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Formation by preventing abuse. Putting aside old ways of thinking and taking responsibility in the Church

Noëlle Hausman s.c.m.
Those in charge of the formation of future priests or religious are more than ever required, in relation to their candidates, to deal with affective and sexual questions inherent to their human and spiritual growth. First, it is incumbent on those accompanying seminarians or novices to do some work on themselves with a view to dealing with the delicate area of behaviours which are more or less perturbed in the young people. It is within the context of a universal balanced perspective of persons that the problems related to instability and abuse of all sorts can be situated.

Les grands remous médiatiques dans lesquels l’Église de nos pays se trouve emportée ont au moins le mérite de nous rendre circonspects. Ces abus en tous genres (sexuels, psychiques, spirituels) – qu’il faudrait d’ailleurs mieux différencier – nous invitent sans aucun doute à revisiter nos processus de formation et de discernement, et c’est bien ce qu’attestent depuis un certain temps les publications de nos instances les plus officielles, qu’il s’agisse des conférences épiscopales ou des supérieurs majeurs ; ces documents sont fondés sur des études très autorisées, en lien nécessaire avec les législations civiles de nos États, elles-mêmes de plus en plus précises. Mais comment tirer profit d’un séisme qui a détruit presque jusqu’aux racines la relation de confiance somme toute naïve dont beaucoup nous honoraient, qu’ils soient croyants ou non ? Nous ne pouvons, dans la situation de responsabilité qui nous a été assignée, que chercher les moyens psychologiques, intellectuels et spirituels – ils seraient aussi à mieux distinguer – de naviguer encore dans ces eaux devenues si dangereuses de la formation sacerdotale ou religieuse.

Laissant à d’autres les aspects psychosociologiques qui forment cependant le soubassement de bien des configurations personnelles, je voudrais ici raisonner à partir de l’horizon pastoral et spirituel, en déclarant d’abord une conviction fondamentale : il est toujours possible de faire le bien. Cet adage représente la première dimension de notre cadre de réflexion. Il existe certes des situations désespérées, fermées, enkystées, mais une issue humaine est toujours possible – à condition qu’on veuille bien accepter le fait qu’une réorientation signe parfois une plus grande résurrection qu’un cheminement vocationnel abouti. Quand les vocations se font rares, c’est le moment d’exercer davantage le discernement au sujet de certaines fragilités qui auraient peut-être pu être contenues ou portées dans des temps supposés plus calmes. L’avenir qui attend les jeunes sera difficile ; nous n’avons certes pas à former des héros, mais, tout de même, des saints.

La seconde dimension procède d’un autre axiome : il est toujours donné au formateur (ou au groupe) constitué pour cette tâche assez de sens spirituel pour aider le jeune en formation à entendre la voix du Maître intérieur – à condition que ce formateur entende bien ce que le même Esprit du Seigneur requiert de lui en tout temps (cf. Rm 8,8-11). En clair : un formateur ne peut jamais relâcher sa vigilance sur sa propre conduite, si tenté qu’il soit (et c’est sans doute sa tentation spécifique) de trouver ailleurs un peu de consolation compensatrice de ses efforts. Qu’il se fasse aider en cela par les saints du ciel et de la terre – nous en connaissons tous – est une précaution élémentaire, si l’on veut ne pas sombrer. Ce n’est pas que toute détente soit interdite, au contraire. Mais comment pourrait-on s’approcher d’une jeune liberté que Dieu habitue à Lui si on est soi-même et sans défense la proie plus ou moins consciente de détours, de retards, voire de graves compromissions dans sa propre relation personnelle au Christ ? « Un Esprit sent l’Autre », disait Thérèse d’Avila ; il faut en déduire que l’obscurcissement de la conscience ou les conduites risquées de certains formateurs ne sont pas pour rien dans l’abaissement de la norme de jeunes engagés dans les processus de formation. Mais ce n’est pas de cela qu’il va être question maintenant.

Nous allons nous intéresser à certaines difficultés souvent rencontrées, en réfléchissant aux moyens de nous comporter vis-à-vis d’elles pour que la crise devienne une source (II-III). Après quoi, nous tâcherons de proposer quelques lignes directrices dans des situations concrètes (IV). Mais partons d’abord (I) de la personne de Jésus, dans ses rapports affectifs avec ses contemporains. Mon regard sera celui d’une femme, religieuse, engagée de longue date dans la formation de futurs prêtres, mais aussi de consacrés et consacrées d’âges divers.

I Le modèle évangélique2

Certaines rencontres évangéliques font certes de nos jours l’objet de lectures inattendues, aux yeux de la tradition interprétative : l’amour de l’homme riche que Jésus fixa d’un regard chez saint Marc, sa proximité évidente avec Lazare, l’intimité revendiquée par « le disciple que Jésus aimait » chez saint Jean sont parfois entendues comme les surgissements ou les complications (cf. la trahison de Judas) d’amours homosexuellement connotés, dans l’entourage de Jésus ou même dans son chef. En réalité, si une lecture onirique de l’Évangile aboutit à ces jeux de miroirs, sa méditation inspirée indique plutôt à chacun, homme ou femme, et quelle que soit sa préférence sexuelle, qu’un dépassement s’opère dans toute rencontre du Seigneur : l’Époux que désigne Jean-Baptiste a déjà l’Épouse, et il n’y aura pas d’autre avancée, pour nos affections humaines, que leur purification dans le bain nuptial de la sainte Croix.

Les fréquentations féminines du Christ le confirment, qui voient se déployer autour de lui tous les visages : la veuve généreuse, la femme publique, la mère en deuil, la femme aux nombreux maris, la belle-mère fiévreuse, la jeune fille morte et celle que sa vitalité abandonne, l’habituée du Temple qui se réjouit et les filles de Jérusalem qui se lamentent… Ces présences insistantes se renforcent de nombreuses mises en scène paraboliques (avec la pétrisseuse, la balayeuse…) où se détachent aussi bien la figure de la parturiente, à laquelle Jésus a assimilé la communauté des disciples (Jn 16,21), que l’image enveloppante de la poule rassemblant ses poussins sous ses ailes à laquelle il s’est lui-même identifié – « mais vous n’avez pas voulu » (Mt 23,37). Les femmes demeureront d’ailleurs, bien esseulées au moment de l’ensevelissement de Jésus et des visites au tombeau.

