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Les Exercices Spirituels de saint Ignace et le dogme de Chalcédoine

Pierre Gervais s.j.
Les Exercices mettent au contact du Christ des Évangiles en référence aux grandes affirmations des conciles de Chalcédoine et du Latran sur les deux natures et volontés divines et humaines dans le Christ. En s'appuyant sur les quatre occurrences de l'expression «la divinité» dans les Exercices, l'article met en lumière la réalité d'ordre proprement théologale sur laquelle porte la contemplation ignatienne dans son attention au récit évangélique.

On connaît la visée des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola : trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie. On connaît aussi le chemin qu’ils balisent pour arriver à cette fin : la suite du Christ dans les mystères de sa vie terrestre depuis son Incarnation jusqu’à l’Ascension. En prenant comme mesure l’histoire en laquelle le Christ se révèle et se livre à lui, celui qui fait les Exercices trouve la mesure de sa propre histoire dans sa réponse à l’appel qui lui est adressé.

Les Exercices spirituels renvoient donc à l’Écriture. Plus précisément, au fil de leurs trois dernières semaines, ils mettent, en toute immédiateté, au contact des Évangiles, comme source de toute intelligence et croissance spirituelle. L’acte de contemplation au cœur des Exercices est donc de l’ordre de la contemplation évangélique. Mais qu’en est-il de cet acte ? On méconnaît parfois à quel point celui-ci est porté par la confession de foi de l’Église telle qu’elle a trouvé son expression dans les grands conciles christologiques du premier millénaire, Chalcédoine d’une part (451), Latran de l’autre (653). Le concile de Chalcédoine confesse en effet « un seul et même Fils, notre Seigneur, le même parfait en divinité et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité » (DH 301). Un siècle plus tard, suite aux débats que suscite la prière de Jésus à l’agonie : « non pas ma volonté, Père, mais la tienne », celui du Latran reconnaît dans le Christ « deux volontés, la divine et l’humaine, ainsi que deux opérations naturelles, la divine et l’humaine » (DH 508). Or c’est à la lumière de ces affirmations de foi que les Exercices mettent au contact du Christ des Évangiles. C’est dans leur sillage aussi que prend forme l’acte de contemplation auquel ils invitent.

Certes les Exercices n’entendent pas faire œuvre de théologie. Et pourtant le regard qu’ils portent sur le Christ des Évangiles implique déjà une théologie. Cette théologie, ils la puisent aux grandes affirmations sur la personne du Christ — reprises et synthétisées par saint Thomas — dont ils portent en germe des développements ultérieurs, situés qu’ils sont à une étape charnière de l’histoire de l’Église. À ce titre, ils constituent un précieux témoin du rapport qu’entretiennent entre elles l’Écriture et la Tradition dans la vie de l’Église.

C’est dans ce contexte que le terme « la divinité » prend toute sa signification dans le livre des Exercices. Il y revient quatre fois et, chaque fois, à des moments stratégiques de la démarche. Il intervient dans « l’application des sens » (cf. infra p. 391) sur laquelle se clôt toute journée consacrée aux mystères de la vie du Christ : « sentir et goûter l’infinie douceur et la suavité de la divinité », nous est-il dit (124). Il revient à deux reprises en lien avec les mystères de la Passion et de la Résurrection et précise l’angle sous lequel ceux-ci doivent être abordés. Vient en effet ce moment où l’on est invité à entrer dans ces mystères à partir de la divinité, à la manière dont elle « se cache » (196) en troisième semaine, « paraît et se montre » (223) en quatrième. Enfin on retrouve le terme une quatrième fois. Il s’agit alors de l’« histoire » qu’il faut se mettre en mémoire au moment d’aborder les apparitions pascales : « c’est ici comment, après que le Christ eut expiré sur la croix et que le corps resta séparé de l’âme, la divinité étant toujours unie à lui, l’âme bienheureuse descendit aux enfers, unie pareillement à la divinité ; et, après avoir tiré de là les âmes justes et être venu au sépulcre, ressuscité, il apparut en corps et en âme à sa Mère bénie (219) ». Cette dernière mention de la divinité porte sur un fait, celui qui est au point de départ de la contemplation de quatrième semaine. Il en va autrement des trois autres qui constituent autant de points d’oraison. C’est le cas de l’application des sens où, au terme de la journée, dans la familiarité acquise avec le mystère contemplé, on est invité à goûter et à sentir la divinité. C’est aussi celui de l’oraison des deux dernières semaines des Exercices, puisque c’est précisément à partir de la divinité que s’ouvre l’accès aux mystères contemplés.

La référence à la divinité dans l’application des sens est en lien plus immédiat avec le mystère de l’Incarnation comme nous aurons l’occasion de le constater, celle des deux dernières semaines, avec celui de la Rédemption. Incarnation et Rédemption ne font qu’un en la personne du Christ. Il ne s’agit pas moins de mystères distincts, et c’est à ce titre qu’ils commandent l’ensemble de la démarche des Exercices. Avec l’application des sens, on est mis en présence du Verbe incarné ; avec la contemplation ignatienne des deux dernières semaines des Exercices, au contact du Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes, en la manière dont, par le concours de sa double volonté divine et humaine, il accomplit dans le mystère pascal l’œuvre du salut. Pour ce qui est de leur perception du mystère de l’Incarnation, les Exercices sont tributaires des grands conciles christologiques. Pour ce qui est du mystère de la Rédemption, ils annoncent déjà certains développements de la christologie contemporaine. À ce titre, ils constituent en quelque sorte un maillon entre deux mondes, celui dont ils héritent et celui de notre modernité. Leur ancrage dans un donné dogmatique est précisément ce qui assure leur fécondité spirituelle.

