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Vingt ans de «Théologie comparative». Visée, méthode et enjeux d'une jeune discipline

Jacques Scheuer s.j.
Depuis une vingtaine d'années, une discipline nouvelle connaît un essor modeste mais soutenu, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans une démarche qui se veut à la fois comparative et confessionnelle, le théologien se livre à un examen approfondi d'un texte ou de quelque expression d'une religion autre, avant de revenir à sa propre tradition et de l'interroger à la lumière de ce qu'il a découvert. Après avoir défini l'objectif et la méthode, l'article précise les rapports de cette discipline avec l'histoire comparée des religions ainsi que la théologie des religions; il évoque enfin les fruits que l'on peut attendre de cette démarche et les limites signalées par certains critiques.

Depuis une vingtaine d’années, un mouvement théologique nouveau connaît un développement modeste mais soutenu, principalement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. À ce mouvement, ou plus précisément à cette discipline, quelques-uns de ses pionniers ont donné le nom de « théologie comparative ». Il s’agit d’une démarche qui inclut l’étude rigoureuse d’éléments (doctrinaux, dévotionnels, rituels, symboliques...) appartenant à une religion autre que celle du théologien concerné. Celui-ci procède ensuite à une comparaison précise avec des éléments de sa propre tradition et, dans un mouvement de « retour », développe sa propre réflexion théologique à la lumière de cette comparaison. Il s’agit donc d’un travail comparatif et d’une opération théologique. Cette double qualification répond, dans l’esprit des promoteurs, à la situation culturelle et spirituelle de pluralité, voire de pluralisme, que nous connaissons. Cette diversité croissante n’imprègne pas seulement le monde qui nous entoure ; elle laisse sa marque au plus intime de nous-mêmes, sans que, le plus souvent, nous en prenions clairement conscience.

La pratique d’une réflexion théologique qui fait place à des apports provenant d’autres religions peut revendiquer des antécédents lointains et parfois illustres. Dans sa notice « Comparative Theology », parue dès 1987 et où l’expression n’a pas encore le sens plus précis que nous lui donnons ici, David Tracy esquisse une histoire rapide de l’intérêt des monothéismes « occidentaux » (principalement le christianisme) pour les autres manifestations du religieux et du sacré1. De son côté, Francis Clooney parle d’« ancêtres » en évoquant les travaux parfois remarquables de quelques missionnaires sur l’hindouisme2 ou d’autres religions de l’Asie. Cela, sans méconnaître tout ce qui peut et doit aujourd’hui nous distinguer de ces ancêtres.

Quelques représentants de la « théologie comparative »

La théologie comparative n’est pas un club dont on pourrait dresser la liste des membres. Ce n’est pas davantage une école de pensée dont tous les protagonistes souscriraient à des objectifs et des méthodes identiques. Il peut être éclairant toutefois d’évoquer quelques noms et de signaler brièvement quelques convergences et spécificités.

Enseignant à Boston, Robert Neville inclut en particulier dans sa réflexion la pensée confucéenne. Outre ses propres travaux3, il a conçu et dirigé un programme de recherches (« Comparative Religious Ideas Project ») qui aboutit à la publication de trois volumes collectifs4. Ce projet réunissait d’une part, des spécialistes de six domaines religieux (judaïsme, christianisme, islam, hindouisme, bouddhisme, traditions chinoises) et, d’autre part, non pas des « généralistes », mais des personnes qui, avec les ressources de la sociologie, de l’histoire et de la philosophie, posent des questions transversales, critiques et méthodologiques. Chacun des trois volumes, tout en abordant l’étude d’une thématique large, avait pour objectif d’affiner la méthode comparative par la mise au point de catégories et de grilles d’analyse. Ce travail collectif s’arrête cependant en deçà de véritables reprises philosophiques ou théologiques fondées sur la comparaison.

De ce côté-ci de l’Atlantique, le théologien anglican d’Oxford, Keith Ward s’est notamment fait connaître par une série de quatre volumes thématiques consacrés respectivement à la révélation, la création, la nature humaine et la communauté5. Dans chacune de ces études, il passe longuement en revue les enseignements du judaïsme, de l’islam, de l’hindouisme et du bouddhisme, avant d’exposer, avec le bénéfice de cette confrontation, une réflexion théologique chrétienne renouvelée. Il présente l’ensemble comme « une contribution à la théologie comparative » ou encore « une théologie systématique chrétienne, entreprise dans un contexte comparatif » et « global »6. Sans être spécialiste d’aucune des quatre traditions qu’il aborde, Keith Ward a pris soin de se documenter sérieusement.

C’est encore un autre style que l’on découvre dans les écrits de James Fredericks, professeur à Los Angeles. Alors que ses intérêts l’orientent surtout en direction du bouddhisme, sa pratique comparative s’investit moins dans l’analyse de textes classiques que dans la rencontre personnelle et le dialogue avec des interlocuteurs bouddhistes, notamment au Japon et en Amérique du Nord7. Nous le retrouverons bientôt, à propos des rapports entre théologie comparative, théologie des religions et dialogue.

Le nom plus fréquemment associé à la « théologie comparative » est probablement celui d’un autre américain, Francis Clooney. Jeune jésuite, il avait découvert la pensée et la pratique de l’hindouisme au contact des élèves du collège népalais où il enseigna quelque temps. Il fera par la suite des séjours prolongés en Inde et s’imposera l’étude des langues et littératures sanskrites et tamoules. Dans son enseignement à Boston College, puis à Harvard, et dans ses nombreuses publications, il invite à l’exploration de l’une ou l’autre école de pensée ou tradition spirituelle de l’hindouisme8. Il privilégie la pratique de la théologie comparative et fait preuve de discrétion dans la réflexion théorique. Il vient cependant de publier un petit ouvrage sur les objectifs, la méthode et les fruits de cette discipline telle qu’il la pratique : alors que plusieurs de ses publications précédentes incluent des développements assez techniques, voici une présentation pour un public plus large et dans laquelle l’exposé théorique et les exemples s’équilibrent9. Sa lecture peut être complétée avec profit par celle d’un ouvrage collectif dans lequel Francis Clooney n’a signé qu’une conclusion d’une dizaine de pages, mais dont il est, secondé par James Fredericks, le maître d’œuvre. Neuf jeunes chercheurs y formulent des observations critiques sur la situation actuelle de la théologie comparative : la diversité des approches, les résultats engrangés, mais aussi les lacunes, voire certains déséquilibres ; ils formulent en outre des suggestions et esquissent des projets pour le travail des prochaines années10.

