L’œuvre de Joseph Moingt est le fruit d’un patient mûrissement, où lui-même discerne deux étapes. Durant la première, à Lyon, sa recherche s’incrivait à l’intérieur du traité De Verbo incarnato. La seconde, à Paris, est marquée par la déconstruction :
J’avais vu cette tradition s’effondrer, j’entends dans sa valeur normative, de même que mon propre travail, dans sa portée pédagogique, sous l’effet des récentes recherches sur l’histoire de Jésus, de la critique historique des dogmes, d’une exégèse scientifique, qui ne validait pas les argumentations scripturaires des Pères, du retour de la théologie à l’Écriture [...] des philosophies nouvelles [...] et enfin des orientations de la théologie qui avaient résulté de ces bouleversements et déplacements1.
L’auteur se laisse atteindre par le doute, éprouve en lui-même l’acuité des questions que la pensée moderne adresse à la foi chrétienne et cherche à « comprendre la signification de ce qui s’était passé dans la tradition de l’Église comme dans ma vie »2. Naît alors son désir de reconstruire une christologie narrative à partir des Évangiles, qui aboutira à la publication de L’homme qui venait de Dieu en 19933. Les apories de ce premier ouvrage le conduisent à publier ensuite Dieu qui vient à l’homme, en deux tomes, dont le premier sort en 2002 assorti du sous-titre Du deuil au dévoilement de Dieu4 et le second, sous-titré De l’apparition à la naissance de Dieu, se subdivise à son tour en deux volumes, publiés respectivement en 2005 (1. Apparition)5 et 2007 (2. Naissance). Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons aborder cet opus magnum qu’en y explorant quelques avenues.
I Questionnement moderne et choix herméneutiques
J. Moingt est marqué par la problématique de la modernité, qu’abrite son propre questionnement : il y voit l’enfant à la fois fidèle et rebelle de la foi chrétienne, opérant un peu malgré elle un travail de purification évangélique des scories de la religion et du « bien-connu » de Dieu qu’elle véhicule. Sans doute le questionnement moderne constitue-t-il, plus que le texte révélé et l’histoire qui le transmet, son véritable point de départ, à partir duquel il interroge l’Écriture et la Tradition et revisite, de sa plume limpide, l’essentiel du donné de la foi. Le caractère de « Somme théologique » que l’auteur reconnaît à son œuvre n’est pas un vain mot. Peu de domaines échappent à son esprit systématique. En contraste avec une postmodernité tentée par le pensiero debole, séduite par l’apophatisme, attirée par une théologie plus allusive ou suggestive qu’assertorique ou apodictique, nous nous trouvons ici en présence d’une « théologie forte », qui ne craint pas de s’aventurer jusqu’à décrire les méandres de la conscience de Jésus. Avec la pensée moderne, J. Moingt porte son attention à l’historicité, à la temporalité, à la dynamique du progrès. Il est soucieux du rapport du « pensable » au « croyable », car « ce qui n’est pas pensable est difficilement croyable »6 : le Dieu Logos suppose le caractère sensé de la foi et l’homme ne peut vraiment croire que ce à quoi il peut donner « l’assentiment de sa raison »7, faisant de son acte de foi « un acte intégralement humain »8, capable de « rendre raison de l’espérance qui est en nous ». S’il travaille l’Écriture en théologien, il le fait en s’appuyant sur des exégètes qualifiés. Bon connaisseur de la tradition, il est plus sensible à l’herméneutique de la nouveauté ou de la rupture qu’à celle de la continuité ou de l’accomplissement : du Nouveau Testament par rapport à l’Ancien, de la foi par rapport à la religion, de l’Esprit par rapport à la lettre, de l’Évangile par rapport à la Loi, de l’éthique par rapport à la ritualité, de la bonté par rapport à la toute-puissance, de la gratuité de l’amour par rapport à la justice expiatoire, de la livraison de soi par rapport à la notion cultuelle de sacrifice, de Nicée par rapport à l’Évangile et aux apologistes, de Vatican II par rapport à ce qui le précède... Cette position herméneutique découle de sa vision dynamique d’un Dieu qui ne cesse de venir à l’homme, lui ouvrant l’avenir infini de son propre mystère où Dieu lui-même accomplit son « être-pour-nous ».
II L’architectonique de l’œuvre
Balisons, à l’aide de la propre relecture de l’auteur, l’articulation de ce grand œuvre.
1 L’homme qui venait de Dieu (1993)
J. Moingt écrit :
Le premier ouvrage […] est un peu l’histoire du dogme en général, christologique et trinitaire en particulier, telle que je l’avais vécue dans ma propre histoire de théologien9.
Ce premier livre s’ouvre par un Prologue sur « La rumeur de Jésus », telle qu’elle s’est répandue de son vivant en Palestine, puis à partir de Jérusalem au lendemain de Pâques. Il aborde ensuite les thèmes de l’Incarnation et de la Trinité, à partir des premiers conciles œcuméniques. Cette relecture s’accompagne d’une déconstruction. En effet, pour les foules ou les adversaires autant que pour ses disciples qui l’ont connu comme « le charpentier, fils de Marie, frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon » et qui l’ont vu manger, boire, dormir, marcher, être fatigué, souffrir, être crucifié, expirer, être mis au tombeau, l’humanité de Jésus allait de soi. En revanche, sa filiation divine à l’égard de celui qu’il appelle son Père, niée par ses adversaires qui crient au blasphème et en feront le motif de sa condamnation, ses disciples la découvrent progressivement, surtout à partir de la Résurrection. Elle fait l’objet de leur acte de foi, à la manière du centurion : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ». Le chemin des témoins est celui d’une « christologie d’en-bas » ou « ascendante ».
