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Quand la Bible rivalise avec le roman psychologique

Philippe de Mastre
La figure du roi David que révèle l'évolution de sa relation conjugale avec Mikal, telle que relatée de 1 Sm 18 à 2 Sm 7, est singulièrement énigmatique. À cette étape du récit, c'est autour de cette énigme que se concentre l'intrigue. À cette intrigue correspond un procédé narratif bien connu des romans psychologiques modernes, apte à suggérer la profondeur parfois ambiguë des personnages et la distance qui peut les séparer: la réserve. Le narrateur biblique en fait usage avec une virtuosité qui n'a rien à envier à Proust ou Henry James, mais dans une tout autre optique.

Une lecture de la relation de David et Mikal (1 Sm 18 - 2 Sm 6)

De tous les héros bibliques, nul n’a été aimé comme David : Saül « se prit d’affection pour David ». Cette passion est tragique. Elle vire à la haine meurtrière. L’affection de Jonathan, à l’opposé de celle de son père, est sans détours, simple et émouvante : « Or dès que David eut fini de parler à Saül, Jonathan s’attacha à David et l’aima comme lui-même... »1. Mikal, quant à elle, est l’unique femme de la Bible dont il soit explicitement dit qu’elle est amoureuse : « Mikal, fille de Saül, s’éprit de David... Saül vit et comprit que le Seigneur était avec David et que Mikal, fille de Saül, l’aimait »2. Le peuple, enfin, est unanime quand il s’enthousiasme pour le vainqueur de Goliath : « Tout Israël et Juda aimaient David, car, à la bataille, il sortait et rentrait à leur tête »3.

S’il est le plus aimé des personnages de la Bible, David est aussi « le plus complexe de tous » et « celui dont la présentation narrative est la plus élaborée »4. Car si « l’amour est un fil conducteur du récit de la vie de David, l’autre est la politique, et ces deux fils ne peuvent que s’entrelacer »5… et obscurcir la figure d’un roi sans cesse tiraillé entre ces deux pôles.

C’est ce facteur de complexité qui, de 1 Sm 18 à 2 Sm 6, fournit au récit tout son relief, en particulier à travers la relation tumultueuse de David avec Mikal, qui mêle sentiments et arrière-pensées politiques. À cette complexité correspond un procédé narratif particulier, apte à suggérer la profondeur parfois ambiguë des personnages et la distance qui peut les séparer : celui de la réserve. Appliqué par le narrateur biblique à David, avec une virtuosité qui n’a rien à envier à Proust ou Henry James, ce procédé fait du fils de Jessé une continuelle énigme pour le lecteur.

I. – David, objet de tous les regards

1. Le mystère central

  1. Fascination

  2. « Le regard aux aguets »

1 Sm 18,14-15

2. L’art de la réserve

  1. Réserve du narrateur

  2. Réserve de David

3. Les portes d’accès

  1. Les personnages réflecteurs

  2. Le regard de Saül et de Mikal

1 Sm 18,14-23

4. L’intrigue

  1. Le « secret du roi »

  2. L’intimité conjugale

II. – Sous le regard de Saül et de Mikal

1. Un mariage arrangé

  1. Le point de vue de Saül

  2. David en point de fuite

1 Sm 18,23-30

2. Une union non consommée

  1. La nuit de noce

  2. Mikal à la fenêtre

1 Sm 19,11-13

3. La séparation

  1. Mikal, épouse de David

  2. Mikal, fille de Saül

1 Sm 19,15-17

4. Une figure évanescente

  1. Une idole insaisissable

  2. Un roi impassible

1 Sm 25,43 ; 2 Sm 3,13-16

III. – Sous le regard du Seigneur et des filles de Jérusalem

1. Le dévoilement

  1. L’intrigue des romans psychologiques

  2. L’intrigue biblique

2. Un regard libérateur

  1. Le regard du Seigneur

  2. Le regard de David

2 Sm 6,1-16, 21-22

3. Un regard accusateur

  1. Mikal à la fenêtre

  2. La scène de ménage

2 Sm 6,16-20, 23

4. La joie de l’époux

  1. Le roi est nu…

  2. Le regard des filles de Jérusalem

I David, objet de tous les regards

1 Le mystère central

a Fascination

« David réussissait dans toutes ses entreprises, et le Seigneur était avec lui. »6 L’élection divine dont a fait l’objet le dernier des fils de Jessé a un corollaire : la réussite. Une réussite insolente dont seul le lecteur connaît l’origine, puisque l’onction royale par laquelle Dieu entend substituer David à Saül a été réalisée dans le secret. Fort de cette onction, le jeune chef de guerre réalise son premier exploit aux dépens des philistins en terrassant le géant Goliath, faisant une entrée en scène remarquée qui bouleverse l’architecture du récit. Il devient soudain le point focal autour duquel se réorganise la vie de tous les personnages. Ceux-ci, à commencer par Saül, se trouvent ainsi relégués au second plan, comme autant de satellites gravitant autour d’un même centre. De 1 Sm 18 à 2 Sm 6, David est essentiellement celui que l’on cherche à voir, à saisir. Et chaque personnage secondaire se réduit à n’être plus qu’un regard porté sur lui, un « regard aux aguets »7. Regard de Saül, de Mikal, de Jonathan, du peuple, des compagnons de guerre et des filles de Jérusalem. Et regard du lecteur, contraint de choisir entre ces points de vue partiels ou d’en faire lui-même la synthèse. Autant de regards auxquels David semble prendre plaisir à se dérober. Jusqu’à ce qu’il soit finalement contraint de se livrer au seul regard auquel il est vain de résister : celui du Seigneur.

b « Le regard aux aguets »

Curiosité et étonnement, admiration et enthousiasme, agacement et jalousie, la palette des réactions suscitées par la seule présence de David est étendue, leur point commun étant l’outrance avec laquelle elles se manifestent. Tout se passe comme si, en face de lui, chacun était contraint de se découvrir. La présence du futur roi met à nu, débusque les pensées intimes, jouant pour chacun un rôle de révélateur. Ce mouvement premier suscité par David est bien ce qui résume chaque personnage secondaire, ce qui lui donne sa cohérence, son unité : en un mot, ce qui le définit comme personne. S’il se montre ensuite infidèle à ce premier mouvement, sa personne elle-même se délite. C’est particulièrement manifeste en ce qui concerne le peuple qui acquiert presque un statut personnel lorsqu’il est dit : « Tout Israël et Juda aimaient David ». L’unité du peuple se constitue autour de ce sentiment unanime. Et par la suite, les divisions en son sein, les hésitations respectives de Juda et d’Israël, se réfèreront toujours à la personne même du roi.