Dans les pages qui suivent, nous nous laisserons guider en priorité par les perspectives et le style de travail de Francis Clooney, tout en faisant écho, plus largement, aux critiques et aux débats autour de la théologie comparative.

Objectifs et méthode

Rien de plus simple, dans le principe, que la démarche de la « théologie comparative ». Elle procède d’une constatation et d’une conviction. Dans notre monde globalisé et pluriel, les frontières entre les univers religieux se font poreuses et les identités, quand elles ne se durcissent pas dans une réaction de défense, deviennent fluides. Tant le repliement sur soi que la dilution dans une indifférence relativiste constituent des formes de démission intellectuelle et spirituelle. Le théologien porte ici une responsabilité particulière : travaillant, comme il se doit, dans le cadre d’une religion, il ne peut plus s’acquitter de sa tâche en faisant abstraction des autres traditions religieuses et spirituelles, en ignorant leurs enseignements et leurs pratiques, au point d’accorder une attention exclusive aux ressources de sa propre tradition. Pour le dire de manière positive : le théologien d’aujourd’hui trouvera profit, dans son travail d’intelligence de la foi, à prendre en considération les convictions et les valeurs, les sagesses et les modèles dont vivent et s’inspirent d’autres communautés.

Il ne s’agira pas pour lui, dans une démarche syncrétique et artificielle, d’échafauder quelque super-religion à partir de matériaux empruntés à gauche et à droite. Et pas davantage de se servir de pièces rapportées pour remplacer, dans sa propre foi, des éléments qui l’auraient déçu. Plus modestement, plus sagement aussi, il se met à l’écoute de ce que d’autres croyants peuvent avoir à lui dire. Franchissant les frontières du domaine de sa foi et de sa communauté, il choisit d’explorer un autre territoire. Il se tient en éveil, disponible, prêt à recueillir d’autres expressions de foi, d’autres manières de prier, de comprendre et de vivre.

La démarche, de soi, n’est certes pas inédite. Conduite avec rigueur et menée à son terme (un terme toujours provisoire), elle est cependant neuve. Elle n’est comparative et vraiment théologique, c’est-à-dire procédant de la foi et visant une intelligence plus plénière et cohérente de la foi, qu’à deux conditions et en deux temps. Premier temps et première condition : l’exploration, l’étude et la compréhension approfondie d’une manifestation religieuse relevant d’une autre tradition. Second temps et seconde condition : une comparaison fine entre ce qu’il découvre et ce qu’il comprenait de sa propre foi, non par curiosité superficielle, ni pour aboutir à une juxtaposition statique, mais en acceptant que la compréhension qui est la sienne de sa foi et de sa tradition se laisse interroger et peut-être vivifier par ce qu’il aura découvert. La démarche est théologale si elle est inspirée de bout en bout par la foi. Elle est théologique dans la mesure où elle est conduite avec la rigueur propre à cette science.

Dans la première phase, celle d’enquête et d’analyse de la tradition autre, le souci de rigueur suggère de se donner des objectifs modestes et circonscrits. Les comparaisons entre religions ont trop souvent souffert de généralisations hâtives et de synthèses aventureuses. L’expérience enseigne en outre qu’il est bien difficile de ne pas se laisser entraîner et abuser par toutes sortes de précompréhensions et de préjugés culturels, idéologiques et doctrinaux. Francis Clooney recommande sans cesse de procéder « à petits pas », d’accepter les contraintes d’un honnête travail d’artisan.

Si on décide de travailler à partir de textes (un point de départ fréquent), il sera sage de choisir un texte ou un petit ensemble de textes bien délimité. On s’approchera de la signification (ou des significations) du texte en s’aidant au mieux des commentaires traditionnels. L’enquête portera également, de proche en proche, sur les usages du texte dans la communauté : son inscription dans des rituels, sa place dans des pratiques dévotionnelles, l’autorité qui lui est éventuellement reconnue pour régler des comportements ou prendre des décisions, les expressions artistiques qu’il inspire… À partir d’un texte se déploie ainsi progressivement un monde qu’il faut apprendre patiemment à habiter, afin de rejoindre au mieux ce qu’il signifie pour les croyants qui en vivent.

L’enquête provisoirement terminée (provisoirement, car le théologien pourra y revenir, et d’autres après lui), la même modestie, la même sage lenteur s’imposent dans la phase de comparaison. Le théologien (chrétien, par exemple) ne se hâtera pas de confronter ce texte au « christianisme » ou à la « foi chrétienne » et de porter un jugement global. Il cherchera plutôt le rapprochement avec un texte (chrétien) précis, qu’il prendra soin de situer et d’interpréter dans le cadre de sa propre tradition.

« La théologie comparative requiert des lecteurs, pas des consommateurs11. » Il n’y a pas de raccourci magique, rien qui autorise à court-circuiter le labeur patient de cet apprentissage de la « lecture », de l’« acte de lire » dans un mouvement de va-et-vient (« back and forth »). C’est le prix à payer pour que le travail de la comparaison débouche sur une réflexion théologique rigoureuse et, le cas échéant, sur une appropriation spirituelle féconde12.

Théologie comparative et histoire des religions

La théologie comparative hérite avec reconnaissance des méthodes comparatives développées dans le cadre des sciences humaines. Aux procédures mises au point au xixe siècle par l’histoire des religions puis, dans la première moitié du xxe, par l’école phénoménologique, elle associe les recherches et les méthodes plus récentes des sciences du langage, de la critique littéraire, de l’herméneutique, de la sociologie de la connaissance… Le recours rigoureux et inventif à ces disciplines garantit le caractère scientifique de la démarche théologique et l’originalité de sa production.

La théologie comparative se distingue cependant de l’étude des religions comparées, par sa visée constructive et par son caractère confessionnel.

Par sa visée constructive : elle ne s’interdit pas, bien au contraire, d’aboutir à une transformation de son objet. L’histoire et les autres sciences des religions se donnent pour objectif une meilleure connaissance des phénomènes religieux et de leurs modes de fonctionnement. Rien n’empêche d’exploiter ensuite ces résultats au service (ou au détriment) de la religion et de la société, mais cela appartient davantage au responsable politique, à l’éducateur ou au citoyen. L’historien du bouddhisme, par exemple, ne s’impose par principe aucune réserve dans son enquête sur le passé de cette tradition, mais il n’a pas l’ambition d’influer sur son devenir ni de prescrire comment les bouddhistes devraient penser ou se comporter. Le ferait-il, il se transformerait alors en réformateur ou en théologien.