Lorsque plus tard le lien filial unique de Jésus au Père sera mis en cause à l’intérieur de l’Église, on affirmera comme premier donné de la foi ce qui, dans l’histoire et dans le récit de sa vie, paraît le moins immédiatement évident : à savoir sa divinité consubstantielle, ontologique, à l’égal du Père, à partir de son engendrement éternel. La parole « Dieu » cesse alors de désigner le Père seul, dans sa singularité absolue soulignée par la tradition biblique (Deus unicus), pour devenir un nom commun, attributif, communicable, conformément à la conceptualité païenne (Deus unus). Ce passage est rendu possible par la traduction de « YHWH » par « Theos » dans la LXX, et une certaine lecture du Prologue de Jean s’impose aux récits synoptiques. C’est la « révolution sémantique »10 de Nicée, qui « a voulu élever au plan de l’être l’unité du Père et du Fils laissée par la tradition antérieure au plan de l’économie »11, ce qui conduit à une « substitution de sujet »12. En effet, le sujet premier de l’acte de foi n’est plus Jésus de Nazareth, né à Bethléem, ayant exercé son ministère en Galilée, mort à Jérusalem, reconnu comme Christ et confessé comme Seigneur et Fils unique de Dieu, mais le Verbe éternel ou Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, venu dans la chair. Se produit une inversion : « on disait : Jésus Christ est Fils de Dieu et Seigneur ; on dit maintenant : Le Fils de Dieu est Jésus, car il est devenu homme »13. S’est ainsi mise en place une « christologie d’en-haut » ou « descendante ».
À partir de Nicée, la divinité de Jésus est assurée, puisque l’unique personne ou hypostase de Jésus est divine et consubtantielle au Père dans sa réalité de deuxième personne de la Trinité. En revanche, va être nécessairement menacée l’humanité du Christ, à savoir ce qui était le plus évident pour les récits évangéliques. Car, l’Écriture le montre, il n’y a qu’une personne, qu’un sujet, qu’une hypostase en Jésus. Mais si celle-ci est la deuxième personne de la Trinité, alors il n’y a pas de place pour une personne humaine, mais seulement pour un sujet divin qui a pris une chair humaine. On ne peut lui attribuer directement la souffrance ou le changement, mais seulement en tant qu’il a assumé une chair et uniquement dans cette chair assumée. L’apollinarisme, le monophysisme, le monothélisme et le monoénergisme sont comme la pente naturelle où conduit la logique du renversement opéré par Nicée : ce sera la source du premier schisme. Mesurant le risque, les Conciles ultérieurs devront redresser l’affirmation pour essayer de sauvegarder l’humanité du Christ : on parlera alors, dans le vocabulaire du temps, de deux natures complètes. Pour défendre sa complétude, il faudra affirmer qu’elle a une âme rationnelle, une intelligence, une volonté, une opération propres. On a donc affaire à une nature, une substance, une chair animée d’une âme rationnelle, qui veut et agit, devient sujet et pronom personnel de vouloir et d’opération, sans toutefois accéder à une personnalité vraiment humaine. Or, pour nous, « un homme complet, c’est une personne humaine »14, un sujet doué de liberté autonome et de conscience de soi.
La thèse de J. Moingt consiste donc à dire que l’abandon de l’approche traditionnelle de la filiation divine de Jésus à partir du récit évangélique et de la confession pascale, encore présente dans le Symbole des apôtres (sujet premier des affirmations : Jésus le Christ), vers une christologie de la préexistence éternelle et de la coéternité (sujet premier des affirmations : le Verbe éternel, Dieu de Dieu) a conduit aux apories dont témoigne l’histoire des conciles œcuméniques : l’impossibilité de penser vraiment à la fois l’unité historique de la personne de Jésus et la dissymétrie de la position du Verbe-Personne par rapport à son humanité. En conséquence, la théorie des deux natures lui paraît inadéquate, parce qu’elle « ne permet pas de sauvegarder l’unité du Christ ni de respecter la vérité de son existence historique et humaine »15. On ne peut en sortir qu’en revenant à la personne de Jésus, à l’expérience des disciples et aux données des Évangiles.
Dans la suite de l’ouvrage, l’auteur essaye de reconstruire une « christologie narrative »16 à partir du récit évangélique, qui remette l’intelligence de la foi « dans l’axe de l’histoire »17 et dans celui de « l’événement pascal »18, pour établir la filiation divine de « cet homme-ci »19. Sa christologie se veut « d’en-bas » ou « ascendante », mais avec l’ambition de rendre raison de la vérité visée par la christologie nicéenne. Dans le souci d’unifier le dogme et sa logique, il déploie la portée théologique du langage de l’économie trinitaire, « capable d’intégrer à l’être de Dieu sa relation au monde, principe éternel de son histoire avec nous »20. Mais dans l’épilogue qui conclut le livre, il aboutit à un hiatus entre révélation et histoire : s’il a pu fonder à partir de la Résurrection l’entrée du Fils dans la Trinité, il ne peut fonder son origine éternelle à partir des récits de la nativité, car ceux-ci sont historiquement discrédités.
2 Dieu qui vient à l’homme (2002, 2005 et 2007)
L’imparfait du titre précédent (« venait ») n’a pas été vraiment honoré, ce qui conduit l’auteur au second ouvrage, destiné à penser Dieu qui vient à l’homme, dans « l’intention très ample de parler de la relation de Dieu aux hommes en général, mais en tant qu’elle passe par le Christ »21. Le titre l’exprime « par le substantif singulier l’homme, qui désigne à la fois l’individu Jésus en qui Dieu est venu se révéler aux hommes et le genre humain avec qui il venait faire histoire en Jésus »22. L’objet unique de toute l’œuvre est Dieu, tel qu’il se dévoile en Jésus-Christ et se raconte dans le récit des Évangiles, non pas comme un Dieu « en soi et pour soi », mais comme un Dieu dont « l’en-soi et pour soi » est d’être « pour nous »23, comme « une disposition éternelle et essentielle de son être »24. Son humanité appartient à son être. Dieu se révèle dans son historicité comme celui qui devient, qui a une propension au temps et une inclination à la créature, qui vient à l’homme en faisant histoire en son Verbe immanent au temps et à la création. Celle-ci est enfantement de fils et de filles et donc salut. Dieu est Trinité dans cet acte de venir vers nous. La nouveauté de l’Évangile est que « la révélation est l’attribut du Dieu-pour-nous, sa relation permanente à l’autre »25, de sorte que « Dieu prend en Jésus une nouvelle identité »26.
L’intention majeure de l’ouvrage consiste donc à articuler révélation et histoire, création et salut. Mais parler de Dieu suppose de se confronter au deuil de Dieu dans la pensée contemporaine, d’où le premier tome Du deuil au dévoilement de Dieu. Son intuition fondamentale consiste à superposer cette mort de Dieu à celle du Christ sur la croix :
avait surgi en moi l’intuition que ce temps de la mort culturelle de Dieu, le nôtre, devait être compris en réalité comme le temps de sa naissance parmi les hommes, pour eux et en eux, puisque Dieu s’était révélé dans la mort de son Fils et s’était à jamais lié par elle à l’éphémère du monde27.