2 L’art de la réserve

a Réserve du narrateur

Si David attire, il reste à savoir ce qui l’anime en profondeur, à connaître le secret d’une telle attraction. Et là, le paradoxe apparaît : celui qui « met à nu » reste lui-même enveloppé de mystère. Qui est David ? Qu’est-ce qui le meut ? La curiosité du lecteur est piquée. Il voudrait donc en savoir plus. Sur ce point pourtant, le narrateur omniscient, bien avare de son savoir, ne l’aidera pas. Il s’interdira même systématiquement et méthodiquement tout renseignement direct, c’est-à-dire tiré de sa propre science, sur la personne de David, se contentant de mettre en scène les personnages secondaires et de leur laisser la parole. Qu’apprenons-nous de David en 1 Sm 18 et 19 ? Nous sommes informés de manière générale sur ses exploits militaires, nous apprenons les sentiments qu’il inspire autour de lui. Mais lui-même ne se voit attribuer aucun sentiment et ne sont révélées ni ses pensées, ni ses réactions. Lorsque le narrateur relate ses paroles, il se garde toujours de les expliciter. Or, comme le souligne Robert Alter, « une déclaration émanant directement d’un personnage paraît, bien sûr, exprimer avec un degré suffisant de vraisemblance qui il est, et comment il réagit aux choses. Les auteurs bibliques le savent toutefois, aussi bien qu’un James ou qu’un Proust : le discours peut refléter davantage l’occasion que le locuteur, et être davantage un rideau tiré qu’une fenêtre ouverte »8. C’est bien le cas ici : de manière générale, chacune des paroles de David, au lieu d’éclairer le lecteur, ne fait qu’accroître sa perplexité. Les ipsissima verba du mystérieux héros sont d’ailleurs elles-mêmes réduites au minimum.

b Réserve de David

Si David est peu disert, il est pourtant souvent sommé de se livrer. Saül, qui dans les chapitres 18 et 19 veut toujours garder l’initiative malgré la place de plus en plus envahissante occupée par son jeune rival, le sollicite plusieurs fois. D’abord de manière directe : « Saül dit à David : voici ma fille Mérab… »9. Puis une seconde fois par l’intermédiaire de ses serviteurs : « Saül donna cet ordre à ses serviteurs : Parlez à David en privé et dites : le roi te désire… »10. Mais les paroles que David renvoie à Saül, puis à ses émissaires, restent des propos diplomatiques stéréotypés. La réponse à la première invitation — « David dit à Saül : Qui suis-je, et qu’est ma vie, la famille de mon père en Israël, pour que je devienne le gendre du roi ?… »11 — est un modèle de « langue de bois ». À la seconde, avec autant de politesse, David oppose encore une fin de non recevoir : « Les serviteurs de Saül redirent ces paroles aux oreilles de David, et David dit : Est-ce peu de choses à vos yeux de devenir gendre du roi ? Et moi qui ne suis qu’un homme pauvre, et méprisable ? »12. Il proteste haut et fort, de manière à être entendu de tous. Et ceci d’autant plus que Saül invite ses serviteurs à l’interroger « en privé » et que ceux-ci s’exécutent en redisant ces paroles « aux oreilles de David ». Les serviteurs engagent donc la conversation sur le terrain de la confidence. Comme eux, comme Saül, le lecteur tend l’oreille pour recueillir la réponse de David, mais celui-ci se dérobe avec élégance.

3 Les portes d’accès

a Les personnages réflecteurs13

Seules les réactions que le jeune héros suscite sont, à des degrés divers, explicitées. Entre David et le lecteur s’interpose donc toute une série de figures intermédiaires chargées de réfracter la figure centrale en de multiples images. La connaissance du lecteur est ainsi médiatisée par l’expérience des personnages secondaires, conditionnée par ce que laissent entrevoir ces interprétations diverses, fragmentaires et souvent contradictoires. Lié dès lors aux personnages mis en relation avec David, solidaire de leur désir d’approcher le mystérieux prétendant au trône, c’est avec leurs yeux que le lecteur pourra espérer pénétrer le « secret du roi ». La question se pose alors de savoir quel point de vue adopter, à quel personnage se lier pour appréhender la personnalité du héros. Ces regards étant par nature subjectifs et limités, ils n’offrent aucune garantie d’infaillibilité. D’autant que le narrateur se refuse à puiser dans une science surplombant l’action, à commencer par celle de Dieu si tant est qu’il y ait accès. Son autorité s’exprime donc non pas directement mais à la façon d’un réalisateur de cinéma qui conduit le regard du lecteur en se contentant de déplacer la caméra d’un personnage à l’autre. Tout est donc affaire de point de vue, au sens propre du terme. Pour appréhender le personnage principal, il faut accepter avec le narrateur de se mettre en mouvement, de chercher et parfois de se tordre et de se pencher, pour voir la figure se dessiner enfin, comme devant une anamorphose.

