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Contemporary philosophy, especially in Italy and France, has contributed to a renewal of ‘first philosophy’ in focusing on the theme gift. The article scans a few recent texts which deal with various aspects of this ‘gift’ : its gratuitous nature (which Mauss had already studied, but which takes special significance in recent phenomenology) ; sacrifice (the only meaning of which, in our present culture, aims at the progress of the individual) ; recognition (the subject of Ricœur’s latest work in 2004). The original feature of any gift lies in the excess of its origin. It implies neither self-effacement nor self-imposition on the part of the giver : always present in his own gift, the giver rouses the recognition of the recipient whom he, the giver, has in the first place recognised and already respected.

La phénoménologie contemporaine tire grand profit du thème du don en vue de construire une ‘philosophie première’. Elle l’envisage avec ses moyens propres et sans s’inféoder aux sciences humaines qui lui en ont pourtant révélé l’importance. Or la catégorie de ‘gratuité’ appartient à l’essence du don, qui résulte d’un acte libre et préférentiel. Nous présenterons d’abord de manière générique ce lien du don et de la gratuité (cf. infra I), que nous préciserons ensuite grâce aux thèmes de l’ ‘abandon’ et du ‘sacrifice’ (cf. infra II), assumant enfin la catégorie de ‘reconnaissance’ (cf. infra III) où nous portera la mise au jour du caractère éthique et intersubjectif du donner et du recevoir.

Les auteurs de référence de l’article présent ne seront pas Heidegger, Derrida et Marion. La recherche sur la signification philosophique du ‘don’ est aujourd’hui tributaire de ces penseurs, mais pas seulement. Des recherches récentes, surtout en régions francophones et italiennes, prolongent la réflexion de ces initiateurs en accentuant ses enjeux ontologiques. Notre travail peut être reçu comme un parcours des œuvres les plus récentes sur une thématique essentielle en métaphysique contemporaine1.

I Don

1 Sociologie

La réflexion sociologique sur le don, commencée par l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1925), a été prolongée récemment par Marcel Hénaff dans un ouvrage, Le prix de la vérité, qui n’ignore rien de l’anthropologie culturelle récente ni de la littérature antique à ce propos. Mauss a montré que le don jouit d’une unité immuable à travers la diversité de ses expressions, constituant ainsi un aspect essentiel de la vie sociale. Selon Hénaff, l’étude du don peut rester fidèle à Mauss tout en amplifiant son enquête positive. La sociologie renonce sans doute aux questions sur la finalité des faits sociaux, mais non pas à celles qui concernent leur « comment » (Hén 158). Toutefois, même s’il entend respecter la sociologie empirique, Hénaff souhaite s’élever plus haut.

Mauss paraît s’attacher à la réciprocité du don en la faisant entrer dans la circularité des biens ; à tout don correspondrait un contre-don. Son herméneutique se donnerait ainsi pour cadre la gestion équilibrée et rationnelle des biens de la maison. Le don, en effet, est un ‘donner’, mais aussi un ‘rendre’ (cf. Hén 164). Il est cependant erroné d’affirmer qu’un don n’est sensé que dans des relations économiques. Les relations réciproques reçoivent en effet déjà chez Mauss des interprétations que l’économie ignore.

L’analyse ethnologique (Mauss s’inspire du Hau maori [cf. Hén 166-170]) montre que le donateur donne au donataire une part de sa personnalité. Il ne suffit donc pas de lui rendre en contrepartie une équivalence matérielle, car il s’agit de restaurer son intégrité personnelle, de le reconnaître comme personne. Les questions ne sont ici « ni économiques, ni morales, elles ne portent ni sur l’utile, ni sur le charitable. Elles portent d’abord sur l’exigence d’être reconnu » (Hén 175). Mais s’il s’agit moins dans le don d’une alliance des libertés que d’une attraction de l’une par l’autre, y aura-t-il encore de la gratuité ?

2 Ontologie

La sociologie insiste, dans le phénomène du don, sur le désir de reconnaissance ; la phénoménologie y souligne en outre une passivité spirituelle. La liaison de la phénoménologie à la catégorie du don provient de la reprise de l’expérience de l’étonnement envers ce qui advient en notre présence sans que nous ne l’attendions. La phénoménologie, affirmait Michel Henry, s’intéresse à la phénoménisation du phénomène, non pas aux phénomènes perçus (objet des sciences) ni à leur être (objet de l’ontologie), mais à l’être nous surprenant en se donnant en phénomène2. La catégorie du don offre de quoi déplier le sens de ce qui advient en notre présence en sorte que son apparaître soit cependant en même temps l’occasion de son occultation : tout comme la problématique du don sort de la pure circularité entre le donateur et le donataire, ainsi l’avènement de l’être dans l’étant ou en apparence, son apparaître, échappe à toute circularité entre ‘être’ et ‘étant’.