La « mort de Dieu », proclamée par la philosophie moderne, opère un travail de purification du « bien-connu de Dieu », à savoir de ce que le Dieu chrétien véhiculait encore du Dieu « en soi et pour soi » des religions et de la philosophie. L’essence du Dieu de l’Évangile est de se communiquer librement et gratuitement à un autre que soi :
j’avais appris en chemin à tenir un nouveau langage sur Dieu, Dieu des hommes et du monde, Dieu-pour-nous et non en soi et pour soi, et aussi sur la révélation, émergence d’une Présence au-dedans de l’humanité et non effraction de ses clôtures28.
Alors il se tourne vers Jésus vu comme
le terme d’un projet de Dieu qui englobait en lui depuis le commencement des temps toute l’humanité, et donc comme le Premier-né de la création, celui que le projet subsistant conçu par Dieu, son Verbe, poussait en avant de l’histoire, dont il est la raison d’être, pour s’unir à lui, le moment venu, dans le sein de la Vierge Marie29.
Le second tome pouvait alors se diviser en deux volumes. Le premier
raconte l’apparition de Dieu au monde, commencée dès la création de l’univers et achevée par l’incarnation du Verbe en Jésus, par l’insertion de Dieu dans le temps des hommes et sa manifestation sous le voile de la chair30.
L’unique chapitre de ce volume prend en charge les deux articles du Symbole relatifs au Père et au Fils et correspond d’une certaine manière à l’exitus. Il s’agit du premier temps de la venue de Dieu vers nous, de la création à Jésus-Christ, en passant par les théophanies de l’Ancien Testament. Il y récuse, faute de fondement suffisant dans les Écritures, le concept de préexistence éternelle du Verbe, mis en avant depuis Nicée, au profit du concept de proexistence au commencement du temps, qu’il fonde sur sa lecture des épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens : le Christ « existe “en avant”, et non par avance »31, c’est-à-dire « en avant de nous dans l’histoire »32 où « Dieu existe éternellement en projet de Fils, et le Verbe en procès de filiation […] Le Verbe, avant de s’incarner, existe tout uniment en procès de filiation et d’humanisation »33. Le Verbe, étant le révélateur du Père, est lié à l’acteur créateur et il « devient Fils et personne en devenant homme dans le Christ »34, qui lui donne une existence nouvelle. Il fonde l’expression dans le Prologue de Jean, où le Verbe n’est dit « Fils » au v. 18 qu’après l’incarnation mentionnée au v. 14, et il la lit chez Tertullien : « Le Verbe devient Fils quand il sort du Père pour créer »35. Ce devenir Fils du Verbe répond au « devenir Fils de Dieu de Jésus de Nazareth »36. Le concept de proexistence a l’avantage d’établir le lien de Dieu à nous et à la création dans la personne du Christ.
Le second volume raconte
sa naissance au cœur de l’humanité, commencée par l’irruption de l’Esprit pour mettre au monde la race nouvelle des enfants de Dieu, et destinée à s’achever à la fin de l’histoire, quand le Christ, en qui Dieu a voulu rassembler toutes choses, lui remettra sa royauté, selon les termes de Paul, “afin que Dieu soit tout en tout”37.
Il prend en charge l’article du Symbole relatif à l’Esprit Saint et correspond d’une certaine manière au reditus. Il s’agit du deuxième temps de la venue de Dieu, l’habitation de Dieu parmi nous, la descente de l’Esprit sur l’Église jusqu’à ce que Dieu soit tout en tous et en tout. C’est le temps de la pleine, réciproque et transparente cohabitation où Dieu s’accomplit comme Dieu en nous, avec nous et pour nous.
III Présence et inévidence de Dieu
Affrontant en lui-même le double mystère de la présence de Dieu au cœur du monde et de son inévidence pour l’intelligence moderne, l’auteur a saisi, avec une grande intuition spirituelle, que le mystère de l’athéisme qui habite, volens nolens, le cœur du croyant et l’esprit du théologien modernes, recelait la promesse de sa sourde proximité avec l’expérience mystique du Dieu tout-autre. Le Dieu nié dans l’inévidence de la foi, ou des concepts dont celle-ci s’est habillée, trahit la quête d’une autre présence, qui se dit à l’intime du silence autant qu’à l’appel du visage d’autrui. Le Christ est l’icône de cette « humanité de Dieu » que Barth et d’autres ont cherché à tâtons, comme les femmes tremblantes devant le tombeau vide. Dans le silence du Dieu absent, l’auteur fraye le chemin d’une théologie christologique de la révélation. Face à l’absence de signes, il bâtit une christologie de l’Incarnation. Devant le meurtre du Père et l’effondrement de la Loi, il trace la route éthique de l’amour.
1 Une théologie christologique de la révélation
La pensée du P. Moingt a un seul objet : Dieu, plus précisément « la révélation de Dieu-Trinité »38. Elle se veut une théologie de la révélation, à l’écoute de la manière dont Dieu s’est dit dans l’histoire et s’est livré dans les Évangiles. « La christologie est la véritable théo-logie »39, le seul vrai discours qui nous dise Dieu tel qu’il s’est donné à connaître, et non tel que nous le pensons de manière idolâtrique, l’enserrant dans les catégories de notre esprit. Souvent, au moment d’affirmer la divino-humanité de Jésus, nous croyons savoir déjà qui est Dieu et qui est l’homme, et à partir de ces concepts préalables, pouvoir confesser l’homme-Dieu. De même, lorsque nous sommes amenés à penser la Trinité à laquelle nous conduit la révélation du Père, du Fils et de l’Esprit en qui nous avons été baptisés, nous serons tentés de le faire en l’articulant au concept de Dieu que nous a légué la tradition philosophique : unique, impassible, immuable, éternel, sans compromission avec le monde créé… Sur quel fondement révélé osons-nous prescrire à Dieu ce qu’il a le droit d’être ou de ne pas être, de faire ou de ne pas faire, pour être vraiment Dieu ? Et s’il lui plaît, dans la surabondance de son amour révélé sur la Croix, d’être autre ? « Je suis qui je serai », selon une traduction que J. Moingt juge plus proche de l’hébreu, peut aussi se comprendre comme Celui qui échappe à nos prises. À l’inverse, l’expression « le bien-connu de Dieu » stigmatise cette mainmise des philosophies et des religions sur Dieu : « si comprehendis, non est Deus »40.