b Le regard de Saül et de Mikal

Ces remarques ne s’appliquent évidemment qu’au personnage principal auquel tout accès direct est interdit. Pour les autres — les personnages « réflecteurs » — le narrateur fait librement, bien qu’à des degrés variables, usage de son savoir. Au début, c’est évidemment le regard de Saül qui se porte avec le plus d’insistance sur David et guide le lecteur. Or Saül est l’un des personnages les plus transparents du récit. Dans les chapitres 18 et 19, ses faits et gestes sont toujours immédiatement explicités, éclairés et commentés par le narrateur : « David réussissait dans toutes ses expéditions, et le Seigneur était avec lui. Voyant ses grands succès, Saül eut peur de lui »14. Le narrateur passe avec souplesse et fluidité du discours intérieur, livrant les débats intérieurs du tyran déchu, au discours extérieur : « Saül dit à David : Voici ma fille aînée Mérab. C’est elle que je te donnerai pour femme… Saül s’était dit : Ne portons pas la main sur lui, mais que la main des Philistins soit sur lui ». Saül est animé d’un unique dessein qui mobilise toutes ses énergies : neutraliser son rival en l’amenant « auprès de lui ». Le personnage de Mikal est beaucoup moins transparent. Comme l’analyse Robert Alter, il surgit tout à coup dans le récit selon trois modalités : un nom, une relation significative — elle est « fille de Saül » — et un sentiment — elle aime David. Ces deux éléments rapprochés résument le drame de la jeune fille : elle ne peut être fille de Saül et amante de David. Le choc de ces deux caractéristiques est d’autant plus fort que cette référence à l’amour d’une femme pour un homme est unique dans toute la Bible et que cet amour est inexpliqué et donc livré à l’imagination du lecteur, cette « folle du logis » toujours prête à s’emballer et qui jouera un rôle si important dans la psychologie de Mikal elle-même.

4 L’intrigue

a Le « secret du roi »

L’allusion de Robert Alter à Henri James évoquée précédemment doit être soulignée. Elle est particulièrement opportune, situant bien le portrait de David dans la ligne des héros du maître de l’art de la réserve. La plupart des drames imaginés par James ont pour origine le fait que quelqu’un a un secret à garder et que d’autres ont un intérêt, réel ou fantasmé, à le connaître. « Ce secret est toujours un véritable secret, c’est-à-dire quelque chose d’essentiel à la personne de celui qui le porte : une configuration mystérieuse de l’esprit, un détour caché de l’intelligence, un refuge inabordable de l’âme. »15 Contrairement au secret affecté des héros de Proust, qui tient plus de la coquetterie raffinée et du snobisme, celui-ci n’a rien de superficiel. Il est au contraire si important pour la vie d’un être que ce dernier est porté naturellement, instinctivement, par une sorte de réflexe de survie, à le protéger. Le procédé littéraire approprié à ce ressort psychologique est la réserve : le secret doit être enveloppé de silence. Nulle part ailleurs peut-être « le génie que possède ce texte d’informer par omission — qualité qui n’est pas l’apanage de la littérature biblique »16 — n’apparaît mieux que dans cette partie des livres de Samuel. Réserve du héros qui protège son secret avec énergie et sincérité. Et réserve du narrateur qui fait preuve d’une extrême discrétion au sujet du héros, s’interdisant toute plongée dans son intériorité et usant d’une grande économie de moyens en ce qui le concerne. Ce faisant il laisse le lecteur aux prises avec les réactions des personnages secondaires qu’il se plaît, au contraire, à décrire avec force détails. Un contraste sans cesse grandissant apparaît alors entre le silence du héros et la surenchère d’interprétations qu’il suscite chez les personnages secondaires, ainsi que chez le lecteur. Là, se situe précisément le paradoxe : le halo de mystère dont s’entoure le héros ne fait qu’accroître la curiosité qu’il voudrait éviter.

b L’intimité conjugale

Ce mystère ne se livre pourtant qu’au regard gratuit, seul « angle de vue » ajusté. Il faudrait analyser ici de près la complicité de David avec Jonathan, cet espace commun et caché aux autres qui est le lieu de leur communion. Elle apparaît magnifiquement dans le stratagème mis au point au chapitre 20. L’un et l’autre se jouent de l’enfant, en le faisant courir dans une direction qu’eux seuls semblent connaître : « Le garçon ne savait rien ; mais Jonathan et David savaient »17. À l’image de l’enfant avec David et Jonathan, le lecteur est le jouet des mystères entretenus par David et le narrateur qui l’entraînent ainsi dans un véritable « jeu de piste ». Le regard de Saül est évidemment beaucoup moins gratuit que celui de son fils. C’est bien pour s’immiscer dans l’intimité de David, pour l’amener « auprès de lui » — « Ce jour-là, Saül retint David et ne le laissa pas retourner chez son père »18 — que Saül se décide enfin à accorder sa fille en mariage à David. La connaissance du secret de David par Saül passe par la « connaissance », au sens biblique cette fois-ci, de David par Mikal. L’intimité de David, le secret de sa personne, est sommée de se dévoiler à travers l’intimité de la chambre conjugale. Dans ce jeu de dupe et de « cache-cache », la situation de Mikal est évidemment tragique. Instrumentalisée, elle apparaît comme un pion sur un jeu d’échecs, tantôt référé à un camp, tantôt à l’autre. Si de 1 Sm 18 à 2 Sm 6, elle est à trois reprises présentée comme « fille de Saül », et à trois autres comme « épouse de David », elle ne semble jamais exister pour elle-même. La relation de David et Mikal est ainsi bien mal engagée. Elle sera marquée par une tentative de rapprochement, un éloignement progressif et enfin une rupture. À travers ces péripéties, la personne de David semblera d’abord sur le point de se livrer, avant de se dérober complètement (II) et de se dévoiler enfin de manière aussi radieuse qu’inattendue (III).

II Sous le regard de Saül et de Mikal

1 Le mariage arrangé

a Le point de vue de Saül

L’un des éléments de tension du récit depuis le chapitre 17 est constitué par la promesse faite par Saül d’offrir sa fille en mariage à celui qui battrait Goliath19. Cette tension est nourrie par le fait que la promesse tarde à se réaliser. Pour Saül, il ne fait pas de doute que David aspire à cela. Aussi prend-il plaisir à le faire attendre. Le chapitre 18 est une splendide mise en scène orchestrée par Saül qui, constatant l’inquiétante réussite de David, reprend l’initiative afin de ne pas se laisser déborder. Sa manière d’organiser le mariage de David n’est pas sans rappeler la mise en scène de l’action créatrice de Dieu dans les chapitres 2 et 3 de la Genèse. Elle en est la caricature. Comme Dieu dans le jardin de la Genèse, Saül « place » une femme aux côtés de l’homme objet de ses soins. À ses yeux, le sentiment de Mikal, dont nous avons souligné le caractère exceptionnel, est « une chose » qui lui « paraît bonne » en fonction de ses intérêts. Si la femme était placée aux côtés d’Adam comme « une aide », son rôle est ici tragiquement inversé : « Je la lui donnerai et elle sera un piège pour lui… »20. Telle est la vocation de la femme aux yeux du démiurge Saül : être pour l’homme un piège… Singeant le regard de Dieu se posant librement sur l’intimité d’Adam et Ève, Saül cherche à tout contrôler. Par la suite, il n’hésitera pas à s’introduire dans la chambre des époux.