Nous venons d’évoquer la ‘différence ontologique’ proposée par Heidegger. Sergio Labate signale que les analyses de l’es gibt heideggérien et de son application au « don » reste encore à faire (Lab 101 n. 6). On sait toutefois que Heidegger a pris soin de ne pas confondre ‘don’ et ‘donation’3, qu’il insiste plus sur ce dernier terme que sur le premier ; ‘donation’ dénote l’action de donner, et ‘don’ la chose donnée. La chose donnée peut être saisie par les sciences positives, mais la ‘donation’ comme telle, l’origine en acte du ‘don’, échappe à ces approches. ‘Être’ est autrement que ‘étant’ ; ‘donation’, ‘énergie’ pure, est autrement que ‘don’, ‘chose’ disponible pour une inspection extérieure. Irréductible à l’étant, l’être s’y livre en même temps qu’il s’y voile4.

L’excès de l’origine du don interprété phénoménologiquement signale son initiative, sa grâce ou sa gratuité. Ce qui me fait être sans m’écraser, est premier ; à son égard, je suis toujours en retard. Ces pensées peuvent être complétées par d’autres, par exemple par celle de la passivité ontologique dont Carla Canullo a montré l’importance dans la veine réflexive française5, chez Maine de Biran et Louis Lavelle surtout, une tradition dont Paul Ricœur tire profit en concluant sa ‘somme’ de 1990 par une réflexion sur le « trépied de la passivité »6, tradition que l’on retrouve aussi chez Emmanuel Lévinas et Michel Henry.

3 Action

La tradition d’une passivité correspondant à une donation originaire se rencontre chez Maurice Blondel, dans le cadre anthropologique de L’Action (1893) autant que dans la perspective ontologique de la trilogie des années 30. L’insistance de L’Action (1893) sur l’abnégation comme épreuve de l’être qui fait être, l’exprime de manière aiguë. Francesco Giacchetta, dans Ontologia e gratuità, souligne cet aspect de la pensée du philosophe d’Aix. Déjà la raison théorique est originairement passive ; « quelque chose la précède, la soutient » (Gia 195) ; le cogito pensant ne se donne aucun horizon à la fois totalisant et encerclant ; il agit selon son essence quand il respecte ce qui est, exerçant en cela une sorte d’option ontologique. De même la volonté « peut se rejoindre elle-même à la condition de consentir à l’irruption de l’être en soi ; elle s’accomplit en hospitalité » (Gia 196) ; elle s’unit à soi en se disposant à accueillir l’Autre, à aimer sa présence sans commune mesure avec son propre désir.

Il y a ici comme une épure de la différence ontologique ; l’être se livre à nous sans s’épuiser dans sa présence susceptible d’être représentée de manière déterminée ; il s’y cache, il s’en retire dirait-on en langue heideggérienne, de sorte que le toucher de l’étant peut tout aussi bien assouvir notre besoin de savoir qu’éveiller notre désir spirituel en nous lançant l’invitation à aller au-delà. Le savoir de la limite qui révèle l’excès impose l’humilité d’une écoute de l’origine, l’abandon de nos prises intellectuelles en faveur de cela qui donne d’être.

Simone Weil peut être lue dans une perspective semblable. Emmanuel Gabellieri le montre dans Être et don. On rencontre certes des affirmations nihilistes dans les Cahiers, mais on ne peut cependant pas ignorer que Simone Weil a cherché « à comprendre et éclairer ‘ontologiquement’ des problèmes qui de son propre aveu dépassent pourtant le plan purement logique et rationnel » (Gab 16). L’ontologie de la philosophe juive est en cela opposée à l’ontologie « devenue dominante à ses yeux dans la tradition occidentale, et la modernité » (Gab 17). Elle est attentive aux implications de l’action plutôt qu’aux représentations où celle-ci se repose. L’action ne vient jamais d’elle-même et ne se termine jamais à elle-même. Elle n’est pas une force, un conatus, mais une « ouverture à la grâce » (Gab 18). Cette ouverture à un au-delà de soi, béante dès l’origine et pour toujours, ne recherche aucun comblement ; jamais la prétention de la science à l’autonomie ne pourra en saisir toute la vérité.

