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No path will be too long. J. Tolentino Mendonça, Petit traité de l’amitié

François Odinet

Un « petit traité » peut se révéler plus ample que son titre français ne le laisse deviner1. Une récente traduction nous permet d’accéder à cet essai dans lequel l’auteur, prêtre et poète portugais, scrute l’expérience de l’amitié. Il y discerne une lumière pour la vie spirituelle avec sagesse, humour et une certaine jubilation.

« L’amitié c’est passer » (p. 22)

Les chrétiens parlent tant d’amour à propos de Dieu et de leur foi qu’ils finissent par prononcer des mots vides de saveur. L’exclusivité du vocabulaire amoureux peut aussi laisser dans l’ombre des aspects essentiels de l’expérience spirituelle. Ce constat brièvement énoncé par José Tolentino Mendonça l’amène à proposer un riche aperçu de ce que l’amitié offre à la foi.

La relation amicale nous met « à même d’accepter la différence, une certaine distance que nous ne percevons pas comme faisant obstacle à la confiance » (p. 16). Le lien fort de l’amitié n’est pas tissé au sein d’une communauté de vie, mais dans des rencontres suivies de séparations, qui appellent elles-mêmes des retrouvailles ; on n’attend d’ailleurs pas tout de son ami, mais cela seul qu’il peut donner. L’amitié se dévoile donc comme une acceptation positive de la limite, dont elle fait un point de départ et non un manque à combler.

L’auteur n’ignore sans doute pas que ce respect de la différence de l’autre fait aussi partie de la relation amoureuse. Cependant, tandis que l’amour comporte une force unitive plus marquée, l’amitié est fondée et dynamisée par cette distance qui demeure entre les amis. De plus, en caractérisant cet aspect d’amitié dont une relation d’amour ne saurait se passer, l’ouvrage nous invite à réfléchir à ce que nous mettons ordinairement sous le nom d’« amour » de Dieu.

L’amitié, « modèle créatif pour le cheminement du croyant » (p. 17)

Puisqu’en elle le partage et l’attente se succèdent et s’appellent, l’amitié apparaît comme un rythme. C’est pourquoi « l’application du paradigme de l’amitié à notre relation à Dieu peut avoir un effet extraordinairement libérateur » (p. 21). Les éclipses de notre foi, les sécheresses de la prière, la nécessité du temps et de la patience, se trouvent ici situées paisiblement : Dieu conduit chacun à trouver le rythme propre à sa vie spirituelle. Notre amitié avec Dieu est un itinéraire toujours repris, jamais conclu ; il ne s’agit pas de suivre un chemin déjà tracé ni de se conformer à un modèle défini au préalable. Les étapes successives se dessinent dans l’alliance entre la présence de Dieu et notre personnalité.

Les amis savent perdre du temps ensemble et partager même sans paroles. L’amitié informe donc la prière (cf. Ex 33,11.17-23, commenté p. 22). L’amitié priante s’approfondit, apprend le silence et se fait une joie d’être gratuite. Elle préfère la « consolation d’être ensemble » (p. 25) à toute autre consolation prévisible et bien déterminée :

Les saints nous enseignent le mystère de l’amitié divine : accepter tout ce que Dieu veut bien me donner, accepter la nuit et le néant, le silence et le retard, accepter la grâce et la faiblesse. Accepter, accepter. Faire de tout un voyage, un cheminement. Si nous nous préparons à cela, nous entrons enfin dans l’expérience de l’amitié.

(p. 23-24)

Au fil des nombreuses évocations de l’Écriture, sont déployées l’amitié avec Dieu et son point d’incandescence, la relation amicale avec le Christ. De manière plus originale, José Tolentino Mendonça évoque également l’amitié avec l’Esprit Saint. Nous concevons volontiers sa présence sous le mode de l’effusion : présence et action de l’Esprit en nous, intimité qui est une expérience de plénitude. La distance n’est pourtant pas abolie : nous ne pouvons ni présumer de ses dons, ni ignorer les instants où nous ne sentons pas sa présence. La « tierce personne » qu’est l’Esprit nous fait vivre l’amitié « soit au travers de cette expérience de proximité fusionnelle, soit de celle, contraire, de la différenciation » (p. 23-24). Cette prise de conscience de la différence est une découverte progressive de ce que Dieu est toujours « plus grand » ; elle est aussi l’espace de notre propre responsabilité dans la construction de l’amitié avec Dieu.

