La laïcité, une religion nationale ? Vingt-cinq siècles de controverses, préf. J.-M. Donegani

Gérard Defois
Moral y derecho - reviewer : Bernard Joassart s.j.

On ne peut qu’être impressionné par la somme que nous offre ici l’A. Il n’a manifestement pas ménagé sa peine pour mener une enquête approfondie quant à l’histoire des relations entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil. Et si le « Rendez à César… » et la célèbre entrevue de Jésus et Pilate à la veille de la passion et la non moins célèbre réplique de Jésus : « Tu n’aurais d’autre pouvoir… », sont des fondements clés en la matière, et ayant connu des interprétations et des applications pour le moins variées au fil des siècles, on se réjouit aussi de voir que l’A. a voulu mettre en lumière ce qu’il en avait été dans le judaïsme d’avant le Christ.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette longue histoire des relations Église-État qui, depuis Jésus jusqu’à nos jours, a connu bien des rebondissements, depuis l’empire romain pour aboutir à la situation actuelle.

Qu’il soit d’abord bien entendu que Gérard Defois a axé son étude en fonction de la situation française actuelle. Tout n’est pas nécessairement transposable aux autres nations, même s’il y a parfois des similitudes de situations : le catholicisme – et le religieux en général – ne sont pas considérés modo gallico en Belgique ou aux États-Unis d’Amérique du Nord.

Une qualité de l’ouvrage est que l’A. a vraiment analysé chaque manière d’envisager ces relations Église-État en fonction du contexte de chaque époque : les positions d’un Augustin, d’un Léon le Grand et de plusieurs de ses successeurs, d’un Bossuet ou des initiateurs des réformes protestantes, comme celles de notre temps pourront paraître contradictoires, ou à tout le moins fort différentes. Elles ne sont sans doute – certainement ? – pas applicables à notre temps. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un enseignement à en tirer et que le passé ne peut pas aider non seulement à comprendre le présent et peut-être éviter des conflits qui n’ont pas nécessairement leur raison d’être.

Dans cette longue histoire, il est peu dire que la Révolution française a été un « tournant ». Jusque-là, on peut dire que les deux pouvoirs marchaient, certes pas toujours du même pas, du moins dans un contexte où le religieux chrétien était prégnant de toute la société, qu’ils se comprenaient finalement assez bien, usant d’un même langage dont le contenu était aussi le même, même s’ils ne s’accordaient pas parfaitement quant aux modalités d’application. Avec la Révolution française, la donne a changé radicalement. Sans doute, la religion catholique fut-elle, du moins dans le chef de certains, regardée comme une partie intégrante de la vie en société, pouvant assurer la cohésion de la nation. Mais la manière dont l’interlocuteur État la considéra fut radicalement nouvelle. L’un des tout premiers « dogmes » de la nouvelle organisation de la société fut la « loi », censée tout régler, avec une conséquence majeure : cette « loi » fut souvent considérée comme la « morale » : ce qui était permis ou défendu par la loi était regardé comme bon ou mauvais. Ajoutons à cela que la religion – quelle qu’elle soit d’ailleurs – fut considérée comme un « culte », c’est-à-dire dans ses expressions extérieures, lesquelles étaient soumises à diverses contraintes, dont notamment la défense de troubler l’ordre public. La Constitution civile du clergé était un « modèle » : à l’examiner de près, on perçoit que c’était un règlement, comme tant d’autres, concernant une catégorie précise de personnes, sans considération du « contenu » spécifique de la foi chrétienne, qui, à la différence d’autres formes de christianisme ou de religions, concerne toutes les dimensions de la vie humaine. Le concordat napoléonien fut bien sûr une étape importante vers une normalisation des relations après la tempête révolutionnaire. Mais, comme toute convention entre deux puissances, la mise en œuvre dépend souvent de la « bonne volonté » des deux partenaires qui n’interprètent pas nécessairement les dispositions de manière identique, et chaque point de détail peut devenir source de conflit. Sans compter que tout au long du xixe s., la pensée dominante fut le libéralisme – et il serait à mon sens indu de penser qu’il soit mort de nos jours, même dans le chef de personnes se réclamant d’idéologies qui combattent ce libéralisme –, qui utilise des termes communs avec celui du christianisme, mais dont la différence du contenu, si mince soit-elle en apparence, n’en est pas moins significative. La rupture du concordat en 1905 n’arrangea pas nécessairement les choses. À sa manière, elle rendait une réelle liberté à l’Église, mais sans pour autant que le pouvoir civil se désintéressât totalement de la vie de cette Église, loin de là. Il suffit de se reporter au livre d’A. du Cheyron, La part faite au gouvernement français dans le processus actuel de nominations des évêques (Paris, 2019), dont on a rendu compte dans la NRT 142 (2020), p. 671 pour être convaincu que l’État français est loin d’être indifférent au choix des évêques. En parallèle, il y eut bien sûr des tentatives de la part de l’Église catholique pour tenter d’harmoniser les positions, d’aplanir les dissensions : il suffit d’évoquer la position d’un Léon xiii communément appelée le « ralliement ». En vain, diront certains, fort heureusement diront les autres.

Avec le temps, surgit une autre difficulté, liée à bien des facteurs, dont la diminution de l’adhésion au catholicisme (on pense généralement à la pratique religieuse qui est en très forte baisse), à savoir la méconnaissance de la religion catholique, et même de toute forme de religion. Il n’est pas rare de rencontrer, notamment dans le chef de détenteurs de la puissance publique, une ignorance absolue des termes propres au langage chrétien, et même « spirituel » en général, ce qui n’est pas sans poser problème quand il s’agit notamment d’arbitrer d’éventuels litiges ou encore de se situer par rapport à ce que l’on appelle communément des « valeurs ».

Un point particulièrement intéressant que l’A. met bien en évidence : le « dialogue » entre l’État et l’Église a, avec le temps, été déplacé du proprement religieux vers le domaine de la réflexion plus spécifiquement philosophique. On est parfois en droit de se demander si c’est la bonne voie.

Cela dit, si l’on en revient au titre de l’ouvrage, sauf erreur de ma part, on est porté à répondre « oui » au point d’interrogation qui le termine. Et on peut se demander si la tentative d’un Robespierre de la « religion de l’Être suprême » n’est finalement pas ce qui inspire sans cesse les responsables politiques, étant entendu que « Être suprême » est encore de trop.

L’A. me permettra d’émettre un regret à propos de la facture de son étude : l’absence d’un index des noms de personnes. La présence d’un tel instrument me paraît d’autant plus nécessaire que, dans de très nombreuses occasions, l’A. rapproche tel ou tel personnage avec tel ou tel autre, les deux étant malgré assez éloignés dans le cours de l’histoire. Et la réalisation de cet index aurait sans doute aussi permis d’éviter quelques petites incorrections dont je ne citerai que deux exemples. À la p. 167, on est un peu surpris d’apprendre que le futur Grégoire vii fut légat du pape « Louis ix ». Quant à Léon xiii, il n’occupa point « diverses nonciatures » (p. 339), mais bien une seule, celle de Belgique, pendant un peu moins de trois ans.

Pour conclure : voilà un livre qui sera certainement une référence majeure sur la question. Et les deux partenaires – politique et religieux – auront grand intérêt à le lire. — B.J.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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