L’être est grâce. Sa donation appelle l’attente, la passivité spirituelle que Simone Weil nomme ‘décréation’. Le mot ‘décréation’ signifie la séparation du créé et du péché (voir Gab 494 n. 13) ; cette séparation résulte du consentement au créé accueilli selon sa vérité. Se séparer de ce qui empêche d’accueillir le donné en vérité revient à défaire ce que le péché a embrouillé en mettant la main sur tout. Est ainsi réanimé le désir de Dieu que la technique et la science ont perverti. Le don de la grâce ne comble pas notre désir ; il l’éveille au contraire à la sainteté. L’ontologie du don et la métaphysique de la ‘décréation’ concordent parfaitement. Mais le renoncement du soi au moi doit être encore plus radical. Jamais le ‘moi’ ne pourra répondre adéquatement à la générosité du don d’être, dont l’accueil rend vigilant : le ‘moi’ ne peut saisir par lui-même ce qu’il est radicalement ; il se doit d’être attentif à l’altérité originaire. La plénitude réside « dans la capacité de s’ouvrir à autre chose que soi, d’être sur un autre mode que celui de l’immanence autarcique, en étant totalement (pour Dieu) ou en pouvant devenir (pour l’homme) être de don » (Gab 508).

II Abandon et sacrifice

Cette perspective n’est cependant pas sans péril. Elle peut basculer dans une dialectique des contraires où le positif se reconnaît dans sa négation, le bien dans le mal. Du point de vue des sciences humaines, un don sans réciproque peut induire le donataire à se soumettre au donateur qu’il ne peut pas égaler, à renoncer ainsi à l’impératif de l’universalité de l’action et donc à un critère moral essentiel. Renoncer à ce que le bien donné soit rendu, peut en outre instiller dans la conscience du donataire le venin d’une malédiction : il aura été jugé incapable de rendre le bienfait ; des dynamiques destructrices de l’estime de soi naissent de là, réduisant le donataire au déshonneur et à l’esclavage. Le donateur qui néglige la réciprocité pourra par ailleurs voir monter en lui le mépris pour son destinataire, et quelque jouissance confuse de sa propre puissance.

1 Abandon

Pour les sociologues, un don gratuit est source d’anomie ; les sociétés que Bergson appelle ‘closes’ doivent le contrer et éviter tout changement autochtone ; le don exige un contre-don égal. Mais l’anomie n’est-elle pas alors nécessaire pour que la société ne se nécrose pas ? Pour Émile Durkheim, l’évolution imposée aux sociétés par l’anomie les empêche de s’éteindre. La gratuité inscrit dans le présent une dimension de nouveauté irréductible au fait actuel. Mais en entraînant ainsi des aventures incontrôlables, le don a-t-il encore un ‘sens’ pour la raison vouée à l’universel, à ce qui ‘unit’ les différents7 ?

Éclairer le mot don par ‘abandon’ n’aide pas immédiatement la réflexion. Le ‘don’ semble cependant épanouir le sens de sa gratuité dans l’ ‘abandon’. ‘Abandon’ signifie « être mis à part, à distance, en dehors de la relation précédemment constituée (être mis au ban, rappelle l’étymologie) » (Lab 79). L’abandon souligne donc l’aspect ‘anomique’ du don. Faut-il donc voir dans le don abandonné la gratuité à partir de laquelle une histoire des libertés devient possible ? Mais l’abandon se vit souvent, au plan psychologique, dans l’angoisse de ne pouvoir s’attacher à personne (point de vue actif) ou de ne compter pour personne (point de vue passif). L’abandon participe pourtant, malgré sa dureté, à la construction positive de l’individu, qui ne s’unit à soi que dans l’effort, le détachement et l’oubli de soi ; la souffrance est, hélas pour le sort humain, le chemin habituel pour accéder à l’autonomie et à la dignité — les psychologies individuelles trouvent là une universalité raisonnable, une manière de relation que ne se confond plus avec une forme impersonnelle, une universalité où les personnes se retrouvent unies et respectées. Les rapports humains se vivent droitement en écartant les formes identitaires où les libertés se dépersonnalisent. L’abandon donne ainsi à la relation l’occasion d’un approfondissement réel. Il révèle que la vérité de la liberté n’est pas fondée sur l’audace de l’un et la couardise correspondante de l’autre, sur la neutralisation maléfique des forces actives d’un côté et passives de l’autre, mais sur la reconnaissance mutuelle des libertés constituées en leur originalité et leur responsabilité propre.