Variations sur l’amitié

Après les six premiers chapitres qui offrent cette contribution à une « théologie de l’amitié », les quinze suivants déploient des facettes de l’amitié qui en découvrent mieux la densité spirituelle. Plutôt que comme un développement rigoureux, ces réflexions apparaissent comme autant de variations sur le thème initial.

L’apparentement de l’amitié et du témoignage est hautement suggestif (p. 113-119). Parce que chaque personne évolue profondément, je suis une énigme à mes propres yeux. L’ami ne résout pas cette énigme, mais son regard bienveillant me révèle à moi-même. Grâce à lui, j’ose quitter le mythe d’une « stabilité au-dessus de tout soupçon » : il faut un compagnonnage dans la longue durée pour que « je [me] découvre soudain en mutation, puisque chacun de nous est un flux permanent, un itinéraire, un projet ouvert, une épiphanie inachevée » (p. 114). L’ami rend témoignage à ma personne singulière, et à la cohérence de mon histoire. « Effectivement, seul quelqu’un qui nous aime vraiment prononce notre nom correctement, en connaît vraiment la signification, est à même de nommer notre monde intérieur en sa complexité et en sa mystérieuse entièreté » (p. 200).

C’est pourquoi, à l’exemple de Jésus qui rend visite à Zachée (p. 79-82), « les chrétiens sont appelés à vivre l’amitié comme un ministère » : reconnaître la dignité d’une personne dans les scansions et les secousses de son existence, c’est révéler le christianisme en témoignant du prix précieux d’une vie. « Et en cela, le monde, qui peut s’égarer en malentendus à propos des chrétiens, ne se trompe pas » (p. 119).

On revient alors au leitmotiv de l’ouvrage : l’amitié permet l’acceptation de l’imperfection et de la fragilité en nous (p. 147-151). L’ami nous éloigne de la recherche narcissique de la perfection : dans l’amitié qui se donne « comme une histoire encore à faire », l’imperfection nous offre de toujours « commencer et recommencer ». Ici « nos fragilités nous rendent à même de voir nos singularités », ce qui n’advient que si nous n’avons pas fait « de l’amitié une recherche d’applaudissements » (p. 148). Si d’ailleurs Dieu se fait notre ami, ce n’est pas en raison de nos qualités réelles ou potentielles, mais parce qu’il nous veut nous-mêmes.

Cette prise de conscience ouvre à la joie, dont traitent trois chapitres (p. 153-191) : « caractéristique de l’échange intime entre amis » (p. 155), « la joie est une expansion très personnelle et profonde de l’être » (p. 154). Elle est donc absolument singulière – comme l’amitié –, car elle n’est pas un simple trait spontané de caractère, mais la louange de Dieu en tant que source du mystère que nous sommes. Si la joie se donne dans la relation amicale, c’est parce qu’elle est accueillie et non programmée : elle passe par nous et rejoint celle de Dieu lui-même, s’il est vrai qu’il souhaite pour nous « une vie à la hauteur de sa joie » (p. 22).

Méditer sur l’amitié n’est pas faire abstraction de ce qui la blesse, ni même rejeter cette douleur sur le terrain de l’expérience-limite. Pleines de sensibilité, les pages 199 à 225 envisagent la douloureuse réalité de la trahison, qui paraît déchirer l’amitié. Elles s’ouvrent sur la terrible question de Jésus à Judas : « Ami, pourquoi es-tu ici ? » (Mt 26,50). La trahison de Judas est paradigmatique : elle consiste à rester « entre deux maîtres » (cf. Mt 6,24) sans choisir, même si l’on ignore quel mauvais maître a précipité Judas dans la nuit.

J. Tolentino Mendonça constate que la trahison est omniprésente dans nos existences. Il voit donc se révéler l’amitié véritable lorsque Jésus, qui accueille le baiser de Judas, le nomme encore son ami. Confiance et vulnérabilité ne s’opposent pas : « les amitiés les plus fortes sont celles qui acceptent leurs cheminements fragiles, leurs humbles cicatrices » (p. 219). L’amitié est traversée par des larmes semblables à celles de Pierre qui, lui aussi, trahit son maître, avant de faire l’expérience de l’amitié radicale au bord du lac de Galilée, en entendant Jésus lui dire : « Ainsi, tu es mon ami ? »

Simon finit par comprendre Jésus : qu’il ne demande pas ce que nous ne sommes pas capables de lui donner (…). L’Évangile raconte que Pierre était triste que Jésus s’adapte ainsi à son humanité. Mais c’est cette adaptation de Jésus, cette acceptation radicale de notre pauvreté, ce cheminement incessant à la rencontre de notre amitié, qui est la source de notre espérance.