En réfléchissant à la trajectoire du premier groupe apostolique, on voit bien que c’est l’appel de Jésus qui fait la communauté des siens, c’est son enseignement qui établit les croyances, c’est sa présence qui mesure les divers engagements, c’est aussi son autorité qui trace le chemin à suivre. Après quelques temps, la dynamique se trouve pourtant gangrenée, en raison des hostilités extérieures, d’une part, des trahisons internes, d’autre part. Dans tous les cas, c’est Jésus qui fait problème ; si l’on traçait autour de lui le réseau que le père A. Ravier a établi autour des compagnons de saint Ignace3, on verrait (l’évangile de Jean le montre à loisir, depuis les chapitres 7 et 8) les conflits interpersonnels se cristalliser à partir de lui. La passion de Jésus offre un modèle plus déroutant encore, quand elle montre que le conflit n’est pas le véritable enjeu de la vie du groupe, mais qu’il s’agit pour l’Unique de traverser, par plus d’abandon, la violence que chacun exerce sur les autres. Le silence du Roi qui subit la passion des hommes est l’éloquente figure de l’endurante passivité où il a voulu se tenir, « une fois la Cène achevée et Judas sorti pour vendre le Christ notre Seigneur » (Exercices spirituels 289).

De toute manière, c’est bien au cours de l’Eucharistie que sont annoncés, donc inscrits, la trahison de Judas (Lc 22,21), les divisions des disciples (« qui est le plus grand ? », Lc 22,24), le retour et le reniement de Pierre (Lc 22,31), l’hostilité universelle (Lc 22,36). Le réalisme eucharistique que l’on tient dans l’Église catholique a d’abord cette signification d’un Corps livré à tous, pour tous, à cause de tous, et cependant, glorieux d’une vie que nos déchirures n’ont pas exténuée.

L’étrange liberté du Christ en sa passion procède de ce don sans retour que la dernière Cène ou le lavement des pieds symbolisent à jamais : avoir part avec lui, c’est accepter l’abaissement de la Parole faite chair, et se laisser rejoindre par le surcroît de sa nouvelle venue d’au-delà de la mort. Car c’est le Ressuscité qui renoue le fil des affections humaines, ou plutôt, les révèle en mode transfiguré (« Pierre, m’aimes-tu ? »).

Le Christ est bien l’Époux de l’Église, et nous sommes tous nés de cette union dans la différence que le Ressuscité signifie ultimement quand il bénit, notons-le bien, la distance qui le sépare des siens (Lc 24,51) ; elle est le lieu de sa venue, jusqu’à la fin du monde.

II Un chemin de maturation, des lignes directrices

À cette lumière de la passion divine, disons un mot des traces qui peuvent altérer l’amour d’autrui, proche ou non, dans les fixations de la jeunesse, les aspirations de l’âge mûr, les attachements où l’on peut s’attarder. Il existe ainsi, au fil des années, des lieux de passage où le désir charnel peut devenir, dans le Christ, amour désintéressé d’autrui ou, au contraire, retour sans Lui sur un autre soi-même. Évoquer ces passages implique la certitude qu’un Amour plus fort que la mort est à l’œuvre dans les épreuves affectives, de quelque nature qu’elles soient, et que l’Amour en personne nous donne de le discerner.

J’ai évoqué ailleurs4 ce que la question des attachements désordonnés peut devenir, lorsque l’on veut respecter le cheminement de la maturité affective et spirituelle des personnes. Chez l’être jeune qui s’attache à un aîné idéalisé peuvent surgir d’ardentes brûlures, souvenirs d’anciennes blessures qu’il devient possible de porter. Il arrive aussi que s’établissent des prédilections exclusives entre un aîné et un plus jeune qui peuvent mettre à l’épreuve la patience des entourages. Il peut aussi se faire, du côté des aînés, que l’on semble trouver derrière soi de plus jeunes forces qui vous donnent un nouvel élan ; on s’attache alors à d’autres qui ont tout de vous, sauf l’âge, alors qu’il faut les laisser eux aussi – comme dans les autres cas de figure –, à leur liberté future, tout en poursuivant toujours son propre effacement. Il reste que nous devons nous répéter que la chasteté des relations à Dieu, aux autres ou à soi-même n’est pas plus facile à 40 ans qu’à 20 ans (je ne le croyais pas, quand j’avais 20 ans), ni à 60 ans qu’à 40 ans (oserais-je affirmer que c’est alors seulement que les choses sérieuses commencent ?). Saint Alphonse de Ligori, patron des moralistes, s’en plaignait dans son extrême vieillesse, quand il écrivait : « J’ai 90 ans et je brûle encore ! »

Tout cela est sans doute bien connu. Ces affres de la vie affective ordinaire ne peuvent détourner l’attention d’autres dynamismes aujourd’hui à l’œuvre dans bien des institutions ecclésiales. Que d’énergies semblent aujourd’hui perdues dans des conflits internes, pour le pouvoir de gouverner les autres et la possibilité d’orienter l’avenir que ce pouvoir confère en principe ! Quand un corps social ne se reproduit plus – et c’est certainement le cas en général dans nos contrées, pour ce qui regarde les corps ecclésiaux –, il est fréquent qu’une lutte à mort entre des factions rivales décime les dernières forces, avant même leur extinction. C’est évidemment le lien du conseil évangélique de chasteté avec celui de l’obéissance qui se profile ainsi.

Les tenants de la tradition et ceux de l’innovation par exemple peuvent se neutraliser totalement, et c’est ce qui advient lorsqu’aucune communication ne passe plus d’une rive à l’autre. Dans son ouvrage Inceste et jalousie, au titre si éclairant, D. Vasse5 montrait naguère comment les rivalités fraternelles devaient être reconduites à la coupure nécessaire, fondatrice, d’avec l’ensemble parental. En d’autres termes, sans les distances vitales qu’impose l’autorité, pas de renaissance ; ou encore, sans distance, pas d’identité. Les blessures narcissiques qu’un groupe en bonne santé accepte, parce qu’il est normé par ses objectifs, les groupes restreints et souvent fragilisés des communautés de formation peuvent-ils encore les supporter ? L’amour des autres a souvent les traits de l’amour du même, dans nos groupes de formation mono-sexués, toujours en danger de développer un système de relations structurellement homocentrique ; il prend alors parfois le masque de la mort, quand tout est indistinct. C’est le Tiers dont nous dépendons tous qui est promesse d’une autre profusion et non l’emprise (affective, intellectuelle, spirituelle) de certains sur d’autres. Des choix sont à faire, pour que chacun, formateurs et formés, comme d’autres Nicodème, puisse entrer dans le royaume d’une enfance vraiment nouvelle (Jn 3,1-8), qui ne peut advenir que d’en-haut.

