J’ai appris le décès du Père Pierre Buis le 26 décembre 2006 au hasard d’une conversation de table. Il était décédé le 23 juillet 2005. J’ai décidé d’entrer en contact avec le supérieur général des Pères Spiritains, le Père Jean-Paul Hoch, pour lui demander la documentation nécessaire en vue de pouvoir rendre hommage à celui qui m’avait enseigné l’Écriture Sainte au grand séminaire spiritain Père Brottier de Libreville au Gabon (1988-1990) et avait été alors mon accompagnateur spirituel.
Je dirai d’abord un mot sur la personnalité du Père Buis1, j’aborderai ensuite son œuvre exégétique et enfin, dans un troisième temps, j’en évoquerai la pertinence pour l’élaboration d’une théologie africaine.
I P. Buis prêtre, accompagnateur spirituel et professeur d’Écriture Sainte
Ceux qui ont vécu au quotidien avec le Père Buis ont toujours été frappés par sa simplicité, son humilité, sa discrétion et son respect profond de ses confrères. Dans une communauté de formation de plus de dix nationalités, ces vertus contribuaient à nourrir une vie religieuse authentique où chaque individu trouvait un milieu propice pour sa maturation humaine et religieuse. Le Père Buis éduquait par sa vie. Travailleur acharné, patient et infatigable, il impressionnait par l’envergure de son érudition biblique, historique et exégétique. Pouvant travailler jusqu’aux heures tardives de la nuit, il était parmi les dernières personnes à éteindre leurs lampes au grand séminaire. Toujours détendu, calme et attentif aux attentes de ses confrères, il impressionnait par la profondeur de ses réflexions et la spontanéité de son humour. L’étendue de ses connaissances bibliques et de sa culture générale ne l’empêchait pas de s’ajuster au niveau concret de ses interlocuteurs. Il aimait se promener dans la cour du séminaire durant la nuit en contemplant le firmament étoilé, se baigner dans l’Océan atlantique à Libreville et sympathisait facilement avec les gens du pays. Tous reconnaissaient sa simplicité, son humilité, sa convivialité, sa discrétion ainsi que sa science prodigieuse. Confrère facile à vivre en communauté, il faisait preuve d’une belle austérité et d’une ascèse quotidienne dans l’alimentation, l’habillement et l’usage des biens matériels.
Cette ascèse personnelle est confirmée par le témoignage de l’un de ses anciens élèves à Allex et confrère dans la communauté spiritaine de Bajope en Guinée Bissau de 1985 à 1988 : « Qui dira le nombre de kilomètres que Pierre a parcourus à pied ? À Bajob, il marchait beaucoup, je peux en témoigner. Et ce n’était pas simplement parce qu’à ce moment-là nous avions de grosses difficultés pour nous déplacer en voiture. Il marchait à la fois pour être seul… et pour rencontrer les gens. Ce que j’ai admiré chez Pierre, c’est justement cette faculté de pouvoir rester totalement libre, voire indépendant, tout en n’étant jamais coupé des gens. Je crois que c’est dans cette “distance”, à la fois naturelle et réfléchie, que Pierre a trouvé le ton juste de sa présence missionnaire en secteur de première évangélisation. En marchant, il ne s’est jamais laissé distraire ou récupérer ; en marchant, il ne s’est jamais installé, ni même arrêté en pensant qu’il était arrivé et qu’il pouvait “enseigner”. Avec le recul, je me dis que la “marche” exprime bien ce qu’a vécu Pierre tout au long de sa vie missionnaire (…) ; je voudrais souligner ici la grande humilité de Pierre. Comment quelqu’un d’aussi brillant sur le plan intellectuel pouvait-il rechercher sans cesse la présence des tout-petits, des pauvres, des oubliés ? Car, avant les Manjaques de Guinée Bissau, il y avait eu les immigrés de la banlieue parisienne et combien d’autres encore ! Oui, l’humilité de Dieu, sa simplicité, sa pauvreté… que d’aucuns trouvaient même exagérée ! Bref, un vrai spiritain2 ».
