Saint Thomas d’Aquin et la possibilité d’un monde créé sans commencement

Grégoire Celier
Filosofía - reviewer : Jean-François Stoffel

Concernant la question de la durée du monde naturel qui s’impose avec force au xiiie s. à la suite de l’incompatibilité de l’affirmation aristotélicienne de son éternité avec celle de son commencement proclamé par la Genèse, deux postures principales sont traditionnellement de mise : celle des « éternalistes » (principalement les Anciens), proclamant que le monde est forcément éternel, et celle des « temporalistes » (essentiellement les contemporains de l’Aquinate), soutenant au contraire –ainsi que la raison seule peut, selon eux, l’établir – qu’il a nécessairement commencé dès lors qu’il a été créé. Répondant aux uns et aux autres, Thomas d’Aquin en propose courageusement une troisième dont il conservera les lignes directrices tout au long de sa vie intellectuelle. Aux premiers, il oppose l’indubitable fait – inaccessible à la raison seule, mais relevant de la certitude de la foi – de son commencement ; face aux seconds, il maintient, en se plaçant aussi bien du côté de Dieu que du monde, la possibilité réelle d’une création et d’une créature sans commencement. Certes, il concède à ces derniers, par un argument de convenance qui n’a toutefois pas valeur démonstrative, qu’une création avec commencement convient effectivement mieux. Comme cette troisième voie thomasienne ne s’appuie pas sur la science de son temps, aujourd’hui périmée, et que la discussion qui y est menée quant à la possibilité d’un monde créé avec ou sans commencement relève de la seule philosophie, elle reste, aujourd’hui encore, pour le moins inspiratrice, voire non dépourvue de toute valeur de vérité.

Si, à juste titre, l’exposé de Grégoire Celier est resté volontairement « thomas-centré » (p. 20) afin de permettre à l’Aquinate de s’expliquer par lui-même et s’il est légitime de profiter dorénavant de cet exposé pour toujours mieux comparer la pensée thomasienne à celle de maintes figures de l’histoire de la philosophie, il convient, nous semble-t-il, de faire encore davantage : méditer son contenu à l’aune de l’histoire de la cosmologie du xxe siècle et des recherches actuelles. Il apparaît alors que l’intérêt de cette étude n’est pas seulement, comme le déclare l’A. (p. 25-26), de dissocier la notion métaphysique de création de tout rapport au temps et d’ainsi inscrire l’acte créateur au plus intime de chaque être, ni de donner un magnifique exemple de liberté intellectuelle par rapport à tout « prêt-à-penser ». En rappelant que la création n’est aucunement justiciable de la science puisqu’elle s’applique non pas à un être mobile déjà existant, mais seulement à l’apparition absolue de l’être (p. 178 et p. 182-187), cet exposé présente, selon nous, encore un autre intérêt : celui de libérer la recherche scientifique de considérations idéologiques qui n’ont rien à y faire et qui, la plupart du temps, sont de nature à entraver son développement naturel. En effet, lorsqu’un scientifique s’efforce, par ses travaux, de « contourner » les modèles cosmologiques faisant état d’un commencement naturel du monde en croyant ainsi anéantir toute revendication d’une création métaphysique de ce même monde, il perd son temps inutilement ; de même, lorsqu’un apologète tire profit de ces mêmes modèles cosmologiques pour donner plus de crédit à la doctrine de la création du monde, il œuvre dangereusement. Au lieu de procéder à de telles instrumentalisations de la science, que les uns et les autres (re)lisent plutôt ce que l’Aquinate a écrit sur le sujet.

C’est dire si l’A. a eu raison, dans le premier de ces deux ouvrages, d’offrir en traduction française, en l’accompagnant d’une copieuse introduction, l’intégralité des textes thomasiens consacrés à cette question et, dans le second, d’exposer pour la première fois, de façon systématique et avec une clarté tout à fait remarquable, la pensée de l’Aquinate relative à la durée du monde. Car même si plusieurs indices scientifiques semblent attester aujourd’hui l’existence d’un commencement naturel du monde, extrêmement précieuse demeure cette originalité thomasienne qui consiste à reconnaître la possibilité, pour Dieu, de créer un monde sans commencement et, pour le monde, d’avoir été créé alors même qu’il n’aurait pas commencé. — J.-F. Stoffel

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80