D’autres errances peuvent être liées à celles-là, qui touchent à la liberté des cœurs, voire des consciences ; ces errances relèvent en profondeur du rapport aux choses de ce monde, donc aux biens dont on dispose peu ou prou, à l’argent, aux instruments de travail, aux organisations qu’on dit temporelles parce qu’elles touchent aussi à la disposition du temps – ce temps qui est plus que l’espace : comme le répète le pape François, il nous arrive d’oublier « que “le temps est supérieur à l’espace”, que nous sommes toujours plus féconds quand nous nous préoccupons plus d’élaborer des processus que de nous emparer des espaces de pouvoir » (Laudato si’ 178, citant Evangelii gaudium 222)6. Les trois conseils évangéliques pourraient ainsi être appelés ensemble à nous aider dans notre recherche.

Pour faire bref, disons que l’autorité des formateurs, quand elle est très affirmée ou au contraire, trop peu présente, peut devenir emprise sur les libertés à former ou, à l’inverse, permission tacite de traverser des frontières de plus en plus fuyantes. Si le régime économique est trop large ou trop strict, il met en situation de disposer de tout sans retenue ou, à l’inverse, de chercher hors du cadre les ressources dont on manque injustement. Et si les relations entre les personnes sont trop intenses ou, au contraire, trop distantes, les jeunes en formation sont livrés aux aléas d’une surchauffe ou d’un refroidissement également nocifs pour leur développement intégral.

On aurait pu tout aussi bien en revenir, en termes de critères, aux enseignements des anciens, en repartant des huit vices des Institutions de Jean Cassien (Livres v-xii)7. Rappelons qu’il s’agit, dans l’ordre, des désordres alimentaires (notons que pour notre auteur « manger n’est pas un vice et jeûner n’est pas une vertu »), puis des tentations sexuelles (or, « les perturbations sexuelles durant la nuit rappellent au moine continent qu’il n’est pas encore chaste, mais n’indiquent pas forcément que le problème est sexuel ») ; il y a aussi l’avarice, qui mine la vocation « en faisant de la sécurité, qui devrait venir du cadre communautaire, un objectif prioritaire et tout à fait privé » ; ensuite vient la colère, dont il faut faire « un instrument d’amour plutôt que la rivale de l’amour » ; et encore la tristesse, qui est « parfois une petite bruine matinale ou alors un épais brouillard cachant le soleil » ; la désespérante acédie (au contraire de laquelle, « en s’enfonçant dans le présent [on] donne des ailes au temps ») ; la vaine gloire, « fine poudre empoisonnée qui colle sous la vertu et adhère aux doigts » ; puis finalement l’orgueil, ce « déni radical de toute dépendance ». Même s’il l’inscrit à la fin de sa liste, l’orgueil est bien pour Jean Cassien la cause et l’origine de tous les troubles. Il est utile de s’en souvenir pour ne pas se laisser surdéterminer par les affaires contemporaines, toujours sexuellement connotées.

III Itinéraire et accompagnement

Le très beau document Potissimum institutionis (PI) sur la formation dans la vie consacrée (2 février 1990) a voulu décrire le processus de maturation des plus jeunes comme une suite de crises, donc de chances :

changement de poste ou de travail, échec, incompréhension, sentiment de marginalisation, etc. ; maladie physique ou psychique, aridités spirituelles, fortes tentations, crise de la foi ou sentimentale, ou les deux en même temps, etc.

(PI 70)

C’est que déjà « Jésus a éduqué ses disciples à travers les crises qu’ils ont subies. Par des annonces successives de la Passion il les a préparés à devenir des disciples plus authentiques8 (PI 59, cf. Mc 8,31-37 ; 9,31-32 ; 10,32-34) ».

Je vais m’inspirer des propos de ce document, en décrivant ce processus un peu typologiquement en trois moments : le temps des enchantements (1), puis celui où on déchante (2), et enfin, si l’on peut filer la métaphore, celui où on se met à chanter justement (3). Je tâcherai de souligner ce qu’il en est, à ces divers moments, du travail de démaîtrise des formateurs.

1 Les premières années

Il est habituel d’imaginer les premiers temps de la formation comme « un temps d’enthousiasme dans l’amour pour le Christ ». Il est clair que sans l’expérience fondamentale d’un amour premier, qui discrimine tous les autres, le célibat sacerdotal ou religieux (qu’il faut distinguer, comme les deux faces de l’unique commandement d’aimer, dit-on9) ne serait pas viable, ni pour la personne, ni pour son entourage. Mais on sait aussi que le passage initial d’une vie souvent très individuée à une « vie guidée » s’accompagne d’un recul de certains acquis, une sorte de régression, liée à l’apprentissage de nouvelles procédures, et surtout, s’accompagne de dépendances souvent marquées par un transfert (positif)10 autour de la personne chargée – dans un groupe de vie et pas en face à face, espérons-le – de « former » le nouvel aspirant. Un tel vocabulaire dit bien qu’il s’agit d’une sorte d’engendrement, d’un processus de renouveau, qui connaît ses avancées et ses « arrêts sur image », si caractéristiques de toute situation d’apprentissage – malheureux, sans doute, ceux qui n’ont pas connu ces remontées affectives qui permettent, en traversant d’anciennes impasses, d’envisager celles qui reviendront, d’âge en âge, sous un mode toujours plus apaisé, de cette étrange paix qui connaît les plus profonds combats.

Mais il y faut des conditions, en partie contextuelles. Les personnes chargées de la formation doivent comprendre, sentir, montrer à quel point elles sont là en ambassade d’un Autre ; que le jardin secret du jeune n’est en rien leur domaine ; qu’on peut comprendre assez sans qu’il soit nécessaire de tout dire (les excès de transparence sont totalement meurtriers). C’est que les formateurs intrusifs préparent des prêtres ou des religieux immatures. Dans ces situations parfois délicates, le rôle de « passeur d’angoisse » (ces nouveaux saints Christophe qui permettent de passer d’une rive de la crise à l’autre) est tenu en partie par l’entourage, dont il ne faut pas sous-estimer la contribution. Les relations d’emprise ne peuvent subsister longtemps dans un groupe de formateurs confiants et solidaires. Il faut donc que les formateurs se rendent attentifs aux observations fraternelles de leurs pairs, sans avoir à se justifier pour autant ; la distance de l’humour – cet autre nom de l’amour, dit-on – est ici très bénéfique, et signe toujours la maturité d’un groupe.