À cause de toutes ses qualités humaines, spirituelles et intellectuelles, il était l’accompagnateur spirituel de bon nombre de séminaristes. Il s’acquittait avec beaucoup de sérieux et de rigueur de ses tâches académiques. Ses cours gravitaient souvent autour des liens entre le Deutéronome, le mouvement prophétique et le livre des Rois. Ceux-ci offraient une mine de renseignements et de connaissances solides sur la Bible et la théologie en général. Signalons que le Père Pierre Buis a travaillé à la traduction œcuménique de la Bible du livre des Nombres, en collaboration avec l’exégète protestante Denise Piccard de Lausanne. Citons quelques lignes de la lettre manuscrite que cette dernière a écrite au Supérieur général des Spiritains lors du décès du Père Pierre Buis : « Le Père Buis n’était pas seulement un érudit, d’une érudition souvent époustouflante, il était un vrai savant : il avait cette modestie, cette humilité, sans laquelle il n’y a pas de vrai savant. Il était un grand travailleur, mais sans esbroufe, allant droit son chemin ; l’effort lui était naturel, son labeur souvent acharné n’entamait pas sa bonne humeur. Notre collaboration s’est poursuivie sans problème, du commencement à la fin »3.
Quel est le fil conducteur qui articule ses travaux exégétiques sur le Deutéronome, le livre des Rois et le paradigme de l’Alliance dans l’Ancien Testament ? Pourquoi cette focalisation sur les quatre cents ans du régime monarchique en Israël et sur le livre de la loi de l’Alliance réactivée par la dernière tentative de réforme de Josias avant la déflagration terrible de l’exil ? Comment le Deutéronome peut-il être considéré comme le viatique spirituel et théologique qui a aidé le peuple d’Israël à survivre à la catastrophe annoncée de l’exil ? Telles sont les questions à partir desquelles nous allons parcourir l’œuvre du Père Buis. Nous pourrons nous demander, dans un dernier temps, comment transiter sans trop de heurts du livre des Rois à l’histoire de l’Afrique noire du XVIe au XXe siècle.
II L’Alliance comme lieu théologique de l’œuvre exégétique du Père Pierre Buis
N’ayant pas fréquenté les universités classiques pour apprendre son métier d’exégète, le Père Buis seul et avec persévérance, à force d’un travail méthodique, rigoureux et patient, s’est hissé de fait au niveau de grands maîtres et exégètes de l’Ancien Testament dont les travaux et l’érudition font autorité.
Je vais parcourir succinctement4 ses principaux ouvrages pour mettre en relief les problématiques qui ont charpenté son travail exégétique et théologique5. L’essentiel de son travail porte sur le Deutéronome, le Lévitique (la loi de sainteté), le livre des Nombres et le livre des Rois. Signalons d’entrée de jeu que ce travail recouvre deux périodes opposées quant à l’organisation institutionnelle et politique du peuple hébreu : le pouvoir charismatique de Moïse dans le Pentateuque dont le Deutéronome constitue le dernier maillon et l’idéologie politique de la monarchie davidique. Les articles du Père Buis permettent de faire un lien théologique entre la période de la pérégrination dans le désert et les quatre siècles de la période monarchique après l’installation dans le pays de Canaan. Le Deutéronome constitue la matrice originelle à partir de laquelle il organise son exégèse du Pentateuque et du livre des Rois. Le thème du conflit et de la rébellion constitue chez lui une clé herméneutique décisive pour comprendre cette période historique fondatrice et dramatique du peuple d’Israël dont les révoltes remontent à la période de la marche dans le désert, voire même en Égypte comme le soutient Ezéchiel. Mais à travers toutes ces rébellions motivées par l’amnésie et l’incrédulité du peuple, YHWH demeure le Dieu juste, fidèle et miséricordieux qui repousse et retarde la solution extrême : « Dieu soutient envers et contre tout l’autorité de Moïse, mais finalement il le rejette sans que l’histoire du peuple en soit compromise. Il y aurait peut-être là un schéma fondamental de l’histoire biblique, qu’on retrouve spécialement dans l’histoire deutéronomiste : le royaume de Juda sera maintenu contre vents et marées pour être rejeté au moment précis où il venait de retrouver son indépendance et sa puissance sous Josias »6.
Nous renvoyons, pour les aspects plus techniques de son travail d’exégèse, à des travaux plus spécialisés, notamment son article sur le livre des Rois dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible et aux commentaires du livre des Rois et du Deutéronome.