Pour illustrer cette pensée, Sergio Labate développe la métaphore de la relation mère–enfant. Cette relation, dont l’archétype est la séparation de la naissance, n’aboutit pas à l’indifférence, mais fait sortir de la symbiose celui qui est abandonné pour qu’il chemine vers la reconnaissance. L’enfant ne vivra pas cette séparation dramatiquement si la tendresse déploie un champ culturel où il pourra surmonter l’abîme de la séparation et accéder à un savoir nouveau de sa mère en même temps que de lui-même. De ce point de vue, le don réussi s’appuie sur l’abandon qui révèle sa dimension profondément humaine et une condition de notre rectitude. Encore faut-il qu’il n’aboutisse pas à la séparation dans l’indifférence. Labate évoque à ce propos la dialectique lévinassienne de la proximité et de la séparation. « La relation de séparation n’est pas interprétable seulement sous le mode traumatique et violent, mais elle peut et doit être repensée comme une séparation non violente, une séparation dans la proximité » (Lab 86). Nos relations humaines, livrées aux imprévus de l’histoire, sont fragiles — mais la philosophie peut élever ce fait à une valeur de droit, celle de la personnalisation, de la singularisation, invitant ainsi à requalifier nos relations humaines. En proposant en 2002 un autre exemple, Labate souligne que « se confier à autrui n’a pas la signification d’un abandon » (F1 102) négatif ; l’expression ‘s’abandonner à’ dit en effet cet acte de confiance. « ‘Se confier à’ veut dire aussi être fidèle à soi, se confirmer de nouveau ontologiquement au cœur de sa propre identité » (F1 102). Celui qui se donne de cette manière ne se nie pas, mais se livre à la relation qu’il constitue avec autrui en confirmant sa liberté transcendante et en faisant appel à la liberté et à l’écoute fidèle de son destinataire.

2 Sacrifice

Le mot ‘abandon’ a un sens positif dans des expressions comme ‘s’abandonner à’, quand nous délaissons « nos défenses en percevant à l’improviste que nous n’avons plus rien à craindre » (Lab 87). Cet abandon a cependant un sens négatif quand il ramène à la confusion, « à la symbiose de l’enfant avec la mère » (Lab 88). En s’abandonnant soi-même, c’est en effet le ‘soi’ que l’on met au ban, et cela peut-être par manque de courage ; l’amour oblatif peut être négatif de soi ; il faut en démasquer les illusions.

Le sacrifice implique la destruction du don du point de vue du donateur. Si le don implique quelque chose de la personnalité du donateur, celui-ci sera lui-même mis à mal. Le sacrifice inscrit ainsi un double néant dans la relation, du point de vue du donateur et du point de vue de la chose donnée. Or comment une destruction pourrait-elle devenir constructive pour le donataire ? À moins que le sacrifice ne donne de vivre — tel le sacrifice de la mère qui souffre alors que son enfant entre dans le monde. La métaphore de la naissance offre ici de nouveau un modèle pour la réflexion. Il n’empêche que l’acte sacrificiel est ambigu, et qu’une interprétation non sacrificielle de la donation serait peut-être à privilégier.

Selon Marcel Hénaff, si le mot ‘sacrifice’ n’a pas de correspondance dans toutes les langues, sa signification est entendue presque partout. Le mot ‘sacrifice’ signifie littéralement : ‘rendre sacer’. On traduit habituellement sacer par ‘sacré’, mais il vaudrait mieux dire ‘séparé’ ; le même mot se traduit en effet aussi par ‘horrible’, ‘à écarter’, etc. Sacer signifie donc en gros ‘intouchable’ (peu importe pourquoi), ce qui renvoie sa signification à une expérience quasi universelle — on pourrait mentionner ici les ouvrages de René Girard. Le mot ‘sacrifice’ signifie donc quelque chose qui a à voir avec ‘mettre au ban’. Toutefois, observe Hénaff, cette séparation n’existe que dans les cultures agraires et techniques, non pas dans celles de la cueillette ou de la subsistance ; il n’y a d’ ‘acte de séparation’ que quand l’homme lutte contre la nature en découvrant sa capacité à la manipuler. Le sacrifice s’efforce alors de rétablir l’ordre cosmique en abandonnant dans un espace indisponible ce qui aura été manipulé. Ce faisant, le sacrifice ne nie pas le travail de l’homme ; étant lui-même un acte rituel et technique, il éternise au contraire la capacité humaine à transformer le monde en la ‘représentant’ dans un monde d’où l’homme veut s’exclure. Le sacrifice constitue ainsi un drame symbolique où l’homme met en scène le mélange angoissant de sa légèreté et sa divinité (voir Hén 264).