L’autre lieu d’objectivation est sans aucun doute celui du travail et des responsabilités qu’il entraîne, notamment dans un commencement de mission. Même s’il s’agit pour une bonne part ou pour l’essentiel d’études, un engagement se forme, qui pose le cœur et l’esprit dans une perspective nouvelle (depuis l’alliance fontale avec le Christ), et ouvre à une large fraternité. L’entrée dans le réel (parfois la découverte) des relations longues et des responsabilités directes a la fraîcheur des commencements, et sa fragilité. L’enthousiasme peut s’émousser vite, et l’élan se perdre bientôt, si aucun n’écho n’est perçu de ce que l’amour partagé promet de récolte. En termes ignatiens, ce peut être le temps où la désolation construit le jeune aussi bien que la consolation, plus caractéristique des premiers enchantements – car la désolation peut être comprise comme le forage d’un puits plus profond. Les moyens qui s’offrent pour la route comportent la fréquentation assidue de la Parole de Dieu, l’engagement dans les premières responsabilités pastorales pour les séminaristes, la vitalité d’un charisme partagé pour les consacrés, et pour tous, un goût certain des plus simples sacrements, une prière régulière, en plus du don des dons que représente un accompagnement spirituel calibré. C’est le temps d’une quête obstinée de l’essentiel et donc d’une décantation de l’accessoire, temps de vigilance quant aux compensations faciles qui s’offrent à chaque dépassement de soi, temps où il faut répondre de l’Amour, quand l’Amour ne semble plus vous répondre…

Et pour les formateurs, c’est le moment d’espérer eux aussi au-delà de toutes les apparences, car il n’est pas rare que les jeunes mettent à l’épreuve les fidélités, juste « pour voir si cela tient ». Devant ce défi, il n’est pas toujours nécessaire de jouer les matamores ; l’intrépidité a ses vertus, à certains moments ; elle décourage, à d’autres, surtout si elle n’est que feinte, alors qu’un peu de simplicité peut au contraire fortifier le jeune qui se sent soutenu : il suffit parfois de lui montrer que nous aussi dépendons de Celui qui descend toujours plus profond que nous, pour nous ramener du plus loin de nos errances.

Mais nous voici déjà au moment suivant.

2 Le risque de l’habitude, la recherche de l’essentiel

Vient l’âge de l’équilibre instable entre les premières années et ce désenchantement qu’apportait avec soi la durée. Quand on se prend à mesurer ses forces aux résultats escomptés, quand la dépense aisée des débuts fait place au calcul des résultats, quand tout semble sous contrôle et devient ennuyeux, la tentation survient de relire « à l’envers » le chemin parcouru et le premier engagement. Étais-je libre ? Avais-je compris ce qui m’était demandé ? Devais-je répondre avec cette fougue à un appel à donner ma vie somme toute général ? Qui donc me garantit des séductions anciennes ou des manipulations présentes ? Où se trouve l’axe vital, dans les débats ordinaires avec les personnes chargées d’autorité ? Il n’est pas rare qu’un conflit s’instaure, intérieurement, entre la personne et ce Seigneur qui prend tout et ne donne plus rien.

Le combat ordinaire se déplace ainsi de l’effort pour « se vaincre soi-même », comme dit Ignace au début des Exercices (ES 21), et se faire accepter des autres (quitte à se remodeler comme extérieurement), vers un affrontement plus intérieur, celui qui demande en quelque sorte des comptes à l’Amour. Cette quête d’un attachement plus profond, cette recherche d’une réassurance, signent certainement le passage du temps des images à celui des réalités qui durent – dans le double sens que permet le verbe : l’alliance avec le Christ est à endurer, autant qu’elle s’offre comme durable. Ici peut s’entendre, dans l’obscurité d’un cœur que le désespoir menace ou submerge, l’approche d’un pas que l’on croit hostile, l’annonce d’un visiteur inopportun – car l’Amour semble n’avoir plus comme visage que celui du juge ou du bourreau. La souffrance amère désigne pourtant encore l’attente de Quelqu’un, même si, parfois, on se plait à lui opposer d’autres visages plus agréables, sur des horizons plus chatoyants. Ce n’était que cela, Dieu ? Tu n’étais donc pas tout ? Et même, tu es donc si peu de choses, que je puis me passer de ta présence, sortir des sentiers tout tracés de ta grâce, sans qu’il m’advienne d’autre peine que celle de te manquer ?

Dans ces grands débats du cœur, l’esprit n’oppose que son infirmité à saisir la suite des pensées, des motions, de ces mouvements paradoxaux qui un jour vous élèvent et aussitôt vous rejettent pour longtemps dans les ombres. Anima échappe à Animus, pour parler comme Paul Claudel dans la parabole célèbre11.

L’étape dont je tâche de cerner les contours, qui ne sont pas chronologiques, est certainement celle d’une mise en liberté plus grande de la personne, en ce qu’elle a d’unique pour Dieu, et plus exactement, dans l’alliance très personnelle et irremplaçable que chaque célibataire pour le Royaume est appelé à nouer avec le Christ de Dieu. Que l’on soit plus attentif à la symbolique des épousailles ou à celle de la filiation, selon les deux voies bien connues en théologie de la sainteté chrétienne12, il reste qu’il s’agit de reconnaître un jour son identité la plus profonde grâce à l’amour prévenant d’un Autre, dont l’Esprit Saint est finalement le secret protagoniste – « l’Inconnu au-delà du Verbe », disait Balthasar –, ou encore, l’insaisissable ressource, le Don inespéré, la profusion qui advient sans cause précédente, la Consolation qui ne guérit pas mais assainit les blessures.

Deux voies distinctes de spiritualité chrétienne, disais-je. Qu’il soit plus marqué par la filiation ou par la sponsalité, le formateur n’a pas à imposer sa voie au jeune en formation ; il n’a d’ailleurs souvent pas grand-chose à lui imposer, sinon une confiance entêtée dans le mystère que le jeune porte. Il faut regretter que ce que l’on prend pour la paternité ou la maternité spirituelles ne soient parfois qu’une emprise intellectuelle ou psychique, qui marquent les jeunes au fer rouge – avec tous les signes extérieurs d’imitation qui s’ensuivent et qui passeront tôt ou tard –, mais ne leur donnent pas de grandir à l’ombre de l’insondable Paternité de Dieu.

