, ont explosé dans les réactions en chaîne des guerres de religion sublimées dans la modernité par leur ersatz laïc, les guerres révolutionnaires. Pour Carl Schmitt (La notion de politique, la théorie du partisan, 2009), c’est la fin du droit de la guerre et la théologisation d’icelle : de l’adversaire raisonnable et réconciliable, on passe à l’ennemi, figure criminelle irrémissible du Mal que l’incurable Camp du Bien, comme l’appelle Muray, doit exterminer. Avec le cancer de « la théorie du partisan » qui fait du peuple, tout entier en armes, le principal protagoniste de la guerre – à la fois acteur et victime – aux dépens de l’institution militaire, on a l’équation de la guerre totale telle qu’elle métastase irrésistiblement depuis la Révolution française et les campagnes napoléoniennes… Pleurez, fleur de chevalerie.

« Quand on empêche la guerre absolue réelle, écrit Hude, on métamorphose la guerre et on lui confère l’ubiquité ; et moins elle a apparemment d’existence, plus elle se met à constituer l’essence de toute chose. » Il devient alors vital de faire la guerre à la guerre. Mais la dialectique des volontés peut-elle être neutralisée, alors même que le mimétisme de la violence originelle structure l’homme ?

À cela, deux solutions possibles. Soit l’effusion d’Amour universel qui néantise la possibilité même de l’ennemi. Ce pourrait être l’Aufhebung, la réconciliation (sublimation ou élévation) dialectique de Hegel, trop idéaliste et spéculative pour être anthropologiquement honnête : à cause de sa conception des conflits marquée par son irénisme idéaliste, Girard l’accuse de participer à la montée philosophique et spirituelle de la violence dans le monde moderne et d’ouvrir la porte à la violence créatrice des totalitarismes nietzschéo-marxistes. Pour Hegel, l’absolu du concept doit correspondre à l’absolu de l’action ; à Iéna, il voit passer cette âme du monde à sous le bicorne de l’Empereur dont les bottes sont tâchées de sang. Il témoigne ainsi de la fascination inextinguible des hommes pour l’irrationalité du duel, oubliée sitôt qu’entrevue par Clausewitz lui-même dont la logique de guerre totale deviendra la maxime du grand état-major allemand sous Ludendorff ; mensonge romantique !

Aux pures raisons de la raison manquent en effet celles du cœur ; Pascal évoque l’étrange et longue guerre où la violence essaie d’opprimer la vérité. L’Aufhebung pascalienne pose l’inégalité des deux termes car la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu … au lieu que la vérité subsiste éternellement… car elle est puissante comme Dieu même. Elle disqualifie la ruse de la raison, affirme l’irrationalité du duel (l’irrationalité mimétique) et nous place devant le choix métaphysique de la conversion, seule capable, selon Girard, de rendre tangible la possibilité d’une fin du monde et d’une réconciliation des hommes.

Mais les cultures moderne et postmoderne, au nom de l’autonomie rationaliste, du scientisme et désormais du relativisme absolu des déconstructeurs, en excluent la perspective. Une seconde solution, accordée au nihilisme postmoderne existe, dit Hude : la solution Léviathan, dont il définit ainsi le concept : la guerre constituée entre États pour préserver leur liberté tendant à la guerre absolue, il faut tuer la guerre ; et pour la tuer, lui faire une guerre éternelle, la guerre constituante, dans un État de type impérial unique et pacifié qui répondra à l’aspiration des peuples au bonheur, à la conservation et à la simple survie.

Désignée par Léviathan comme cause principale de guerre absolue, la pluralité politique doit être anéantie et avec elle la souveraineté du démos privé de toute liberté réelle et soumis à une culture d’impuissance, qui assure la puissance sans limite de l’État impérial. Les promesses de contrôle social par l’IA et d’immortalité transhumaniste par les biosciences – dont Zamiatine (Nous autres, 1971), Huxley et Orwell furent les prophètes – confèrent à Léviathan la figure prochaine d’une politique absolue adéquate à son concept ; comme, dans son ordre, la guerre nucléaire au concept de guerre pur.

Au mythe rousseauiste du bon sauvage et de la société corruptrice des animaux (… humains : ceux de la Ferme d’Orwell), Hude et Girard opposent une même ironie complice. Pour ces réalistes, la guerre est là, dès l’origine de l’homme, non pas comme un reste d’animalité que pourrait vaincre le simple exercice de la raison (version kantienne), mais comme une pulsion de mort qui lui confère sa profondeur métaphysique (version péché originel).

Marquée du sceau de l’irrationalité mimétique, l’action réciproque de Clausewitz est vouée inexorablement à la montée aux extrêmes ; Girard en conclut qu’il faut penser la réconciliation non pas comme l’aboutissement de la montée aux extrêmes mais comme son envers, commentant l’Hymne des Titans d’Hölderlin : « Car aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve ». C’est le paradoxe du Royaume à venir et pourtant déjà là d’un Jésus venu nous apporter non la paix mais le glaive. Girard en tire cet autre paradoxe : vouloir la guerre, attitude typique du défenseur selon Clausewitz, contre celui qui veut la paix [i.e. l’Empire], c’est-à-dire le mensonge et la domination, peut ainsi devenir une attitude spirituelle.

« La guerre c’est la paix », clame en effet le mensonge idéologique de Léviathan-Big Brother. Dans le paroxysme mimétique de nos temps qui sont les derniers, l’irrationnel se déploie dans la violence de la guerre contre la vérité ; cet irrationnel se nourrit aujourd’hui de la culture d’impuissance postmoderne dont relativisme et individualisme fondent l’hostilité viscérale envers la vérité. Hude en modélise l’exemple d’une culture non-fonctionnelle traversée par des pulsions de mort dont rendent compte les névroses – individuelles, politiques et sociétales – de la société dépressive.

