Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Verso un cambiamento della cultura ecclesiale?

Marc FASSIER

La crisi degli abusi sessuali nella Chiesa porta a interrogarsi sul carattere evangelico della sua cultura istituzionale, proprio quando la Chiesa stessa pensava di evangelizzare la cultura. Si tratta allora di interrogare il rapporto della Chiesa, come realtà complessa, con la cultura per prendere in considerazione i dispositivi di una trasformazione culturale, gli attori, i luoghi e i meccanismi di questa trasformazione. 

Si nous nous sentons encore bien souvent au cœur de la crise des crimes et des violences dans l’Église, je souhaite envisager quelques perspectives pour nous situer sur un horizon ouvert de la traversée encore à entreprendre. Cet horizon, je voudrais le situer à l’intérieur des termes envisagés par le pape François. Dans la deuxième partie de sa Lettre au peuple de Dieu, le pape François parle d’une « transformation ecclésiale et sociale1 » qui passe par un changement de la culture, un changement dont l’acteur est incarné par « toutes les composantes du peuple de Dieu2 ». Ce changement culturel s’impose vis-à-vis d’une culture déviante de l’autorité dans l’Église et dont la déviation principale se nomme « cléricalisme ». Le chemin proposé par la Lettre au peuple de Dieu est bien celui de la promotion d’une « culture capable non seulement de faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent pas mais encore que celles-ci ne puissent trouver de terrains propices pour être dissimulées et perpétuées3 ».

Au cours du xxe siècle, l’Église, par la voix du magistère en particulier, n’a eu de cesse de réaffirmer sa responsabilité à l’égard d’une culture moderne risquant d’évacuer du champ de l’humain la question de Dieu. L’Église avait acquis alors une haute conscience du fait que « la religion du Christ [devait] pénétrer la culture jusque dans son fond4 », pour reprendre les termes du philosophe Jacques Maritain. Mais c’est désormais à sa propre culture que l’Église est ramenée pour y retrouver le véritable humanisme de l’Incarnation. « L’experte en humanité » s’est montrée aux yeux du monde comme dissimulatrice de l’inhumain. Elle est défiée dans sa propre capacité à révéler au monde un visage d’humanité nouvelle. Par contraste, le visage d’inhumanité dissimulée qu’elle a montré semble comme suspendre le mouvement d’évangélisation de la culture ou plutôt reconduire ce mouvement à sa propre culture, au risque de perdre institutionnellement ceux qu’elle pensait avoir évangélisés depuis longtemps. Nous le voyons déjà, tant de membres du peuple de Dieu trouvent comme seul palliatif à la plaie ouverte par cette crise, le fait de se situer aux marges de l’institution, ou au moins dans les lieux les moins tentés par des logiques déviantes de pouvoir, notamment quand l’urgence du cri du pauvre ne peut que suspendre les postures et les rôles pour tendre simplement la main.

Ainsi, l’Église qui croyait évangéliser la culture se trouve désormais convoquée à l’évangélisation de sa propre culture, pour passer d’une culture du silence à une culture de la protection, d’une culture de l’abus à une culture du soin, d’une culture du pouvoir unilatéral à une culture de l’écoute commune de l’Esprit, d’une culture du pouvoir masculin à une culture de la complémentarité des sexes dans la gouvernance. L’Église est ramenée principalement, à la fin de la Lettre au peuple de Dieu, à sa manière de développer en son sein une certaine culture de l’agir ecclésial susceptible de permettre d’empêcher des abus qui font système : « abus sexuel, abus de pouvoir et abus de conscience5 », mais aussi susceptible d’évangéliser les cultures dans lesquelles elle s’insère.

Je voudrais alors envisager la possibilité d’une telle transformation culturelle en relevant d’abord le rapport complexe du concept de culture associé à l’Église ; en interrogeant ensuite les mécanismes profonds d’une transformation culturelle ; enfin en envisageant quelques répercussions d’une telle transformation sur l’institution ecclésiale.