3 L’individu devient personne

S’il advient que le jeune se trouve ainsi rendu à lui-même, recréé par la mansuétude divine, il se peut qu’il s’établisse dans la tranquille certitude d’une alliance que rien ne peut défaire, loin des « phénomènes de raidissement, de fermeture et de relâchement » si caractéristiques des déceptions du cœur et des paresses de l’esprit. L’entourage communautaire ou ecclésial reprend ici sa place structurante, en ce sens que l’aventure intérieure qui paraissait avoir englouti tout le reste montre peu à peu qu’elle n’avait cessé de diffuser au-dehors « la bonne odeur du Christ ». Cette capacité des choix les plus intimes à édifier l’engagement des frères devient perceptible, alors même qu’on croyait, comme Thérèse de Lisieux dans sa dernière épreuve, que « tout a disparu ». Selon les termes de Vita consecrata,

certains aspects de la personnalité étant purifiés13, l’offrande de soi à Dieu se fait plus intègre et plus généreuse – elle rejaillit sur les frères et sœurs –, plus paisible et plus discrète, et aussi plus transparente et plus riche de grâce. C’est le don et l’expérience de la maternité et de la paternité spirituelles.

(VC 71)

Il y a donc une offrande de soi à Dieu ; elle se purifie d’avoir été purifiée et elle devient plus abondante ; cette croissance s’entend vis-à-vis des « frères et sœurs », comme l’effacement des égoïsmes personnels qui s’accompagne de paix et de discrétion, de limpidité et de grâce non mesurée – où notre texte reconnaît à la fois un don et une expérience, un don à recevoir et un vécu à transmettre, et qu’il nomme maternité (d’abord) et paternité spirituelles, sans distinguer d’ailleurs si leurs protagonistes sont des femmes ou des hommes. On va ainsi de Dieu (qui purifie) aux enfants de sa famille (les frères et les sœurs), une fois qu’on se trouve pourvu de ce qui convient au cœur (paix, discrétion) et à l’esprit (limpidité, grâce), et qui doit bien toucher aussi le corps, lequel en devient spirituellement fécond.

C’est l’horizon de tout cheminement spirituel, celui des formateurs comme celui des personnes en formation. Il ne faut pas craindre de répéter que « tout vient de Dieu » (2 Co 5,18), mais aussi, que tout aboutit à la croissance de l’homme (ou de la femme), en corps et en âme. Si l’on avait cru bon d’accepter en formation des jeunes pris d’assuétude (à l’alcool, à la pornographie, aux jeux vidéo, aux médicaments…), il ne serait pas juste qu’ils aient pu y persévérer, surtout si c’est à l’insu des supérieurs, sinon des confesseurs. Toute dissimulation qu’on aurait pu remarquer en ces domaines doit être évaluée soigneusement – mais « nous aussi » comme disait Jean Chrysostome, devons veiller à ne pas nous laisser entamer par les mêmes dépendances, revêtues peut-être d’oripeaux plus acceptables. Un bénédictin m’écrivait un jour son exaspération d’avoir à partir en retraite alors que son ordinateur venait de le lâcher. Spontanément, je lui réponds : « Comme nous aimons nos chaînes, mon cher Père ! » Aussitôt – car c’était un vrai bénédictin – il m’écrit qu’il laisse tout ce fatras informatique derrière lui et advienne ce que le Seigneur voudra. Courageux, héroïque, me dis-je bien souvent en considérant ma propre dépendance…

Je vous propose à présent de parcourir quelques pistes d’action dans un certain nombre de situations réellement formulées par des jeunes en formation. Les réponses des formateurs ne sont pas apodictiques, elles illustrent seulement les deux adages donnés au début de cette intervention : il est toujours possible de faire le bien ; les formateurs ont toujours à devenir les témoins de Celui qui les appelle eux aussi à la conversion.

4 Sur quelques « situations pastorales »14

Récemment loué par le Cardinal C. Schönborn15, cet exercice que je relis du point de vue des formateurs a déjà le mérite d’apprendre aux jeunes en formation à parler, avec précision et retenue, d’un certain nombre de situations délicates qu’ils connaissent ou connaîtront, et d’y chercher à discerner le bien toujours possible ; on vérifie ainsi (comme dans Amoris laetitia) que le respect de la norme n’est pas contradictoire avec le témoignage à rendre à la miséricorde divine. Partons des exigences qu’impose la vie dans le célibat pour Dieu (1) pour en venir aux réactions devant les fautes sexuelles durant la formation (2) et à la distance nécessaire dans la direction spirituelle (3) ; je terminerai par quelques considérations sur le secret à garder quant aux confidences reçues (4).

a Sur la continence dans le célibat pour Dieu : la clarté

Quand on se prépare à vouer le célibat dans une vocation ecclésiale qui le comporte, par nature (la vie consacrée) ou par convenance (le célibat sacerdotal), il doit être clair qu’il s’agit bien, au minimum, de continence, c’est-à-dire non seulement de ne pas exercer la génitalité, mais encore, de s’abstenir de provoquer, chez soi ou chez autrui, le plaisir sexuel. Néanmoins, il faut aller plus loin encore : on ne renonce pas, dans le célibat pour Dieu, à une vie de débauche, mais au mariage heureux et comblé ; c’est donc pour un amour plus profond (du Christ, de l’Église, des enfants de Dieu), et non par peur de l’amour, que l’on s’avance dans cette discipline de vie. Elle implique évidemment le refus de tout contact sexuel, comme celui de la complaisance volontaire de l’imaginaire16 dans le domaine de la sexualité ; c’est d’ailleurs la simple exigence chrétienne du neuvième commandement, celui de ne pas convoiter.