I Le mystère de l’Incarnation

L’application des sens vient au terme de toute journée des Exercices en lien avec les mystères de la vie du Christ. Au cours de la journée, un même mystère de la vie du Christ se trouve repris, heure après heure, porté par les motions qui se produisent dans l’âme à son contact durant la durée de l’oraison. Au point de départ de la journée, il y a « l’histoire de ce que j’ai à contempler » (102). Il s’agit dès lors, tour à tour, « de voir par le regard de l’imagination les personnes » (106, 122), « d’entendre ce qu’elles disent ou encore peuvent dire » (107, 123) et « de regarder ce qu’elles font » (108), chaque heure d’oraison se terminant par un colloque avec l’une ou l’autre personne « selon ce que l’on sentira en soi » (109). L’application des sens vient au terme de ce parcours. Ici encore, tout comme dans les heures précédentes de la journée, il s’agit de voir les personnes et d’écouter ce qu’elles disent, mais vient ce moment où, dans la contemplation elle-même, les sens de la proximité prennent le relais de la vue et de l’ouïe, à savoir d’abord l’odorat et le goût (124), et ensuite le tact (125). Or c’est précisément à ce moment, qu’en lien avec l’odorat et le goût, intervient la mention de la divinité : « par le goût et l’odorat, écrit Ignace, sentir et goûter l’infinie suavité et douceur de la divinité de l’âme et de ses vertus, et de tout le reste, selon la personne que l’on contemple » (124).

Les termes auxquels Ignace a ici recours comptent parmi les mots clefs de la spiritualité ignatienne. Dès les premières lignes du livre des Exercices, Ignace n’affirme-t-il pas dans une annotation que « ce n’est pas de savoir beaucoup de choses qui rassasie l’âme, mais de goûter et de sentir les choses intérieurement » (2) ? Et la demande de grâce propre à la deuxième semaine des Exercices n’est-elle pas de l’ordre d’« une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin de l’aimer et de le suivre davantage » (104) ? Or il n’y a de connaissance intérieure dans les Exercices qui ne soit le fruit d’un goûter et d’un sentir. Comme le fait remarquer Ignace dans la même annotation, celui qui donne les Exercices doit se contenter de « raconter fidèlement » l’histoire de sorte qu’à partir du « fondement véritable de l’histoire », celui qui fait oraison trouve « soit par sa propre réflexion soit parce que son intelligence est éclairée par la puissance divine » quelque chose « qui explique ou fasse sentir un peu mieux l’histoire ». Ainsi trouve-t-il « plus de goût et de fruit spirituel » que si celui qui donne les Exercices « avait beaucoup expliqué et développé le sens de l’histoire » (2). Il y a donc un sentir qui met au contact de l’histoire contemplée, un goût qui en recueille le fruit spirituel. Goûter et sentir constituent deux actes au cœur de la spiritualité ignatienne. Mais, pourrait-on se demander, qu’en est-il de ce qui, dans l’attention portée au mystère contemplé, suscite ce goût et embaume la prière de ses parfums ? C’est ici que l’énoncé d’Ignace se révèle dans toute sa portée et éclaire l’ensemble de la démarche des Exercices : à l’origine de ce goût et de ce sentir, il n’y a rien moins que « l’infinie douceur et suavité de la divinité de l’âme et de ses vertus, et de tout le reste, selon la personne que l’on contemple ».

À première lecture, l’énoncé pose autant de problèmes qu’il n’en résout, ce qui n’a pas échappé d’ailleurs aux commentateurs des Exercices. En effet, comment comprendre le lien que le texte établit entre la divinité et l’âme ? Faut-il lier les deux termes l’un à l’autre comme le fait le texte autographe d’Ignace ? Ou plutôt les distinguer, quitte à insérer une virgule entre eux, comme le font certaines traductions ? À ce problème d’ordre textuel s’en ajoute un second. Comment entendre l’expression « la divinité » dans le cadre de l’énoncé ? S’agit-il de la divinité du Christ ou de la divinité commune aux trois Personnes divines ? Sur ce point aussi les opinions divergent1.

Pour répondre à la dernière question, il y a tout lieu de se reporter aux autres occurrences de l’expression dans les Exercices. Or, que constate-t-on ? Ignace ne rattache jamais la divinité à la seule personne du Christ à l’aide de l’adjectif possessif, comme il le fait à propos de son humanité, lorsqu’il écrit que « le Christ souffre en son humanité » (195). Faut-il dès lors en conclure que « la divinité » renvoie dans les Exercices, non pas à la personne du Christ, mais bien aux trois Personnes divines ? Or il est un passage des Exercices où l’expression qualifie sans ambigüité aucune la seule personne du Christ. C’est celui dont nous avons déjà fait mention et où Ignace précise que, dans la mort, la divinité demeure tout à la fois unie au corps du Christ au sépulcre et à son âme bienheureuse qui descend aux enfers. La divinité ne peut être ici que celle du Christ qui, dans son union avec la nature humaine, le constitue en sa personne.

Certes la divinité n’appartient pas à la seule personne du Christ, au même titre que, par exemple, son corps lui appartient. Comme telle, la divinité est commune aux trois personnes divines, alors même que chacune d’entre elles la possède en propre. Le Christ ne se distingue donc pas des autres Personnes divines quant à la divinité, mais bien en tant que Fils et que Verbe à l’intérieur d’une même essence commune. Comme Verbe, il participe avec les deux autres Personnes de la même essence divine, mais il ne la possède pas moins en propre, en ce qui le distingue des deux autres Personnes divines. Or c’est précisément comme Verbe que la deuxième personne de la Trinité s’est faite homme. Dès l’entrée en deuxième semaine des Exercices, la contemplation de l’Incarnation met en présence du « Verbe éternel incarné » (109). Certes l’Incarnation est l’œuvre des trois personnes divines, comme le montre la même contemplation, mais, à l’intérieur de cette œuvre commune, c’est bien la deuxième Personne de la sainte Trinité qui se fait homme pour le salut du genre humain (cf. 102). À aucun moment Ignace ne laisse entendre que l’Incarnation aurait pu être indifféremment le fait de l’une ou l’autre des trois Personnes divines. Ainsi y a-t-il tout lieu de rattacher l’expression « la divinité » dans le texte des Exercices à la seule personne du Verbe.

On en arrive ainsi à une première constatation qui n’est pas sans conséquence pour rendre compte de la nature et de la portée de la contemplation évangélique telle que l’entend Ignace. En effet, en saine doctrine catholique et en toute rigueur de termes, la contemplation ne peut avoir que Dieu pour objet, Dieu tel qu’il est en lui-même et constitue ainsi notre souverain bien. Or, en s’appliquant aux seuls mystères de la vie du Christ sur terre, la contemplation ignatienne ne resterait-elle pas en deçà de ce qui constitue en son essence l’acte de contemplation en régime chrétien ? À ce propos, la position d’Ignace est claire. En s’arrêtant aux faits et gestes du Christ notre Seigneur durant sa vie sur terre, c’est bien le Christ en sa divinité que rencontre celui qui contemple et, en elle, Dieu tel qu’il est en lui-même. L’oraison trouve en lui son terme. En lui et par lui s’établit la communion avec le Père dans l’Esprit. Ainsi, chaque fois que, au contact du Christ des Évangiles, on se surprend dans l’oraison à goûter et à sentir sa présence à la manière dont il nous tourne vers lui en nous rendant intérieurs au mystère contemplé, c’est de fait le Christ dans l’infinie douceur et suavité de sa divinité qui se donne à sentir et à goûter, comme le laisse entendre par ailleurs cette règle de discernement des esprits d’Ignace qui a précisément recours aux termes mêmes de notre énoncé pour caractériser l’action du bon ange dans la prière, qui touche l’âme « doucement, légèrement et suavement » (335).

