L'intelligence de la pitié. Phénoménologie de la communauté

Emmanuel Housset
La recherche phénoménologique contemporaine se fait vive et précise en France, fidèle aux impulsions de Husserl mais capable d'aller plus loin que lui pour mieux cerner l'essence vive de l'être en humanité. Avec Michel Henry, le monde de l'affection fait sa grande entrée dans la réflexion fondamentale. L'ouvrage d'Em. H., fort beau sous bien des points de vue (l'A. est déjà connu pour ses deux livres Personne et sujet chez Husserl et Husserl et l'énigme du monde), s'attache à une question laissée ouverte, ou plutôt traitée de façon insatisfaisante, par les Méditations cartésiennes. Nous ne pouvons pas nous contenter de connaître l'altérité à la manière d'un autre ego qui n'est pas vraiment 'autre'. Le monde de l'affection s'ouvre par contre à une altérité radicale. Certes, il convient de bien distinguer le sentiment subjectif, tenté de narcissisme, et une affection enracinée dans l'essence humaine telle que la pitié, la compassion ou la miséricorde. C'est que cette affection est précisément ce en quoi la subjectivité renonce à soi et à ses pouvoirs. Les philosophes l'ont bien souvent su, mais ils ont résisté à reconnaître ce qui met en échec la puissance du 'je'. La vie commune l'enseigne d'ailleurs: le coeur humain sait tourner la pitié en sentiment de grandeur devant le petit qu'on s'empresse d'aider. La bienveillance est trop souvent réellement malveillante, égoïste.
Il faut donc redresser nos affections, leur rendre leur ouverture. Malebranche souligne que le sentiment de soi ne peut pas naître du seul ego. Semblablement, «la pitié est déjà consentement à une obligation avant toute décision, un consentement à se laisser éclairer par la lumière de la vérité avant toute connaissance. Prendre en pitié n'est pas l'acte d'étouffer en soi tout ce qui se tourne vers nous, mais l'acte de se défaire de soi pour être ainsi tourné vers ce qui est à aimer» (65). La miséricorde exige par là pudeur et respect, un respect que la loi splendide mais formelle de Kant ne parvient pas à exprimer correctement, ce que d'ailleurs Kant reconnaît lorsqu'il parle de la personnalité morale dans La religion. La pensée du XIIIe siècle l'a mieux mis en évidence; pour Thomas d'Aquin, le sentiment morale «rend possible une désappropriation de soi bien plus radicale que celle induite par la seule écoute de la raison, et donc il rend possible une identité personnelle, un soi, d'un tout autre genre» (82); de même pour la syndérèse de Bonaventure.
Mais la pitié est encore davantage: conditionnée par l'oubli de soi, elle est humble ouverture à autrui. L'A. a de belles pages sur la «communauté de misère». Augustin y insiste: celui qui est incapable de compassion est incapable de connaître la vie. La compassion a sans doute une consistance universelle, étant «pitié pour la souffrance de l'humanité toute entière» (107), mais elle se vit dans les rapports personnels; elle est «un recueillement où le sujet retrouve son être, se rassemble dans la sauvegarde du prochain» (115). Le soi accède à soi dans le mesure où il se perd auprès d'autrui, constituant avec lui une communauté authentique. Le rationalisme est mis en déroute: c'est l'amour qui connaît vraiment, la raison abandonnée à elle-même n'ayant plus le sens du réel. La pitié, dit J.L. Marion dans la «Préface», a une fonction ontologique; elle impose le visage d'autrui «donné en personne» (II); seule la pitié ouvre accès au réel. Voilà pourquoi il faut parler en conclusion de Dieu dont la pitié révélée par le Christ nous libère de nous-mêmes, ou nous libère à nous-mêmes, à notre finitude, «en nous rendant capables de pauvreté» (172) et «d'écouter chaque être comme enfant du Père» (156). - P. Gilbert sj

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80