I Le rapport « complexe » de l’Église à la culture

Si le pape François semble totalement décomplexé avec l’usage du terme « culture », puisque nous le trouvons cinquante et une fois comme tel dans l’exhortation apostolique La joie de l’Évangile, cela ne doit pas pour autant nous cacher la complexité du rapport de la foi chrétienne à la culture. Cette complexité fut particulièrement relevée par le philosophe Jacques Maritain. Ce dernier commençait par définir la culture ainsi :

La culture, c’est l’épanouissement de la vie proprement humaine, comprenant, non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour permettre de mener une vie droite ici-bas, mais aussi et avant tout le développement des activités spéculatives, et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain6.

La culture a donc pour visée le bien terrestre de notre vie ici-bas dont l’ordre est proprement terrestre, ce par une élévation de cet ordre pouvant être qualifié comme un « épanouissement », donc de l’ordre d’un déploiement de l’humain.

Si la culture part de l’humain pour aller vers un mieux humain ou un plus humain, elle reçoit également de l’ordre surnaturel une surélévation de cet ordre. C’est ainsi que les chrétiens sont invités à perfectionner l’ordre naturel par le principe spirituel qui conduit leur vie en ce monde7. Cependant, comme le rappelle Maritain,

la vraie religion est surnaturelle, descendue du ciel avec Celui qui a fait la grâce et la vérité. Elle n’est pas de l’homme ni du monde, ni d’une civilisation ni d’une culture, ni de la civilisation ni de la culture, elle est de Dieu. Elle transcende toute civilisation et toute culture8.

Nous entrons là au cœur de la realitas complexa définissant l’Église dans la Constitution dogmatique du concile Vatican ii Lumen gentium au numéro 89. Si l’Église est totalement immergée dans la culture, la Révélation vient transcender la culture. À partir de là, nous serons toujours confrontés au problème d’une transformation de la culture ecclésiale du fait même de cette complexité. Pour ne pas changer de culture ecclésiale, il sera alors aisé, soit d’amplifier de temps en temps l’lément divin, soit d’en amplifier l’élément simplement humain.

La question des ministères nous situe aujourd’hui au cœur d’une telle tension, où l’on voit que l’on se trouve pris aujourd’hui dans la seule alternative entre une amplification du caractère proprement théologal du ministère, fondant les justifications anthropologiques sur des éléments théologiques, et, d’un autre côté, d’une amplification du côté purement fonctionnel des ministères dans l’Église passant par une discontinuité radicale entre la figure christique de la pastoralité et sa concrétisation ecclésiale dans les ministères. L’opposition entre ces deux postures met aujourd’hui l’Église dans une forme d’immobilisme doctrinal sur la question des ministères. Sa réalité complexe rend compliquée, dans ce cas exemplaire, toute tentative de relecture et d’avancée doctrinale.

La réponse à la crise que traverse l’Église, suscitant une interrogation fondamentale de sa propre culture ecclésiale, se joue pourtant justement à l’intersection de cet élément divin et cet élément humain. Elle incite, plutôt qu’à trouver des raisons simples à cette crise, à entrer dans sa complexité. La résolution de la crise se joue bien au point de rencontre entre la Révélation de Dieu et la culture.

Si notre foi chrétienne affirme que « le Dieu qui se manifeste en Jésus le Christ est le vrai Dieu, le vrai sujet d’une préoccupation ultime et inconditionnelle », pour reprendre les termes de Paul Tillich10, alors une telle affirmation ne peut être avancée qu’en « raison du caractère extraordinaire des événements sur lesquels [le christianisme] se fonde, à savoir la création d’une nouvelle réalité au sein même et dans les conditions de la situation humaine11 ». La foi chrétienne reconnaît alors en son centre l’événement d’une rencontre entre l’extraordinaire révélation de Dieu et la transformation des conditions de la vie terrestre. On ne peut plus penser une séparation entre le monde de Dieu et l’œuvre culturelle de l’homme pour un épanouissement de sa vie terrestre.