Or la douceur et la suavité dont il est question ici n’émanent pas seulement de la divinité du Christ mais aussi de son âme, de son vouloir et de ses vertus. En tout mystère évangélique, le Christ se rend palpable à la fois en sa divinité et en son humanité. En évoquant ainsi comme d’un seul trait « la divinité de l’âme », Ignace rejoint deux traits de la « grâce du Christ » que saint Thomas a synthétisés dans son Abrégé de théologie2. La grâce du Christ, écrit-il, est à la fois grâce d’union et grâce personnelle. Elle est grâce d’union en ce qu’elle provient de ce qu’en sa nature humaine le Christ est uni à la divinité en vertu de l’union hypostatique. Elle est grâce personnelle en ce que cette même grâce d’union rejaillit sur son humanité, en illumine l’âme et en anime de l’intérieur la volonté dans son exercice naturel des vertus théologales et morales. Ces deux grâces se conjoignent en sa personne, sans mélange et sans division.

Mais, pourrait-on se demander, a-t-on rendu compte ainsi de l’énoncé d’Ignace dans son intégralité ? En effet, ne s’agit-il pas selon lui de goûter et de sentir la douceur et la suavité de la divinité « selon la personne que l’on contemple » ? Qu’est-ce à dire ? Ce qu’affirme Ignace ici invite à jeter un regard neuf sur les mystères évangéliques. En effet, dans les Exercices, l’acte de contempler ne se restreint jamais à la seule personne du Christ. En tout mystère contemplé, l’attention se porte toujours sur l’ensemble des personnes qui composent le récit évangélique et qu’il s’agit de voir, d’entendre et de regarder. Or ces personnes font partie d’une histoire sainte. Elles ont pour nom Notre Dame bien entendu, mais elles s’appellent aussi saint Jean-Baptiste (263), ou encore saint Pierre, saint André (275) saint Thomas (304), comme Ignace se plaît souvent à nommer les apôtres. Le Christ de la contemplation ignatienne ne se donne toujours à connaître que dans la relation qu’il instaure avec les personnes qu’il croise sur son chemin, dont il illumine la vie et qui, en retour, quelles que soient leurs faiblesses, dirigent le regard sur lui.

Et c’est ainsi qu’en se laissant tout simplement guider par l’énoncé d’Ignace, on est conduit à cette autre grâce du Christ, indissociable des deux précédentes, que saint Thomas appelle sa « grâce capitale », c’est-à-dire celle du Christ-Tête, telle qu’elle rejaillit sur les personnes qu’il rencontre, et à vrai dire sur les membres de son Corps qu’est l’Église. « Or chez ceux qui sont comblés de perfection et de bonté, celui qui l’est au maximum déborde sur les autres, à la façon dont brille davantage celui qui peut illuminer les autres. Étant donné que le Christ a obtenu la plénitude suprême de la grâce en sa qualité de Fils Unique du Père, il s’ensuit que c’est aussi de lui que la grâce rejaillit sur les autres de sorte que le Fils de Dieu devenu homme fait des hommes des dieux et des fils de Dieu »3. Pour Ignace, sentir et goûter l’infinie douceur et suavité de la divinité, c’est donc tout à la fois sentir et goûter celle-ci à la manière dont elle émane aussi des personnes auxquelles se réfère le mystère contemplé.

La contemplation ignatienne dépasse donc le simple regard imaginaire ou historicisant qu’on pourrait porter sur les Évangiles. Même transporté par la prière en terre de Palestine, celui qui prie se trouve toujours face au mystère du Christ et de l’Église, mystère dont il fait lui-même partie et qui le porte. Telle est la réalité d’ordre proprement théologal qui se donne à sentir et à goûter dans « l’histoire de ce que j’ai à contempler ». Elle en est la réalité vive.

Mais, si telle est la réalité donnée en partage dans la contemplation évangélique, ne vient-il pas un moment où l’« histoire » qui a servi de support à la prière s’estompe devant la réalité sur laquelle elle ouvre ? Autrement dit, ne vient-il pas un moment où, au présent de la prière, accueilli en son mystère, le Christ suffit à l’âme, par delà la référence à l’événement passé ? C’est ici que, précisément dans l’application des sens, intervient cet autre sens qu’est le tact : « toucher par le tact : par exemple, embrasser et baiser les endroits où marchent ces personnes et où elles s’asseyent », écrit-il (125). Il ne suffit donc pas de sentir et de goûter intérieurement la présence des personnes contemplées. Encore faut-il en quelque sorte les toucher, pour en retour être touché par elles. Toute présence humaine s’inscrit en effet dans le corps qui met en relation les uns avec les autres. L’économie chrétienne ne fait pas l’économie de cette loi qui inscrit notre condition humaine dans la matérialité d’une histoire. D’où le réalisme d’Ignace dans son appel au toucher. Il ne suffit pas de sentir et goûter la présence des personnes du récit évangélique. Encore faut-il les « toucher », d’un contact quasi physique qui surmonte la distance. Bien entendu, on ne peut les toucher qu’avec toute la révérence et tout le respect qui leur sont dus (cf. 114), respect et révérence étant à la base de toute relation interpersonnelle. Aussi n’est-ce pas les personnes qu’en ce dernier point de l’application des sens Ignace invite à toucher et embrasser, mais les lieux où elles passent et s’asseyent. On pense spontanément ici à la manière dont, au moment de quitter la Terre Sainte, au risque d’enfreindre les règlements de la custodie franciscaine, Ignace a voulu mettre ses mains dans l’empreinte qu’avaient laissée sur la pierre les pieds de son Seigneur au moment de son ascension au ciel. Ainsi en est-il, de par son propre mouvement, de la contemplation évangélique. Aussi est-ce précisément au moment où, au contact de sa divinité, on pourrait se croire affranchi de l’écrin historique de la rencontre qu’Ignace en réaffirme avec éclat le caractère indépassable. Par delà les distances du temps et de l’espace, dans un réalisme quasi sacramentel, celui qui prie pourra éventuellement authentifier sa prière par le simple geste de toucher et d’embrasser le sol de l’endroit où il prie, confessant ainsi par ce geste, avec le concile de Chalcédoine, « un seul et même Seigneur, engendré avant tous les siècles du Père selon la divinité et engendré aux derniers jours de la Vierge Marie selon l’humanité ».