La visée du théologien comparatif est différente. Dès le départ, il inclut dans son projet le moment du « retour ». Il se trouve par là exposé à la tentation d’anticiper ce retour, au risque d’infléchir voire de gauchir son enquête en fonction des bénéfices qu’il en attend plus ou moins confusément pour sa propre réflexion et pour sa communauté. Sa démarche requiert donc d’être contrôlée par la rigueur (sans cesse approchée, jamais pleinement atteinte) des sciences des religions. Libre à lui de passer ensuite à la phase constructive et plus créatrice du retour à sa propre tradition, la phase des enjeux proprement théologiques.

Il apparaît ainsi que la visée de la théologie comparative est liée à ce qu’on peut appeler son caractère confessionnel. Cette dimension confessionnelle est fréquemment rappelée et commentée par Francis Clooney ; de son côté, Keith Ward, dans une perspective quelque peu différente, dénonce la double illusion d’une théologie qui, s’enfermant dans un discours d’attestation identitaire, cesserait d’être ouverte à la critique et la comparaison, et d’une théologie comparative qui revendiquerait une stricte neutralité entre les points de vue confessionnels13. Dès le départ, des pionniers de cette nouvelle discipline ont fait valoir que sa pratique n’est pas en principe l’apanage du théologien chrétien. Elle est ouverte à toute personne qui, partant de sa propre tradition, en explore une autre, dans l’espoir que cet itinéraire portera des fruits dans la phase du retour, la phase de reprise et d’élaboration, celle de la théologie « après comparaison » ou « d’après la comparaison ». Tous les cas de figure sont envisageables : un bouddhiste interrogeant le judaïsme, un confucianiste explorant l’islam, et ainsi de suite14. On le voit, le terme « théologie » doit être pris ici en un sens assez large : il est clair en effet — et cela peut à son tour devenir objet de comparaison — que cette discipline n’a pas exactement le même statut ni les mêmes méthodes dans différentes religions15.

On pourrait même se demander si la démarche « comparative », au sens où on l’entend ici, ne s’étend pas en droit à toute personne explorant d’autres convictions (philosophiques, en particulier) pour revenir ensuite aux siennes propres. Où donc faire passer la frontière entre ce qui serait religion (avec sa « théologie ») et ce qui ne le serait pas ? C’est à dessein que je viens d’évoquer le cas du bouddhiste ou du confucianiste. Sans entrer dans d’interminables débats, il peut être éclairant de remarquer l’importance, pour la « théologie comparative » telle qu’elle s’est le plus souvent exercée jusqu’ici, de deux facteurs : 1) l’autorité d’un corpus de textes fondateurs (« Écritures », mais aussi « traditions » orales), auquel s’adossent le plus souvent des chaînes de commentaires et dont se réclament la pratique et la réflexion ; 2) une communauté qui transmet cette tradition et qui s’en nourrit. Selon ce double critère, assez souple, tant le bouddhisme que le confucianisme, par exemple, peuvent prendre place dans une pratique de théologie comparative, que ce soit comme point de départ (et de retour) ou bien comme tradition « autre » introduite dans la démarche comparative.

Ne perdons pas de vue qu’un nombre croissant de personnes, notamment dans notre Occident, ne se reconnaissent pas (ou ne se reconnaissent plus, ou pas encore) d’attache à quelque tradition structurée ni à quelque communauté instituée que ce soit. Si on a pu parler de « double » ou de « multiple appartenance16 », on observe également un refus ou du moins une frilosité à l’égard de toute appartenance. Dans nos sociétés et même lorsque tout lien n’a pas été rompu ou perdu avec les grandes communautés traditionnelles, la recherche comparative sera pour une part le fait d’individus situés à la marge ou en dehors de ces communautés et opérant dans des réseaux informels17. Dans ces cas-là, tant l’autorité de textes fondateurs que le rôle de transmission et de régulation d’une communauté n’interviendront probablement que de manière beaucoup plus lâche18. Dans les pages qui suivent, cependant, « théologie (comparative) » aura le sens d’une démarche confessionnelle de réflexion opérant dans une perspective chrétienne (le plus souvent) ou hindoue, islamique, etc.

Tant la religion propre (« home tradition »), qui se trouve au point de départ de la réflexion, que la religion « autre », qui permet d’ouvrir le champ d’une comparaison, interviendront dans le travail comparatif avec leurs caractéristiques et leurs règles particulières. À l’intention de tout lecteur et plus encore du croyant, il importe donc que le théologien comparatif énonce clairement sa situation et sa visée. Francis Clooney, par exemple, rappelle régulièrement que son travail est celui d’un théologien chrétien et plus précisément catholique ; c’est dans cette perspective qu’il convient de lire ses considérations sur la responsabilité (responsibility, answerability, accountability) du théologien à l’égard de sa communauté. Le théologien, à quelque tradition ou communauté qu’il appartienne, ne pourra éluder la question du rapport entre tradition et nouveauté, entre fidélité et originalité : nous reviendrons sur les critères d’une telle recherche.

Théologie comparative et théologie des religions

Parmi les questions qui surgissent à propos de la théologie comparative, figure celle de ses rapports avec la théologie des religions. Entendons par là toute réflexion sur les questions posées à la théologie par le fait de la pluralité des religions. La perspective particulière de chaque religion devrait évidemment faire ici l’objet d’un examen distinct. Dans l’ouvrage collectif récemment coordonné par Francis Clooney, on peut effectivement lire les réflexions d’un théologien hindou américain se rattachant à l’école non dualiste du « néo-Vedânta »19 ainsi qu’une présentation de différents enseignements traditionnels susceptibles d’éclairer le jugement et l’attitude des bouddhistes à l’égard d’autres religions ou sagesses20. Mais c’est bien sûr la perspective chrétienne sur la pluralité religieuse qui a davantage retenu l’attention des premiers auteurs (chrétiens) de théologie comparative : quel rôle et quelle valeur peut-on reconnaître à la diversité des religions (non chrétiennes) dans l’histoire du salut ?

Or, certains ont proposé de voir dans la théologie comparative naissante une issue hors du marasme ou de l’impasse où se serait enfermée la théologie (chrétienne) des religions21. Celle-ci, quand elle ne se réfugie pas dans une option exclusiviste qui dénie aux religions toute valeur et pertinence, paraît osciller perpétuellement entre un pôle inclusiviste et un pôle pluraliste. L’option pluraliste dilue la spécificité chrétienne (et d’abord christique) dans une vague convergence de toutes les religions vers un salut que nous ne pouvons vraiment reconnaître et nommer (l’Absolu, le Réel…). Quant à l’option inclusiv(ist)e, qui proclame clairement son attachement au Christ Jésus reconnu comme révélation ultime de Dieu et axe du salut de l’humanité entière, elle peine ou même échoue à reconnaître les (religions des) autres comme vraiment autres : ces traditions ne proposeraient rien qu’un chrétien ne connaisse et possède déjà, rien qu’il doive ou qu’il puisse découvrir et recevoir. Le croyant et le théologien chrétiens peuvent-ils cependant accepter de sacrifier l’une ou l’autre branche de ce qui apparaît comme une redoutable alternative ? Après l’effervescence et l’enthousiasme de la génération conciliaire, les recherches et les débats qui se sont multipliés ces trente dernières années laissent une impression de piétinement.