Le premier ouvrage du Père Buis est la biographie qu’il a consacrée à Josias, personnage important de l’histoire d’Israël, bien que la Bible ne lui consacre que deux chapitres dans le livre des Rois, repris avec quelques additions dans le livre des Chroniques. Malgré la marginalité du personnage dans les textes assyriens et bibliques, son rôle théologique est capital. C’est la raison pour laquelle Pierre Buis lui consacre cet ouvrage : « Si l’on veut s’en tenir aux faits historiquement certains, il faut se résigner à n’avoir de Josias qu’une biographie peu détaillée. Mais ce que la Bible nous dit de son œuvre permet d’en dégager de façon complète le sens religieux. Et c’est normal puisque, avant d’être un document historique, l’Ancien Testament est la Parole de Dieu »7. Cette remarque introductive exprime bien la profession de foi de Pierre Buis : l’exégète chrétien n’est pas d’abord un historien positiviste des sociétés anciennes et mortes, mais un croyant qui cherche à découvrir la richesse insondable et intarissable de la Parole de Dieu. Toute la science et l’érudition de l’exégète ne lui épargneront pas l’attitude de confiance et d’abandon du croyant en la Parole souveraine et mystérieuse de Dieu qui échappe aux cadres étroits de l’historicisme et du positivisme qui affectent une grande partie de l’exégèse occidentale d’obédience historico-critique et moderniste.
La vie de Josias met devant la précarité politique et militaire d’un peuple entouré et dominé par les grandes puissances de l’époque (Égypte, Assyrie, Babylone, Perse et plus tard Rome…). Israël devient de facto le champ de bataille des affrontements sanglants entre les grandes puissances militaires régionales, ce qui entraîne le peuple d’Israël sur le chemin de l’idolâtrie des dieux des vainqueurs. Josias naît et vit dans ce contexte. Les prophètes vont se battre avec virulence et intrépidité contre ce péché d’idolâtrie. Pour Pierre Buis, Israël devrait rester fidèle à l’Alliance avec YHWH au lieu d’adopter le paganisme naturiste et sensuel des divinités babyloniennes (Baals, Ashéras, Molek…) : « Israël perdait son temps à singer les grandes puissances qu’il n’avait aucune chance d’égaler. La seule chose qu’il pouvait apporter au monde, c’était le témoignage de sa foi. En étant vraiment le peuple de Dieu, en vivant selon les exigences morales et sociales de sa Loi, Israël serait autrement grand qu’en se mettant à la remorque de Babylone »8.
Dès l’accession au trône (2 R 22,3-23,24) et lorsqu’il atteignit l’âge de régner, Josias entreprit une opération spectaculaire de nettoyage du temple de Jérusalem de tous les objets de cultes païens, les brûla et les jeta dans le torrent du Cédron9. Il montra par là sa fidélité indéfectible à YHWH, l’unique Dieu de l’Alliance avec les Pères. D’après l’auteur de l’histoire deutéronomiste, il est parmi les rares rois d’Israël qui ont su préserver leur cœur du péché d’idolâtrie et qui ont plu à YHWH. La découverte fortuite du livre du Deutéronome lors des travaux de restauration du temple de Jérusalem fut un autre événement théologico-politique marquant du règne de Josias10. Dans l’article sur le livre des Rois dans le Supplément au dictionnaire de la Bible, P. Buis soutient que le rouleau découvert lors des travaux de restauration du temple contenait l’essentiel du livre du Deutéronome : « La construction du texte met ainsi toute la réforme en dépendance de la publication du livre de la Loi. Mais les deux narrations restent difficiles à harmoniser et la question reste ouverte de savoir jusqu’à quel point la réforme de Josias dépend du livre dans lequel je pense qu’on peut continuer à reconnaître le Deutéronome »11.
Mais le rédacteur deutéronomiste du livre des Rois laisse une question théologique insoluble au sujet de la sanction imméritée de Josias, tué par le pharaon Neko, alors qu’il méritait le moins cette fin tragique parmi la série de rois impies et idolâtres qui l’ont précédé : « Tout ceci est le signe que l’idéologie qui sous-tendait la monarchie israélite s’est définitivement écroulée »12.
Le livre des Rois auquel Pierre Buis a consacré un commentaire magistral est en étroite dépendance théologique et idéologique avec l’École deutéronomiste. Bien qu’il y ait des affinités stylistiques entre le livre des Rois, Jérémie et le Deutéronome, le P. Buis trouve celles-ci assez limitées pour soutenir la thèse d’une influence directe du Deutéronome et de Jérémie sur le livre des Rois. Il pense que « ce sont plutôt les convergences au plan de la théologie qui justifient l’appellation de “deutéronomiste” pour cette rédaction »13. Selon lui, le livre des Rois connaît deux grands rédacteurs (R1 et R2), dont le premier (R1) est manifestement deutéronomiste. En plus du Deutéronome signalons l’existence des traditions sacerdotale et prophétique dans le livre des Rois.