II L’œuvre de Rédemption

1 La troisième semaine

À vrai dire, le Christ de la deuxième semaine des Exercices ne se manifeste pas de telle sorte qu’on en distingue conceptuellement les deux natures, divine et humaine, si ce n’est dans l’exercice de l’application des sens. Cette distinction vient néanmoins à l’avant-plan dans la contemplation des mystères de la Passion et de la Résurrection des deux dernières semaines des Exercices.

Qu’en est-il dès lors du mode de contemplation proposé en ces semaines ? Suite aux trois préambules que sont la mise en mémoire de l’histoire à contempler, la composition de lieu et la demande de grâce, viennent les points coutumiers de la contemplation : voir les personnes, entendre ce qu’elles disent et regarder ce qu’elles font (194). Suivent alors des « points complémentaires ». Ces points ne sont plus de l’ordre des sens comme les précédents, mais de l’ordre d’une attention de l’esprit à la réalité invisible, au cœur des mystères contemplés4, et qui échappe aux sens. Or tous ces points, en troisième comme en quatrième semaines, se centrent sur la seule personne du Christ.

En troisième semaine, ces considérations sont au nombre de trois. La première d’entre elles porte sur le fait même de la Passion : le Christ y souffre en son humanité. La seconde prend appui sur sa divinité pour saisir de l’intérieur ce qui se passe en ces heures dans le Christ en son humanité. Si le Christ notre Seigneur va librement à sa Passion, il le fait en vertu d’une disposition qui relève de sa volonté divine. La Passion met donc d’emblée en présence du mystère du Christ, à la manière dont se conjoignent en lui sa volonté divine et sa volonté humaine dans un drame où toutes deux se trouvent engagées, chacune à un titre propre. Ce drame a une cause, le péché des hommes que le Christ en son humanité prend sur lui. D’où le troisième et dernier point complémentaire de la contemplation de la semaine : « considérer comment, écrit Ignace, il souffre tout cela pour mes péchés » (197). Ce qui se passe en la Passion me concerne personnellement. J’en suis la cause.

Il y a donc d’abord le fait. Il mérite déjà en lui-même considération : « considérer ce que le Christ notre Seigneur souffre en son humanité, nous dit Ignace, ou veut souffrir, selon la scène de la Passion que je contemple ». Cet homme dépouillé de ses titres, livré aux autorités religieuses et civiles de son pays, humilié, bafoué et finalement mis à mort n’est autre que celui que je confesse comme le Christ notre Seigneur, à la fois homme et Dieu. Tout ce qui lui advient en chaque moment de la Passion est sous le signe de la souffrance, souffrance infligée, souffrance subie. Dieu et homme, le Christ notre Seigneur souffre en son humanité, nous dit Ignace. Cette souffrance, il y consent et, précise aussitôt Ignace, il la veut tout autant qu’il y consent, non pas qu’il la veuille pour elle-même, mais pour l’œuvre à laquelle elle concourt. Ce qui lui advient s’origine dans un acte qui relève de son libre vouloir. Le Christ, en chaque scène de la Passion, veut donc ce qui n’est pas de son fait, dans un acte souverainement libre de sa part qui embrasse ce qui, par ailleurs, ne peut que lui advenir jusque dans le dénuement et le consentement à la mort sur la croix. Telle est la réalité invisible qui échappe aux sens et à laquelle l’esprit se trouve confronté alors que l’on suit le Christ pas à pas, d’un lieu à un autre, depuis l’agonie jusqu’à sa mise au tombeau. En chaque moment du drame de la Passion, il y a, comme le dit Ignace, « un mystère qui s’accomplit » (290-298). Ce qui s’offre au regard comme Passion est mystérieusement de l’ordre d’un faire. Livré, le Christ se livre librement et, en se livrant à ceux qui disposent dès lors de lui, il accomplit l’œuvre qu’il a l’intention d’accomplir. Tout attentif qu’il soit à ce qui s’offre à sa considération, l’esprit ne peut qu’y rester extérieur, confondu qu’il est par une réalité qui lui échappe.

D’où le deuxième point complémentaire d’Ignace. Il transporte en la divinité du Christ et prend appui sur elle pour saisir de l’intérieur cette souffrance à laquelle le Christ consent dans sa Passion. En effet ce à quoi le Christ notre Seigneur consent volontairement alors en son humanité ne prend sens qu’à partir d’une disposition qui s’origine en sa divinité : « Considérer comment la divinité se cache, nous dit Ignace, c’est-à-dire comment elle pourrait anéantir ses ennemis et ne le fait pas, et comment elle laisse la très sacrée humanité souffrir tant d’extrêmes cruautés » (196).

La divinité se cache. Elle pourrait anéantir ses ennemis mais, dans une disposition qui relève de sa liberté souveraine, elle s’en abstient. Et c’est ainsi qu’en se retirant, elle expose le Christ, en son humanité, à ses propres ennemis. Divinité et humanité constituent ici les deux instances d’un seul et même acte qui s’origine dans la divinité du Christ pour s’accomplir en son humanité. La divinité dont il est question n’est autre que celle du Verbe de Dieu en qui subsiste la plénitude de la divinité, et l’humanité qui souffre n’est autre que celle de ce même Verbe fait homme dans le mystère de l’Incarnation. En se retirant et en se voilant au regard, la divinité donne au Christ d’opérer, dans un acte qui relève de sa seule volonté humaine, l’œuvre qui lui est confiée. L’heure de la Passion met en présence du Christ en son double vouloir divin et humain face au péché des hommes. Le premier s’exprime sous le mode du retrait par rapport à ses propres ennemis, car le péché, dans son essence, est toujours offense faite à Dieu. Le second assume la peine qu’entraîne l’offense en lieu et place de ces ennemis ; le premier dans son mouvement même de retrait, suscitant le second dans son libre acquiescement à la souffrance infligée.