Le temps ne serait-il donc pas venu d’explorer d’autres voies ? Les théologies chrétiennes donnent l’impression de formuler, sur la pluralité des religions, des appréciations massives (plus ou moins positives et optimistes) dont on n’aperçoit guère sur quelles données elles se fondent ni ce qui, dans les religions historiques concrètes, les justifie. La théologie comparative propose d’aborder ces mêmes religions d’une tout autre manière. Elle suggère de procéder par petits pas, par études « locales » (tel texte, telle image, tel rite…). Elle recommande d’être attentif au détail, au contexte précis, à l’éclairage particulier qu’un enseignement, un symbole, un sentiment reçoivent à telle étape d’une histoire religieuse ou spirituelle. Si la confrontation et la comparaison conduisent à formuler des conclusions ou des appréciations, ce sera toujours avec prudence, de manière révisable et en se défiant de toute généralisation.

La problématique propre de la théologie des religions se dissipe-t-elle pour autant ? Parmi les praticiens chrétiens d’une théologie comparative, certains affichent des sympathies plus ou moins prononcées pour une position pluraliste tandis que d’autres se réclament clairement d’une forme d’inclusivisme22. Ils estiment cependant que l’heure n’est pas venue de trancher ce débat. Ils en appelleraient plutôt à un moratoire. La sagesse, disent-ils, est de laisser ces questions en suspens. Peut-être l’accumulation patiente de micro-études modifiera-t-elle les données du problème, invitant alors à faire pencher la balance dans telle direction23. Ils invoquent en outre un argument tactique : alors que des énergies considérables s’investissent (et peut-être se perdent…) dans d’interminables débats autour de la théologie chrétienne des religions, la jeune théologie comparative est une vigne prometteuse où les ouvriers sont peu nombreux.

Cette prudence ou ces réserves font à leur tour l’objet d’observations critiques24. Certains rétorquent qu’il est impossible d’ignorer le questionnement que suscite la pluralité religieuse : comment les praticiens de la théologie comparative pourraient-ils se réfugier dans l’abstention ou dans l’attentisme ? D’ailleurs, des options implicites et non réfléchies ne pèsent-elles pas sur leur choix des matériaux, leur interprétation de ces documents et les conclusions qu’ils en tirent ? Le débat a connu et connaît, notamment en langue allemande, des développements importants, qu’il serait trop long de reprendre ici25. Signalons du moins que les protagonistes font fréquemment appel à divers apports de la philosophie de Wittgenstein : réalité et langage, jeux de langage, différence entre les fonctions cognitive ou propositionnelle et performative ou praxéologique des expressions doctrinales… La prise en compte de ces apports imposerait de travailler sur des documents délimités et situés dans leur contexte : elle impose de renoncer aux vues totalisantes et aux jugements globaux dont la théologie des religions est coutumière26.

À défaut de conclure, soulignons que l’option pour la méthode des petits pas dans les recherches comparatives et même le plaidoyer pour un moratoire en théologie des religions n’impliquent pas que l’on ignore ou que l’on récuse tous les enjeux théologiques. C’est ce qu’il faut à présent montrer.

Fruits de la théologie comparative

Un premier fruit de la démarche consiste évidemment dans la découverte ou la connaissance plus fine et approfondie de telle facette d’une tradition religieuse autre. La sélection opérée s’explique pour une large part par des affinités culturelles et spirituelles, par un parcours biographique, par des voyages et des rencontres, mais aussi par la présence peut-être lancinante d’une énigme à résoudre, d’une difficulté de foi, d’un problème théologique qui s’impose à la réflexion. Certains seront attirés par le pressentiment de ressemblances ou de convergences entre deux religions ; l’attention d’autres sera provoquée et retenue par les différences et les écarts, par le caractère abrupt d’enseignements et de pratiques qui paraissent n’offrir aucune prise à la compréhension tout en dégageant un halo d’étrange séduction. Tant les similitudes que les divergences ou les oppositions peuvent être occasion de découverte et de réflexion. Si le travail toutefois se veut scientifique, il ne pourra se laisser guider exclusivement par des impressions de surface. En outre, il devra tenir compte des limites de la documentation disponible et surtout des atouts ou contraintes que représentent les (in)aptitudes linguistiques et les (in)compétences en telle ou telle discipline.

Ce que le travail d’enquête et d’analyse d’une tradition autre aura fait découvrir ou mieux comprendre représente déjà un enrichissement au plan culturel, intellectuel ou spirituel. Ce parcours et cette expérience nous placent en position d’obligé et nous font un devoir de reconnaissance, au double sens du mot : aveu de ce que nous n’avons pu que recevoir et gratitude à l’égard de ceux — proches et lointains, vivants et défunts — qui ont rendu possible cette rencontre27. Ce devoir de reconnaissance est d’autant plus impérieux que le pouvoir hégémonique d’un certain monde chrétien et/ou occidental nous pousse parfois à nous comporter comme en territoire conquis28.

Le véritable travail de théologie et de théologie comparative commence lorsque, après avoir parcouru une portion du territoire d’une tradition différente, nous amorçons le mouvement de « retour » — retour à soi et retour à notre propre tradition. Retour à la case départ ? Peut-être. Mais avec un bagage nouveau et un regard transformé. Il ne s’agit pas seulement d’intégrer (ou bien d’écarter) des données nouvelles, mais de modifier éventuellement leur agencement et d’apprécier le neuf et l’ancien (Mt 13,52) dans une lumière différente29.

Si on a fait l’option de ne pas se satisfaire d’une comparaison quelque peu statique et moins encore d’une simple juxtaposition, mais de mener à bien une opération proprement théologique, la question se posera d’emblée des critères qui présideront à ce discernement. Un hindou, un bouddhiste et un juif qui, par hypothèse, auraient étudié un même matériau (chrétien, par exemple, ou taoïste) auront peut-être déjà procédé différemment, en fonction de leurs intérêts, dans la phase d’exploration et d’analyse. Pourront-ils ne pas procéder différemment lorsque viendra le temps du retour et de l’élaboration théologique ?