C’est alors bien le Dieu révélé en Jésus-Christ qui semble convoquer l’Église à reprendre son rapport à sa propre culture. Il nous faut revenir au lieu événementiel essentiel et ultime de cette réalité nouvelle apportée par le vrai Dieu. Cette instance se nomme la Croix et se poursuit dans la Résurrection. C’est à un retour au « souvenir dangereux » de liberté accompli sur la croix que l’Église est ramenée pour opérer sa transformation culturelle. Ce souvenir dangereux correspond principalement à une critique des autorités autres que celle de l’amour divin révélé en Jésus-Christ. Regardant la croix, les chrétiens se souviennent

du testament de son amour : la domination de Dieu parmi les hommes y apparaît précisément du fait que la domination entre hommes y est d’entrée de jeu écartée, que Jésus s’est reconnu lui-même dans les gens obscurs, les exclus, les opprimés, et qu’il annonçait ainsi cette domination de Dieu à venir comme force libératrice d’un amour sans réserve. (…) Cette memoria Jesu est alors un souvenir dangereux et libérant, qui presse le présent et le met en question, parce qu’il ne fait pas se souvenir de quelque avenir radieux, mais justement de cet avenir-là et parce qu’il astreint les croyants à se transformer constamment eux-mêmes pour rendre justice à cet avenir-là12.

L’avenir de l’Église ne peut que se fonder sur ce souvenir dangereux dont le cri des victimes est aujourd’hui le rappel. La résolution de cette crise que vit l’Église passe d’abord et avant tout par l’écoute du cri des victimes, nous le voyons. Ce cri nous rappelle que le sens de l’histoire a été dévoilé sur la croix par le cri du Seigneur crucifié, du corps d’un homme-Dieu violenté. La croix est le signe de fracture de l’humanité où toute culture de domination est mise en question par le Tout-Puissant mis en croix. La victoire sur les puissances dominatrices est assurée désormais par le cri de l’Innocent qui renvoie l’humanité à sa vérité. C’est ici le lieu de la confusion entre la vérité de l’amour donné et le mensonge de la domination sur le corps livré à la domination du péché. La croix nous situe à l’intersection entre le cri de la victime, qui peut être écouté, ou rejeté, voire moqué, et l’urgence d’un « prendre soin » dont la première petite cellule d’Église que constituent les femmes au pied de la croix, accompagnées de Joseph d’Arimathie et de Nicodème, est le signe premier.

Le soin du corps exposé, demeure même de Dieu parmi les hommes, ou l’indifférence à l’égard de ce corps violenté : l’Église est située aujourd’hui devant cette croix et interrogée sur le type de culture qu’elle cherche à transformer entre préservation des statuts et des rôles ou soin du corps violenté.

Mais quels sont donc les ressorts d’une telle transformation culturelle ?

II Les mécanismes d’une transformation culturelle

Après avoir analysé le rapport complexe de l’Église à la culture et l’exposition ultime de ce rapport sur la croix, il nous faut maintenant envisager les mécanismes d’une transformation culturelle pour considérer une possible transformation du style et de l’agir ecclésial. Envisager les mécanismes d’une telle transformation culturelle, c’est penser justement la culture en processus de transformation constante. Il nous faut partir d’une définition dynamique de la culture comme représentant le contenu conscient et inconscient qu’un groupe acquiert, partage et transmet de génération en génération, ce contenu organisant le mode de vie commune et aidant à interpréter l’existence.