La dernière partie du livre des Rois qui raconte le règne et la mort de Josias (2 R 22,1 – 23,30) forme une inclusion thématique avec le premier ouvrage du père Pierre Buis consacré au même Josias. La biographie théologique de Josias répond à la dernière partie de ce dernier ouvrage (Le livre des Rois) autour du nom de Josias qui préfigure celui de Jésus (dont le sens est étymologiquement identique : Dieu le sauve ou Dieu le guérit). Mort au combat à l’âge de 38 ans avec ses troupes tentant de barrer la route au pharaon Néko II à la bataille de Megiddo, Josias préfigure sous bien des aspects le Christ.
Cet intérêt du père Buis pour la théologie de l’Alliance va se matérialiser ensuite dans la publication d’un commentaire minutieux et érudit du livre du Deutéronome14. Le don de la Loi à Israël empêche le peuple de sombrer dans l’idolâtrie et le sauve de l’amnésie des hauts faits de YHWH que sont la libération de l’esclavage de Pharaon, la traversée de la mer rouge et la marche dans le désert durant quarante ans. L’élection d’Israël par YHWH ne repose pas sur une quelconque exemplarité morale ou sur les mérites d’Israël, mais sur l’amour inconditionnel de Dieu qui ne peut pas se renier lui-même et s’engage à accomplir par pure grâce les promesses faites à Abraham et aux patriarches : « La théologie du choix d’Israël atteint ici à ses ultimes profondeurs. Le peuple que Dieu choisit pour lui offrir son amitié et le charger de mission n’a absolument rien pour justifier ce choix (cf. 7,7). Il est tout aussi pécheur que les autres ; il le reste même bien souvent après l’entrée dans l’Alliance dont il se révèle incapable de tenir les exigences. C’est irrémédiablement un peuple rétif, littéralement à la nuque raide, comme celle d’un âne rebelle à tout dressage (Ex 32,9 ; 33,3). Le Deutéronome est ici très proche du pessimisme impitoyable des prophètes de l’exil (voir Jr 13,23 ; Ez 16,20 ; 23, etc.). Mais il n’en tire pas encore la conclusion qui leur semblera inéluctable : il faut une nouvelle alliance fondée sur la transformation des cœurs »15.
Les prophètes tels Jérémie et Ézéchiel vont situer le péché d’ingratitude, d’infidélité et d’amnésie d’Israël dès la sortie d’Égypte où le peuple avait commencé à soupçonner Dieu lui-même sur sa bonté et ses vraies intentions. Les prophètes exiliques vont appeler et annoncer la nécessité d’une nouvelle alliance. La fin du royaume de Juda va rendre incontournable la médiation prophétique pour la continuation historique de la relation entre YHWH et son peuple. Ainsi les prophètes prolongent et actualisent la médiation mosaïque durant et après l’exil en Babylone.
« Car sans renouvellement intérieur il ne peut pas y avoir d’alliance. Mais annoncer une transformation des cœurs entraine une nouvelle évaluation des rapports entre peuple et individus. C’est sur les personnes que l’attention est attirée ; c’est avec chacun des membres du peuple de Dieu que l’alliance sera conclue puisque c’est dans son “cœur”, son être le plus profond et le plus personnel, qu’elle est inscrite. On rejoint ainsi le célèbre oracle d’Ez. XVIII sur la responsabilité personnelle. La nouvelle alliance exige qu’on dépasse le collectivisme un peu sommaire de la première »16.
Pour plus de détails sur la structure littéraire et théologique de cette nouvelle alliance nous renvoyons à l’article du Père Buis sur l’Alliance et à son ouvrage sur le sujet17. Dans cet ouvrage, il montre la polysémie18 et la polymorphie19 du mot Berit dans l’Ancien Testament. Seul le type de Berit qui implique l’engagement réciproque entre deux partenaires peut être considéré comme une alliance au sens théologique courant. Le point central de l’Alliance se situe dans l’articulation entre les promesses de YHWH et les obligations qu’il impose au peuple pour prévenir la désobéissance, les ruptures et les sanctions qui s’en suivent. YHWH est bien le garant de l’Alliance et il agit comme juge et exécuteur de sanctions en cas de rupture des clauses par le peuple d’Israël.