Il est probablement rare — il serait en tout état de cause décevant — que le territoire parcouru et les matériaux analysés se révèlent pauvres ou non pertinents au point de n’offrir aucun grain à moudre. Et si notre théologien s’est donné la peine d’entreprendre le voyage, c’est dans l’espoir de découvrir quelque chose qui lui « donne à penser », voire à vivre. Il faut donc supposer qu’il est prêt à se laisser en quelque mesure modifier par la rencontre de l’autre, à se laisser « altérer ». Francis Clooney est revenu plus d’une fois sur ce thème de la « vulnérabilité »30.

Vulnérable, donc. Mais jusqu’où ? Et comment ?

Une première manière d’être affecté par la découverte d’une tradition autre, c’est de prendre conscience de facettes de notre propre tradition qui n’avaient guère retenu notre attention — peut-être pour la simple raison qu’elles faisaient partie d’un paysage trop familier. Reprenant une catégorie d’un théoricien de l’art, Hugh Nicholson parle de « défamiliarisation » : « J’aimerais suggérer que la comparaison, en déplaçant temporairement les caractéristiques familières auxquelles une tradition telle que le christianisme a recouru pour se définir traditionnellement, est à même de libérer des aspects que la doctrine a pour effet d’occulter ». En d’autres termes, « l’étrangeté de la religion autre rejaillit sur ma propre tradition »31. De là vient que, tout comme le recours à l’art ou encore à la métaphore, la théologie comparative est une activité créative, constructrice, « poïétique » — tout en demeurant fidèle à sa tradition propre, qu’elle revisite32. Et sans doute pourrait-on ajouter : d’autant plus créative qu’elle lui demeure fidèle.

Mais nous voilà au nœud du problème, dès lors que nous sommes entrés dans une seconde manière d’être affectés par notre découverte de l’autre. Que faire de cette découverte ? Où va-t-elle nous emporter ? Comment réagir, maintenant que nous sommes à découvert ? Le croyant chrétien qui pratique la théologie comparative fait en quelque sorte le pari (ou vit dans l’espérance) que son enracinement dans le Christ, loin de le fermer à des apports provenant d’autres traditions, lui permet de se laisser surprendre par ce qui est nouveau (pour lui) et de l’accueillir avec gratitude. Sera-t-il à même de découvrir cette nouveauté avec intérêt et dans la joie, sans que la crainte d’être infidèle lui conseille systématiquement d’écarter et d’ignorer ? La crainte peut être mauvaise conseillère.

Le croyant — et en particulier le théologien, dont la foi cherche à comprendre, à se construire dans la cohérence et à rendre raison — devra vérifier cette cohérence et la mettre à l’épreuve : l’apport venu de l’extérieur, mais qui rejoint probablement en lui une certaine affinité, peut-il participer à la cohérence toujours en train de se construire autour de l’axe du Christ ? La question n’est pas ici de partir du principe que le chrétien peut identifier et reconnaître, dans telle religion, des éléments de vérité et de bonté dont il devrait penser que, si et dans la mesure où ils sont vrais et bons, ils sont déjà présents dans le christianisme. Une telle ouverture demeure bien limitée et soumise à une forme d’autocensure ; elle confirmerait le chrétien et sa communauté dans la persuasion qu’ils n’ont rien à découvrir, moins encore à recevoir. La question est plutôt de discerner des éléments susceptibles de compléter ce que nous connaissions déjà, ou d’identifier des déplacements dans cette cohérence toujours inachevée qui est la nôtre, ou encore de relire dans une autre lumière ce qui était familier, trop familier.

Le théologien exerce ici sa responsabilité spécifique : la rigueur de son étude et de sa réflexion sert la communauté. L’agenda de sa recherche n’est pas déterminé d’abord par des affinités ou des intérêts qui lui seraient propres, même s’il peut trouver là des amorces et une dynamique qui lui seront utiles dans son travail. Les demandes que lui adressera sa communauté ou les attentes qu’il percevra l’amèneront parfois à s’investir dans des travaux dont il ne saisit au départ ni la complexité ni l’éventuelle fécondité.

Autre est la situation d’un croyant ou d’un petit groupe de croyants. La question se pose pour eux en termes plus immédiatement personnels : qu’est-ce qui, provenant d’une autre tradition et passant par le travail de la comparaison, apparaît comme probablement bénéfique pour leur compréhension de la foi, pour le développement de leur vie dans l’Esprit du Christ ? Certains chrétiens estimeront que les ressources de leur propre tradition répondent amplement à leur désir profond et à leur nourriture spirituelle. Pour d’autres, leur quête personnelle ou les rencontres et les défis que permet et qu’impose une culture plurielle rendront incontournable le travail de la comparaison et du discernement.

Qu’il s’agisse du travail de longue haleine du théologien ou, pour d’autres, de discernements suscités par l’occasion et d’intégrations plus ponctuelles, on a souvent — et à bon droit — souligné l’enrichissement que représente la découverte d’une tradition autre. On ne perdra pas de vue cependant qu’un excès de richesses peut se révéler encombrant. La mentalité ou le comportement du collectionneur ne convient pas à la vie de foi et au chemin intérieur.

Indépendamment de ces dérives possibles, il conviendra souvent de parler d’appauvrissement plutôt que d’enrichissement à l’occasion de la rencontre d’autres croyants ou de la découverte de ressources de leurs traditions. « Appauvrissement » signifie ici que, loin d’être un accroissement de possessions, la découverte de telles ressources aboutit bien souvent à une simplification, une décantation, une redécouverte de l’essentiel. Le travail comparatif amorce un processus semblable au passage par le crible ou par le feu. Des scories et des déchets devront être éliminés ; des matériaux trop légers ou superflus partiront en fumée ; des idées, des images, des conduites familières connaîtront des purifications parfois douloureuses. Sans devenir un autre, l’être qui sera passé par le creuset sera différent et dans une certaine mesure, imprévisible. C’est dire que tout travail de réflexion comparative procède par « essais et erreurs » et comporte une part de risque. L’épreuve du temps et de l’expérience est nécessaire à la maturation. En ce domaine comme en d’autres, le débat théologique et la réception par les communautés font partie du processus de maturation.

Pour faire le point : quelques observations

Au sens défini dans ces pages, la théologie comparative se développe depuis une vingtaine d’années environ. Rappelons que, loin de représenter une école ou une obédience stricte, elle rassemble des auteurs dont les visées et le style de travail sont fort divers. Il s’agit en outre d’un mouvement en pleine évolution, dont on ne peut guère prévoir les directions qu’il prendra au cours des prochaines années. Si l’on tente cependant de faire le point, quelques observations peuvent être formulées.