b David en « point de fuite »

L’attention du lecteur ne se porte pas tant sur Saül que sur David. Le sentiment, connu de tous, de Mikal à son égard appelle une réponse. Or David ne manifeste aucun empressement à répondre à l’invitation de Saül. S’il finit par y consentir, le narrateur ne semble pas mettre cela sur le compte du sentiment : « Ses serviteurs répétèrent ces choses à David, et la chose parut bonne aux yeux de David, à savoir de devenir gendre du roi »21. Le doute sur la pureté des intentions de David avait déjà été suggéré par l’un ou l’autre personnage. Ainsi Eliav, son frère aîné : « Pourquoi as-tu laissé ton troupeau ?… Je connais, moi, ta turbulence et tes mauvaises intentions… »22. Au fond, David porte sur « la chose » le même regard que Saül. Son vis-à-vis réel n’est pas Mikal, mais bien son beau-père et rival politique. Et sa préoccupation principale se révèle dans la répétition : « David se leva et s’en alla, lui et ses hommes avec lui, et il tua deux cent philistins. David rapporta leurs prépuces devant le roi pour devenir gendre du roi et Saül lui donna sa fille Mikal pour femme »23. La figure qui se dessine peu à peu, de plus en plus énigmatique, est finalement assez inquiétante. David apparaît comme une sorte de « premier moteur non mû » qui attire tout à lui sans être attiré par rien si ce n’est l’ambition d’être « gendre du roi ». Tel est le point de fuite qui oriente toute la perspective d’un tableau, qui entraîne tous les regards vers un foyer invisible. Au fond, le seul sentiment qui semble percer est celui de la peur. Une peur panique qui se révèle lors de l’embuscade qui lui est tendue au chapitre 19.

2 Une union non consommée

a La nuit de noce

Le mariage a donc lieu. Aucun détail n’est donné sur l’événement qui se trouve enfoui entre les tractations qui l’ont précédé et l’embuscade tendue à David « le lendemain matin » : « Saül envoya des émissaires à la maison de David pour le surveiller et le mettre à mort le lendemain matin »24. On peut s’interroger sur ce « lendemain matin ». Là encore, le laconisme du narrateur conduit le lecteur à toutes sortes de supputations. Il a assisté aux négociations préparant le mariage. Il est maintenant, sans transition et pour la première fois, mis en présence des époux réunis « dans la maison de David ». Il se peut donc que la nuit précédant ce matin soit leur nuit de noce. C’est en tous cas la place qu’elle tient pour le lecteur. Or cette nuit est interrompue, l’étreinte est interdite aux époux par la menace imminente qui pèse sur David. La suite du récit confirmera cette impression puisque la relation de David et Mikal s’avèrera définitivement marquée par la stérilité. Sur le déroulement des évènements, là encore, le non-dit pèse plus lourd que les brèves indications mentionnées. Il nous est simplement dit que Mikal est avertie du complot, sans que l’on sache comment. Elle en avertit David sans s’embarrasser elle-même d’explications : « Si tu ne t’échappes pas ce soir, demain tu seras un homme mort »25. On pourrait assister alors au premier dialogue entre les époux, et pourtant aucune réponse de David n’est signalée. Il se laisse entièrement guider par Mikal qui se révèle ici tout aussi entreprenante que son père : « Mikal fit descendre David par la fenêtre, et il sortit, s’enfuit et s’échappa »26. Les trois verbes utilisés pour la même action insistent sans doute sur l’unique préoccupation qui habite l’esprit de David : sauver sa peau.

b Mikal à la fenêtre

Ces trois verbes nous invitent surtout à nous arrêter sur cette fuite de David, sur son caractère irrévocable. David ne fait pas que « sortir » pour se cacher sous la fenêtre et se protéger, il « s’enfuit » définitivement et « s’échappe », signifiant ainsi qu’il ne se laissera plus saisir. Trois verbes qui s’enfoncent profondément dans l’esprit de l’épouse délaissée, figeant celle-ci dans la vision de la fuite de son mari qui ne se retourne pas, la rivant à la fenêtre et la condamnant à une interminable attente. Une fenêtre qui symbolise la distance infinie des époux. Ce motif de la fenêtre reviendra à un autre moment décisif : lors du retour triomphal de David à Jérusalem en 2 Sm 6 et des retrouvailles des époux. Entre ces deux scènes « à la fenêtre », un silence total enveloppera la relation de David et Mikal, rendu plus aigu et plus insolite par de brèves allusions sur l’évolution de leur situation matrimoniale. Pendant ce temps, les rôles sont répartis : David sera par monts et par vaux, préparant sa marche sur Jérusalem, tandis que l’énergique Mikal sera condamnée à l’inaction. On peut imaginer qu’elle donnera alors libre cours à ses pensées d’autant plus vives que l’ardeur de son amour pour David, désormais sans objet, est connue. La « folle du logis » peut maintenant se déchaîner, elle est bien seule pour peupler le logis conjugal…