Nous partons de l’hypothèse, à partir de l’analyse de l’imaginaire social chez Paul Ricœur, que les modifications qui ont lieu dans toute culture, faisant qu’elle change dans le temps, sont le résultat d’actes interprétatifs successifs de la réalité. La tâche d’interpréter et de changer nos cultures commence donc de quelque part, et ce quelque part est toujours in medias res. Nous sommes aujourd’hui pris au milieu de la chose que sont les crimes sexuels, les abus d’autorité et les abus de conscience. C’est ce lieu interprété, à la suite d’une succession d’actes interprétatifs de la culture ecclésiale, qui constitue aujourd’hui le fondement d’une possible transformation culturelle de l’Église.

Pour Ricœur, il n’y a pas de transformation culturelle qui ne passe par une transformation de l’imaginaire social. Cet imaginaire social est la manière dont une société ou une institution se représente elle-même ce qu’elle est, représentation qui passe par une fonction descriptive et une fonction projective. En effet, l’imaginaire social met en jeu la manière dont nous nous situons dans l’histoire, en reliant « nos attentes tournées vers le futur, nos traditions héritées du passé et nos initiatives dans le présent13 ». Ricœur a montré que ce travail de description et de projection fait jouer deux expressions fondamentales : l’idéologie et l’utopie. L’idéologie naît de « la nécessité pour un groupe quelconque de se donner une image de lui-même, de “se représenter”, au sens théâtral du mot, de se mettre en jeu et en scène14 ». La fonction de l’utopie, d’un autre côté, est de « projeter l’imagination hors du réel, dans un ailleurs qui est aussi un nulle part15 ». Nous avons acquis bien souvent une vision négative de l’idéologie et de l’utopie, passées toutes deux par l’épreuve de leur intégration dans les grands totalitarismes du xxe siècle. Mais il serait totalement illusoire de penser que ces deux expressions de l’imaginaire social soient absentes de la production culturelle ecclésiale, bien au contraire. Reprenons-les très succinctement pour donner résonnance à leur intrusion dans la transformation culturelle imposée à l’Église au cœur de cette crise.

Parlons de l’idéologie d’abord. Paul Ricœur a identifié trois usages du concept d’idéologie : l’idéologie comme distorsion-domination ; l’idéologie comme légitimation de la domination ; l’idéologie comme intégration dans la mémoire sociale.

L’idéologie comme distorsion-domination correspond à la production d’une image inversée de la réalité. La réalité est non seulement niée mais subvertie par une représentation imaginaire. Les logiques de domination au sein d’une institution seront donc assurées par la falsification de la réalité elle-même. Au contraire, une institution sera honnête dans son processus de changement par le biais d’une tentative d’une description la plus juste possible de la réalité elle-même. Ne sommes-nous pas dans ce temps où la réalité doit être regardée en face, décrite avec précision et de manière narrative pour échapper le plus possible à la distorsion de l’analyse et de ses représentations ? La phase d’écoute du cri des victimes permet certainement ce travail de description narrative de la réalité renvoyant à une réalité vécue et trop souvent empêchée d’être entendue à cause de la distorsion idéologique de la réalité. On peut penser, par exemple, à une imagination ecclésiale qui privilégie parfois une figure de ministres exempts de vices et de déviances du fait de leur ordination sacrée.

L’idéologie correspond ensuite à une tentative de légitimation de la domination. Pour le dire autrement, l’idéologie est un moyen de légitimer l’autorité par la voie d’arguments pouvant être reconnus par tous. Ainsi, quand le cléricalisme est caractérisé comme déviance, il l’est souvent par rapport à la vocation proprement théologique de l’Église. Mais il correspond à une déviance somme toute ordinaire de l’institution qui cherche à légitimer son autorité et assurer le contrôle social sur l’institution, que ce cléricalisme soit « laïc » ou « ministériel ». Le changement culturel passera souvent par la reconnaissance d’une certaine vulnérabilité de l’autorité, par un retour au sens évangélique de la vocation des baptisés dans l’Église et des ministères parmi eux. Elle devra identifier cette tentation idéologique de légitimation d’une autorité qui devient alors contraire au projet de service lié à l’institution ecclésiale et fondé sur le mandat exemplaire du Christ.