Hénaff remarque cependant que la pratique sacrificielle s’est éteinte en Occident où le pouvoir de l’homme sur la nature s’est déchaîné : sa thèse semble ainsi contredite. Mais, note l’auteur, si le sacrifice comme cérémonial a disparu des pratiques socialisantes, il est toujours bien présent au plan éthique et individuel. En fait, la représentation rituelle ou cérémonielle ne correspond plus à la compréhension que l’homme a de sa puissance sur la nature, mais le moment sacrificiel n’est pas pour autant éliminé. « Le don devient le problème moral de la générosité — y compris inconditionnelle — et… du sacrifice ne reste que le seul élément éthique : le renoncement » (Hén 266). Or la célébration sacrificielle antique intégrait tous les aspects de la vie sociale. Sa réduction moderne aux conditions d’une éthique volontariste, appliquée quasi exclusivement au calcul économique de l’individu (le renoncement est en faveur de lendemains meilleurs), concerne aussi tout l’être humain. La question : « Qu’en est-il du pouvoir que nous nous reconnaissons sur le monde ? Quelles en sont les limites ? » (Hén 267), reste aujourd’hui sans réponse commune. L’homme moderne, désacralisé, connaît ses capacités transcendantes ; mais les sacrifices et les cérémonies sacrées étant abandonnés, il n’a plus de critères pour en mesurer la valeur, sauf la possibilité de réaliser ses songes communs de puissance et ses angoisses privées à ce propos.

L’interprétation du sacrifice par Hénaff demeure fidèle à la position de Mauss : le don sacrificiel vise à restaurer l’ordre cosmique. Elle lui ajoute cependant une nuance : aujourd’hui, cet ordre est détruit par un « excès d’emprise sur ce don, sur la vie, sur la quantité de biens accessibles, sur le pouvoir de transformer » (Hén 267). Le don a maintenant perdu sa signification personnalisante, ainsi que l’aspect de ‘reconnaissance’ intersubjective mis en avant par Mauss.

III Reconnaissance

Le don, créateur de reconnaissance, est originairement gratuit. Qu’en est-il aujourd’hui ?

1 Réciprocité et mutualité

Selon Marcel Hénaff, Mauss savait déjà que l’échange des dons constitue une opération symbolique finalisée par la reconnaissance mutuelle. Fidèle à cette thèse, la première partie du Prix de la vérité s’attache à des formes de don qui n’ont rien à voir avec la réciprocité économique. C’est ainsi que Socrate critiquait le salaire que les Sophistes exigeaient pour leur enseignement. Semblablement, les dons échangés lors des rituels cérémoniels n’entrent pas dans le cycle de la réciprocité économique. Mauss n’avait cependant pas osé libérer entièrement son interprétation des a priori des pratiques commerciales. La réciprocité s’impose en effet selon lui, nous l’avons déjà dit, en raison de la force personnelle qui est immanente au don : qui accepte un don reçoit du donateur une partie de son être, qu’il lui faut donc restituer. La reconnaissance serait à entendre dans ce contexte : elle rend au donateur son être vivant et puissant.

Prolongeant dans ses Parcours de la reconnaissance les réflexions de Hénaff, Paul Ricœur utilise la distinction de Mark Rogin Anspach entre ‘réciprocité’ et ‘mutualité’8. Le mot ‘mutualité’ désigne tout type de transmission entre les individus, mais particulièrement les « gestes discrets des individus » (Ric 333) qui signalent leur humanité et leur affection. La ‘réciprocité’ se situe par contre au plan plus qu’individuel de l’échange ; c’est le niveau des marchés qui transcendent la mutualité du haut de leurs formes institutionnalisées et abstraites. Cette distinction entre la mutualité et la réciprocité permet d’échapper au paradoxe du cadeau : reconnaître qu’on a reçu un cadeau, mais vouloir en rendre la valeur par un contre-don équivalent, revient à en rejeter la gratuité. Au plan de la ‘réciprocité’, le don sans contrepartie constitue une contradiction in terminis ; au plan de la mutualité par contre, il en va autrement. Selon Ricœur, le livre de Hénaff permet d’explorer cette différence en mettant en avant l’essence de la ‘reconnaissance’. L’échange des dons découle du cœur de la mutualité. Toutefois la mutualité peut-elle se concrétiser sans assumer les structures de la réciprocité des lois du marché ? Sans ces règles de réciprocité, la mutualité ne va-t-elle pas sombrer dans l’innocence ingénue ou dans la violence des bonnes consciences ?