Ainsi, dans le contexte périlleux de la guerre en Ukraine, que dire du tropisme occidental à inscrire suicide et euthanasie dans la législation des États sans réfléchir plus outre à ce que cet effondrement anthropologique donnera comme signal de faiblesse ? Si le suicide entre de manière quasi normale dans la logique d’une culture, l’économie de la dissuasion se trouve profondément perturbée. Mais si blindé soit Léviathan, conformément au songe de Nabuchodonosor, son pied reste d’argile.

À ce point de la réflexion, revient la question du kathékon, cette force qui selon saint Paul retient l’arrivée de l’Antéchrist en donnant « du temps au temps » dans l’attente de sa plénitude. On prête généralement cette fonction au pouvoir politique dual du Sacerdoce et de l’Empire sous le régime de feue la chrétienté d’Occident. Savoir s’il subsiste en régime postmoderne oppose Girard et Hude. Pour le premier, la cause est entendue : depuis la Passion du Christ révélatrice du mécanisme victimaire, les institutions politiques qui en sont les représentantes et les praticiennes ont cessé d’être efficientes : le kathékon politique est donc périmé. Dès lors, Heidegger commentant Hölderlin, prophétise à sa façon que la nuit du monde étend ses ténèbres et désormais l’époque est déterminée par l’éloignement de dieu, par le défaut de dieu. Expression de la profondeur du désarroi moderne en phase avec la conviction girardienne que l’homme livré à lui-même portera la responsabilité de la fin du monde. « Le christianisme est la seule religion qui aura prévu son échec ; cette préscience s’appelle l’apocalypse », dit Girard.

Pour Hude, le kathékon est spirituel autant que politique et culturel : la prière et l’action dans l’histoire des disciples de Jésus achèvent l’avènement du Royaume déjà là. Il laisse entrevoir l’intuition bergsonnienne de la loi de double frénésie – entre vanité consumériste et ascétisme mystique – selon laquelle tout progrès de l’humanité résulte de l’oscillation entre les contraires ; pour Bergson (Les deux sources de la morale et de la religion, 1946), il n’y a pas d’obstacle que des volontés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. Il n’y a donc pas de loi historique inéluctable. Léviathan, produit d’une culture nihiliste, pourrait être la figure d’un kathékhon façon Grand Inquisiteur ; mais par ses faiblesses structurelles, son déni matérialiste du spirituel, il est bien plus sûrement l’accélérateur de la destruction finale. Hude examine les vices du régime postmoderne sous ses facettes diverses – nationalisme, impérialisme, pacifisme, antinationalisme - et pose les jalons d’une culture fonctionnelle, pleinement humaniste et fondée sur la liberté, capable d’en inverser le signe.

Dans la modernité, l’anathème réciproque du Sacerdoce et de l’Empire s’est traduit par la victoire sans reste du second sur le premier : une victoire par chaos achevée dans la postmodernité sous le signe stérile de la ruine de l’âme et du déchaînement de l’action réciproque dans l’effort vers les ténèbres extérieures, comme le dit Clausewitz de façon saisissante. Pour casser le duel mortifère de la gémellité, Hude en appelle au retour de l’intermédiation culturelle des sagesses et des religions – pourvu qu’elles sachent exorciser les démons de la Guerre Sainte par le libre dialogue de la raison – comme kathékon pour établir la « paix dans la foi ». La Passion du Christ a d’un même geste dévoilé la violence du sacré archaïque et le divin dont toute religion est porteuse et, selon Girard, elle a libéré la violence en même temps que la sainteté… le pari pascalien sur la sainteté : dernier kathékon avant la vitrification terminale.

La culture d’impuissance de Léviathan a pour antagoniste la fécondité des sagesses et religions, riches d’humanisme véritable, de soin vertueux de l’âme, d’espérance, de paix, d’amitié et de liberté intérieure ; c’est sur le tombeau vide des opiums du peuple que le dernier avatar de l’Empire doit garantir son Millenium. Mais la divine kénose, l’accélération de l’histoire la plus récente le prouve, n’a fait qu’exacerber le retour d’un sacré politique, de substitution, que Girard dit « satanisé » par la conscience postchrétienne que nous en avons. Quand mergitur le saint, toujours fluctuat le sacré rétrograde.

L’ultime kathékon réside donc, pour Hude, dans l’entente non relativiste des religions dans le cadre de nations souveraines sachant partager la fonction d’empire. Une sorte de Commonwealth tel que le souhaitait la jeune Elisabeth ii dans ses vœux de Noël 1953 ou tel encore qu’incarné par la catholicité bien tempérée de l’imperium habsbourgeois. Une telle entente manifesterait, après leur guerre millénaire, l’humble victoire du Sacerdoce sur l’Empire et sa promesse mensongère de paix.

La papauté dépouillée de sa potestas temporelle, réduite au Vatican au moment où s’imposaient mondialement les idéologies impériales, a su affirmer son autorité spirituelle en renonçant à la tiare. L’œuvre de Vatican ii prend acte de ce nouvel âge de l’Église. À travers la confession de ses fautes historiques – les diverses repentances wojtyłiennes – ou les rencontres interreligieuses d’Assise, la haute figure de Jean-Paul ii a impulsé cette dynamique spirituelle en assumant résolument la kénose de l’Église face aux Trônes et Dominations.

Est-ce à dire que l’humanité sera à la hauteur du défi bergsonien de la simplicité de vie que propose à sa liberté la voie non-violente ouverte par Jésus ? Notre lecture croisée de Hude et Girard nous invite à conclure avec le sursum corda de Bergson : « L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux ». — E. Tranchant

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