Les formateurs n’ont donc pas à laisser planer l’ambiguïté, en paroles ou en actes, sur la théorie que je croyais obsolète mais ne l’est malheureusement pas, d’une troisième voie possible entre mariage et célibat, selon laquelle l’entretien d’une amitié exclusive avec un être de chair et de sang serait l’élément d’équilibre nécessaire au célibat. Ce refus de s’en tenir aux exigences de l’un ou l’autre état est immature et pervers, et le devient davantage quand on se demande quel degré de relation est permis, et qu’on répond : tout sauf l’acte sexuel. C’est à tout le moins parfaitement contraire à l’amour exclusif et personnel du Christ dans la disponibilité à tous. Mais peut-être ne croyons-nous pas vraiment que la présence du Christ peut valoir pour quelqu’un plus que le monde, plus que les autres, et que cet amour originel est si personnel qu’il discrimine sans les nier tous les autres amours. Il convient bien sûr de prendre en compte la durée nécessaire au temps de la conversion, mais il est aussi requis d’affirmer la vérité et de s’insurger (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution) contre toute parole – serait-elle de l’institution elle-même – qui tendrait à faire de la faiblesse une norme. En dehors de cette position très ferme sur les exigences du célibat, le temps ne peut jouer en faveur d’une conversion qui touche l’homme ou la femme à l’intime, mais la durée ne pourra que voir empirer les choses.

b En cas de fautes sexuelles durant la formation religieuse et sacerdotale, que faire ?

Ces fautes signifient toujours une situation de détresse, qu’il faut éclairer. La vertu de chasteté est un don de Dieu, qui prévient et accompagne la croissance humaine. Du point de vue moral, nous tenons qu’une vie sans faute objectivement grave est possible et en particulier, que personne ne peut se préparer au célibat en y vivant habituellement d’une manière moralement contraire.

Ces deux aspects, de prévenance divine et de maturation humaine, n’indiquent donc pas que le comportement masturbatoire soit, comme on le dit banalement aujourd’hui, un moment nécessaire du développement affectif. S’il se produit compulsivement chez quelqu’un qui se sait appelé au célibat, le discernement spirituel s’impose. En termes de critères affectifs, il faut considérer comment l’acte masturbatoire, avec le narcissisme qu’il révèle et la culpabilité qu’il entraîne, affecte la puissance d’aimer. S’il s’étend sur de longues années, il peut devenir, pour la personne qu’une relation profonde unit pourtant au Christ, un très lourd fardeau. Les critères rationnels seront plus éclairants encore : le comportement vient-il à la parole (en confession notamment) ou demeure-t-il muet ? La relation à autrui est-elle normalement épanouie ou plutôt atrophiée ? Les engagements pris sont-ils inscrits dans la durée et marqués de fidélité ? La prière et la relation à Dieu sont-elles effectives et ont-elles prise sur l’action ? Si aucun de ces critères ne se vérifie positivement, cela signifie que, pour l’heure, la « maturité psychique » nécessaire au renoncement qu’impose le célibat n’est pas présente et qu’il n’est pas bon de poursuivre la formation. À l’inverse, si les signaux passent tous au vert, il faut aider les personnes à se détourner de la fascination morbide que le comportement enkysté impose ; devenu latéral, il engage de moins en moins la responsabilité et n’indique plus la complaisance en soi qu’il désignait à l’origine. L’imputabilité et la gravité du comportement sont également à pondérer dans le cas du retour ponctuel d’une habitude ancienne ou de l’apparition inattendue de cette conduite, à des moments cruciaux de l’existence ou lors de traitements médicaux particuliers. Ils signifient la crise qui ébranle la personne et c’est elle qui doit être avant tout entendue.

Pour les formateurs, il s’agit toujours de se tenir au point d’équilibre, c’est-à-dire en présence du Christ : ne se laisser impressionner par aucune confidence, n’encourager aucune dérive, tout en priant l’Esprit Saint de trouver les mots qui tracent la route de lumière qui se propose, il faut le montrer, à la liberté. Et par-dessus tout, ne faisons pas peser sur la trajectoire du jeune le poids de nos propres faiblesses ou de nos expériences plus heureuses – ce n’est pas de nous qu’il est question, c’est du travail de la grâce dans ces âmes.

D’autres fautes sexuelles qui surgiraient au cours de la formation, si elles doivent également être considérées dans leur contexte et leur spécificité, expriment plus clairement une irresponsabilité qui met en cause le choix de vie. On s’étonnera peut-être de la sévérité des positions, qui vient de ce qu’elles mettent en cause d’autres personnes, qu’il s’agisse d’actes homosexuels ou, plus avant encore, hétérosexuels.

En matière d’homosexualité, le passage à l’acte sexuel manifeste la nécessité d’une réorientation. S’il est circonscrit (cas du « dérapage » d’une amitié), il peut ne pas signifier cette situation d’impasse qu’indique avec la plus grande évidence un comportement déviant vis-à-vis de personnes plus jeunes dont on a, d’une manière ou d’une autre, la charge. On ne dira jamais assez ce que la pédophilie signifie comme meurtre psychique pour ceux qui en sont victimes.

L’homosexualité prévalente de la personne peut demeurer à l’état de latence, voire être ignorée du sujet ; quoi qu’il en soit, la continence et la garde du cœur sont requises. Si la pratique homosexuelle (avec un ou plusieurs autres) a été occasionnelle, dans un passé déjà lointain, peut-être dans le courant de l’adolescence, l’engagement au célibat n’est pas totalement compromis, la personne s’étant révélée réformable et normalement déjà réformée17. Mais si la pratique homosexuelle s’est étendue sur plusieurs années, et surtout si elle s’est exercée de manière aveugle et dans un passé récent, on doit craindre qu’elle reprendra, et c’est une indication suffisante pour détourner absolument de la vie religieuse ou sacerdotale. Ce n’est pas seulement la possibilité du célibat qui se trouve en cause, c’est aussi la vie communautaire (comment une personne structurée narcissiquement pourrait-elle ne pas imposer son monde imaginaire et accepter de vivre au rythme d’autrui ?) et c’est encore la vie apostolique, notamment chez les clercs séculiers (comment vivre la solitude sans chercher d’impulsives consolations ?).

Un acte hétérosexuel complet, même consenti, montrerait que l’on cherche en autrui un secours dans une situation personnelle devenue intenable. En tenant compte, répétons-le, du contexte et des circonstances, une telle faute est signe qu’une réorientation de vie doit s’opérer. Le cas des convertis ne peut faire exception à cette règle : un passé tumultueux ne dispense pas d’une totale conversion, donc de l’exigence d’une vie selon l’homme nouveau. Il faudrait bien sûr ici aussi considérer de plus près ce qu’il en est dans les cas très différents entre eux d’adultes consentants, ou d’un acte complètement isolé du reste d’une existence qui n’y portait pas, ou d’une fréquentation compulsive de lieux de débauche, etc. Cependant, des rencontres furtives peuvent avoir mis en route une autre existence qu’il faut de toutes manières assumer. Je ne parle même pas de l’abus de jeunes mineurs (éphébophilie, pédophilie) par des actes sexuels fussent-ils à peine ébauchés qui représentent, en tant que viol (dont la définition légale touche bien plus que la seule pénétration sexuelle), le meurtre psychique dont nous avons parlé.