Ricœur observe que la société contemporaine ne méconnaît pas qu’il y a des ‘choses’ sans prix, par exemple la dignité morale, les organes corporels dont la commercialisation est interdite, « la beauté du corps humain, celle des jardins et des fleurs, et la splendeur des paysages » (Ric 344). Ces ‘choses’ qui n’entrent pas dans les échanges économiques ainsi que la joie qui en vient maintiennent la possibilité de la ‘gratitude’, d’un sentiment original accompagnant les dons reçus en mutualité. Mais la gratitude peut laisser libre cours à la fourberie des injustes, si les rapports humains ne sont pas droits, susceptibles d’être repris en justice. Montaigne préférait « les stricts contrats au jeu pervers des bienfaits et des faveurs » (Ric 348). Toutefois, les contrats, qui assurent les contractants les uns contre les autres par la contrainte, ne font que confirmer la tendance humaine à la trahison. Ce n’est pas ainsi que se fonde la vie sociale. On peut se demander si la mutualité élective et la gratitude ne sont pas plus fondamentales que la crainte de la trahison et que les formes contractuelles qui reproduisent cette crainte même.

Devant les ambiguïtés de la thèse de Mauss, Ricœur propose une inversion de la question initiale. Le sociologue français demandait « pourquoi rendre ? » ; il répondait en élevant le débat en direction de la ‘reconnaissance’, mais sans aller jusqu’au bout de ce qu’exige une telle réflexion. Ricœur privilégie plutôt l’autre face de la question : après tout, « pourquoi donner ? ». C’est en effet le mode de l’initiative qui départage dès l’origine la vente et le don. Qui vend, s’attend à un retour selon un contrat ; qui donne, ne transmet pas un bien en s’assurant d’un contre-don ; il sait plutôt qu’il court le risque de ne pas voir son don reçu, que lui-même ne sera peut-être pas reconnu à l’origine du don, que le don de soi en ce don demeurera inaperçu. Ce risque souligne l’immanence du désintérêt ou de la gratuité à l’acte de donner (voir Ric 351). La première ‘reconnaissance’ n’est donc pas la gratitude de la part du donataire, mais le respect et le détachement du donateur pour le donataire avant même que celui-ci puisse laisser monter son ‘merci’, un détachement qui fait qu’originairement on donne ‘pour rien’.

L’agapè souligne le caractère généreux du don, auquel correspond l’espérance (sans l’exigence) de la reconnaissance. La gratuité du don du donateur laisse alors un espace pour la gratuité de la gratitude du donataire, qu’elle précède. Le don peut peser sur le destinataire quand il se croit obligé de répondre, et sa gratitude être feinte ; pour être authentique, il lui faut sortir du droit et assumer les médiations d’un ordre supérieur. Quand la gratitude est droite, elle « allège le poids de l’obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initial » (Ric 352) ; elle assure ainsi la distance heureuse que le donateur avait instauré entre donner et rendre. Sénèque soulignait à ce propos qu’il est bon de ne pas rendre le don dans l’immédiat ; Thomas d’Aquin a repris cette pensée9. L’attente du moment opportun pour témoigner de sa gratitude transfigure la temporalité humaine. « C’est là la marque du sans prix sur l’échange des dons » (Ric 352). C’est là aussi la raison du caractère festif, au moment voulu, de l’expression de la reconnaissance. L’égalité du contre-don n’est pas calculable ; elle est celle d’une nouvelle générosité.

2 Invisibilité et liberté

Labate tente semblablement de dénouer le paradoxe du don, mais en interprétant la ‘réciprocité’ sans la catégorie de ‘mutualité’. Le paradoxe peut être énoncé de cette façon : « Si le don impose la réciprocité, il n’est plus éthique ; s’il est un geste éthique, il interdit toute réciprocité » (Lab 322). Dans le mot ‘éthique’, il nous faut entendre ici les indications de Lévinas sur la relation dissymétrique. N’y a-t-il cependant pas moyen de renouer le don et la réciprocité, de reconnaître dans le don autre chose qu’une différence entre un haut et un bas, sans retomber toutefois dans l’uniformité du ‘même’ ? Labate le tente en se situant au plan de la relation éthique qu’il définit « une relation entre sujets qui se reconnaissent pour leur valeur d’être, au delà de toute valeur d’usage, de toute représentation, objectivation, utilisation, fonctionnalisation » (Lab 323). Le don vient en effet de la libre préoccupation du donateur pour autrui. La reconnaissance due en réponse ne peut donc pas se situer au niveau matériel ; elle est elle-même un risque, et donc « non violente et toujours hospitalière » (Lab 323-4) ; le donateur s’étonnera lui-même qu’elle soit accordée, qu’il soit accueilli par le donataire, car il aura renoncé par principe à tout droit ; il ne peut qu’accueillir avec gratitude d’avoir été accueilli.