Telle est l’œuvre qui s’accomplit dans les mystères de la Passion. Elle s’accomplit dans l’accord qui s’établit entre volonté divine et volonté humaine dans le Christ, et cela jusque dans l’infinie distance que creuse entre elles la réalité du péché. Cet accord n’a pu s’établir sans que soit d’abord surmontée dans la volonté humaine du Christ, qui s’exerce selon son mode propre, la tension extrême que suscitait en elle l’éventualité de la souffrance et de la mort à affronter, ainsi qu’en témoigne l’heure de l’agonie — au point qu’Ignace peut dire du Christ en cette heure « que sa sueur était comme des gouttes de sang qui tombaient jusqu’à terre » (290) —, jusqu’à ce que, s’en remettant librement à la volonté du Père, sa volonté humaine retrouve son plein accord avec sa volonté divine.

La contemplation des mystères de la Passion met donc en présence de la conjonction des deux volontés du Christ, humaine et divine, à la manière dont chacune, à son titre propre, opère l’œuvre du salut. À l’arrière-plan de cette conjonction, il y a dans les Exercices une ontologie de la liberté, celle qui est sous-jacente à l’ensemble de leur démarche et qui tient à leur perception de la relation de Dieu à l’homme en termes de rapports de liberté : la liberté divine suscitant en retour la liberté humaine dans sa libre disposition d’elle-même à son égard, comme le montre, entre autres, cette règle de discernement de deuxième semaine où il est dit que c’est le propre du Créateur d’entrer et sortir et, ce faisant, de faire motion en l’âme, l’attirant ainsi tout entière à l’amour de sa divine Majesté (cf. 330). Ainsi en est-il des deux volontés, humaine et divine, du Christ à la manière dont elles se conjoignent à l’heure de la Passion : en se tenant en retrait face à ses ennemis de par une libre disposition de sa part, la volonté divine ouvre l’espace à la volonté humaine du Christ dans son assentiment à la souffrance infligée.

Dans ce mouvement de retrait par rapport à ses propres ennemis, la divinité n’est pas insensible à ce qui advient dès lors au Christ en son humanité. De part et d’autre, divinité et humanité se trouvent engagées dans un même drame, celui qu’entraîne le péché. Ainsi y a-t-il dans les événements de la Passion une souffrance propre à la divinité qui, dans son mouvement même de retrait, se montre vulnérable en exposant le Christ en son humanité à ses propres ennemis. Celle-ci est touchée dans l’acte qui s’origine en elle et qui a pour conséquence de « laisser souffrir la très sainte humanité si cruellement », comme le dit Ignace. Elle souffre à son titre propre de ce qui advient au Christ dans son humanité. Ainsi, le Christ souffre-t-il à l’heure de la Passion en sa divinité comme en son humanité, mais sous des modes différents. S’il y a une grâce de compassion propre à la contemplation des mystères de la Passion — et n’est-ce pas cette grâce qu’Ignace fait demander comme grâce de troisième semaine, à savoir « d’avoir peine intérieure d’une si grande peine que le Christ a endurée pour moi » (203) ? —, cette grâce est d’abord dans le Christ, dans le mystère de sa personne, à la manière dont il est lui-même touché et affecté en sa divinité par ce qui lui advient en son humanité. Et c’est parce que cette grâce de compassion est dans le Christ qu’elle peut devenir grâce donnée en partage à celui qui suit le Christ pas à pas dans sa Passion, grâce de compatir à ses souffrances, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du drame qui l’affecte, dans un « être avec » qui met en lui.

En abordant le mystère de la Passion, Ignace n’entre pas dans la distinction entre immuabilité et mutabilité, impassibilité et passibilité, si essentielle en théologie pour distinguer ce qui est de Dieu et ce qui est de l’ordre de la création, si essentielle aussi dans la doctrine des appropriations pour départager ce qui, dans le Christ, relève de chacune de ses natures. Mais, en se situant, non pas au plan d’une théologie des essences, mais d’une ontologie de la liberté, il surmonte en quelque sorte l’antinomie à l’arrière-plan de ces concepts. Loin de lui, en effet, la représentation d’un Dieu immuable qui, dans son impassibilité présumée, livrerait son Fils à ses ennemis en vue de notre salut. Le mouvement par lequel, en se cachant, la divinité s’expose dans le Christ en laissant la très sainte humanité souffrir si cruellement montre à quel point chez Ignace divinité et humanité, chacune à son titre propre, se trouvent impliquées et affectées dans le drame qui se noue. Les deux vouloirs dans le Christ se conjoignent à l’heure de la Passion au plan d’une ontologie de la liberté, sans confusion ni division, l’un et l’autre opérant selon sa nature propre l’œuvre du salut.

Avec Ignace, nous sommes encore loin des développements de la théologie contemporaine dont témoignent entre autres les christologies de Karl Rahner et d’Hans Urs von Balthasar lorsqu’elles s’efforcent de penser l’histoire humaine comme histoire en Dieu et histoire de Dieu en vertu des mystères de l’Incarnation et de la Rédemption. À l’arrière-plan de ces développements, il y a néanmoins, en quelque sorte, l’intuition qui était déjà au cœur de la contemplation ignatienne de la Passion, qui, au-delà de tout rapport purement imaginaire au mystère de la croix, situe dans le Christ lui-même la grâce de compassion demandée par celui qui contemple.

Karl Rahner aborde fondamentalement la question dans la ligne d’Ignace en partant de la personne du Christ, ou plutôt du sujet qui est au principe de l’union selon l’hypostase entre les deux natures, divine et humaine. En effet, argumente-t-il, c’est en rapport à ce sujet que doivent être repensées aussi bien la notion de personne que les notions d’immutabilité et d’impassibilité par delà ce que celles-ci gardent d’abstrait, en les saisissant précisément à partir du sujet en lequel se fait l’union dans le Christ. Ainsi, tout en les respectant en ce qu’ils ont d’essentiel pour penser le rapport entre Dieu et la créature, les concepts d’impassibilité et d’immutabilité deviennent inadéquats pour penser la manière dont le Verbe assume en sa nature divine la nature humaine en vertu d’une disposition qui relève de sa liberté, faisant ainsi de son Incarnation et de la Rédemption sa propre histoire en Dieu.