3 La séparation

a Mikal, épouse de David

Pour l’heure, avant de se livrer à ses rêveries et à son ressentiment, Mikal doit parer au plus pressé. Elle s’active pour couvrir la fuite de David. Elle fait alors preuve d’un esprit d’initiative que seule l’ardeur de son amour peut expliquer : « Mikal prit le terafim, le plaça sur le lit, mit à son chevet le filet en poils de chèvre et le couvrit d’un vêtement »27. La mention du terafim, c’est-à-dire de l’idole domestique, est ici particulièrement suggestive. Il existe en effet une autre mention d’un tel terafim dans le livre qui nous occupe, à propos de Saül et du péché qui le condamne en tant que roi aux yeux de Dieu. Au chapitre 15, le prophète Samuel avait dénoncé le tort de Saül en ces termes : « La révolte vaut le péché de divination, et l’obstination le terafim »28. La tendance constante de Saül à provoquer, à solliciter les évènements, jusqu’à avoir recours à la divination, est une manière d’idolâtrie. Elle revient à tenter de mettre la main sur Dieu, à vouloir influer sur ses desseins. Et voilà que le désir de mettre la main sur David, « l’oint du Seigneur », entre dans la ligne de ce péché originel et récurrent de Saül. En plaçant ainsi le terafim, Mikal rappelle à Saül son péché et sa condamnation. Elle fait ainsi preuve, sans doute inconsciemment, d’une singulière audace : « Quand les émissaires de Saül entrèrent, il n’y avait dans le lit que l’idole avec le filet en poils de chèvre à son chevet ! »29. Mikal révèle ainsi son désir d’être véritablement « épouse de David » et non plus « fille de Saül » : « Écoute, ma fille… oublie ton peuple et la maison de ton père, le roi sera séduit par ta beauté »30. La suite montrera que cet élan restera sans suite, la fille ne parvenant jamais complètement à s’abstraire du regard et de l’influence de son père.

b Mikal, fille de Saül

Le geste de Mikal évoque aussi celui d’une autre femme : Rachel. Fuyant son père en compagnie de Jacob, celle-ci dérobe les terafim de Laban et, lorsqu’il vient fouiller la tente, les cache sous la selle d’un chameau31. Les deux femmes ont en commun la difficulté à s’arracher à l’autorité de leur père. Mais le contraste entre les deux situations est encore plus instructif que leur similitude. Contrairement à Jacob, David n’emmène pas son épouse dans sa fuite. Comme celui du patriarche avec la belle Rachel, le mariage de David et Mikal a été précédé d’âpres négociations entre le père de la mariée et son gendre. Dans les deux cas, le père a commencé par « caser » sa fille aînée. Mais dans le cas de Jacob, celui-ci avait cependant clairement exprimé sa préférence pour Rachel, la plus jeune. Dans les deux cas enfin, les négociations aboutissent à un doublement du prix originairement exigé par le beau-père. Mais dans le premier, c’est l’âpreté au gain de Laban qui en était la cause, tandis que dans le second c’est une surenchère orgueilleuse et provocatrice de David : il ramène deux cents prépuces à son beau-père, alors que ce dernier n’en avait exigé que cent. Une manière insolente de remettre à l’oreille de Saül le chant des filles de Jérusalem qui avait si violemment suscité sa jalousie : « Les femmes qui s’ébattaient, chantaient en cœur : Saül en a battu des mille et David, des myriades. Saül en fut très irrité »32. La différence la plus notable entre les deux situations est que l’union de Rachel et de Jacob n’a pas seulement été précédée de négociations entre le beau-père et le gendre. Elle s’origine avant tout dans une merveilleuse scène-type de rencontre des fiancés au puits. L’intimité des époux a donc précédé l’arrangement entre les familles. Cet aspect fait totalement défaut entre David et Mikal. De manière générale, c’est bien la parole qui fait défaut entre les époux.

4 Une figure évanescente

a Une idole insaisissable

La vision finale du père et de la fille se disputant autour d’une idole de bois est particulièrement éloquente. Poursuivant une même chimère, ils sont aussi pathétiques l’un que l’autre. L’un veut saisir David pour le mettre à mort et, ce faisant, il ne saisit que le rappel de sa propre condamnation. L’autre voulait étreindre celui qu’elle aime, et se retrouve au lit avec un objet inerte. Le message est clair : David ne se laissera enfermer ni par le regard et le projet de Saül, ni par ceux de Mikal. Pour le lecteur, ceux-ci ne sont donc pas les « portes d’entrée » qui lui permettront de pénétrer le secret de David. Leur regard ne conduit qu’à une idole, à la représentation de leurs propres rêves de possession : « Leurs idoles faites de main d’homme : elles ont une bouche et ne parlent pas ; elles ont des yeux et ne voient pas… »33. Par rapport à ces projections, David apparaît souverainement libre. Et la suite le confirmera, à travers la course effrénée des chapitres suivants et les multiples péripéties de sa fuite au désert et de sa disparition dans l’obscurité des grottes où ses poursuivants chercheront en vain à le dénicher. Quant à Mikal, elle disparaît totalement de la scène. Elle n’est plus mentionnée qu’à la fin de 1 Sm 25, où il est rapporté que David épouse deux autres femmes. C’est la rencontre étonnante entre David et Abigaïl où l’enthousiasme de David contraste avec son peu d’empressement à l’égard de Mikal. Si celle-ci est mentionnée, ce n’est qu’en annexe, de manière accessoire : « David avait aussi épousé Ahinoam de Yizréel, ainsi devinrent-elles toutes les deux ses femmes. Saül avait donné sa fille Mikal, épouse de David, à Palti, fils de Laïsh, de Gallim »34.

b Un roi impassible

Mikal réapparaîtra ensuite, fidèle à ce qu’elle est : un objet de tractations politiques. Ainsi, après la mort de Saül, David cherchera à conclure la paix avec Abner au terme d’une violente guerre civile. C’est alors qu’il exigera, comme condition pour engager les négociations, qu’on lui rende sa femme Mikal « que j’ai épousée, dira-t-il, pour cent prépuces de philistins »35. Cette précision montrant encore le terrain sur lequel il se place. Le narrateur crée un effet de contraste saisissant en relatant la réaction de Palti, le nouveau mari de Mikal : « Ishboshet l’envoya prendre de chez son mari, Palti, fils de Laïsh. Son mari partit avec elle ; il alla jusqu’à Bakhourim, en pleurant derrière elle. Abner lui dit : Va, retourne ! Et il s’en retourna »36. Le texte est pathétique dans son extrême concision. Le sort de Palti — sa douleur sincère — est réglé en deux mots. Les sentiments n’ont plus droit de cité. Quant aux retrouvailles de David et Mikal, elles sont passées sous silence. Les préoccupations politiques envahissent maintenant tout le récit. Le lecteur ne peut, à ce stade, qu’être étonné de l’absence de tout dialogue entre les époux, phénomène exceptionnel quand on songe à l’importance des dialogues dans le récit biblique. Ce silence ne rend que plus brûlante l’attente d’une confrontation et d’une explication entre les deux époux.