Tout comme le Deutéronome dont il partage étroitement la théologie de l’histoire, le livre des Rois est le dernier sujet qui va mobiliser le Père Buis. Le commentaire qu’il en a fait, magistral à plus d’un titre, a paru dans la collection « Sources bibliques »20. Le jugement du rédacteur du livre des Rois est sans appel contre l’idolâtrie institutionnalisée par Jéroboam, Akhab ou Manassé. Josias constitue le dernier maillon de la monarchie d’Israël, rompue par la destruction du temple de Jérusalem, la déportation et l’exil à Babylone. Par-delà les nombreuses ruptures d’alliance causées par l’idolâtrie et l’amnésie d’Israël, l’histoire du salut se poursuit alors uniquement en vertu de la volonté salvifique de Dieu qui s’engage par amour pour le salut de toute l’humanité à travers les péripéties de l’histoire d’Israël. En choisissant librement en faveur d’Israël, Dieu n’abdique pas pour autant son rôle de Juge souverain des nations.
P. Buis propose deux lectures possibles du livre des Rois qui présente quatre siècles de l’histoire mouvementée d’Israël : « Si on ne peut pas deviner les intentions des auteurs, on peut au moins essayer de retrouver l’effet que le livre pouvait produire sur ses premiers lecteurs. Il se prêtait au moins à deux lectures différentes :
une lecture pessimiste. Le bilan de ces quatre siècles d’histoire est négatif. Les institutions, pas plus que les hommes, n’ont assuré au peuple la possession tranquille du pays qui lui était donné et encore moins la durée de l’Alliance. Celle-ci est rompue et il n’y a aucune garantie d’un avenir pour les Israélites ;
une lecture optimiste. Même si elle a fini tragiquement, cette tranche d’histoire a comporté des périodes heureuses, des heures glorieuses, des redressements spectaculaires. Les promesses faites au peuple et aux dynasties se sont réalisées tant que les infidélités des rois et du peuple l’ont permis. Tout n’est pas perdu : le peuple exilé n’est pas anéanti et la dynastie de David n’est pas éteinte. La cause de la catastrophe étant évidente, la clé d’un avenir heureux ne l’est pas moins : une conversion radicale et générale »21.
Ces deux postures herméneutiques possibles dans la lecture des quatre siècles que couvre le livre des Rois, évoquées par le Père Buis, incitent à se réapproprier son œuvre en référence aux quatre siècles dont sont issues les églises africaines postcoloniales sommées de déployer leur historicité et leur mission chrétienne dans une conjoncture internationale de marginalisation. On peut en effet élargir les perspectives herméneutiques et théologiques ouvertes par le Père Buis sur la théologie politique de l’histoire déployée par le livre des Rois et en arriver à une lecture pessimiste ou optimiste de la situation de l’Afrique. Le livre des Rois ne nous donne-t-il pas des catégories théologiques nécessaires pour lire précisément les quatre derniers siècles de l’histoire de l’Afrique, qui, à bien des égards, s’avèrent catastrophiques ?
III L’Afrique face aux défis d’une réappropriation théologique et politique de l’héritage missionnaire
Il n’est pas du tout incongru de conclure cet hommage au Père Buis en éclairant son apport théologique à la lumière des problématiques connexes qu’affrontent aujourd’hui les théologies négro-africaines de la libération. Pour preuve, je cite la note de présentation qu’il a rédigée lui-même avec Anne-Marie Goguel dans leur présentation de l’ouvrage Chrétiens d’Afrique du Sud : « La théologie noire sud-africaine a une parenté fondamentale avec celle des Noirs américains et la théologie sud-américaine de la libération. Mais il semble qu’elle aille plus loin. Elle ne se contente pas de critiquer les Églises, en ce qu’elles ont été des facteurs d’asservissement du peuple noir. Elle s’attaque aux concepts mêmes de la théologie occidentale qui, malgré ses déclarations, continue de faire de Dieu un être “suprêmement blanc”. Dieu est “noir”, disent au contraire les chrétiens sud-africains ; le Christ est l’opprimé noir, le révolté, le libérateur, qui refuse l’asservissement aux puissances économiques et politiques et donne la force de reconquérir la liberté et de pratiquer la solidarité. Les textes rassemblés et traduits par Pierre Buis dans la seconde partie permettent aujourd’hui aux lecteurs de langue française de se faire une idée de la vigueur et du souffle de cette pratique de la foi »22.
Les quatre siècles de l’histoire d’Israël relatés par le livre des Rois peuvent être mis en corrélation avec les quatre derniers siècles de l’histoire de l’Afrique. Les catastrophes, les tragédies, les guerres sanglantes, la corruption et l’idolâtrie qui caractérisent la période biblique allant du Xe au VIe siècle éclairent en quelque sorte cette histoire marquée par la traite des Noirs, la colonisation européenne et les cinquante années de dictatures noires postcoloniales. Si le propre du prophétisme biblique23 consiste à produire une lecture théologique de l’histoire du monde, quelle lecture en découle-t-il de l’histoire mouvementée de ces quatre derniers siècles en terre d’Afrique ?