Enfin, l’idéologie peut avoir une fonction positive d’intégration dans la mémoire sociale. Elle correspond à cette fonction de l’institution de « diffuser la conviction que les événements fondateurs sont constitutifs de la mémoire sociale, et à travers elle de l’identité même de la communauté16 ». L’événement fondateur est vécu à nouveau par la communauté par le biais de nouvelles interprétations de cet événement dans la tradition de l’institution qui en fait mémoire.

C’est justement à cette dernière fonction positive de l’idéologie que nous avons fait appel précédemment. Il s’agit de revenir à l’événement fondateur de la vie nouvelle portée par l’Église, à savoir le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ comme réinterprété dans le contexte de l’écoute du cri des victimes. Ce cri vient remettre en question les prétentions à une autre souveraineté que celle du Seigneur mort et ressuscité. La domination sur les corps vulnérables qui crient aujourd’hui vient nous rappeler que le Tout-puissant s’est fait solidaire des oppressés, des victimes des stratégies de domination, et qu’il vient les mettre en question de manière décisive.

Si une transformation culturelle n’est possible qu’en revenant à cet événement fondateur réinterprété à l’aune du cri des victimes contemporaines, comme instituant une forme de vie relationnelle alternative pour le corps du Christ qu’est l’Église, l’utopie ne doit pas non plus être ignorée. L’utopie vient mettre en question l’ordre institutionnel existant pour envisager des alternatives à cet ordre. Sa faiblesse tient à son manque de réalisme pratique mais elle se doit aujourd’hui d’envisager l’inscription des valeurs du Royaume à l’intérieur même de l’institution ecclésiale par une subversion des pouvoirs trop installés, des juridismes rigides, des ritualités sans réinterprétation. Elle empêche finalement le peuple de Dieu d’arrêter son pèlerinage vers la Jérusalem céleste et l’oblige à trouver les moyens de poursuivre sa marche d’un pas plus léger.

Si l’utopie est une extraction hors du réel, l’alternative qu’elle propose doit pouvoir se confronter avec le rôle pratique de l’idéologie comme intégration dans une mémoire vivante incarnée dans des pratiques d’interprétation de l’événement fondateur. C’est à ces pratiques ecclésiales, signe de l’incorporation de la réalité alternative du Royaume au sein même de la culture ecclésiale que nous souhaitons consacrer la dernière partie de notre propos.

III L’Église porte en elle des pratiques culturelles alternatives

Quand le pape François parle d’une transformation missionnaire de l’Église, il envisage de passer à un autre style de vie de l’Église, un style de vie marqué par une manière évangélique de vivre les relations à l’intérieur du corps ecclésial, mais aussi avec les autres créatures et avec Dieu17. Ce style de vie, du fait des crimes et abus qui ont été révélés, ne pourra plus être le même. Il ne pourra plus, pour le dire autrement, être un style de vie qui favorise une culture du silence, de la domination perverse et cachée, de la contrainte spirituelle, etc. Ce style de vie doit se soumettre à la critique ouverte par l’avènement du Royaume depuis le cri du Seigneur crucifié. Un tel changement n’est possible que si l’Église se pense elle-même comme cette « institution honnête qui met en lumière les limites de toutes les formes présentes de la vie politique et sociale18 » c’est-à-dire les siennes en premier, et ainsi, « amène l’homme à une relation avec la réalité ultime qui inclut sa propre fin dernière19 ». Une telle relation ne peut se réaliser qu’en « se confrontant avec courage aux défauts et aux limites de la vie présente de l’homme – et non en les fuyant20 ». Si la fuite de la réalité n’est plus possible, la confrontation avec celle-ci doit pouvoir faire naître de possibles alternatives culturelles aux pratiques perverses dissimulées dans les crimes et abus révélés. Qu’il nous soit permis d’envisager désormais trois de ces pratiques fondamentales marquant un autre style de vie ecclésiale.