III Sous le regard du Seigneur et des filles de Jérusalem

1 Le dévoilement

a L’intrigue des romans psychologiques

Puisque l’intrigue du récit porte sur le secret de David, elle appelle naturellement un dénouement en forme de reconnaissance, plus précisément, de révélation, de dévoilement. La tension s’est concentrée sur l’attente partagée par les personnages secondaires et le lecteur : que David se découvre enfin ; que la lumière se fasse sur son comportement déroutant ! Dans les romans psychologiques, ce dévoilement peut être le fait du héros lui-même qui, mû par une motivation nouvelle ou rassuré par un événement nouveau, se livre enfin aux regards dont il se protégeait jusque-là. Il peut être aussi le fait d’un nouvel « angle de vue » qui se présente comme la clef d’accès au mystère. La solution ici, nous le verrons, se trouve entre ces propositions. Mais notons pour l’heure combien le récit biblique se démarque de l’intrigue psychologique d’un Henry James, pour ne citer que le plus virtuose des maîtres de la réserve. Pour ce dernier, rien ne peut vaincre l’incommunicabilité radicale des êtres. Chacun est irrémédiablement enfermé dans sa subjectivité. Et lorsque, par extraordinaire, le silence qui isole et protège un être se brise, celui qui le gardait se brise aussi. Ce brusque dévoilement, en le livrant au regard de ceux qui le convoitent, le rend si vulnérable qu’il lui est en général fatal. Ainsi en est-il de Miles, le jeune héros du roman fantastique The Turn of the Screw qui subit les assauts de sa gouvernante résolue à le sauver de la prison psychologique dans laquelle il est enfermé et qu’elle pressent sans en connaître la cause. Lorsque l’écrou se dévisse enfin — c’est-à-dire lorsque l’emprise surnaturelle que des revenants exerçaient sur lui, jusqu’à envahir secrètement tout son être, est démasquée —, l’enfant n’y survit pas : « Je le saisis : oui, je le tenais bien, on peut imaginer avec quelle passion, mais au bout d’une minute, je commençais à m’apercevoir de ce que je tenais réellement. Nous étions seuls dans le jour paisible, et le petit cœur, enfin délivré, avait cessé de battre »37.

b L’intrigue biblique

Il n’en va pas ainsi dans notre récit. La Bible s’articule autour d’une espérance de salut, d’une histoire de libération — « Devant moi tu as ouvert un passage » — et de communion — « Je serai avec vous… ». Chaque destin individuel se comprend ultimement à partir de cette ouverture inscrite au cœur de son être. Le secret des élus n’est pas un enfermement sur eux-mêmes, dans un recoin caché et inatteignable de leur âme, ni une emprise exercée intérieurement par une puissance phagocytant leur personnalité profonde. Il est une ouverture sans réserve, une expérience indicible de communion. La figure de David n’est donc pas condamnée à toujours s’évanouir, ni à se tapir dans la pénombre des grottes du désert. Si elle résiste aux regards partiels, s’arrachant à leur étreinte et se déplaçant sans cesse, c’est pour mieux se livrer à la seule étreinte à laquelle elle est promise, pour mieux se dévoiler à l’unique regard qui peut l’appréhender. La scène de dévoilement se situe en 2 Sm 6, lors du retour triomphal de David à Jérusalem. Après la défaite décisive des philistins, le nouveau roi installe définitivement l’arche dans sa toute nouvelle capitale de Jérusalem, en grande pompe et au milieu des célébrations. Loin de la réserve farouche dont il avait jusque-là fait preuve, le jeune héros paraît ici en pleine lumière. Et ce dévoilement ne lui est en rien fatal. Il se présente au contraire souverainement libre et confiant : « David tournoyait de toutes ses forces devant le Seigneur — David était ceint d’un éphod de lin. David et toute la maison d’Israël faisaient monter l’arche du Seigneur parmi les ovations et au son du cor… David… sautait et tournoyait devant le Seigneur… »38.

2 Un regard libérateur

a Le regard du Seigneur

Qu’y a-t-il de nouveau pour que David se livre à une telle ivresse ? D’où lui viennent cette insouciance et cette confiance soudaines ? La réponse qu’il renvoie à Mikal nous en donne la clé : « C’est devant le Seigneur qui m’a choisi de préférence à ton père… C’est devant le Seigneur que je m’ébattrai »39. David est en présence de l’arche, compagne de ses expéditions victorieuses. Il s’expose à celle qui est elle-même « exposée » au peuple. À bien y songer cependant, cette liberté n’a rien d’évident. Elle surprend au contraire le lecteur qui se souvient du sort réservé à ceux qui avaient, en d’autres occasions, osé s’approcher de l’arche. La scène est ici à mettre en parallèle avec une autre scène de 1 Sm 640, dans laquelle l’arche frappait d’aveuglement ceux qui avaient l’impudence de l’approcher. Le lecteur se souvient que, plus encore qu’aucun regard humain — plus encore que celui de Saül —, le regard de Dieu « lorsque l’arche est exposée »41 est un regard terrible. En face d’une telle menace, la question avait surgi : « Qui pourra se tenir en présence du Seigneur, ce Dieu Saint ? »42. Une question qui traverse tout le livre de Samuel. Il semble qu’elle trouve ici enfin une réponse définitive : David a été choisi pour se tenir en présence du Seigneur. Il porte l’éphod de lin réservé aux prêtres, à ceux qui exercent le service en présence de l’arche.