Alors que les logiques compétitives et les inégalités multiformes s’accélèrent entre l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud, que la récession économique qui déferle sur le monde à partir des États-Unis montre les contradictions du système capitaliste mondial, force est de constater l’aggravation et la généralisation de la « crise multidimensionnelle » qui conduit les sociétés africaines au bord de l’implosion politique. La cascade de guerres, de coups d’État sanglants, de génocides, de magouilles électorales et de pratiques kléptocratiques qui caractérisent les sociétés négro-africaines postcoloniales peut être mise en parallèle avec les guerres, les pratiques idolâtriques, les sacrifices des enfants à Molek dans la vallée du Cédron, l’exploitation des pauvres… relatés dans le livre des Rois. Ces périodes qui s’étalent sur une durée de quatre siècles présentent des similitudes au plan sociologique et politique. La lecture pessimiste de l’avenir immédiat de l’Afrique postcoloniale est la plus facile et la plus répandue et cet afro-pessimisme trouve de puissants relais dans les médias occidentaux. Faut-il définitivement désespérer de l’Afrique et la laisser mourir dans ses turpitudes ? Quel peut être l’apport primordial du livre des Rois dans cette conjoncture internationale ? D’où viendront le salut, la libération et la justice pour l’Afrique ? Quel peut être le rôle de la foi chrétienne dans les sociétés africaines postcoloniales et les diasporas noires des sociétés occidentales d’Europe et d’Amérique du Nord ?
C’est ici, dans cette conjoncture, que s’impose une Christologie négro-africaine de la libération holistique aux effets thérapeutiques, prophétiques et politiques. Nous en avons nous-même élaboré les grandes orientations épistémologiques dans notre ouvrage : Le Dieu crucifié en Afrique24. Nous y avons puisé nos catégories épistémologiques à la fois dans la théologie politique européenne (Moltmann25 et Metz26) et dans la théologie du « Pathos divin » développée par Abraham Heschel.
La théologie du « Pathos » divin est basée sur la compassion de Dieu qui pérégrine avec les hommes sur les routes poussiéreuses de leurs esclavages et de leurs exils. Dieu n’est pas indifférent aux tragédies qui ponctuent l’histoire du monde. Par pur amour et dans sa grande miséricorde il se laisse affecter et émouvoir par les souffrances des hommes et pérégrine à leurs côtés pour les libérer du péché et de la déchéance ontologique et politique qu’il induit. Cette théologie prophétique et pathétique est une théologie de la libération holistique et se déploie dans les catégories de la compassion et de la présence mystérieuse de Dieu (Shekinah, La Gloire de Dieu chez Ézéchiel) dans l’histoire du monde. Loin de « déresponsabiliser » les hommes face aux conséquences néfastes de leurs actions, la théologie du « Pathos » divin fait le pari de la foi et de la confiance indéfectibles au Dieu de l’Alliance qui reste fidèle à ses engagements malgré les manquements et les infidélités de ses partenaires humains.
La critique de la rationalité instrumentale et de l’impérialisme des grandes puissances (chez Moltmann) et la catégorie de la « mémoire dangereuse » des morts, des vaincus et de toutes les victimes de l’historiographie des vainqueurs (chez J.B. Metz) y sont déployées au nom de l’autodéfinition eschatologique de Dieu comme Celui qui ressuscite Jésus d’entre les morts. Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte de voir la dépendance massive de Moltmann par rapport à la théologie prophétique et pathétique (Pathos) des mystiques juifs telle qu’elle est mise en valeur par Heschel27, Scholem28…
Une praxis théologique et politique, basée sur la foi au Dieu crucifié et réellement engagé dans les tragédies et les espoirs des Africains d’aujourd’hui, devrait constituer le socle d’un christianisme africain de la vie, compatissant avec les plus pauvres, les oubliés de la terre et les vaincus du système économique inégalitaire et injuste qui sous-tend les rapports injustes entre les grandes puissances technologiques. Quand il n’y a plus rien à espérer du monde et de ses structures de péché, d’injustice et d’impiété, le Dieu crucifié et ressuscité pérégrine avec les Africains, agissant en eux et avec eux par ses voies mystérieuses et insondables.