Le don ainsi vécu dans l’attente et l’espérance peut cependant se perdre dans la distance temporelle, l’oubli, la distraction, l’ennui des cœurs endurcis. Le donateur souhaitera, sans aucune pression possible, que le donataire accueille et prenne soin de son don, de son intention, de son être. Il accueillera donc avec désintéressement et reconnaissance le ‘merci’ du donataire. Une double attention s’avère ainsi intérieure au don, à la fois à la proximité et à la distance des personnes. Tout don est fragile pour cette raison. Le pessimisme peut le décourager et inviter à maximaliser la distance, à ignorer tout donataire et à se mettre à une hauteur inaccessible et dédaigneuse ; la position contraire n’est pas meilleure, celle d’un héroïsme proche de l’innocence (et parfois tout aussi orgueilleux) qui maximalise la proximité et s’abandonne sans critique à autrui. L’arrogance et la confusion corrompent l’une et l’autre le don, où il importe de maintenir un équilibre entre distance et proximité.

Pour donner une idée de cet équilibre, Labate propose trois caractéristiques du don authentique : l’invisibilité, la liberté et la symbolicité. L’invisibilité signifie l’irréductibilité du don à ses aspects matériels. Il convient cependant d’éviter les impasses de Derrida, le paradoxe d’un don impossible à rendre parce qu’il est un acte, parce que le don, pour être don, ne doit se fixer en ‘rien’ qui soit matériel. Pour Labate, le don se fait visible, présence, arrêt en ‘chose’ ; ce n’est pas pour cela qu’il se trahit. D’ailleurs, rien de ce qui apparaît n’est entièrement à plat devant nos regards. Toute apparence manifeste différentes profondeurs, celle du monde sur lequel se détache toute chose, celle de l’affection du donateur. « Connaître le don signifie… reconnaître dans le donateur celui qui m’a voulu du bien » (Lab 293). Le don exprime ainsi la vie qui, inventive, passe du néant à l’être. Son invisibilité désigne la créativité de la liberté.

Seconde caractéristique : le don est libre, il provient d’un choix préférentiel. Le commerce est soumis aux nécessités du marchand (il vit de son métier) et d’un paiement juste ; le don ne connaît pas cela ; il pourrait même être injuste en raison de son élection. Qui donne pourrait ne pas donner, ou donner à quelqu’un qui aurait moins besoin de ce don ; qui reçoit pourrait refuser ou ignorer le don. Le don est marqué par les libertés du donateur et du donataire. L’échange des dons exprime donc l’alliance des libertés qui font advenir ensemble une réalité à laquelle aucune ne peut prétendre par elle seule. La fragilité du don, sa beauté et sa gratuité viennent de ces initiatives sans imposition. L’hospitalité du don ne constitue aucun devoir, pas même celui de donner un abri à l’exilé. Elle est gratuite, sans nécessité, pas même celle des droits de l’homme. « Si j’ai le devoir de te donner hospitalité en tant que tu es autre, j’ai le plaisir de te la donner en tant que tu es toi » (Lab 299). Aucun don ne vient d’un devoir, mais d’un désir de bonheur.

Nous contemplons là la perfection de l’amitié. Dans l’alliance du don et du merci, les libertés posent l’une par l’autre un acte qui déborde toute nécessité ; elles font surgir ensemble un événement. L’amitié ou le don gratuit constitue ainsi l’expérience métaphysique de l’originaire. Créatrice, elle précède tout devoir, tout possible ; elle est l’être avant tout étant.

3 Symbole et gratuité

La dernière caractéristique du don proposé par Labate10 est sa symbolicité. Le mot ‘symbole’ signifie ‘mis ensemble’. Médiateur, le symbole peut être d’intérêt (inter-esse) aussi bien que gratuit. Le don, éminemment symbolique, institue une médiation gratuite. La chose donnée n’est pas la mesure de la médiation qui s’y exerce. Dans le commerce, la valeur de la chose échangée dépend de l’accord des acheteurs et vendeurs, cet accord étant mesuré par l’intérêt des contractants et non pas par le respect de l’un pour l’autre. La donation est au contraire sans prix, riche de la seule attention du donateur au donataire et réciproquement.