(p. 76-77)

Un thème spirituel contemporain

L’ouvrage de J. Tolentino Mendonça rejoint d’autres publications récentes qui font droit à l’amitié en théologie. Si le thème n’est pas nouveau, on peut toutefois en relever deux actualités intéressantes.

Au cœur des nombreuses réflexions suscitées par le Synode sur la famille, certains théologiens ont voulu prendre en compte l’amitié dans le champ de la théologie morale2. On voit l’enjeu de comprendre l’amitié comme une expérience affective et éthique irréductible à toute autre, d’en découvrir les potentialités pour l’épanouissement affectif responsable des personnes3, ou encore d’examiner de quelle manière les caractéristiques de l’amitié sont nécessaires à une relation amoureuse équilibrée4 – même si amour et amitié sont essentiellement différents5. Se dessinent alors quelques traits d’une éthique de l’amitié, source de vérité et de croissance pour les personnes.

Dans une veine différente, le frère John de Taizé a tenté de « réimaginer l’Église chrétienne à l’heure de la mondialisation » comme « une multitude d’amis6 ». Cette esquisse suggestive fait droit à l’expérience de la communauté œcuménique de l’auteur. Selon lui, « l’expression la plus claire de la foi chrétienne, en tant que l’offre en acte d’une communion universelle en Dieu, est un réseau mondial d’amis, qui sont des amis de Dieu tout en étant des amis du Christ7 ». En effet, l’amitié avec le Christ et entre chrétiens atteste l’invitation de tous à entrer dans cette communion, tout en intégrant une amitié spécifique pour « les publicains et les pécheurs ». L’auteur ne fait pas l’économie de situer cette réalité de communion par rapport à la structure hiérarchique de l’Église, en recourant aux catégories de la sacramentalité.

Ces correspondances multiples peuvent nous amener à relire l’ouvrage de J. Tolentino Mendonça, dont la structure libre et souple appelle une reprise méditative. En refermant cet essai, on ne peut qu’espérer que les écrits de son auteur soient davantage traduits, de sorte que sa voix se fasse entendre dans l’univers francophone. Laissons ici résonner son ultime accent :

Quand un ami meurt, plutôt que de se demander « pourquoi est-il parti ? », demandons-nous plutôt : « pourquoi est-il venu ? » Et la réponse à cette dernière question peut occuper le reste de notre vie.

(p. 243)

Notes de bas de page

  • * J. Tolentino Mendonça, Petit traité de l’amitié, trad. R. Kremer, coll. Forum, Paris, Salvator, 2014, 14 × 22 cm, 254 p., 20 €. ISBN 978-2-7067-1122-0.

  • 1 L’auteur avait intitulé son ouvrage Nenhum caminho será longo : para uma teologia da amizade, Prior Velho, ed. Paulinas, 2012 (« Aucun chemin ne sera [trop] long. Pour une théologie de l’amitié »). Il s’inspirait d’un proverbe japonais placé en exergue du livre.

  • 2 Dans le domaine francophone, ce chemin a déjà été balisé par le maître ouvrage de J.-M. Gueullette, L’amitié, une épiphanie, Paris, Cerf, 2004 (cité dans la bibliographie de J. Tolentino Mendonça), spéc. p. 117-132 et 179-187.

  • 3 C. Cossement, « Reconnaître dans l’Église des liaisons homosexuelles : un discernement possible ? », NRT 137 (2015), p. 439-450 ; J.-M. Gueullette, « Quel chemin de vie pour qui n’est appelé ni au mariage ni à la vie religieuse ? », dans Synode sur la vocation et la mission de la famille dans l’Église et le monde contemporain. 26 théologiens répondent, Paris, Bayard, 2015, p. 123-127 ; voir du même auteur et dans le même ouvrage, « Une relation homosexuelle vécue dans la stabilité et la fidélité peut-elle être un chemin de sainteté ? » p. 153-154.

  • 4 D. Bertrand, « L’amitié dans l’amour. Crises de la foi et progrès doctrinal », NRT 137 (2015), p. 615-627.

  • 5 Cf. J.-M. Gueullette, L’amitié, une épiphanie (cité n. 2).

  • 6 Fr. John de Taizé, Une multitude d’amis. Réimaginer l’Église chrétienne à l’heure de la mondialisation, Taizé, Les Presses de Taizé, 2011.

  • 7 Ibid., p. 115.

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