Hans Urs von Balthasar en arrive à des conclusions analogues. Plutôt que de partir du sujet en qui se fait l’union des natures comme chez Rahner, il part de Dieu tel qu’il se donne à connaître en sa révélation. Dieu est amour. Or l’amour est par nature extatique. C’est en lui que se fonde en Dieu la différence entre les personnes. Ainsi, dans un acte originel qui relève de son amour, le Père se vide de lui-même dans le Fils, don premier auquel celui-ci répond dans un acte éternel d’obéissance et d’action de grâce. Et c’est dans le prolongement de ce mouvement kénotique déjà inscrit dans l’être trinitaire de Dieu qu’en ces derniers temps qui sont les nôtres, le Fils, non seulement s’est fait homme, mais péché en lieu et place de tous les hommes pour les réconcilier en lui avec le Père. Dans cette perspective d’un Dieu qui, déjà dans son être trinitaire, est mouvement, les notions d’impassibilité et d’immutabilité deviennent toutes relatives pour penser le rapport entre Dieu et sa créature, et donc une souffrance en Dieu, en vertu d’une initiative de sa part qui fait de notre propre histoire son histoire.

Ignace est certes étranger à ces développements de la christologie contemporaine. L’intuition à leur arrière-plan n’est pas moins celle qui est au cœur de la contemplation ignatienne des mystères de la Passion, à la manière dont celle-ci met en présence d’un mystère de compassion en lequel se conjoignent le ciel et la terre et où la peine ressentie est d’abord une peine ressentie dans le Christ, en la manière dont la divinité se révèle affectée par ce qui advient en la très sainte humanité.

2 La quatrième semaine

Passion et Résurrection constituent un seul et même mystère, celui de l’œuvre du salut qui s’accomplit et qui parvient à son terme. Aussi, tout comme pour les mystères de la Passion, est-ce à partir de la divinité dans le Christ que s’ouvre pour Ignace l’accès à son humanité dans les apparitions pascales. « Considérer comment la divinité, qui paraissait se cacher dans la Passion, paraît et se montre maintenant si miraculeusement dans la très sainte Résurrection, par les vrais et très saints effets de celle-ci » (225). Déjà dans sa forme, l’énoncé d’Ignace conduit à une première constatation : dans la divinité du Christ qui paraît et se montre au matin de Pâques, alors qu’elle paraissait se cacher dans la Passion, s’inscrivent à la fois la continuité et la discontinuité entre les mystères de la Passion et celui de la Résurrection. La divinité était certes là, présente et agissante à la Passion, mais cachée, laissant le Christ seul en son humanité face à ses propres ennemis ; désormais, elle paraît et se montre en cette même très sacrée humanité dans la très sainte Résurrection.

Il en est du mystère de la Résurrection comme de ceux de la Passion. Tout s’y origine dans la volonté divine du Christ pour trouver son accomplissement en sa volonté humaine. Ainsi, pour Ignace, le Christ est-il dans son humanité à proprement parler l’agent de sa résurrection, en vertu de son union avec la nature divine. De ce point de vue, le Christ des Exercices spirituels se ressuscite lui-même. Les Exercices se situent ici dans le sillage de l’évangile de saint Jean, plutôt que dans celui des Actes des apôtres où c’est le Père qui ressuscite celui qu’on a pendu au gibet, ne laissant pas son corps connaître la corruption (cf. Ac 21, 24, 32). Tout comme, uni à la divinité, le Christ a assumé en son humanité le poids du péché des hommes jusque dans la mort, ainsi, au matin de Pâques, est-ce lui qui, dans son union à la divinité, manifeste en son humanité sa propre victoire sur la mort. Tel est le « fondement véritable » de l’histoire au point de départ des apparitions pascales. En effet, si dans la mort, fait remarquer Ignace, le corps et l’âme du Christ sont séparés l’un de l’autre, c’est bien dans leur union au matin de Pâques que se produit la Résurrection et que, ressuscité, le Christ apparaît en corps et en âme à sa Mère bénie (cf. 219). Unique médiateur entre Dieu et les hommes, il lui revenait comme homme de vaincre la mort tout comme il s’y était volontairement soumis.

Ignace distingue donc clairement deux « moments » dans le mystère de la Résurrection, celui où le Christ se ressuscite lui-même en rejoignant son corps au tombeau et celui que constituent ses apparitions pascales. En son corps glorieux, le Christ se situe désormais en Dieu. Libéré des contraintes de notre condition mortelle, il surplombe tous les temps et tous les espaces, il n’appartient plus au monde de nos réalités terrestres. Il est au ciel, ou plutôt, il devient à tout jamais le ciel pour tout homme, dans la communion qu’il instaure alors en son corps glorieux avec le Père dans l’Esprit. Les apparitions pascales ne s’identifient donc pas purement et simplement avec l’état de gloire du Christ ressuscité. Elles s’inscrivent dans notre monde phénoménal. Relevant de l’espace-temps, elles en sont inévitablement tributaires.

D’où la manière de s’exprimer de saint Ignace pour rendre compte des apparitions pascales. La divinité paraît et se montre au matin de Pâques dans la très sainte Résurrection, écrit-il, « par les vrais et très saints effets de celle-ci ». Il y va des apparitions pascales comme de tous les autres mystères de la vie terrestre du Christ. Tout irréductible que soit sa personne à toute autre, le Christ ressuscité ne peut être, dans ces apparitions, dissocié des personnes auxquelles il apparaît. Ainsi, est-ce aux vrais et très saints effets que produit sa Résurrection en elles qu’il se rend présent au milieu d’elles. Or, de quel ordre sont ces vrais et très saints effets ? Il revient aux apparitions pascales de le montrer, l’une après l’autre. Ceux-ci se manifestent à la joie que suscite la reconnaissance du Ressuscité, à la foi qu’elle confirme et qui surmonte toute incrédulité, et, dans la communauté réunie des apôtres et disciples qui se constitue, à la manière dont l’Église prend forme au matin de Pâques dans son organisme sacramentel — sacrement de la rémission des péchés en lien avec le don de l’Esprit, eucharistie en lien avec les repas partagés — ainsi que dans la mission qui lui est confiée pour la suite des âges, Corps dont le Christ est la Tête, rendue participante de sa vie. Si la divinité se manifeste « si miraculeusement » au matin de Pâques, comme le note Ignace, ce n’est pas dans la résurrection du Christ qu’il faut situer le miracle, mais bien dans le surgissement de l’Église qui, au matin de Pâques, inaugure les temps nouveaux. Telle est la réalité proprement théologale à l’arrière-plan des apparitions pascales, réalité invisible et palpable tout à la fois dans ses vrais et très saints effets.