La chose donnée est évidemment un élément essentiel de la donation. Mais celle-ci ne s’accomplit pas dans la positivité de celle-là. Le don reçu fait signe en direction de la liberté du donateur en invitant le donataire à y reconnaître un événement dont la fécondité est sans commune mesure avec sa factualité. La distance entre la chose donnée et l’acte libre de la donation fait percevoir dans le donné une profondeur ontologique, celle de l’acte qui s’y présente sans s’y imposer, tout en s’en retirant, une profondeur où l’on reconnaît en filigrane les thèmes heideggériens de l’Ereignis et de l’es gibt. Nous retrouvons ici l’ontologie contemporaine nourrie par la phénoménologie du don. L’acte d’être de la tradition spéculative peut de fait être interprété comme l’acte d’une liberté qui se donne, qui s’allie avec respect à autrui, un acte où l’estime pour autrui est précisément ce qui le fait être, un acte créateur qui n’impose aucune réciprocité nécessaire.

Notes de bas de page

  • 1 Voici ma bibliographie de base, avec les abréviations utilisées dans le corps du texte : Fenomenologia della donazione. A proposito di ‘Dato che’ di Jean-Luc Marion, éd. G. Ferretti, coll. Univ. degli Studi di Macerata, Dip. di Filosofia e Scienze umane – Saggi e ricerche, Perugia, Morlacchi, 2002 (cité désormais F1) ; Il codice del dono. Verità e gratuità nelle ontologie del novecento. Atti del IX colloquio su Filosofia e religione. Macerata, 16-17 maggio 2003, éd. G. Ferretti, coll. Univ. degli Studi di Macerata, Facoltà di Lettere e Filosofia, Pisa/Roma, Ist. editoriali e poligrafici internazionali, 2003 (F2) ; Gabellieri Emm., Être et don. Simone Weil et la philosophie, coll. Bibl. philosophique de Louvain, Paris/Louvain, Peeters, 2003 (Gab) ; Giacchetta Fr., Ontologia e gratuità. La metafisica dell’amore in Blondel, coll. Bibl. di filosofia e teologia – Sezione Saggi, Napoli, Ed. Scientifiche Italiane, 2003 (Gia) ; Hénaff M., Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, coll. La couleur des idées, Paris, Seuil, 2002 (Hén) ; Labate S., La verità buona. Senso e figure del dono nel pensiero contemporaneo, coll. Orizzonte filosofico, Assisi, Cittadella, 2004 (Lab) ; Ricœur P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, coll. Les essais, Paris, Stock, 2004 (Ric).

  • 2 « La question de la phénoménologie… ne concerne plus les phénomènes mais le mode de leur donation, leur phénoménalité — non ce qui apparaît, mais l’apparaître » (Henry M., Phénoménologie matérielle, coll. Épiméthée, Paris, PUF, 1990, p. 6).

  • 3 Voir Marion J.-L., « L’incoscienza del dono », le paragraphe intitulé « Ridurre il dono alla donazione » dans F2 46-51.

  • 4 Voir Perone U., « La generosità dell’essere », dans F2 65-79. « Le bien n’est pas par hasard epekeina tès ousias et l’essentialisme plotinien ne procède pas par hasard vers l’un, au delà de l’intellect, se renversant au bout du chemin dans un abîme de silence. L’être dont il s’agit ici se retire plutôt qu’il ne se manifeste ou, quand il se manifeste, il le fait en dégradé par une participation toujours plus imperceptible. Aristote, quant à lui, est le philosophe pour qui la générosité de la dénomination, la multiplicité et l’articulation des sciences, la mesure approximative, mais inutile, jamais suffisante, de la parole correspondent à la générosité des nombreux modes d’être » (F2 68).

  • 5 Cf. Canullo C., Coscienza e libertà. Itinerario tra Maine de Biran, Lavelle, Le Senne, coll. Filosofia e città, Napoli, Ed. Scientifiche Italiane, 2001.

  • 6 Ricœur P., Soi-même comme un autre, coll. L’ordre philosophique, Paris, Seuil, 1990, p. 368.

  • 7 Le problème, classique, est celui de l’intelligibilité de l’excessif qui dépasse les limites de l’entendement calculateur. Roberto Mancini a proposé de parler, quant à l’objet de la philosophie du don, de « codes du don », c’est-à-dire « d’un système chiffré de corrélations entre des ordres divers de signification » (« Il dono dell’origine » dans F2 194 n. 11), plutôt que du don lui-même.

  • 8 Anspach M.R., À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Seuil, 2002.

  • 9 Cf. Sénèque, Des bienfaits, IV, XL, 5 ; Thomas d’Aquin, S. Th. IIa IIae 106, 4, c.

  • 10 Mancini R., « Il dono dell’origine » (F2 197-207) propose une suite de dix caractéristiques de l’ontologie du don, dont la symbolicité : « Tout don est un message qui configure ou régénère symboliquement la relation et les existences, ce qu’il faut entendre surtout au sens où il exprime la valeur d’un lien » (202).

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