À distance de la théodicée et de l’anthropologie naturelles, le P. Moingt invite à découvrir avec un regard neuf Dieu et l’homme tels que le Seigneur nous les révèle dans l’histoire de Jésus : « c’est de la révélation du salut, qui se fait sur le terrain de l’histoire, que le théologien apprendra la signification du mot Dieu »41. Comme théologie de la révélation dans l’histoire, sa christologie est narrative et ascendante, ce qui ne veut pas dire anthropocentrique. Au contraire, il s’agit d’une théologie qui ne veut se penser qu’à partir de la révélation que Dieu fait de lui-même, comme Père, en son Fils Jésus et en leur commun Esprit : celle d’un être qui se communique à nous, non selon l’émanation nécessaire d’une bonté qui se diffuse, mais selon la logique gratuite de l’amour créateur et rédempteur.
Dans les Écritures, le jésuite français découvre un Dieu qui, de la Genèse à l’Apocalypse, se dit dans la création, l’histoire des hommes et de son peuple, se révèle comme Père en son Fils unique Jésus et nous donne part à son Esprit, jusqu’à la consommation finale des noces de Dieu et de l’humanité. Il y lit la révélation et la présence d’un Dieu qui vient à l’homme, et dans son venir à l’homme se révèle tel qu’il est en lui-même : un « Dieu-pour-nous » qui entend devenir effectivement « Dieu-avec-nous » et « en-nous »42. La Trinité qui se manifeste dans l’économie est la Trinité immanente et, réciproquement, la Trinité immanente est bien celle qui révèle son être en venant à nous. Dieu ne change pas, non parce qu’il serait immuable au sens philosophique, mais parce que, éternellement, il est celui dont « l’en-soi » et le « pour-soi » est d’être « pour-nous », « avec-nous » et « en-nous ».
Suivant la révélation, notre auteur réserve le nom propre de Dieu à la monarchie du Père, plénitude fontale de la Trinité. Il souligne la venue progressive du Verbe à la création et à l’histoire, jusqu’à ce qu’il devienne Fils et personne en Jésus, à savoir « l’être-autre » du Père qui est son destin et sa mission. Cette reprise de l’idée irénéenne d’accoutumance réciproque et de récapitulation lui permet de garder son sens métaphorique à la parole « Verbe ». Celle-ci exprime, selon l’analogie du verbe mental, une émission du sujet, comparée traditionnellement à un engendrement. En tant que telle, elle ne dit pas encore une véritable altérité personnelle, le vis-à-vis d’un visage filial. Mais elle l’autorise à voir dans la personne de Jésus celui que Dieu avait éternellement en vue en créant le monde, ce qu’il appelle sa proexistence, Jésus existant à la fois « pour Dieu » et « pour l’homme ». En montrant comment l’Esprit accompagne le Verbe, il rend compte de la présence de l’Esprit qui vient reposer, habiter et passer en Jésus (« l’Esprit en transit »), là où la christologie traditionnelle peine à en rendre compte. En effet, si Jésus est l’unique personne divine du Verbe faite chair, toujours en relation et dans l’unité parfaite avec le Père et l’Esprit, on voit mal quel sens donner à la descente ou à l’onction de l’Esprit sur lui, sinon par mode de figure et pour nous.
2 Une christologie de l’Incarnation
« Et le Verbe est devenu chair » (Jn 1,14). Suivant le récit des Écritures et dans la foi de Pâques, le P. Moingt décrit, depuis sa source paternelle, le chemin du Verbe qui se fait chair à travers l’œuvre créatrice, l’histoire des hommes et l’élection d’Israël jusqu’en Jésus, et l’itinéraire de l’Esprit qui, planant sur les eaux de la création et de l’histoire, passe en Jésus pour, à travers lui, venir en nous et nous reconduire à Dieu. L’accent mis sur la résurrection, point de départ de la « rumeur de Jésus » et de la christologie narrative de l’auteur, ne doit pas nous tromper. Non seulement la passion de Jésus et le Verbe mourant en lui sont liés à sa résurrection, au point que le don de la vie livrée et l’invitation à porter sa croix à la suite de Jésus disent la quintessence du commandement de l’amour. Mais plus radicalement, épousant la trajectoire des apôtres à la lumière de la résurrection, J. Moingt déploie une grandiose théologie de l’incarnation qui unifie toute l’histoire, depuis le dessein créateur de Dieu jusqu’au moment où Il sera tout en tous et en tout, de sorte que même l’eschatologie, où Dieu se remplit de ceux qu’il comble de sa présence, est pensée en ces termes. En somme, les trois volumes sont entièrement consacrés au déploiement d’une théologie de l’incarnation filiale, dont relève sa théologie trinitaire. L’auteur peut donc dire avec justesse que
plus qu’un point particulier de la doctrine trinitaire, le concept d’incarnation, ainsi déployé, est le concept spécifique et totalisant du christianisme, celui qui caractérise et singularise le Dieu des chrétiens comme Dieu qui se fait homme, qui est « venu » et « habite chez nous »43.
3 L’humanité du Christ et l’union hypostatique dans la gloire
Jésus, pour J. Moingt, n’est qu’une personne humaine, voulue de toute éternité, vers laquelle vient le Verbe, manifestation de « l’être-pour-nous-et-avec-nous » de Dieu. L’humanité du Christ révèle l’humanité de Dieu. L’auteur sauvegarde ainsi sans artifice sa croissance humaine « en sagesse, en taille et en grâce », rend raison de sa conscience, de sa mémoire, de son intelligence, de sa volonté, de sa liberté d’homme. Envisageant le « risque d’échec », il rend justice aux dialogues de la tentation et de l’agonie, dont il situe le combat à l’intérieur de la relation filiale entre Jésus et son Père, comme l’indiquent les récits, et non dans un débat intérieur aux deux volontés dans l’unique personne du Verbe incarné. De Chalcédoine à Maxime et Thomas, la Tradition avait cherché à honorer l’humanité du Sauveur, en particulier sur la question de la délibération. Tâchant de distinguer le niveau ontologique de l’hypostase ou personne divine du niveau psychologique de l’âme humaine, dans les cadres de la christologie de Nicée qui interdisaient de parler de personne humaine, ils avaient été conduits à tout redoubler (deux volontés, énergies, intelligences, sagesses, sciences, charités), puis chez Thomas à distinguer jusqu’à trois modes de connaissances concomitants, sans qu’on sache comment l’unique personne divine, Sagesse engendrée du Père faite chair, pouvait à la fois savoir, ignorer et apprendre. La perspective de J. Moingt lui permet de manifester l’humanité du Christ sans recourir à ces constructions qui n’ont guère d’appui dans le récit évangélique. L’union hypostatique, consommée dans la mort et résurrection et réalisée dans la gloire, exprime le sens de la vie de Jésus dès son commencement, mais sans contourner le récit. J. Moingt rejoint ainsi les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine par le chemin plus ancien du Symbole des Apôtres et, en conséquence, sans le vocabulaire des deux natures et de ce qui en découle : « il est vrai homme en cela même qu’il est vrai Dieu, et réciproquement »44. Il retrouve ainsi une veine que la tradition juive, rétive au concept d’incarnation, pourrait sans doute accueillir : « Dieu s’est fait chair en Israël ».