Une première constatation : cette théologie comparative a jusqu’ici été le fait surtout d’auteurs chrétiens. On l’a dit plus haut, la participation de penseurs de toutes traditions est en principe envisagée et souhaitée. Leurs contributions à ce jour demeurent modestes, semble-t-il : des penseurs d’autres traditions, en Inde ou au Japon par exemple, ne se sont-ils pas mesurés plus volontiers à la philosophie occidentale qu’à la pensée chrétienne comme telle ? Il est compréhensible aussi que, d’une communauté à une autre, l’effet d’entraînement ne se fasse sentir que progressivement. Mais d’autres questions, moins circonstancielles, doivent être posées. La « théologie » comme discipline, avec son statut et sa méthode propres, se retrouve-t-elle dans d’autres religions ou traditions de sagesse ? Dans quelle mesure, sous quelles formes, avec quels moyens33, avec quelles priorités ? La réflexion innovante provient-elle aujourd’hui de milieux de théologiens traditionnels ou bien de penseurs plus indépendants34 ? Toutes ces questions devraient bien entendu être examinées pour chaque tradition distinctement. Et il va de soi que les diverses théologies (de la pluralité) des religions qui ont cours dans chaque tradition détermineront pour une large part l’intérêt ou le désintérêt pour la pratique de la théologie comparative ainsi que la manière de s’y engager.

Cela dit, il est permis d’espérer que des théologiens d’autres traditions récolteront des fruits comparables à ceux qui, sur la base d’expériences en milieu chrétien, ont été évoqués ci-dessus. En outre, une certaine réciprocité dans la pratique de la théologie comparative aura des conséquences au-delà des frontières confessionnelles : il peut être éclairant, pour un théologien (chrétien, par exemple), de découvrir les interprétations parfois surprenantes de sa foi et de son message (chrétien) dans le travail comparatif d’un théologien musulman ou hindou. Enfin, un exercice largement partagé de la théologie comparative, dans une perspective qui dépasse franchement une apologétique défensive, n’aura-t-il pas, à terme, de profondes répercussions sur les rapports interreligieux, sur les contacts entre croyants et entre communautés, sur la paix dans le monde ?

Une deuxième constatation : toutes les religions n’ont pas également retenu l’attention des chrétiens pratiquant la théologie comparative. L’hindouisme et le bouddhisme semblent jusqu’ici les plus fréquemment mis à contribution. L’islam ou les religions dites « traditionnelles » interviennent moins. D’une part, cela reflète probablement le degré de popularité de ces diverses traditions dans l’Occident d’aujourd’hui. D’autre part, par-delà les intérêts personnels et les affinités, la faveur que rencontrent (certaines formes choisies dans) l’hindouisme et le bouddhisme tient probablement à la combinaison de deux facteurs : leur éloignement relatif en termes doctrinaux et la disponibilité de vastes ensembles d’Écritures et de commentaires. Entre islam et christianisme, les écarts peuvent paraître moindres, mais avec des positions plus figées de part et d’autre. Quant au judaïsme, on pourrait soutenir qu’il a depuis toujours été inclus dans le travail du théologien chrétien, mais dans une perspective d’achèvement ou de couronnement, voire de substitution ; en outre, les penseurs chrétiens l’ont presque toujours réduit à ce qu’ils appellent l’« Ancien Testament », ignorant les développements considérables survenus après la naissance du christianisme35.

Troisième observation : les déséquilibres constatés s’expliquent pour une part par le choix des matériaux. Il s’est agi le plus souvent de textes (hindous, bouddhiques, chrétiens…). Certes, chez Clooney en particulier, textes et commentaires, nous l’avons noté, sont replacés dans un cadre plus large : pratique de la prière orale, célébration liturgique, expressions artistiques… Il n’en reste pas moins que la préférence accordée à la « lecture » de textes écrits risque d’exclure certaines religions fondées sur l’oralité ou accordant moins d’importance et d’autorité à un ensemble d’Écritures considérées comme canoniques. À l’intérieur même de traditions telles que le christianisme, l’hindouisme ou le bouddhisme, l’attention aux textes tend à privilégier des formes élitaires au détriment de formes plus populaires36. Rien n’empêche toutefois de corriger ces déséquilibres en recourant à d’autres types de documents (visuels, sonores : rituels, statues, images…), à charge pour le théologien comparatif de développer des méthodes adaptées d’enquête et d’analyse.

D’autres observations pourraient être formulées. Plusieurs des contributions au volume collectif The New Comparative Theology soulignent la nécessité de tenir compte de la critique « postcoloniale », mettent en garde contre des formes subtiles d’« hégémonisme » (notamment Nord / Sud), et invitent à développer des perspectives féministes et « libérationnistes »37. Rappels d’autant plus salutaires que le théologien comparatif rapproche des formes de pensée et de vie religieuses provenant de mondes culturels très différents, mais rappels valables en principe pour toute entreprise théologique.

***

Tout en permettant de faire quelque peu le point, les observations qui précèdent signalent des lacunes à combler, suggèrent des domaines à défricher. Dans la mesure où l’on se montre attentif aux « petits pas », au détail correctement observé et analysé, on sera davantage conscient de l’immensité du champ qui s’ouvre devant les théologiens de toutes traditions. La théologie comparative est-elle promise à se constituer progressivement en une « branche » de la théologie, distincte et reconnue comme telle ? On se demandera plutôt si, dans notre monde pluriel, la démarche comparative n’est pas appelée à devenir une dimension de tout travail théologique38.

Notes de bas de page

  • 1 David Tracy, « Comparative Theology », dans Mircea Eliade (dir.), The Encyclopedia of Religion, New York/Londres, Macmillan, 1987, vol. 14, pp. 446-455 ; repris dans la 2e édition, sous la dir. de Lindsay Jones, New York/Londres, Thomson Gale, 2005, vol. 13, pp. 9125-34.

  • 2 Francis X. Clooney, S.J., Comparative Theology. Deep Learning Across Religious Borders, Chichester, Wiley-Blackwell, 2010. Il mentionne notamment (pp. 27-29) Thomas Stephens (1549-1619), Roberto de Nobili (1579-1656) et Gaston-Laurent Cœurdoux (1691-1777) ainsi que (p. 37) Pierre Johanns (1882-1955).

  • 3 Robert C. Neville, Behind the Masks of God. An Essay Toward Comparative Theology, Albany (N.Y.), State University of New York Press, 1991 ; On the Scope and Truth of Theology. Theology as Symbolic Engagement, New York, T&T Clark, 2006 ; Ritual and Deference. Extending Chinese Philosophy in a Comparative Context, Albany, SUNY Press, 2008.