La contemplation des apparitions pascales comporte encore un deuxième point complémentaire. Or celui-ci n’est plus de l’ordre de la « considération » comme l’étaient tous les points complémentaires précédents de troisième et quatrième semaines. Il est de l’ordre du regard porté sur les apparitions elles-mêmes, en ce qu’elles révèlent de la manière selon laquelle le Christ poursuit effectivement son œuvre dans la communauté à laquelle il donne naissance. « Regarder l’office de consolation que vient exercer le Christ notre Seigneur et le comparer à la façon dont des amis ont l’habitude de se consoler les uns les autres » (224).

Tout comme l’ange qui, dans le mystère de l’Incarnation, exerçait son office d’envoyé en s’adressant à Notre Dame (cf. 108), ainsi, son œuvre achevée au matin de Pâques, le Christ exerce-t-il son office. Cet office est essentiellement un office de consolation. Il consiste à communiquer cette « véritable allégresse et joie spirituelle » qui écarte « toute tristesse et trouble que suscite l’ennemi » dont parlait Ignace en traitant de la consolation spirituelle dans ses règles de discernement des esprits (cf. 329). Cet office lui revient en propre. Mais la comparaison à laquelle Ignace a recours pour en rendre compte n’est pas sans portée pour saisir la manière dont il l’exerce effectivement. Ignace la compare en effet à celle dont des amis ont l’habitude de se consoler les uns les autres. La consolation qui vient du Christ ressuscité se diffracte dans la communauté des disciples. Elle la suscite et lui donne consistance. Elle devient en elle consolation que l’on se donne les uns aux autres. La joie de Pâques a une dimension ecclésiale. Elle se communique, à l’instar du Christ, dans la joie que, amis dans le Christ, l’on est l’un pour l’autre au milieu des inévitables tribulations du temps présent.

III Incarnation et Rédemption

Nous en arrivons ainsi au terme de notre parcours. Au contact du Christ des Évangiles, les Exercices nous ont mis en présence des deux grands mystères de l’Incarnation et de la Rédemption, mystères distincts l’un de l’autre et qui ne font qu’un en la personne du Christ. La grâce de deuxième semaine, en lien avec le mystère de l’Incarnation, est d’abord une grâce de connaissance, « connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme » ; celle des deux dernières semaines, en lien avec le mystère pascal, est un être avec le Christ dans la peine et dans la joie.

Au terme de toute journée de contemplation évangélique intervient en effet cette contemplation de l’ordre de l’application des sens, où, dans le goût ressenti au contact du mystère contemplé, la divinité se fait connaître à son infinie douceur et suavité selon la personne que l’on contemple. Au matin de Pâques, c’est encore une fois cette même divinité qui se fait connaître, mais à la manière dont elle paraît et se montre à ses vrais et très saints effets dans la très sainte Résurrection. Dans l’application des sens tout comme dans les apparitions pascales, la contemplation ignatienne met en présence de la divinité telle qu’elle nous rejoint dans le Christ, à la fois dans son humanité et dans son Corps qu’est l’Église. De part et d’autre, il s’agit d’une seule et même grâce, mais donnée sous des modes différents.

Dans l’application des sens, cette grâce se manifeste au goût spirituel que suscite l’attention portée au mystère contemplé, autrement dit, aux mouvements qui se produisent dans l’âme au contact de l’Évangile et où, « sentant » l’histoire comme le dit Ignace, on découvre le fondement de sa propre histoire, ce goût ouvrant à l’intelligence et à la croissance spirituelle. Je découvre alors que, dans le moindre acte qui me porte vers Dieu dans le mouvement de la prière, il y a toujours plus que moi-même : le Christ, plus intime à moi-même que je ne le suis. Telle est, pour ainsi dire, la grâce des Exercices en lien avec le mystère de l’Incarnation.

Mais il y a aussi la grâce propre aux deux dernières semaines des Exercices. Celle-ci ne consiste pas seulement dans le fait que la divinité me rejoigne dans mes actes. Elle consiste en ce que la divinité rejoint le Christ en son humanité et en chacun de ses actes, se cachant et se montrant tout à la fois. Autrement dit, s’il y a une grâce propre à ces semaines, elle se situe d’abord dans le Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes, avant de devenir mienne en lui. En mettant en présence du Christ, cette grâce donne d’abord d’en habiter le mystère et, ce faisant, de trouver en lui la mesure de son propre agir à sa suite, en lui et avec lui. Au cours de ces semaines, je me découvre plus intime à lui-même qu’à moi-même. Dans l’application des sens, la divinité s’atteste à la motion qu’elle suscitait en l’âme dans la durée de l’oraison. En troisième et quatrième semaines, elle est au cœur de l’acte de contemplation et, à vrai dire, au point de départ de la saisie de la réalité invisible qu’à eux seuls les sens ne peuvent percevoir et qui a trait précisément au Christ en son humanité à l’heure de sa passion comme à l’heure des apparitions pascales.

Considérer comment la divinité se cache à la Passion laissant la très sainte humanité souffrir si cruellement, nous dit le texte des Exercices, et comment elle paraît et se montre au matin de Pâques aux vrais et très saints effets de la très sainte Résurrection (cf. 196, 223). D’entrée de jeu, Passion et Résurrection sont ici reconnues en leur réalité vive à partir de la divinité, par delà ce que les sens peuvent en percevoir par eux-mêmes. D’où, chez Ignace, la référence à la confession de foi de Chalcédoine et du Latran : une personne, deux natures dans le Christ. Mais alors que la confession de foi de Chalcédoine se situe à un niveau ontologique — mettant en parallèle, dans un mouvement de balancier qui va de l’une à l’autre, les deux natures dans le Christ : « le même parfait en divinité, le même parfait en humanité, Dieu véritablement et homme véritablement, consubstantiel à Dieu selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité » —, Ignace discerne un « ordre » dans cette confession, en fonction de l’action dans laquelle chacune des deux natures se trouve engagée en sa volonté et en ses opérations propres, la divinité suscitant le Christ en son humanité dans son libre consentement à la Passion et dans l’acte par lequel il se ressuscite. Ainsi, pour Ignace, est-ce à partir de la divinité que s’ouvre l’accès à l’humanité du Christ dans le mystère pascal. En se cachant et en se montrant tour à tour, elle est à l’origine de l’acte pleinement humain par lequel le Christ, à la fois, assume la mort à notre place et la vainc dans sa résurrection, nous rendant ainsi à notre véritable humanité. Il y a pour Ignace un « ordre » à l’arrière-plan de la confession de Chalcédoine, celui qui, dans le Christ, va de la divinité à l’humanité, et c’est en vertu de cet « ordre » que le Christ est constitué en sa chair unique médiateur entre Dieu et les hommes.