4 La dimension salvifique de l’amour fraternel
Suivant l’enseignement de Jésus, le commandement nouveau de l’amour mutuel, la parabole du jugement dernier (Mt 25), l’appel au pardon dans la proximité aux pauvres et aux pécheurs, J. Moingt souligne la dimension éthique de la proposition chrétienne, qui rend le salut réellement et universellement accessible à tout homme qui épouse un style de vie fraternelle et humanisante, à l’image de Celui qui « passait en faisant le bien ». Le salut n’est pas donné par les voies particulières des religions, mais dans la singularité chrétienne de l’amour livré pour l’autre que soi, à la suite du Christ, que l’homme le sache ou non. De ce chemin de l’amour quotidien, offert à tous, aucun homme n’est exclu. Ainsi seulement pourra se réaliser le désir de Dieu « qui veut que tous les hommes soient sauvés ».
IV Une théologie en débat
L’admiration n’empêchera pas le jeune théologien d’interroger respectueusement, sinon naïvement, la pensée de son aîné. Avec crainte et tremblement : devant une œuvre si riche, si fine, si nuancée, où la pensée s’ajuste constamment, la question s’adresse autant à l’auteur qu’au lecteur avouant en elle l’obscurité de sa propre lecture.
1 Lecture théologique de l’Écriture
Aucune lecture de l’Écriture n’est innocente. Nos interprétations reflètent nos pensées d’interprète, autant que celles-ci se laissent conduire par celles-là, d’autant plus si le point de départ d’une théologie est davantage le questionnement des hommes que le texte des Écritures canoniques. On soulignera l’humilité intellectuelle de l’auteur qui, pour se prémunir d’une excessive subjectivité, ne semble pas s’autoriser à les interpréter sans s’appuyer sur tel ou tel exégète. Mais cela interroge en retour le statut du texte : comment peut-il prétendre transmettre le témoignage de Jésus à tous les hommes, jusqu’aux plus simples, et circuler entre les mains de tous les chrétiens qui s’en nourrissent et en témoignent, si seuls les exégètes professionnels sont qualifiés pour l’interpréter de manière pertinente, au point que même un théologien chevronné n’ose s’y aventurer seul ?
J. Moingt s’y confronte toutefois, mais à partir d’une perspective théologique guidée par son souci de rendre la foi intelligible aux modernes, qui n’est pas sans orienter sa lecture. Si celle-ci entend épouser la trame narrative du récit évangélique, les interprétations qu’il propose (Ep 1, Col 145, Ph 2, où il ne donne guère d’attention au morphè theou, etc.) et les choix qu’il opère (en privilégiant les textes sur la miséricorde, la gratuité, la patience, plutôt que sur la colère, la vengeance ou la coupe, ou en s’appuyant sur tel exégète et en écartant tel autre), sont sujets à débat. Si l’on considère par exemple la question de la préexistence éternelle, ne faut-il pas reconnaître qu’il y a des textes qui vont plutôt dans ce sens (Jn 3,13 ; Ph 2,6-10 ; Ga 4,4 ; Rm 8,3), d’autres plutôt en sens contraire (Rm 1,4), d’autres enfin susceptibles de l’une ou l’autre interprétation (prologue de Jean ; 2 Co 8,9 ; Ep 1,3-14 ; Col 1,15-20) ? Ou encore, ne convient-il pas d’avouer qu’il est scripturairement possible de soutenir la signification sacrificielle expiatrice de la mort de Jésus46 ? Ou enfin, la manière d’interpréter l’événement du Christ, « fin de la loi » (Rm 10,4), dans le sens de « terme » plutôt que dans celui d’« accomplissement » (telos), comme le peu de place donnée dans sa christologie à l’articulation de l’Un et l’Autre Testament, ne dépendent-elles pas de sa vision de la foi au Christ comme « sortie de la religion » ? Le lecteur a quelquefois l’impression, malgré la rigueur de la démarche, que l’auteur, soucieux d’enraciner sa pensée dans l’Écriture, y trouve ce qu’il y cherche, au risque de forcer un peu le trait. L’honnêteté ne conduit-elle pas à confesser la radicale nouveauté de la proposition théologique du P. Moingt et à reconnaître que si la théologie traditionnelle qu’elle met en question s’est rapidement imposée dans l’histoire, ce n’est pas seulement en raison de ses emprunts au « bien-connu » de Dieu, mais aussi parce qu’elle pouvait se prévaloir d’appuis scripturaires certains ?