La première pratique envisagée concerne les actes d’interprétation de la réalité elle-même. La crise traversée a souvent fait sentir la nécessité de lieux de parole où le « nous » ecclésial pouvait s’exprimer. Pour le dire autrement, l’interprétation de ce qui se vivait dans l’Église n’était pas seulement réservée à quelques interprètes autorisés, que ce soit du côté d’une parole magistérielle ou d’une parole ministérielle. Le « nous » de l’Église était invité à s’exprimer dans le « nous » synodal de l’Église. Ce « nous » n’est pas le reflet d’une opposition entre « démocratisme » et « cléricalisme », mais le « nous » qui se fonde sur la conviction que chaque baptisé est pourvu d’un sens de la foi capable d’interpréter la réalité ecclésiale à l’aune de la foi en Jésus mort et ressuscité. Il se trouve qu’il peut y avoir parfois un conflit des interprétations parce que la réalité n’est pas décrite ou projetée de la même manière. Dans ce cas, l’Église doit apprendre sans cesse à ne pas taire ce conflit mais à le vivre par la régulation du travail de l’Esprit dans l’ensemble du corps avec une place particulière attribuée au ministère dans le jeu de cette régulation, cette place ne pouvant prendre la figure d’une autorité supérieure univoque sans écoute et sûre d’elle-même. Le ministre est lui-même soumis à l’obéissance de la foi passant par une écoute rigoureuse et attentive de la Parole de Dieu avec l’ensemble du peuple croyant.

La question qui nous est posée aujourd’hui est la suivante : quels sont les lieux ecclésiaux d’expression et de confrontation des imaginaires sociaux relatifs à la réalité ecclésiale elle-même ? Comment joue, dans la confrontation de ces imaginaires, le rôle premier et régulateur de l’écoute de la Parole de Dieu formatrice de la juste vision du Royaume ? Cette confrontation doit pouvoir se vivre à tous les échelons de la vie de l’Église, du conseil paroissial au synode extraordinaire. Dans le cas contraire, le cléricalisme risque bien souvent de venir s’insinuer comme cette déviance qui « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple21 ». La personnalité des chrétiens, c’est une personnalité marquée par la plongée dans la vie trinitaire depuis le jour de leur baptême, et donc leur capacité à interpréter la réalité et sa fidélité ou non à l’événement ultime de la Révélation de Dieu.

Corrélativement à la pratique de ce « nous » ecclésial dans le travail d’interprétation constituant la tradition vivante de l’Église, une solide formation de tous les membres du peuple de Dieu semble plus que jamais nécessaire. Cette formation permettra un juste discernement des articulations nécessaires entre la dimension surnaturelle et la dimension rationnelle de la foi chrétienne. Si la Révélation vient de Dieu elle s’adresse bien à la raison de l’homme dans toutes ses médiations. Elle ne peut être réduite à un langage ésotérique, à des mystiques déviantes non vérifiées, à des émotions produites, ou encore à des prédications n’ayant pas fait l’épreuve du passage rigoureux par le texte commenté. Une juste formation sera apte à repérer les distorsions idéologiques du donné de la Révélation pour les intégrer au « nous » synodal et les éprouver en face de la vérité du travail de l’Esprit dans l’Église et de ses lentes maturations.

Enfin, parmi les priorités culturelles de l’Église évoquées par le pape François, on trouve le passage à une culture du service et du soin de l’autre. Si les abus font système du côté de l’enfermement et de la négation de la liberté, les actes de soin et de service sont appelés à faire système du côté d’un service de la liberté. Pour cela, il s’agit de revisiter l’acte fondateur de l’Église du côté de sa tradition évangélique. Cela devrait la ramener au style évangélique tel qu’il est décrit dans les Actes des Apôtres et les écrits pauliniens. Son mode de présence au monde est décrit par trois termes essentiels : koinonia, diakonia, marturia (communauté comme communion ; service à la suite du don que le Christ fait de sa vie ; témoignage comme crédibilité cohérente entre paroles et actes)22. Plus que l’imposition d’un message impératif, le service évangélique passe par la construction de liens de communion avec les autres, par un service désintéressé du plus pauvre et par un témoignage crédible et cohérent.