  • 4 Robert C. Neville (ed.), The Human Condition ; Ultimate Realities ; Religious Truth, Albany, SUNY Press, 2001.

  • 5 Keith Ward, Religion and Revelation ; Religion and Creation ; Religion and Human Nature ; Religion and Community, Oxford, Clarendon Press, 1994, 1996, 1998 et 2000 ; religion and Human Fulfilment, Londres, SCM Press, 2008.

  • 6 K. Ward, Religion and Community, chap. 14 « Christian Theology in a Comparative Context », surtout pp. 339-341.

  • 7 James L. Fredericks, Buddhists and Christians. Through Comparative Theology to Solidarity, Maryknoll, Orbis Books, 2004. – Parmi d’autres auteurs chrétiens qui se tournent vers le bouddhisme dans une démarche de théologie comparative, citons John Keenan, The Meaning of Christ. A Mahayana Theology, Maryknoll, Orbis, 1989, et The Gospel of Mark. A Mahayana Reading, Orbis, 1995.

  • 8 Le parcours de ses cinq principales publications plus anciennes (de 1990 à 2001) a été présenté dans Jacques Scheuer, « Interreligieuse, dialogale, confessionnelle : la ‘théologie comparative’ de Fr. X. Clooney », dans Revue théol. de Louvain 36, 2005, pp. 42-71. Signalons ses ouvrages plus récents : Divine Mother, Blessed Mother. Hindu Goddesses and the Virgin Mary, New York, Oxford University Press, 2005 (voir R.T.L. 37,2006, pp. 441-442) ; The Truth, the Way, the Life. Christian Commentary on the Three Holy Mantras of the Srîvaisnava Hindus, Leuven, Peeters, 2008 (voir NRT 132 [2010] 141 ; R.T.L. 41, 2010, pp. 441-442) ; Beyond Compare. St. Francis de Sales and Sri Vedanta Desika on Loving Surrender to God, Washington, Georgetown University Press, 2008. Fr. Clooney travaille actuellement à un livre sur le thème de l’absence de Dieu.

  • 9 Francis X. Clooney, s.j., Comparative Theology, 2010. Pour une présentation brève et centrée sur quelques interrogations essentielles, lire Fr.X. Clooney, « Comparative Theology », dans John Webster et al. (dir.), The Oxford Handbook of Systematic Theology, Oxford, University Press, (2007) 2009, chap. 36, pp. 653-669.

  • 10 Francis X. Clooney, S.J. (dir.), The New Comparative Theology. Interreligious Insights from the Next Generation, Londres / New York, T&T Clark, 2010.

  • 11 Fr. Clooney, Comparative Theology, p. 60.

  • 12 À propos de l’art de la lecture comme discipline spirituelle, Clooney (Comparative Theology, pp. 58-59) renvoie à Paul Griffiths, Religious Reading. The Place of Reading in the Practice of Religion, New York, Oxford University Press, 1999, ainsi qu’à Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 1981 ; 2e éd., Paris, A. Michel, 2002.

  • 13 K. Ward, Religion and Revelation, chap. I.c « Theology as a Comparative Discipline », pp. 42 et 48-49.

  • 14 C’est ainsi que Francis Clooney, au terme de son travail comparatif de théologien chrétien explorant les conceptions hindoues de la Divinité et les règles du discours théologique dans différentes écoles de l’hindouisme, invite un hindou à ébaucher le mouvement inverse : voir Parimal G. Patil, « A Hindu Theologian’s Response : A Prolegomenon to ‘Christian God, Hindu God’ » dans Francis X. Clooney, Hindu God, Christian God, pp. 185-195.

  • 15 C’est en un sens large du terme que des auteurs bouddhistes occidentaux n’hésitaient pas à parler de « théologie bouddhiste » et prenaient soin de justifier cette option : Roger R. Jackson & John J. Makransky (dir.), Buddhist Theology. Critical Reflections by Contemporary Buddhist Scholars, Richmond, Curzon, 2000. – Sur la théologie comme « discipline hindoue » selon Clooney, voir son essai « Restoring ‘Hindu Theology’ as a Category in Indian Intellectual Discourse », dans Gavin FLood (dir.), The Blackwell Companion to Hinduism, Oxford, Blackwell, 2003, pp. 447-477.

  • 16 Voir par ex. Dennis Gira et Jacques Scheuer (dir.), Vivre de plusieurs religions. Promesse ou illusion ?, Paris, Éd. de l’Atelier, 2000.

  • 17 Sur le théologien comparatif comme travaillant dans la marge, Fr. Clooney, Comparative Theology, pp. 157-162.

  • 18 Parmi de nombreux exemples significatifs, on pourrait songer, au croisement de la pensée européenne (grecque, en particulier) et de la pensée chinoise, à l’œuvre de François Jullien. Plusieurs titres ont été récemment repris en un volume : La Philosophie inquiétée par la pensée chinoise, Paris, Seuil, 2009.

  • 19 Jeffery D. Long, « (Tentatively) Putting the Pieces Together : Comparative Theology in the Tradition of Sri Ramakrishna », dans Fr. Clooney (dir.), The New Comparative Theology, pp. 151-170.

  • 20 Kristin Beise Kiblinger, « Relating Theology of Religions and Comparative Theology », ibid., pp. 21-42. On se reportera à son étude plus développée : Buddhist Inclusivism. Attitudes Towards Religious Others, Aldershot, Ashgate, 2005.

  • 21 Ce fut et ce reste en particulier le plaidoyer vigoureux de James Fredericks, Faith Among Faiths, notamment pp. 8-11 et 162-171 (« An Alternative to the Theology of Religions »).

  • 22 C’est le cas de J. Fredericks dans The New Comparative Theology, p. xv, et de Fr. Clooney, Theology After Vedanta. An Experiment in Comparative Theology, Albany, SUNY Press, 1993, pp. 193-196 ; ce dernier se déclare « en harmonie avec les théologies inclusives », mais davantage préoccupé de « l’acte d’inclure » qui caractérise la démarche comparative (Comparative Theology, p. 16). Cependant, l’attention que ces théologiens portent à la différence reconnue comme telle les fait classer dans une nouvelle et quatrième catégorie (« the acceptance model ») dans le schéma proposé par Paul F. Knitter, Introducing Theologies of Religions, Maryknoll, Orbis Books, 2002, surtout pp. 202-214. – Dans le chant polyphonique, chaque voix fait entendre sa différence dans une tension constante entre dissonance et harmonie ; c’est la comparaison que John N. Sheveland développe avec bonheur : « Solidarity through Polyphony », dans Fr. Clooney (dir.), The New Comparative Theology, pp. 171-190.