2 Style théologique : « du neuf et de l’ancien » ?
La même sensation accompagne parfois sa réinterprétation de la tradition dogmatique. Par exemple, la lecture que fait l’auteur de textes de Justin, chez qui déjà apparaît le concept de préexistence, en vue d’en restreindre la portée, ne convainc pas pleinement, au vu des textes cités, ainsi que les arguments tirés du même Justin ou de Tertullien, au profit de l’idée que le Verbe devient Fils en Jésus. On sent son désir de relier sa pensée à la tradition la plus ancienne, au prix parfois de certains gauchissements. Plus fondamentalement, l’auteur revisite les vieux mots, pour en honorer le sens latent ou la visée profonde. Il utilise souvent les expressions traditionnelles (la Trinité éternelle, le Fils, l’Unique, l’Esprit, la filiation divine, l’Incarnation…), mais leur donne un sens nouveau à l’intérieur de sa perspective. Le discours à la fois limpide et subtil conjugue et entrelace constamment l’audace des vues nouvelles, la reprise du discours classique, sa réinterprétation. Par exemple, dans la ligne de Tertullien, il lie très étroitement la prolation ou sortie du Verbe à l’acte créateur (« le Verbe est sorti de Dieu pour créer »47) et l’émission de l’Esprit à son don en Jésus. Le Verbe devient Fils en Jésus. Le devenir touche donc la personne du Père : « il parvient dans l’incarnation à la plénitude de son être-personne, qui est d’exister en relation d’amour avec tout autre que soi »48. D’une certaine manière, la Trinité s’accomplit comme Trinité dans l’économie. Elle devient Trinité : sur ce point, il paraît suivre la thèse de Schoonenberg. Est-ce à dire qu’elle n’est pas éternelle ? Non, ajoute-il, car il faut conjoindre l’éternité de Dieu, en qui il n’y a pas d’avant ni d’après, et la temporalité de la venue du Verbe à Jésus : Dieu est de toute éternité « Dieu-avec-nous-et-pour-nous ». La Trinité est toujours en projet d’exister dans un autre. Néanmoins, c’est dans l’acte de la venue du Verbe à Jésus que Dieu devient pleinement ce qu’il est : trine en tant que « pour-nous ». Le concept de Trinité éternelle est donc maintenu, en dépit de l’affirmation d’un devenir en Dieu, mais dans un sens différent : il ne s’agit pas d’une supposée Trinité « avant » l’incarnation. Les cartes du jeu sont donc rebattues, dans un habile exercice d’équilibre entre le respect que l’auteur entend garder envers la Tradition et la nouveauté foncière de sa proposition théologique. Est-ce par prodige de finesse, ou « avance-t-il masqué », comme il semble l’avouer un moment dans le Post-scriptum49 ?
On se demande parfois si J. Moingt ose vraiment tirer toutes les conséquences de ses propres prémisses, ou s’il n’entend pas ménager, provisoirement du moins, l’institution dans son fonctionnement actuel. Par exemple, il critique la conception présente du ministère sacerdotal, inspirée davantage de l’Ancien Testament que du Nouveau, où elle trouve de fait peu d’appuis. Le sacerdoce royal reçoit lui aussi une place discrète dans le corpus néotestamentaire, et même l’unique sacerdoce du Christ n’apparaît explicitement que dans l’épître aux Hébreux, célébrant « l’une fois pour toutes » de l’entrée du Christ dans la gloire du Père. À la lumière de cette critique du sacerdoce ministériel, surprend dès lors son idée d’une Église rassemblée tantôt dans une eucharistie « publique », présidée nécessairement par un ministre ordonné (fût-il marié ou femme), et tantôt dans une eucharistie « privée », tout aussi sacramentelle, célébrée dans des « communautés de disciples » disséminées et présidée par un laïc non ordonné50. Les prémisses n’auraient-elles pas appelé une conclusion plus radicale ? À moins que l’auteur n’entende respecter les courbes de l’histoire, ou que l’impossibilité de conclure ne trahisse une certaine incertitude des prémisses…
3 Le « bien-connu » de Dieu et le discernement du « monde »
L’auteur souligne avec pertinence la singulière nouveauté du Dieu qui se révèle dans le chemin de son Verbe qui s’unit à Jésus, pour reconduire en lui et par le don de l’Esprit l’humanité au Père selon le dessein créateur. Le vrai Dieu s’y révèle en appelant les hommes à purifier de leur gangue d’idolâtrie les représentations philosophiques et religieuses de Dieu. Le « bien-connu » doit subir cette épreuve du feu. De ce point de vue, l’auteur critique avec cohérence le préjugé de base de la « théologie des religions », « qui consiste à tenir les religions pour des créatures expressément conçues et voulues par Dieu pour se révéler aux hommes »51. Toutefois, on peut se demander pourquoi ce « bien-connu » de Dieu devrait être toujours plus ou moins grevé, sous la plume de l’auteur, d’un soupçon de négativité. Dieu n’a-t-il pas parlé à travers religions et philosophies, dans le long chemin d’apparition qui conduit progressivement le Verbe à Jésus et prépare la venue de l’homme à qui il va pouvoir s’unir comme l’autre parfaitement à l’image et à la ressemblance du Père ? En ce sens, on ne peut dire que le « bien-connu de Dieu » relève nécessairement « d’une vérité préconçue, indépendante de sa révélation dans l’histoire »52.
À l’inverse, la perception du besoin de réconciliation de l’Église et du « monde » ne devrait-elle pas faire l’objet d’un discernement incluant plus explicitement les deux sens johanniques du terme ? La problématique de l’auteur, celle de l’incroyance, paraît assez typique de l’Europe occidentale (même si on peut lui concéder qu’elle risque de s’étendre en d’autres lieux) et serait sans doute inconcevable, comme telle, dans la religieuse Amérique du Nord, pour ne pas parler des autres continents. L’auteur suggère d’interpréter les succès du fondamentalisme, la progression marquante du mouvement évangélique ou la résurgence d’un religieux « sauvage » comme une confirmation du mouvement de « sortie de la religion » instituée. Mais on pourrait aussi y voir le souhait d’hommes contemporains de vivre plus explicitement les signes de la foi dans le désert du monde, et leur insatisfaction devant son expression trop exclusivement éthique et humaniste, monnayée en termes de valeurs ou de style évangélique. La dynamique d’enfouissement ne donne-t-elle pas le sentiment de s’essouffler, peut-être parce que les signes du levain ne sont plus lisibles à une génération postchrétienne qui n’a pas appris à les déchiffrer ? Le monde privé des traces de la présence de Dieu n’aspire-t-il pas à redécouvrir, à la source du commandement nouveau de l’amour mutuel, celui de l’amour de Dieu, la mystique unitive du Cantique, le cœur à cœur secret de l’oraison, assez peu soulignés par l’auteur, où Dieu puisse se révéler « musique du monde » ? Les enjeux du monde, perçus par J. Moingt, sont-ils l’expression irréversible de l’inéluctable mouvement déferlant de la foi chrétienne en la modernité, ou expriment-ils davantage l’acuité des questions d’une époque déjà en partie révolue, s’effaçant peu à peu devant cette réalité baptisée « post-modernité », devant laquelle l’auteur avoue un certain malaise ?