b Le regard de David

David est donc l’élu que le Seigneur a discerné de ce regard incompréhensible au commun des mortels : « Il ne s’agit pas ici de ce que voient les hommes : les hommes voient ce qui leur saute aux yeux, mais le Seigneur voit le cœur »43. Ce brusque dévoilement est à proprement parler non pas une reconnaissance venant des hommes, mais une révélation divine. Une révélation en pleine lumière du regard que le Seigneur pose depuis le premier jour, de manière cachée, sur son élu. À ce niveau de perception, l’identité du héros échappe à toute analyse psychologique. C’est un phénomène que l’on retrouve pour d’autres figures bibliques — de Jacob à Jésus — dont le « je » est en quelque sorte annexé, objectivé, pour représenter plus que lui-même. Point de « moi » réflexif ; l’oint du Seigneur peut abandonner tout regard introspectif pour se livrer sans peur à Celui qui le connaît mieux que lui-même : « C’est devant Yahvé que je m’ébattrai. Je m’abaisserai encore plus et je m’humilierai à mes propres yeux »44. Telle est la raison ultime de la réserve de David qui n’a rien du jeu de « cache-cache » entretenu consciemment, avec plus ou moins de cynisme, par les héros de Henry James : « Voir si le secret sera jamais percé est presque ma seule raison de vivre. Il me lança un regard de défi, […] quelque chose sembla apparaître, loin au fond de ses yeux. — Mais je n’ai pas besoin de m’inquiéter, il ne le sera pas ! »45. David n’a, au contraire, nul besoin de se protéger : saisi par Dieu, il est devenu insaisissable.

3 Un regard accusateur

a Mikal à la fenêtre

L’entrée de David dans Jérusalem est observée. Mikal est à sa fenêtre. Cette fenêtre qui la sépare de David depuis le jour de sa fuite. Si la scène joue le rôle de révélateur pour chacun, c’est évidemment le cas en ce qui concerne Mikal : « Comme l’arche du Seigneur entrait dans la cité de David, Mikal, la fille de Saül, regarda par la fenêtre et vit le roi sauter et tournoyer en présence du Seigneur, et elle le méprisa dans son cœur »46. L’art de la réserve et de l’ellipse atteint ici son sommet. Chaque mot est pesé. Mikal n’est plus que la « fille de Saül », le rappel fantomatique de celui qui a été destitué, le prolongement du regard de son père. Si, en une phrase, le narrateur met à nu le cœur de Mikal, le résumant à un mouvement de mépris pour celui qu’elle aimait, il ne donne pas la raison de cette réaction. Le lecteur doit pallier ce manque par son imagination et sa mémoire. Il se remémore alors l’immense vide qui couvre l’histoire de Mikal depuis la précédente mention de « la fenêtre ». Il devine la foule des attentes, désillusions et rancœurs qui ont dû envahir peu à peu l’espace intérieur et la solitude de Mikal.

b La scène de ménage

Ce « trop plein » doit s’exprimer. C’est ce qui donne lieu à l’affrontement final. David semble se faire attendre, prenant son temps, ne faisant qu’augmenter l’exaspération de son épouse délaissée. Mais l’heure de l’explication a sonné. Aussi Mikal précède-t-elle son royal époux : « Mikal, fille de Saül, sortit à sa rencontre et elle dit… »47. L’ironie est ici à son comble. Mikal accomplit le geste de l’épouse — « Sortez à la rencontre de l’époux » —, répondant à l’invitation de se joindre à la fête — « resterez-vous au repos derrière vos murs quand les ailes de la colombe se couvrent d’argent… »48 — et à accueillir la bénédiction du héros : « David s’en retournait pour bénir sa maisonnée… »49. Mais si l’échange verbal tant attendu et si longtemps différé explose enfin, ce n’est pas de joie… Le fait que l’explication ait lieu à l’extérieur n’est pas anodin. L’intimité des époux est inexistante. Mikal ne parle d’ailleurs pas à son époux mais, de manière à être entendue de tous, « au roi », en employant sarcastiquement la troisième personne. Le paradoxe est qu’elle lui reproche son indécence au moment où elle déballe en public ce qui devrait rester une affaire privée. La réponse de David nous est connue. Elle est suivie immédiatement d’une conclusion lapidaire, en forme de condamnation : « Et Mikal, fille de Saül, n’eut pas d’enfant jusqu’à sa mort »50. Une ellipse est ainsi tragiquement placée entre la fin du verset précédent relatant la réponse de David et le début du présent verset. Le verset 23 est une sorte d’épilogue à l’histoire de David et Mikal. Il nous présente la stérilité de Mikal comme un fait objectif, mais le lecteur se souvient de la nuit de noce tronquée. S’il est sensible au drame personnel des époux, il conclura qu’après leur violent échange en public, David a renoncé à toute relation conjugale avec Mikal.

4 La joie de l’époux

a Le roi est nu…

La tristesse de Mikal contraste avec la joie qui entoure le jeune roi. Celui-ci entraîne dans son exultation une assemblée qui ne semble pas s’effaroucher de son comportement : « Comme il s’est honoré aujourd’hui le roi d’Israël, lui qui s’est découvert aux yeux des servantes de ses sujets comme se découvre un homme de rien ! »51. Apparemment, en dansant avec ardeur, David n’a rien caché de sa virilité. Point de honte cependant, car les regards auxquels il est offert — celui du Seigneur et des filles de Jérusalem — sont bien en phase avec le sien : « A-t-on jamais honte lorsqu’on est ensemble dans la nudité ? N’est-ce pas précisément le grand bonheur des amants ? »52. Les sous-entendus de Mikal sur le regard prétendument avide des servantes témoignent à leur manière d’un aspect effectivement présent dans le récit : celui de l’attirance, de la séduction et de l’amour. Cette communion et cette joie partagée contrastent avec la scène lamentable de 1 Sm 19 où Saül entre dans un état de transe qui l’isole complètement et lui fait perdre son chemin : « Lui aussi se dépouilla de ses vêtements et il fut en transe, lui aussi, devant Samuel. Puis, nu, il s’écroula et resta ainsi toute la journée et toute la nuit »53.