Or cet acte qui s’origine en la divinité et qui s’accomplit en l’humanité du Christ est précisément celui dont la divinité se découvre elle-même affectée à la peine que suscite en elle la souffrance de la Passion, tout comme à la joie que lui donne le Christ ressuscité. Aussi la « peine intérieure » que je demande en troisième semaine est-elle d’abord intérieure à la personne du Christ, peine « de tant de peine que le Christ a endurée pour moi » (203), tout comme l’« allégresse et la joie » que je demande d’éprouver intensément en quatrième semaine sont d’abord joie et allégresse de « tant de gloire et de joie du Christ notre Seigneur » (221, 229). En m’excentrant par rapport à moi-même, la peine et la joie demandées m’instaurent dans un « être avec » le Christ.

Il y a la motion que la divinité produit dans l’âme en tournant vers elle au contact des Écritures. Il y a aussi le don au cœur de cette motion. Ce don n’est autre que le Christ en sa personne auquel rendent présent les deux dernières semaines des Exercices. Le don ne se réduit pas ici à la motion qu’il produit en l’âme. Il la surplombe de toute la profondeur de la personne qui en est à l’origine. Dans l’application des sens, la divinité se conjoignait à mes propres actes ; dans la contemplation du mystère pascal, elle se conjoint aux actes du Christ, et c’est ainsi qu’elle met face au mystère de sa personne, reconnue et aimée pour elle-même. Alors prend toute sa consistance l’appel entendu au seuil des trois semaines des Exercices consacrées aux mystères de la vie du Christ, celui du Christ du Règne qui, en réponse à sa volonté de conquérir le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi dans la gloire de son Père, appelle celui qui fait les Exercices « à œuvrer (trabajar) avec moi pour que, me suivant dans la peine, il me suive aussi dans la gloire » (95).

Or, au cœur des Exercices spirituels, il y a la personne de Notre Dame. Elle est présente dans la contemplation initiale de l’Incarnation, elle en qui le Verbe éternel se fait homme, « Mère bénie » aussi à qui le Christ ressuscité apparaît en premier au matin de Pâques. Elle est celle qui, dès l’entrée dans les Exercices, en « s’humiliant et rendant grâce » à l’annonce de l’ange, donne forme à la contemplation ignatienne, là où le don reçu dans la durée de l’oraison est reconnu et gardé pour lui-même dans l’action de grâce, dans la conscience de sa propre condition de créature. Elle est aussi celle qui, tout en s’étant tenue discrètement en retrait tout au long de la vie publique de son fils (cf. 273), en devient la mémoire vive dans la solitude de la mort avant d’exulter dans la joie du Ressuscité, Mère de l’Église naissante. Première entre tous à avoir été sauvée de par une grâce prévenante, elle se trouve intimement associée à l’œuvre de son Fils dans le livre des Exercices. En son humanité, elle s’y révèle, dans son union vivante au Christ, la figure de notre humanité rachetée. Ainsi est-elle dans les Exercices la médiatrice qui conduit à l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ notre Seigneur. Le « triple colloque » qui intervient aux moments décisifs de la démarche des Exercices le confirme : je m’adresse dans ce colloque d’abord à Notre Dame pour qu’elle obtienne de son Fils et Seigneur la grâce que je demande, puis au Fils pour qu’il me l’obtienne du Père, et enfin au Père lui-même pour qu’il me la donne (cf. 147). L’accès au Père de toute grâce passe tout à la fois par la médiation de la Mère et par celle de son Fils et Seigneur.

Certes, Ignace n’ignore pas que la décision d’opérer la Rédemption du genre humain est le fait d’une décision des trois Personnes divines en leur éternité : « Faisons la Rédemption du genre humain » (107). Il n’ignore pas non plus que l’Incarnation est l’œuvre des trois personnes divines : « de même ce que font les Personnes divines : accomplir la très sainte Incarnation » (108). Enfin, il n’ignore pas que c’est du Père que vient la grâce d’être reçu « sous l’étendard » (147) de celui dont la volonté est « de conquérir le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père » (95). Il n’en reste pas moins qu’en vertu d’une disposition des trois Personnes divines, comme le montre d’ailleurs la contemplation de l’Incarnation dans les Exercices, c’est bien le Verbe éternel incarné qui a été institué unique médiateur entre Dieu et les hommes. Telle est l’affirmation de foi à l’arrière-plan du mode de contemplation évangélique qu’induisent les Exercices spirituels de saint Ignace.

Notes de bas de page

  • 1 L’autographe, tout comme la première version latine dite « Prima », accolent « âme » à « divinité », sans virgule entre les deux. La seconde traduction latine, dite « Vulgate », laisse tomber la référence à la divinité, en rattachant la douceur et la suavité à l’âme, imprégnée des dons et des vertus divines. Ce n’est que la version proposée par la Congrégation générale de 1593 qui a cru devoir traduire avec une virgule entre divinité et âme. Quant aux textes accommodés, (I=Magistri Joannis de 1539-1541), l’un propose de distinguer entre la divinité en lien avec les trois personnes divines, de l’humanité du Christ, de sa charité et de toutes les vertus de ses parfums, alors que l’autre (C=Coloniensis de 1543-1544) invite à goûter la suavité du Christ selon sa divinité, selon l’âme et ses puissances.

  • 2 Thomas d’Aquin, Abrégé de théologie, Paris, Cerf, 2007, ch. 214, p. 475.

  • 3 Ibid., ch. 214, p. 473.

  • 4 Ainsi en est-il en première semaine de la réalité du péché qui est de l’ordre des réalités invisibles, même si celui-ci nous est d’abord rendu présent à travers les symboles de la chute et de l’enfermement (cf. 47, 59).

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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