Il faut donc redresser nos affections, leur rendre leur ouverture. Malebranche souligne que le sentiment de soi ne peut pas naître du seul ego. Semblablement, «la pitié est déjà consentement à une obligation avant toute décision, un consentement à se laisser éclairer par la lumière de la vérité avant toute connaissance. Prendre en pitié n'est pas l'acte d'étouffer en soi tout ce qui se tourne vers nous, mais l'acte de se défaire de soi pour être ainsi tourné vers ce qui est à aimer» (65). La miséricorde exige par là pudeur et respect, un respect que la loi splendide mais formelle de Kant ne parvient pas à exprimer correctement, ce que d'ailleurs Kant reconnaît lorsqu'il parle de la personnalité morale dans La religion. La pensée du XIIIe siècle l'a mieux mis en évidence; pour Thomas d'Aquin, le sentiment morale «rend possible une désappropriation de soi bien plus radicale que celle induite par la seule écoute de la raison, et donc il rend possible une identité personnelle, un soi, d'un tout autre genre» (82); de même pour la syndérèse de Bonaventure.
Mais la pitié est encore davantage: conditionnée par l'oubli de soi, elle est humble ouverture à autrui. L'A. a de belles pages sur la «communauté de misère». Augustin y insiste: celui qui est incapable de compassion est incapable de connaître la vie. La compassion a sans doute une consistance universelle, étant «pitié pour la souffrance de l'humanité toute entière» (107), mais elle se vit dans les rapports personnels; elle est «un recueillement où le sujet retrouve son être, se rassemble dans la sauvegarde du prochain» (115). Le soi accède à soi dans le mesure où il se perd auprès d'autrui, constituant avec lui une communauté authentique. Le rationalisme est mis en déroute: c'est l'amour qui connaît vraiment, la raison abandonnée à elle-même n'ayant plus le sens du réel. La pitié, dit J.L. Marion dans la «Préface», a une fonction ontologique; elle impose le visage d'autrui «donné en personne» (II); seule la pitié ouvre accès au réel. Voilà pourquoi il faut parler en conclusion de Dieu dont la pitié révélée par le Christ nous libère de nous-mêmes, ou nous libère à nous-mêmes, à notre finitude, «en nous rendant capables de pauvreté» (172) et «d'écouter chaque être comme enfant du Père» (156). - P. Gilbert sj