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Jacques Ellul and the Ethics of Powerlessness

David Roure

Le grand intellectuel Jacques Ellul (1912-1994) parle encore. D’abord parce que son œuvre, qui a toujours eu une audience importante dans d’autres pays comme les États-Unis, devient de plus en plus connue dans son propre pays, mais surtout parce que l’ouvrage Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance présente aujourd’hui, donc vingt ans après sa mort, un texte inédit d’Ellul, découvert depuis peu même si l’on peut penser que ce texte a été effectivement rédigé vers 1975.

Comme l’indique dans l’introduction un des meilleurs connaisseurs actuels d’Ellul, Frédéric Rognon, professeur de théologie à Strasbourg qui lui a d’ailleurs consacré plusieurs livres ces dernières années, on sait que la soixantaine d’ouvrages publiés par Ellul se répartit sur deux versants, de tailles à peu près équivalentes : d’un côté, la sociologie, de l’autre, la théologie et l’éthique. Toutefois, à la fin de sa vie, le penseur bordelais a eu tendance à articuler les deux versants dans les mêmes opus. D’une certaine manière, c’est déjà le cas dans cet ouvrage posthume qui comprend, après toute une série de notes préliminaires (p. 27-101), six chapitres, assez disparates (des extraits de certains ayant d’ailleurs déjà été publiés dans des revues), où s’exprime une pensée forte, vigoureusement charpentée, s’opposant parfois (et même souvent !) à celle qui est la plus répandue à son époque (mais aussi à la nôtre).

Pour Ellul, la Technique (avec une majuscule !), à laquelle il a déjà consacré une grande partie de son œuvre, ne saurait être ni refusée comme perverse ou aliénante ni, au contraire, exaltée comme conduisant forcément au progrès pour l’humanité. Après une analyse biblique fouillée, concernant surtout les débuts de la Genèse, Ellul affirme que la Technique, qui se caractérise d’abord par son efficacité, n’est ni bonne ni mauvaise en soi. En fait, « produit de la nécessité et non pas de la liberté de l’homme » (p. 159), elle n’a de valeur devant Dieu qu’à partir de ce qu’elle produit, de bien ou de mal, pour l’homme (p. 165).

Le chap. qui suit, le troisième en fait, sobrement intitulé « Les limites », montre que, dans une nature désacralisée par la Révélation chrétienne, des limites doivent être apportées à la technique pour protéger la Création de Dieu et, là, Ellul, sans aucun doute prophétique, enracine la préoccupation écologique dans la foi chrétienne. Mais il y a une autre raison à cette limitation de la technique : c’est pour ne pas porter atteinte à la gloire de Dieu, pour que l’homme ne pense pas que ses succès sont dus en grande partie à lui grâce à la Technique qu’il a développée et seulement un peu à Dieu qui se serait contenté de donner un petit « coup de pouce ». Et Ellul montre comment de grandes figures de l’Ancien Testament, comme Moïse, Gédéon ou David ont été amenés à pareille conduite. Bref, pour lui, « si la gloire de Dieu doit paraître, cela suppose l’évacuation de nos moyens d’efficacité, donc des Techniques ». La phrase suivante est bien significative du tranchant habituel, que certains jugeront peut-être ici excessif, de la pensée ellulienne : « Prétendre servir Dieu par nos moyens (par exemple faire de l’évangélisation à la manière de B. Graham), c’est en réalité manifester la gloire de l’homme et en rien celle de Dieu » (p. 219) ! Enfin, là aussi certainement prophétique, Ellul signale le danger de pouvoir aujourd’hui, grâce à la Technique, aller trop loin dans la manipulation de la vie, que Dieu seul a donnée. Mais, pour « ne jamais céder au vertige dyonisiaque de la Technique » (p. 221), un discernement est bien sûr nécessaire, « non pas pour que Dieu manifeste sa plus grande efficacité, mais pour que sa parole puisse se faire entendre dans son exclusive humilité, que sa gloire puisse apparaître dans le choix de sa non-puissance » (p. 222), et ce dernier mot indique un thème qui fut toujours cher à notre penseur, nous le retrouverons d’ailleurs un peu plus loin. Ce discernement, c’est à l’Église, « en tant que corps et ensemble » (p. 232) de devoir le favoriser, et même l’initier. Or, aucune de celles qu’il connaît ne le fait, tout simplement parce qu’elles sont toutes « parfaitement conformisée(s) à ce monde » (ibid.), et Ellul témoigne ici d’un trait également récurrent chez lui, à savoir sa méfiance – on pourrait presque dire sa répugnance – devant toute forme instituée de l’Église.