C’est pourquoi la christologie négro-africaine accorde une si grande importance à la théologie du Pathos et de la Shekinah du Dieu crucifié et ressuscité en Afrique. Tout comme le livre des Rois qui raconte les soubresauts, les tragédies et les attentes de la période monarchique du peuple d’Israël du Xe au VIe siècles av. J.C., la christologie négro-africaine devrait recourir aussi aux catégories narratives et prophétiques en vue d’une relecture critique et théologique des tragédies qui ont scandé les quatre derniers siècles de l’Afrique subsaharienne. Le propre du prophétisme biblique consiste en effet à déployer une lecture théologique et critique de l’histoire au nom de la réserve eschatologique du Royaume de Dieu qui vient et qui ouvre un avenir à ceux qui n’ont plus de raisons de vivre. Cette réserve eschatologique, selon l’expression de J.B. Metz, ressuscite les morts pour en faire des sujets debout devant sa face, et donne un supplément d’âme et d’énergie pour résister à l’idolâtrie29 des productions idéologiques et matérielles d’une civilisation consumériste, athée et nihiliste qui s’empare du monde par des pratiques technologiques, médiatiques et commerciales injustes et sinueuses.
Notes de bas de page
1 Le Père Buis a d’abord été missionnaire en Guinée Bissau chez les Manjaques de 1978 à 1988 avant de rejoindre le grand séminaire spiritain international Père Brottier de Libreville au Gabon. Il y avait appris la langue locale et fait beaucoup de traductions catéchétiques et liturgiques. Des complications cardiaques l’obligèrent à retourner définitivement en France pour des soins durant l’année 1996-1997.
2 Père Michel Gerlier, spiritain, texte d’hommage et de témoignage écrit lors du décès du Père Pierre Buis en juillet 2005.
3 Lettre manuscrite de Madame Denise Piccard adressée au Père Jean-Paul Hoch, en hommage au Père Pierre Buis.
4 Je commence par avouer humblement mes limites linguistiques, car en traversant ses écrits j’ai été impressionné par les langues qu’il maîtrisait (grec, hébreu, araméen, latin, arabe, portugais, espagnol, anglais, allemand, français, le mandjak de la Guinée Bissau). De plus, les procédés sibyllins de la critique textuelle et de l’étude comparative de la Bible avec les cultures de l’Orient ancien (Ugaritique, Akkadien, Perse, Égyptien…) m’ont montré les exigences pluridisciplinaires de l’exégèse moderne et l’ascèse requise pour oser s’aventurer sur ce terrain sinueux et mouvant de la science biblique…
5 Pour un aperçu synthétique de son œuvre, je renvoie aux publications suivantes : Buis P., Josias, Paris, Cerf, 1958 ; P. Buis & J. Leclercq, Le Deutéronome, coll. Sources bibliques, Paris, Gabalda, 1963 ; P. Buis, « Le don de l’Esprit Saint et la prophétie de Joël » dans Assemblées du Seigneur 52, Saint-André, Bruges, Biblica, 1965, p. 16-28 ; Id., « Les formulaires d’alliance » dans Vetus Testamentum, vol. XVI/1966, p. 396-411 ; Id., « Deutéronome XXVII 15-26 : Malédictions ou Exigences de l’alliance ? » dans Vetus Testamentum vol. XVII/ 1967, p. 478-479 ; Id., « Notification de jugement et confession nationale » dans Biblische Zeitschrift, vol. XI/1967, p. 193-205 ; Id., « La Nouvelle Alliance » dans Vetus Testamentum, vol. XVIII /1968, p. 1-15 ; Id., Le Deutéronome, coll. Verbum Salutis, Paris, Beauchesne, 1969 ; Id., « Qadesh, un lieu maudit ? » dans Vetus Testamentum, vol. XXIV/1974, p. 268-285 ; Id., La notion d’Alliance dans l’Ancien Testament, Coll. Lectio Divina 88, Paris, Cerf, 1976 ; P. Buis & R. Tabard (Traducteurs en français des textes anglais et espagnols) du Colloque d’Accra, Théologies du Tiers Monde. Du conformisme à l’indépendance, Paris, L’Harmattan, 1977 ; P. Buis, « La communauté du Deutéronome » dans Année canonique, t. XXI, 1977, p. 65-74 ; A.-M. Goguel & P. Buis, Chrétiens d’Afrique du Sud face à l’Apartheid, Paris, L’Harmattan, 1978 ; P. Buis, « Les conflits entre Moïse et Israël dans Exode et Nombres » dans Vetus Testamentum, vol. XXVIII/3/1978, p. 257-270 ; Id., « Un traité d’Assurbanipal » dans Vetus Testamentum, vol. XXVIII/3/1978, p. 469-472 ; Id., « Le livre des Rois » dans Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. 10, éd. Latouzey & Ané, Paris, 1985, col. 695-740 ; Id., Le Livre des Nombres, Cahiers Évangile n. 78, Paris, Cerf, 1991 ; Id., Le livre de Rois, Cahiers Évangile n. 86, Paris, Cerf, 1995 ; Id., Le livre des Rois, coll. Sources bibliques, Paris, Gabalda, 1997 ; Id., Le Lévitique : la loi de sainteté, Cahiers Évangile n. 116, Paris, Cerf, 2001.