Conclusion : le passage par la tierce instance

Si nous avons souhaité répondre au problème que posent les abus pour l’institution ecclésiale en partant d’un point de vue fondamental, à partir du concept de culture, c’est pour montrer que la crise que nous traversons vient interroger les fondements même de l’être au monde de cette institution en crise et qu’il serait illusoire de sortir d’une telle crise par l’identification de problèmes isolés les uns des autres. Si les abus font système, c’est bien par un point de vue systémique qu’il s’agit d’entrevoir les solutions à cette crise. L’Église est convoquée à interroger en profondeur son propre système culturel à partir de ses fondements et à l’intérieur des cultures dans lesquelles elle s’insère.

Le risque de tout système bien intégré par une mémoire commune, un corpus commun, des pratiques communes, un magistère universel s’imposant à tous, est la clôture de ce système. Le monde ouvert dans lequel nous sommes favorise paradoxalement la clôture des systèmes de sens ou de pratique commune. Une culture du silence est bien souvent le reflet d’une telle clôture du système ne laissant aucune place à un élément critique externe. Même le récit biblique peut alors être utilisé au service de stratégies de domination à l’intérieur même de l’institution. Il perd sa valeur de récit critique de toute prétention à la Seigneurie en dehors de la seule Seigneurie du Christ.

Pourtant, le récit chrétien n’est jamais fondé sur un face à face clos. Ce qui fonde notre foi n’est pas le simple face à face du Père et du Fils, répété dans le face à face du ministre ordonné et des laïcs, du sachant et du non-sachant. L’Église doit savoir faire jouer la tierce instance de l’Esprit comme celle qui articule le dialogue du Père et du Fils en vue de leur extériorisation. Le Fils est envoyé au monde par la puissance de l’Esprit. Ce travail de l’Esprit joue à la fois à l’interne mais aussi à l’externe. Il est à discerner au cœur des réalités du monde qui œuvrent pour le bien de tous.

Du point de vue de l’ecclésiologie, il nous semble déterminant de poursuivre un chantier ouvert par Yves-Marie Congar, dont nous célébrons les vingt-cinq ans de la mort, qui confiait un rôle particulièrement déterminant à l’Esprit Saint dans la Tradition vivante de l’Église peuple de Dieu et corps du Christ. Le Saint-Esprit n’est pas à considérer dans un simple rôle d’animateur des structures ecclésiales posées par le Christ. Il est désigné par Congar comme « co-instituant de l’Église23 ». Cette « co-institution » devrait être pensée dans l’ensemble de la réalité institutionnelle de l’Église, au-delà du sacrement et des ministères. Le théologien orthodoxe Jean Zizioulas est allé un peu plus loin que Congar en montrant que le rôle institutionnel de l’Esprit est décisif pour échapper aux dérives que nous connaissons aujourd’hui. Il déclarait déjà dans une contribution au colloque de Bologne en 1980 :

Le fait que l’Orthodoxie n’ait pas vécu de situations semblables à celle des Églises occidentales, telles que les problèmes du cléricalisme, de l’anti-institutionnalisme, du pentecôtisme, etc. peut être pris comme une indication que, dans une large mesure, la pneumatologie a jusqu’à présent sauvé la vie de l’Orthodoxie24.

Pour Zizioulas, l’Esprit ne se surajoute pas à la vie de l’Église comme un élément qui animerait une institution issue du Christ mais il « constitue » l’Église25. La conséquence de cette constitution est que l’Église est toujours dirigée vers un ailleurs d’elle-même. L’Esprit l’oriente vers un au-delà de l’histoire, un au-delà qui s’enracine déjà dans des pratiques alternatives à celles de la domination des puissances. L’Esprit est de l’ordre d’un jaillissement imprévisible qui suppose une ouverture à l’Autre qui vient sous des formes souvent inattendues.