Après un quatrième chapitre, assez bref mais ardu, où Ellul voulait démontrer qu’eschatologie et Technique n’ont en fait rien à voir l’une avec l’autre, il se place sur le terrain de la morale et se demande quelle peut être « la médiation éthique spécifique au sujet de la Technique » (p. 262). D’abord, cette médiation doit aboutir à reconnaître « que le vrai problème actuel, le véritable défi de la Technique se situe en l’homme même » (p. 265), pas dans la Technique. Cela devrait alors entraîner une réflexion théologique sur l’homme à nouveaux frais qui ne saurait être que « critique » de ladite Technique, voire « négative envers » elle (p. 271-272), que l’homme n’arrive finalement pas à maîtriser (mais le veut-il seulement ?)… Ensuite, puisque, depuis le début de son livre, Ellul nous affirmait que la théologie ne peut être que pratique, que « provocation à l’action » (p. 105), « la seconde médiation éthique porte, à [s]on sens, sur le discernement des esprits » (p. 272), et, pour lui, « ces esprits qui sont au cœur du mouvement technique sont l’esprit de puissance et l’esprit de mensonge » (p. 274). Le premier, après une réflexion serrée qu’Ellul mène, « implique nécessairement la subordination de l’homme, (…) produit inévitablement un effet radical : l’homme devient objet, il est réifié (ce qui est autre chose que l’aliénation) » (p. 279). La conclusion est claire : « Il ne peut pas y avoir de puissance respectueuse de l’homme » (ibid.) ! À la réflexion théologique, éthique, de dénoncer cela, d’entraîner une prise de conscience nécessaire, salutaire même ! Le second « esprit » de la technique est, de manière plus surprenante peut-être, en tout cas plus radicale encore dans les développements elluliens, celui du mensonge. En effet, pour notre auteur, « tout ce qui fournit le système technicien est de l’ordre de l’illusoire : satisfactions illusoires de besoins satisfaits par le système lui-même (…). La Technique fait prendre la représentation pour la réalité » (p. 287). Prométhéenne, « elle se donne pour la norme de toute action » (p. 289) et, au bout du compte, elle en vient même à « se draper dans la sotériologie » (p. 294). Bref, conclut Ellul, « elle est bien la dernière expression de l’esprit de mensonge, ayant annexé la vérité » (p. 297). Alors que toutes les idéologies et philosophies actuelles dominantes se sont « couchées » devant cette Technique effrayante, il va alors assigner à la théologie chrétienne une tâche redoutable, celle, là aussi, de la dénonciation et de la résistance. Pour lui, les débats du passé de la Théologie contre la Philosophie puis contre la Science sont désormais clos, réglés, et il ne reste plus désormais que celui qui se joue entre Théologie et Technique, puisque cette dernière prétend aujourd’hui rester « seule attestation de la vérité ». Mais, attention, dans ce débat, ou plutôt combat, « il n’y a aucune conciliation (dont la Technique n’a que faire) ni aucune synthèse possible » (p. 292), nous voilà prévenus !

Le sixième et dernier chapitre, intitulé « Prolongements éthiques » (p. 307-352), précise et développe le précédent. Pour autant, il n’en émousse pas le tranchant. Tout au plus, n’en restant pas à une présentation qui pourrait sembler trop sombre et pessimiste, s’emploie-t-il à poser sur ce monde désormais si indissolublement lié à la Technique un regard où pointe l’espérance du chrétien ! Il cherche alors à proposer une éthique qui serait spécifiquement chrétienne (critiquant au passage un Conseil œcuménique des Églises qui ne fait qu’inviter à des actions que tout homme de bonne volonté pourrait accomplir !) ; elle serait alors fondamentalement radicale, mais dans la radicalité d’une non-puissance critique qui, seule, permettrait aux « chrétiens de l’Église l’abandon de l’Esprit de puissance » (p. 312), cette non-puissance englobant la non-violence sans s’y réduire pour autant. Ensuite, cette éthique ne pourrait être qu’une éthique de la rupture, donc de la vérité, qui, seule, pourrait vaincre l’esprit de mensonge. Il propose alors deux comportements concrets pour incarner cela : celui de l’iconoclasme et celui du témoignage. C’est alors, et alors seulement, dans ses vingt dernières pages, qu’Ellul se met à parler d’espérance, ayant jusqu’alors développé une théologie qui était essentiellement critique. C’est que, pour lui, les deux, critique et espérance, sont nécessairement liées :

La critique, par la présence même du choix de la non-puissance, implique la réalité présente dans l’espérance, d’une puissance sans commune mesure et indépendante. Réciproquement, l’espérance, qui est rupture, ne peut s’exercer que si l’on a fait l’option de la non-puissance.

(p. 341)

En toute fin de parcours, il nous offre quelques très belles pages sur l’espérance qui pousse alors le chrétien à vivre vraiment en prophète, et la prophétie devient sous sa plume une tâche pas toujours facile mais bien exaltante puisqu’elle « détruit toutes les médiations pour nous placer dans une relation directe avec Dieu et avec ce que je suis dans ce monde tel qu’il est. Autrement dit, la prophétie est la non-technicité radicale » (p. 349) !

Le caractère daté du contexte intellectuel de l’époque où Ellul écrit ce livre (marqué par le marxisme, le structuralisme,…) ou des auteurs qu’il cite (F. de Closets, C. Amery, T. Kuhn, G. Vahanian…) ne rend pas pour autant sa pensée dépassée ; tout au contraire, il semble que le caractère de cette dernière que l’on pourrait vraiment appeler prophétique, due à l’intelligence aiguë, perçante de l’auteur, ne peut que la rendre encore très actuelle, et peut-être encore plus pertinente que celle de tel ou tel auteur qui écrit aujourd’hui… Et, ce, particulièrement dans ce livre-ci où, contrairement à la réputation qu’il a parfois, Ellul « se dépouille des oripeaux des Cassandre dont on l’a trop souvent affublé, pour témoigner de son espérance » (p. 25) ; c’est sans doute pour cela que F. Rognon a conclu sa roborative introduction par cette phrase : « C’est en adoptant la posture du prophète de la bénédiction, plutôt que de la malédiction, que Jacques Ellul achève et signe (ici) son ouvrage sans doute le plus revigorant de tous ceux qu’il eut l’heur d’écrire » (ibid.) !

Notes de bas de page

  • * J. Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, texte établi par S., D. et Y. Ellul, intr. F. Rognon, Genève, Labor et Fides, 2014, 15×23, 376 p., 29 €. ISBN 978-2-8309-1521-1.

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