En outre, le monde avec lequel il convient de communiquer ou de se réconcilier n’est pas seulement celui des cœurs assoiffés du vrai Dieu et des intelligences modernes en quête de rationalité de la foi, sur lequel l’auteur porte le regard bienveillant qui reconnaît la bonté première et inamissible de la création, et les traces de Dieu présent et agissant en son sein. C’est aussi le monde du suicide des jeunes, des ravages de l’alcool, de l’esclavage de la drogue, de la violence du narcotrafic, des blessures intrafamiliales, des dépressions chroniques, de la logique néolibérale, des licenciements abusifs, des spéculations boursières, des quartiers fermés d’Amérique latine, de l’oubli des pauvres, de l’avortement, de l’euthanasie, des manipulations génétiques… On saura gré au théologien jésuite de contempler ce monde gros d’espérance et riche de promesse avec les yeux de Dieu au jour de son sabbat, mais l’ambiguïté de la figure de ce monde, qu’il évoque par ailleurs, reçoit-elle dans son discours la place qui lui revient, seconde par rapport à la bonté première, mais quotidiennement et douloureusement soufferte à même la chair des hommes ?
4 Le lien du Verbe et de Jésus ?
« Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » : cette citation, qui clôt l’œuvre, exprime le chemin ascendant de la foi des disciples d’hier et d’aujourd’hui, à la suite du Christ. J. Moingt entend rejoindre, à propos du Christ en gloire, la foi d’Éphèse et de Chalcédoine en l’union personnelle du Verbe et de Jésus, Dieu parfait et homme parfait. Il sauvegarde l’humanité du Christ, situant Jésus clairement du côté de la créature, quitte à penser sa dimension salvifique à partir du concept de proexistence, tout en rendant compte du sens évangélique de l’expression « Fils de Dieu ». On peut avoir l’impression d’une audace opposée à celle d’un Maître Eckhart : ce dernier paraît dire de nous ce que la théologie traditionnelle n’affirme que du Christ, J. Moingt paraît dire du Christ ce que la théologie traditionnelle dit de nous.
Néanmoins, les obscurités, levées du côté de l’humanité et de l’histoire, réapparaissent quand il s’agit d’articuler dans la gloire le rapport du Verbe et de Jésus. Qu’en est-il de ce Verbe, ni Fils ni Personne et n’advenant à son être filial et personnel que dans l’acte où il s’unit ou s’identifie à Jésus dont il ne cesse pourtant de se distinguer éternellement ? Comment le Verbe peut-il conférer à Jésus une filiation divine dont il est lui-même dépourvu, puisqu’il ne devient fils qu’en Jésus ? Comment peut-il lui transférer sa subjectivité de personne divine répondante53, puisqu’il n’acquiert son être de personne et sa pleine distinction de sujet que par son union à Jésus ? Comment comprendre que le Verbe et Jésus soient deux « libertés obéissantes », « partenaires » solidaires de l’œuvre du salut par leurs « offrandes conjointes »54, alors que le Verbe n’est pas encore une Personne et que Jésus n’est qu’homme ? Comment entendre qu’il y ait, dans la gloire, « transfert d’identité » et véritable union hypostatique d’une part, « non absorption » de l’autre et maintien à jamais de sa singularité historique d’homme, de l’autre55 ? Comment parler de l’union du Verbe et de Jésus dans la gloire comme d’« une unique personne “composée” de deux subjectivités, distinctes et inséparables »56, « la vivante “circumincession” des deux subjectivités du Verbe et de Jésus, l’une divine et éternelle, l’autre humaine et historique »57, alors que l’auteur a insisté sur la nécessité de lier la réalité de personne à celle de sujet ? Et si cette relation est comparable à la périchorèse des personnes divines58, comment éviter de parler de quatre personnes ou sujets dans la Trinité : le Père, le Verbe, Jésus et l’Esprit ? Tout se passe comme si le souci de préserver jusque dans la gloire l’humanité et l’historicité de Jésus empêchait l’auteur de penser vraiment ce mystère d’union où Dieu touche l’humain au point de ne plus faire qu’un avec lui, que la théologie traditionnelle cherchait à exprimer à travers l’idée d’« union hypostatique ».
On ne peut faire de la pensée de J. Moingt un adoptianisme, au sens classique, dans la mesure où l’être même de Dieu s’accomplit trinitairement en Jésus, et de lui en nous. Toutefois, il récuse l’usage nicéen du terme « Dieu » comme nom commun et son affirmation corrélative de la préexistence éternelle, où il discerne une « substitution de sujet », origine des impasses de la christologie successive. Or, tout l’édifice christologique repose sur ce premier Concile, dont l’autorité se traduit dans la lex orandi par la récitation liturgique du symbole. La foi de Nicée est-elle normative au point de n’autoriser qu’une théologie descendante ? Non, la légitimité d’une théologie ascendante est admise, à condition qu’elle parvienne à honorer le donné de la foi, ce qu’essaie d’opérer la christologie de J. Moingt, du moins à propos du Christ glorieux et de la consommation finale. Il reconnaît d’ailleurs sa théologie dans le Symbole des Apôtres.
On peut toutefois se demander si l’on approfondit davantage le concept d’Incarnation en disant que le Verbe s’efface devant la personne humaine de Jésus durant sa vie terrestre, plutôt qu’en affirmant que c’est le Verbe lui-même qui constitue dès la conception la divine personne de Jésus, dont l’humanité est à ce point sienne qu’il en est le sujet direct et immédiat (restant sauve la question de savoir si cette affirmation demeure intelligible aujourd’hui). La liberté du Christ n’est-elle pas d’autant plus humaine qu’elle demeure tournée vers Dieu, et non « puissance de refus autant que d’acquiescement »59 ? L’intuition thomasienne de la vision béatifique du Christ en sa passion ne met-elle pas paradoxalement plus en lumière l’intensité de la souffrance de Dieu en Jésus ? De ce point de vue, la position rahnérienne, invitant à penser l’humanité assumée par le Verbe en tant qu’il est de l’essence de l’humanité d’être ouverte sur ce qui la fonde et la transcende, ne garde-t-elle pas sa pertinence ?
V S’émerveiller d’un Dieu « pour-nous »
Chaque époque appelle une réappropriation de la foi, « immuable en son acte, continue mais variable dans sa pensée »60 : la pensée de la foi, non sa seule expression, car le langage n’est pas un pur revêtement du concept. Le fait que le Verbe se soit fait chair disqualifie tout docétisme linguistique. Sans doute est-ce l’ambivalence inhérente au désir d’aggiornamento de la foi : peut-on vraiment changer de langage sans toucher à la pensée de la foi ?