À noter que la responsabilité des supérieurs de religieux déjà engagés par des vœux est particulièrement bien établie par le droit canon : ils doivent renvoyer, et peut-être même sur le champ (CIC 703), les sujets qui violent leurs liens sacrés (CIC 696 ; cf. 695, avec la sévérité plus grande pour les profès temporaires) : l’inaptitude à la vocation est ici clairement démontrée ; ce n’est pas une raison pour conseiller le mariage, qui n’est pas un « remède à la concupiscence », mais une école jamais achevée du don de soi sans mesure.

c Quelle distance et quelle proximité dans la direction spirituelle ?

La direction spirituelle tire son autorité des sources du baptême, de la consécration religieuse et/ou du ministère sacerdotal, chacune diversement habilitée à signifier la paternité de Dieu dans l’Esprit de Jésus. Elle n’est donc pas réservée aux prêtres, le pape François l’a récemment rappelé18. La responsabilité n’est pas mesurée ici d’abord par le savoir ou l’expérience, mais par le choix libre, ou du moins consenti – même dans le temps de la formation –, du dirigé qui demande une parole le conduisant à Dieu : « Abba, dis-moi une parole ». Qui dirige ou plutôt accompagne autrui n’a pas à se substituer à lui dans la souffrance, mais à témoigner de la compassion divine, toujours plus forte que la douleur. Ceci demande abnégation, effacement et désintéressement de soi pour éviter de s’identifier aux douleurs ou aux succès rapportés ; la gratuité est toujours de mise, car il convient de s’interdire de tirer profit (par des services ou des dons plus ou moins imposés) du témoignage que l’on a la joie imméritée de rendre à la surabondance même de Dieu.

Cette distance intérieure permet de situer les moments où la projection et le transfert, l’agressivité et le retour du désir menacent de pervertir la relation, notamment en cherchant à renverser sa nécessaire asymétrie. Dans le respect et l’abandon à Dieu, il faut ici se souvenir, surtout avec des jeunes et des personnes de l’autre sexe, de quelques principes d’action. Tout d’abord, ne pas se laisser emporter par les douleurs, les joies, les fidélités, etc., qui apparaissent de manière parfois passionnée et bouleversante pour l’accompagnateur. Ensuite, il convient à tous, homme ou femme, de garder la réserve du tact (l’analogue premier étant la célébration liturgique, hiératique par définition), pour signifier sans ambiguïté que la relation vient d’au-delà de soi. Faire de même pour le langage et le regard, qui ne peuvent infirmer le renoncement gestuel : il y a des mots ou des regards plus caressants que des gestes. Enfin, exposons-nous au témoignage du temps, en nous demandant si tel comportement ou telle parole trouverait grâce à nos yeux (ou à ceux de l’autre) dans quelques années. Ainsi, la proximité inhérente à la direction spirituelle ne se mesure pas à l’accord affectif ou intellectuel ; elle n’a pas non plus à se manifester dans le geste qui accapare ou la parole qui privilégie. Cette proximité est proximité de Dieu, dans la joie de l’effacement devant l’Époux à qui seul l’épouse appartient (Jn 3,29).

Pour les formateurs, il est toujours utile d’être averti de la physiologie et de la psychologie de l’autre aussi bien que de la sienne. Or, pour l’« homme interdit19 » qu’est le prêtre, le fruit défendu que serait la femme consacrée, peuvent stimuler la convoitise. L’engagement déjà pris nous invite à la vigilance personnelle, pour porter dans la paix et l’abandon de la prière un trouble éventuel, qui va bientôt passer : tous les émois du cœur ne sont pas peccamineux, et ce n’est d’ailleurs pas un péché de tomber amoureux, ni même de se découvrir ragaillardi par l’affection de plus jeunes ; mais qu’est-ce qu’on en fait ? Il faut revenir, tant qu’il est encore temps, à son premier amour, au lien vital avec le Christ, et plonger plus profond dans le dépouillement que ces émois appellent. Et puis, s’appuyer fermement sur la vie fraternelle qui permet de se soutenir dans la prière, de recevoir des conseils d’aînés, en tous cas, de ne pas s’enfermer dans des situations (réelles ou imaginaires) bientôt inextricables.

d Porter les confidences et garder le secret20

On peut, pour finir, se demander comment porter les confidences parfois lourdes sans se faire complice de la séduction du mal. Est-on toujours tenu au secret promis ? La direction spirituelle et la confession entraînent-elles ici des devoirs différents ?

Hormis le cas du secret sacramentel, aucune confidence, y compris en matière sexuelle, ne peut imposer un secret tel qu’il entraîne pour celui qui l’a reçue un péril moral. Si la compassion devient connivence, il faut au contraire se faire aider, en choisissant pour cela quelqu’un dont on présume qu’il n’aura pas lui-même à recourir à un autre.

Dans le cas de la direction spirituelle, le directeur qui écoute dans l’Esprit Saint trouve normalement en Dieu pour la personne, dans la personne grâce à Dieu, de quoi l’entendre : il n’a pas à se laisser séduire ou repousser par ce qu’il entend ou entrevoit, nous l’avons dit, son rôle étant d’entrer dans l’accueil de Dieu pour elle. Au rythme de la croissance de la personne dirigée et de la patience du Seigneur, la dépendance éventuelle se fera liberté. S’il écoute ainsi au nom de Dieu, le directeur spirituel entend dans cette voix un autre Appel et il contemple en ce visage une autre Beauté : c’est pour le Christ et aidé par Lui qu’il pâtit d’autrui – prière en acte s’il en est.

Seul, on le sait, le secret de la confession ne souffre pas d’exception : ce qui est confié dans le sacrement en vue de l’absolution ne peut être dit ni directement, ni indirectement, à personne, pas même après la mort du pénitent. Ce n’est pas induire qu’il faille toujours donner l’absolution : en matière de défaillances sexuelles comme ailleurs, la contrition est requise, et le confesseur peut imposer de la vérifier avant qu’on puisse se représenter ; le pardon des actes pédophiles exige ainsi la mise en œuvre des moyens requis par les dernières dispositions canoniques.