6 P. Buis, « Les conflits entre Moïse et Israël dans Exode et Nombres », (cité supra n. 5), p. 269.
7 Ibid., Josias, (cité supra n. 5), p. 10.
8 Ibid., p. 17.
9 2 R 23,4.6.7.11-14.
10 Il s’agit de la célèbre réforme de l’unification religieuse autour du sanctuaire de Jérusalem en 621.
11 P. Buis, « Le livre des Rois », (cité supra n. 5), p. 703.
12 Ibid., p. 703.
13 Ibid., p. 729.
14 P. Buis, Le Deutéronome, (cité supra n. 5).
15 Ibid, p. 161.
16 P. Buis, « La Nouvelle Alliance », (cité supra n. 5), p. 10-11.
17 Ibid. et P. Buis, La notion d’Alliance dans l’Ancien Testament, (cité supra n. 5). Lire aussi sur ce sujet : Ibid., « Notification de jugement et confession nationale », (cité supra n. 5).
18 Dans son livre La notion d’Alliance dans l’Ancien Testament, P. Buis distingue au moins 5 types de Berit : 1. engagement envers quelqu’un sans contrepartie 2. obliger quelqu’un sans lui donner de contrepartie 3. la promesse envers quelqu’un avec contrepartie 4. engagement réciproque entre deux partenaires où chacun promet ce que l’autre lui demande, et enfin, 5. l’engagement à quelque chose sans préciser l’identité du partenaire. Seul le 4e type de berit peut être traduit par le terme français d’Alliance.
19 Pour plus de détails sur les principaux genres littéraires de la Berit nous renvoyons à son article : « Les formulaires d’Alliance », (cité supra n. 5).
20 P. Buis, Le livre des Rois, (cité supra n. 5).
21 Ibid., p. 30.
22 A.-M. Goguel & P. Buis, Chrétiens d’Afrique du Sud face à l’Apartheid, (cité supra n. 5), p. 4. Signalons aussi que le Père Buis a traduit (de l’anglais et de l’espagnol) en collaboration avec le Père René Tabard le colloque des théologiens du Tiers-monde réunis à Dar-es-Salaam en Tanzanie du 5 au 12 août 1976 sous le titre : Théologies du Tiers-Monde. Du conformisme à l’indépendance, Paris, L’Harmattan, 1977. Cela témoigne aussi de son engagement scientifique pour les théologies de la libération du Tiers-Monde, relativisant ainsi le monopole que les églises occidentales avaient dans l’élaboration théologique depuis des siècles.
23 La Bible hébraïque rassemble les livres de Josué, Juges, Samuel et Rois sous le titre de : “Premiers prophètes”. « Cette appellation est très judicieuse pour le livre des Rois. D’abord parce qu’il parle beaucoup des prophètes (le mot nabi’ est cité 79 fois). Ensuite parce qu’il fournit le cadre qui permet la lecture des autres livres prophétiques (dits “prophètes postérieurs”). Et surtout parce que l’essence du message prophétique est la lecture théologique de l’histoire, ce que fait ce livre d’un bout à l’autre. » (P. Buis, Le livre des Rois, [cité supra n. 5], p. 9)
24 B. Awazi Mbambi Kungua, Le Dieu Crucifié en Afrique. Esquisse d’une christologie négro-africaine de la libération holistique, Paris, L’Harmattan, 2008.
25 S. Moltmann, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie chrétienne, Cogitatio fidei 80, Cerf, Paris, 19993.
26 J.B. Metz, La foi dans l’histoire et la société. Essai d’une théologie fondamentale pratique, Cogitatio fidei 99, Paris, Cerf, 1999.
27 A. Heschel, The Prophets, New York, Perennial Classics Edition, 20011.
28 G. Scholem, Les grands courants de la Mystique juive, Paris, Payot, 19501, 19731.
29 Nous renvoyons à notre étude intitulée : « Une lecture négro-africaine, phénoménologique et mystique de 1 R 19,1-2 » dans notre ouvrage Le Dieu crucifié en Afrique…, (cité supra n. 24), p. 266-289.