b Le regard des filles de Jérusalem

« Tout Israël aimait David, car, à la bataille, il sortait et il rentrait à leur tête. »54 David se comporte avec le peuple comme un véritable berger. Il y a ainsi entre le chef de guerre et son peuple une connivence éprouvée sur les champs de bataille qui faisait défaut à Saül. Une complicité qui se mue en un véritable rapport d’alliance et de séduction. Au terme de ses campagnes de guerre, l’unité du peuple se réalise finalement et trouve son symbole dans la ville que le nouveau roi lui donne comme capitale. C’est ainsi que David se présente à Jérusalem « tel un époux qui paraît hors de sa tente et s’élance en conquérant joyeux »55. Et la joie de l’épouse se manifeste, quant à elle, par la voix des servantes, des filles de Jérusalem, celles-là mêmes que Mikal méprise et jalouse obscurément : « Parée de mille couleurs, elle est menée vers le roi : les servantes de sa suite, ses compagnes, sont introduites auprès du roi en un joyeux cortège. »56 Saül voulait donner Mikal à David, afin de rattraper ce qui lui échappait manifestement. Mais Dieu ne se laisse pas enfermer dans ces calculs. Il destinait son élu à une autre alliance qu’il scelle lui-même en le présentant au peuple, au cœur de la ville en laquelle s’établira sa « maison », c’est-à-dire sa descendance, sa fécondité. Mais pour arriver à cela, il a fallu le long cheminement de David. Cette lente maturation qui lui a permis d’acquérir la stature de roi et d’époux accompli et qui explique le mystère enveloppant sa personne, cet espace protégé lui permettant de s’affermir peu à peu, loin des regards, dans l’attente de son heure.

La clé de l’énigme

« De mon cœur jaillit ce poème… »57

Nous avons fait porter l’intrigue du récit sur l’intériorité de David. Et nous avons vu que lorsqu’elle se dévoilait, elle laissait jaillir un chant de louange. Ceci nous rappelle que le lecteur n’est pas totalement démuni en face du mystère de David. Si la longue prière en forme de cœur à cœur avec Dieu, qui est relatée au chapitre 7 du deuxième livre de Samuel, fait furtivement plonger dans l’intériorité du roi, il est un autre recueil qui y donne accès : celui des psaumes. C’est bien lui qui fait entendre la musique secrète de son cœur. Celle qui envoûtait Saül tout en déclenchant sa fureur lorsqu’il l’écoutait jouer de la harpe et chanter. Ce chant ininterrompu dans lequel David tutoie sans cesse Celui qui le scrute intérieurement : « Tu me scrutes Seigneur et tu sais… »58.

C’est à ce niveau seulement qu’il est possible de rejoindre David et de communier avec lui. On ne rencontre l’autre qu’en se hissant au niveau où lui-même évolue. C’est ce que Mikal n’a pas su faire. C’est ce que Jérusalem accueille au contraire lorsqu’elle se laisse habiter par la louange de son royal époux.

Chaque épisode de la vie de David pourrait ainsi être lu à la lumière de l’un des psaumes. Et les ombres du récit se verraient ainsi illuminées de l’intérieur par le face à face entretenu par l’élu avec son Seigneur, par cette volonté de David de placer tous les évènements de sa vie sous le regard de Celui qui le scrute, loin du regard des hommes :

« Car il m’abritera dans sa tente au mauvais jour

Il me cachera dans le lieu secret de son tabernacle…

C’est ta face que je cherche Seigneur,

Ne me cache pas ta face… »59.

Notes de bas de page

  • 1 1 Sm 18,1.

  • 2 1 Sm 18,21 ; 18,28.

  • 3 1 Sm 18,16.

  • 4 R. Alter, L’art du récit biblique, coll. Le livre et le rouleau 4, Bruxelles, Lessius, 1999, p. 161.

  • 5 P. Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, p. 121.

  • 6 1 Sm 18,14.

  • 7 Titre du premier roman de Henry James.

  • 8 R. Alter, L’art du récit biblique… (cité supra n. 4), p. 160.

  • 9 1 Sm 18,17.

  • 10 1 Sm 18,22.

  • 11 1 Sm 18,18.

  • 12 1 Sm 18,23.

  • 13 L’expression est de Wayen C. Booth. Il l’applique aux personnages secondaires des romans de Henry James. Nous considérons qu’elle s’applique parfaitement au procédé narratif mis en œuvre dans cette partie des livres de Samuel lorsqu’il s’agit d’approcher la figure de David.

  • 14 1 Sm 18,14-15.

  • 15 E. Jaloux, dans la préface du livre d’Henry James, Le tour d’écrou, Livre de poche, Paris, Librio, 1992, p. 5.

  • 16 J. Rosenberg, The litterary Guide to the Bible, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 171-172.

  • 17 1 Sm 20,39.

  • 18 1 Sm 18,2.

  • 19 1 Sm 17,25-27.

  • 20 1 Sm 18,21.

  • 21 1 Sm 18,23.

  • 22 1 Sm 17,28.

  • 23 1 Sm 18,27.

  • 24 1 Sm 19,11.

  • 25 1 Sm 19,11.

  • 26 1 Sm 19,12.

  • 27 1 Sm 19,13.

  • 28 1 Sm 15,23.

  • 29 1 Sm 19,16.

  • 30 Ps 45,11.

  • 31 Gn 31,19.34.

  • 32 1 Sm 18,7.

  • 33 Ps 115,4-8.

  • 34 1 Sm 25,43.

  • 35 2 Sm 3,14.

  • 36 2 Sm 3,15-16.

  • 37 H. James, Le tour d’écrou (cité supra n. 15), p. 187-188.

  • 38 2 Sm 6,14-15.

  • 39 2 Sm 6,21.

  • 40 1 Sm 6,19. Le parallèle, assez évident, est en particulier souligné par R. Polzin, dans David and the Deuteronomist, 2 Samuel, Hardcover, Jan, 1993.

  • 41 1 Sm 5,2.

  • 42 1 Sm 6,21.

  • 43 1 Sm 16,7.

  • 44 2 Sm 6,20.

  • 45 H. James, Le Motif dans le tapis, récit traduit de l’anglais par É. Vialleton, Babel, Actes Sud, 1997, p. 25.

  • 46 2 Sm 6,16.

  • 47 2 Sm 6,20.

  • 48 Ps 68,14.

  • 49 2 Sm 6,20.

  • 50 2 Sm 6,23.

  • 51 2 Sm 6,20.

  • 52 M. Balmary, Abel ou la traversée de l’Eden, éd. Grasset, Paris, 1999, p. 196.

  • 53 1 Sm 19,24.

  • 54 1 Sm 18,16.

  • 55 Ps 19,6.

  • 56 Ps 45,14-16.

  • 57 Ps 45,1.

  • 58 Ps 139,1.

  • 59 Ps 27,5.8-9.

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