Précisons que le secret de la confession porte sur ce qui est avoué en vue de l’absolution, même si elle ne peut être donnée tout de suite. Il est absolu, répétons-le. Il oblige donc à ne pas faire usage de ce qui a été entendu, même dans des consultations ultérieures. Il réclame aussi la discrétion dans la relation au pénitent : il n’y a pas à revenir sur la confession. Si cela s’avère vraiment nécessaire, et à condition de changer suffisamment les circonstances pour ne rien trahir, le prêtre peut demander conseil, non pas tant sur ce qu’il a entendu que sur sa propre manière de se situer par rapport à l’aveu.

Pour tous ceux qui portent ce ministère d’accompagnement, l’expérience est à nourrir de la prière, du jeûne, de l’aumône et des sacrements, en particulier ceux de la réconciliation et de l’Eucharistie, mais aussi, ne l’oublions pas, de l’onction des malades ; sans compter que l’adoration eucharistique représente certainement un espace de tout repos. Et s’il ne faut pas négliger l’étude éveillée des grands spirituels, ni les grandes randonnées dans la littérature, il est aussi impératif de faire autre chose, de voir d’autres personnes, de sortir du cercle infernal de nos retards et de nos travaux : des formateurs surbookés n’aident pas les jeunes surstressés…

Les formateurs ne peuvent s’identifier totalement à leur charge, sous peine de s’engloutir en elle ; ils sont, en termes évangéliques, les serviteurs inutiles, et pour un temps donné, d’un Maître dont les mœurs divines étonneront toujours. Ils n’éviteront pas tous les pièges, ils ne savent pas tout, ils n’ont pas déjà tout vu, ils recommencent chaque jour – parce que Dieu le veut et l’Église le demande – l’humble service d’écoute de l’Amour qui se livre. Et ils en sont heureux.

Notes de bas de page

  • 1 Texte remanié d’une conférence donnée aux formateurs diocésains et religieux, sous l’égide de la Cellule permanente de lutte contre la pédophilie de la Conférence des Évêques de France, le 2 mai 2017.

  • 2 Je reprends quelques pages d’un chapitre intitulé « Les âges de la vie » de mon ouvrage Il n’y a qu’un amour. Traversées spirituelles, Lagord, Le Livre Ouvert (aujourd’hui éd. de L’Emmanuel), 2013, p. 140-142.

  • 3 A. Ravier, Les Chroniques. Saint Ignace de Loyola, Paris, Nouvelle librairie de France, 1973, p. 332.

  • 4 N. Hausman, Il n’y a qu’un amour (cité n. 2), p. 142-145.

  • 5 D. Vasse, Inceste et jalousie, Paris, Seuil, 1995.

  • 6 « En rappelant que pour lui, “le temps est supérieur à l’espace”, le pape François se déclare prêt à renoncer à la maîtrise immédiate des espaces institutionnels et idéologiques et au cléricalisme pour envisager de véritables processus de maturation et d’engendrement ensemble, en Église » (B. Carniaux, « Rencontre », Vies Consacrées 89/2, 2017, p. 3-8).

  • 7 Voir K.C. Russell, Guérir et nourrir son cœur. La sagesse du désert dans un monde affairé, Saint-Jean-de-Matha, Abbaye Val-Notre-Dame, 2010.

  • 8 L’exhortation post-synodale Vita consecrata 70 (25 mars 1996) a pointé elle aussi « quelques périodes critiques », assorties de leurs remèdes.

  • 9 C’est l’intéressante position du père C. Dumont, « Spiritualités de religieux et de prêtres séculiers », Vie Consacrée 64 (1992), p. 344-358.

  • 10 Pour S. Freud, « La faculté de concentrer l’énergie libidinale sur des personnes doit être reconnue à tout homme normal. La tendance au transfert que nous avons rencontrée dans les névroses… ne constitue qu’une exagération extraordinaire de cette faculté générale » (Introduction à la psychanalyse, 1921, p. 465).

  • 11 Parabole d’Animus et d’Anima : pour faire comprendre certaines poésies de Rimbaud, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1965, p. 27-28.

  • 12 Cf. C. Jean-Nesmy, « La dévotion au Sacré-Cœur est-elle une dévotion particulière ? Jalons pour une recherche méthodique des thèmes et de leur portée », dans Dr L. Reypens-Album, Anvers, Ruusbroec-Genootschap, 1964, p. 241-256.

  • 13 Il faut lire sur ce point l’extraordinaire méditation sur « la nuit obscure » de Jean de la Croix, par P. Gervais, Sources Vives 168 (2013), p. 85-99.

  • 14 Ces sortes de fiches que je vais proposer condensent schématiquement des conversations parfois longues entre plusieurs professeurs de théologie morale de l’Institut d’études théologiques de Bruxelles (surtout Albert Chapelle s.j., décédé en 2003, et d’autres, dont je suis) et des étudiants en troisième année de théologie, proches donc pour la plupart de l’ordination diaconale.

  • 15 Voir Vies consacrées 89 (2017), p. 3-14 (ici, p. 10).

  • 16 On peut longtemps épiloguer sur les désastres de la pornographie ; les injures s’oublient, les coups s’effacent, mais les images demeurent et c’est toute la capacité de contemplation qui s’en trouve dévastée.

  • 17 La nouvelle Ratio Le don de la vocation presbytérale, du 8 décembre 2016, reprend, aux nos 199-201, la discipline prônée par l’Instruction de la Congrégation pour l’Éducation catholique Sur les critères de discernement vocationnel concernant les personnes ayant des tendances homosexuelles en vue de leur admission au Séminaire et aux Ordres sacrés du 4 nov. 2005, no 2 (AAS 97, 2005, p. 1009-1010).

  • 18 « Je tiens à le souligner. Il faut que la vie consacrée s’investisse dans la préparation d’accompagnateurs qualifiés pour ce ministère. Et je dis la vie consacrée, car le charisme de l’accompagnement spirituel, disons de la direction spirituelle, est un charisme “laïque”. Les prêtres aussi l’ont ; mais il est “laïque” » (Pape François, « Que la vie consacrée s’investisse pour préparer les accompagnateurs qualifiés », 28 jan. 2017, Doc. cath. 2526, 2017, p. 129-132).

  • 19 Cf. J. Marroncle, L’homme interdit, Paris, Nouvelle Cité, 1987.

  • 20 Cf. N. Hausman, « Porter les confidences et en garder le secret : jusqu’où ? pourquoi ? », NRT 134 (2012), p. 275-283.

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