En France, une des premières décisions face à la crise, fut de confier l’écoute des victimes à une commission indépendante. Il s’agissait d’accepter de se laisser regarder de l’extérieur, de permettre aux victimes de parler sans peur d’entrer dans un face à face avec l’institution elle-même. Plus largement, sommes-nous capables de nous poser la question de la place institutionnelle d’une tierce instance dans notre vie ecclésiale pour que nos conseils paroissiaux ou diocésains ne se résument pas dans un face à face, ou même dans un dialogue clos, mais s’ouvrent à l’événement constant et surprenant du jaillissement de l’Esprit qui suscite émerveillement et discernement ? « Viens, Seigneur, nous t’attendons. »

Notes de bas de page

  • 1 Pape François, Lettre au Peuple de Dieu (20 août 2018) 2.

  • 2 Ibid.

  • 3 Ibid. 1.

  • 4 J. Maritain, Religion et culture, Paris, Desclée de Brouwer, 1991 (1re éd. : 1930), p. 45.

  • 5 François, Lettre au peuple de Dieu (cité n. 1) 1.

  • 6 J. Maritain, Religion et culture (cité n. 4), p. 20.

  • 7 Vatican ii, Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem 5 : « L’œuvre de rédemption du Christ, qui concerne essentiellement le salut des hommes, embrasse aussi le renouvellement de tout l’ordre temporel. La mission de l’Église, par conséquent, n’est pas seulement d’apporter aux hommes le message du Christ et sa grâce, mais aussi de pénétrer et de parfaire par l’esprit évangélique l’ordre temporel. »

  • 8 J. Maritain, Religion et culture (cité n. 4), p. 26.

  • 9 « Le Christ, unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité par laquelle il répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement d’une part et le Corps mystique d’autre part, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin » (LG 8).

  • 10 P. Tillich, Théologie de la culture, Paris, Denoël-Gonthier, 1972, p. 51.

  • 11 Ibid.

  • 12 J.-B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique, CF 99, Paris, Cerf, 1979, p. 109.

  • 13 P. Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Autres temps 2 (1984), p. 53-64.

  • 14 Id., « L’imagination dans le discours et dans l’action », dans Du texte à l’action, Essai d’herméneutique II, coll. Essais, Paris, Seuil, 1986, p. 255.

  • 15 Id., « L’idéologie et l’utopie » (cité n. 13), p. 60.

  • 16 Ibid., p. 58.

  • 17 Pape François, Exhortation Apostolique Evangelii gaudium (24 nov. 2013) 115.

  • 18 W. Pannenberg, Theology and the Kingdom, Philadelphia, Westminster Press, 1969, p. 82 (notre trad.).

  • 19 Ibid.

  • 20 Ibid.

  • 21 Pape François, Lettre au peuple de Dieu en marche au Chili, 31 mai 2018.

  • 22 Cf. Y.-M. Congar, Pour une Église servante et pauvre, Paris, Cerf, 2014, p. 111.

  • 23 Cf. Y.-M. Congar, Je crois en l’Esprit Saint 2, Paris, Cerf, 2002, p. 16-24.

  • 24 J. Zizioulas, « Christologie, pneumatologie et institutions ecclésiales. Un point de vue orthodoxe », dans G. Alberigo (éd.), Les Églises après Vatican ii. Dynamisme et prospective. Actes du Colloque international de Bologne, coll. « Théologie historique » 61, Paris, Beauschene, 1980, p. 147.

  • 25 Ibid. : « Dans une seule perspective christologique nous pouvons parler de l’Église comme in-stituée (par le Christ), mais dans une perspective pneumatologique il nous faut en parler comme con-stituée (par l’Esprit). »

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80