  • 23 Alors que J. Fredericks conçoit, au moins provisoirement, la théologie comparative et la théologie des religions en terme d’alternative, la position de Clooney (Comparative Theology, p. 16) semble plus nuancée, mais quelque peu évasive : l’essentiel est que « …aucune des deux ne remplace l’autre. Aucune n’est un simple prélude à l’autre ». Quant à P. Knitter (Introducing Theologies of Religions, pp. 235-237), il recommande plutôt l’alternance et la complémentarité.

  • 24 Kristin Beise Kiblinger, « Relating Theology of Religions and Comparative Theology », dans Fr. Clooney (dir.), The New Comparative Theology, pp. 21-42 (surtout pp. 22-32). Également Hugh Nicholson, « The New Comparative Theology as a Fresh Alternative to the Theology of Religions », ibid., pp. 43-47, et David A. Clairmont, « On Hegemonies Within », ibid., pp. 68-72, ainsi que la « Response » nuancée de Clooney, ibid., pp. 195-196.

  • 25 Klaus von Stosch, « Komparative Theologie – Ein Ausweg aus dem Grunddilemma jeder Theologie der Religionen ? », Z. f. kath. Theologie 124, 2002, pp. 294-311 ; Perry Schmidt-Leukel, « Limits and Prospects of Comparative Theology », dans Norbert Hintersteiner (dir.), Naming and Thinking God in Europe Today, Amsterdam, Rodopi, 2007, pp. 493-505 (il souligne la nécessaire complémentarité des deux démarches, mais dans une optique « pluraliste ») ; Kl. von Stosch, « Comparative Theology as an Alternative to the Theology of Religions », ibid., pp. 507-512 ; Id., « Komparative Theologie als Herausforderung für die Theologie des 21. Jahrhunderts », Z. f. kath. Theologie 130, 2008, pp. 401-422.

  • 26 Ce recours à Wittgenstein, en particulier à son dernier écrit De la certitude, se retrouve dans l’ouvrage de Scott Steinkerchner, o.p., Beyond Agreement. Interreligious Dialogue amid Persistent Differences, Lanham/Plymouth, Rowman & Littlefield, 2011.

  • 27 Dans un essai suggestif, A. Bagus Laksana développe à ce propos le thème de l’hospitalité ainsi que celui du pèlerinage : « Comparative Theology : Between Identity and Alterity », dans Fr. Clooney (dir.), The New Comparative Theology, pp. 1-20. Le rôle de l’amitié dans la pratique du dialogue et de la théologie comparative est célébré par James L. Fredericks, « Interreligious Friendship : A New Theological Virtue », J. of Ecum. Studies 35/2, Spring 1998, pp. 159-174 ; voir aussi, du même, Faith among Faiths, pp. 173-177.

  • 28 Le chrétien n’a pas à considérer les ressources, même religieuses ou spirituelles, d’autrui comme les « dépouilles des Égyptiens » mises à la disposition d’un peuple élu (voir Exode 3,21-23 ; 11,2-3 ; 12,35-36). Quelques dimensions éthiques des relations interreligieuses sont envisagées dans notre essai « Détournement de biens spirituels ? Un point d’éthique des relations interreligieuses », Revue théol. de Louvain 40, 2009, pp. 305-323. — Sur les rapports « hégémoniques », leur critique « post-coloniale » et sa pertinence dans l’exercice de la théologie comparative, voir le recueil publié sous la direction de Fr. Clooney, The New Comparative Theology, notamment les chapitres 3 (Hugh Nicholson, « The New Comparative Theology and the Problem of Theological Hegemonism », pp. 43-62) et 7 (Tracy Sayuki Tiemeier, « Comparative Theology as a Theology of Liberation », pp. 129-149).

  • 29 Sans les présenter formellement comme une démarche de théologie comparative, c’est ce que j’ai tenté de faire dans les douze petits chapitres de Un chrétien dans les pas du Bouddha, Bruxelles, Lessius, 2010.

  • 30 Fr. Clooney, Theology After Vedanta, pp. 4-6 ; Comparative Theology, p. 59 ; cp. J. Fredericks, Faith Among Faiths, pp. 169-171 (« Living with Tension »).

  • 31 Hugh Nicholson, « A Correlational Model of Comparative Theology », J. of Religion 85, 2005, pp. 191-213 (ici, pp. 203 et 204).

  • 32 Ibid., p. 205.

  • 33 Parimal G. Patil (voir note 14) note à ce propos que le théologien hindou d’aujourd’hui ne bénéficie pas en général d’un cadre académique ou institutionnel comparable à celui de bien de ses collègues chrétiens.

  • 34 Un exemple instructif et quelque peu dépaysant serait celui des « chrétiens culturels » et de la « théologie sino-chrétienne » dans la Chine continentale des vingt ou trente dernières années, même si l’on peut s’interroger à leur propos sur le caractère proprement théologique et confessionnel de l’entreprise. Voir les études rassemblées dans Pan-chiu Lai & Jason Lam (eds), Sino-Christian Theology. A Theological Qua Cultural Movement in Contemporary China, Francfort, Peter Lang, 2010 (brève présentation dans R.T.L. 42, 2011).

  • 35 Voir par ex. Daniel Joslyn-Siemiatkoski, « Comparative Theology and the Status of Judaism. Hegemony and Reversals », dans Fr. Clooney (ed.), The New Comparative Theology, pp. 89-108 ; après le constat négatif, cet essai propose, à titre d’exemple correctif, une lecture de la signification de la Torah écrite et orale à partir des Pirqé Avot (« Chapitres des Pères »).

  • 36 Le risque est reconnu et assumé par Fr. Clooney. Il y revient dans sa « Response » aux contributions rassemblées dans The New Comparative Theo logy, pp. 198-199.

  • 37 Outre les essais de Nicholson et de Tiemeier (note 28), voir Michelle Voss Roberts, « Gendering Comparative Theology », pp. 109-128.

  • 38 En 1987, David Tracy concluait déjà sa notice « Comparative Theology » (ci-dessus, note 1) par ces mots : « Toute théologie, en toute tradition, qui prend au sérieux le pluralisme religieux, doit un jour ou l’autre devenir une théologie comparative. » — Sur la théologie comparative comme forme démystifiée (ou démythologisée) et non agressive de l’apologétique, voir H. Nicholson, « A Correlational Model… », pp. 206-213.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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