La réflexion de J. Moingt nous interroge. On peut le suivre dans sa lecture du récit évangélique, s’émerveiller devant le visage de Dieu si différent du « bien-connu » des philosophes et des religions. On y retrouve comme une ferveur juive devant la révélation de l’Unique, face aux idoles de l’entendement. Cette unicité incomparable s’exprime dans sa critique de la « théologie des religions », qui ferait du christianisme une voie religieuse de salut, alors que l’Absolu s’y livre de façon unique dans la contingence de l’histoire, par-delà la religion. On consonnera avec sa vision d’un monde gros d’espérance, où l’athéisme qui nie l’idole effleure la mystique qui cherche l’Unique, tout en se demandant si sa superposition suggestive de la « mort philosophique de Dieu » et de la « mort du Christ en croix », promesse d’une naissance de Dieu au cœur des hommes, fait suffisamment droit au mystère d’iniquité qu’exprime aussi l’éclipse de Dieu. Il paraît toutefois difficile d’affirmer que l’auteur redit simplement le donné traditionnel eodem sensu, eademque sententia, que sa théologie peut toujours s’autoriser de la lex orandi liturgique, que sa christologie rejoigne nécessairement notre prière la plus intime quand elle s’adresse à la personne du Christ Jésus en gloire (le distinguons-nous minimalement du Verbe ?), que l’expression de sa foi consonne vraiment avec celle des saints et des pauvres. Ces derniers lisent les textes, dans les partages d’évangile, avec une sorte de naïveté première, et paraissent adhérer sans trop de questions à l’expression traditionnelle de la foi de l’Église, qui est encore celle du Magistère actuel.
Suffit-il toutefois de s’étonner de la nouveauté des propositions, en recourant à des arguments d’autorité ou à des raisonnements philosophiques ? Nous rejetterons par exemple l’idée d’une Trinité en devenir à partir du concept d’immutabilité divine, mais Dieu se révèle-t-il vraiment dans la Bible comme l’Immuable ? Ou nous écarterons sa notion de proexistence, mais nous aurons du mal à montrer en quoi Nicée se fonde davantage dans la révélation scripturaire et nous permet de sauvegarder l’humanité du Christ. Le Dieu que l’auteur nous dévoile ne serait-il pas plus proche de nos séminaires d’Écriture que de nos synthèses dogmatiques ? Il semblerait donc qu’il soit difficile de tenir une christologie narrative enracinée dans les Évangiles et la totalité du donné traditionnel de la foi. Mais a-t-on pris la mesure de la révolution à laquelle nous conduit le retour à l’Écriture souhaité par le Concile ?
En somme, la pensée du P. Moingt nous fait entrer dans une expérience de déconstruction et de reconstruction. Elle nous réveille de notre « sommeil dogmatique », nous invite à aller scruter à nouveau les Écritures, à nous émerveiller devant le Dieu toujours plus grand qui nous déborde, à le contempler à l’œuvre dans l’Église et le monde, à lui permettre de nous conduire dans la prière jusqu’à la nuit des sens et de l’esprit, à lui offrir enfin « d’imprimer en nous son être-pour-nous », dans l’espérance du jour béni où nous le verrons face-à-face, et les uns et les autres en Lui, car il sera devenu « tout en tous et en tout ».
Notes de bas de page
1 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. **De l’apparition à la naissance de Dieu. 2. Naissance, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 257, 2007, 1167 (ci-après : DVH II.2).
2 DVH II.2, 1168.
3 J. Moingt, L’homme qui venait de Dieu, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 176, 1993 (ci-après : HVD).
4 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. *Du deuil au dévoilement de Dieu, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 222, 2002 (ci-après : DVH I).
5 J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. **De l’apparition à la naissance de Dieu. 1. Apparition, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei 245, 2005 (ci-après : DVH II.1).
6 DVH II.2, 1058.
7 DVH I, 9.
8 DVH I, 39.
9 DVH II.2, 1167.
10 HVD, 159.
11 HVD, 162.
12 HVD, 664.
13 HVD, 172.
14 HVD, 208.
15 HVD, 264.
16 HVD, 18.
17 HVD, 209.
18 HVD, 224.
19 HVD, 253.
20 DVH I, 15.
21 DVH II.2, 1169.
22 DVH I, 12.
23 HVD, 589.
24 DVH II.1, 76.
25 DVH II.2, 1173.
26 DVH I, 11.
27 DVH II.2, 1170.
28 DVH II.2, 1169.
29 DVH II.2, 1169.
30 DVH II.2, 1171.
31 HVD, 675.
32 DVH II.1, 46.
33 HVD, 674.
34 DVH II.1, 393.
35 HVD, 131.
36 HVD, 259.
37 DVH II.2, 1171.
38 DVH II.1, 11.
39 HVD, 678-679.
40 Augustin, Serm. 52, 16, PL 38, 360.
41 DVH I, 272.
42 DVH II.2, 1109.
43 DVH II.1, 443.
44 HVD, 703. Nous soulignons.
45 Par exemple, Col 1,16 (tout est créé en lui, par lui, pour lui) : l’affirmation qu’il n’y a pas lieu de différencier les prépositions n’est pas anodine. Car si le « pour lui » convient à la thèse de l’auteur, le « en lui » et le « par lui » pourraient aller davantage dans le sens de la préexistence réelle (DVH II.1, 90, note 1).
46 Les paroles de la Cène ; les « il faut » des annonces de la Passion ; « donner sa vie en rançon » ; « le sang répandu pour une multitude » ; le « rachat de toute illégalité » ; Is 53 ; la métaphore de l’Agneau ; la propitiation ; le sacrifice d’agréable odeur ; l’épître aux Hébreux et plusieurs autres évoqués en HVD, 446.
47 HVD, 126.
48 DVH II.1, 402.
49 DVH II.2, 1166.
50 DVH II.2, 863.
51 DVH II.2, 948.
52 HVD 678.
53 DVH II.1, 436-437.
54 DVH II.1, 447.
55 DVH II.1, 435-436.
56 DVH II.1, 439.
57 DVH II.1, 439.
58 DVH II.1, 439.
59 DVH II.1, 459. Nous soulignons.
60 HVD, 77-78. Nous soulignons.