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Jacques Sys : le choix de la lucidité

Évelyne Frank
In his illness, the French academic Jacques Sys hastened to publish a collection of poems just as one might throw a bottle into the sea. In fact he died less than a year later. Among the themes touched on in the book there is the confrontation with death. After a time of denial, the author opts for lucidity : he will see the terrible thing before him, but also the light. A step further, in order to identify himself with Phil 2, 6-11, this man decides to “go down methodically”, not alone, but with the Living One and in His footsteps.

Il y a trois ans encore, ce nom, Jacques Sys (1948-2007), ne me parlait pas. Pourtant Jacques Sys était un universitaire remarqué par ses pairs. Or, il y eut notre rencontre le 6 avril 2006 au cours d’un colloque qu’il organisait avec son collaborateur Jean-Marc Vercruysse à l’Université d’Arras. Ce fut très bref : quelques mots seulement. Mais l’essentiel était dit. Puis il eut, par delà la mort de Jacques Sys, mon étude de son recueil Poèmes de l’entre-temps. Ce que j’ai compris là, en raison des enjeux pour tout humain et plus encore pour tout chrétien, j’ai voulu en rendre compte en ces pages. Merci, profondément merci, à la NRT pour l’hospitalité accordée, mais aussi pour l’invitation, qui me fut alors adressée, de me faire plus explicite encore.

Jacques Sys

Jacques Sys s’était donné une formation solide à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Professeur de littérature et de civilisation anglo-saxonnes, il avait fait sa thèse d’état sur « Le Temps et l’Histoire dans l’œuvre de C. S. Lewis ». Le temps : c’était sa question.

Il travaillait beaucoup, ses nombreux articles en témoignent, dans trois domaines : l’histoire de la pensée religieuse de langue anglaise du 16e au 20e siècle (Milton, Bunyan, Newman…) ; l’herméneutique et, plus particulièrement, les recherches de Paul Ricœur ; la Bible. Jacques Sys a aussi publié les Espaces des Révolutions, Paris - Londres 1688-1848, (Presses Universitaires de Lille, 1991), et Les imaginaires christologiques, Villeneuve d’Ascq (Presses du Septentrion, 2000).

Ce dernier livre a pour point de départ Jésus, non le Jésus historique, mais, « incompréhensible, présent absent, déjà là non encore advenu », le Jésus du texte, avec sa question : « Qui dites-vous que je suis ? ». Jacques Sys recherche les « éléments discrets constituant l’architectonique du Nouveau Testament » et les « schèmes kérygmatiques qui (nous) paraissent commander à la fois les représentations propres au Nouveau Testament et la forme de nombreuses productions littéraires ou artistiques de la culture occidentale »1. L’auteur s’intéresse à « la construction progressive d’une ‘image’ de Jésus en tant que Christ, image théologique, rhétorique, cultuelle, liturgique, cosmique, poétique qui fut produite par les diverses strates de l’activité rédactionnelle (…) et par la fonction cumulative des traditions prévalant en chacune des jeunes églises » (p. 18). Le travail est ainsi défini : « Nous avons donc des séries d’enchâssements herméneutiques que nous aurons à traverser, sous lesquels il nous faudra creuser pour dégager une critériologie et une typologie des formes christologiques de l’imaginaire occidental » (p. 18).

Jacques Sys recherchait le dialogue, écrivant volontiers avec d’autres auteurs des ouvrages collectifs. Il y en a six, dont L’identité anglicane (Artois Presses Université, 2004). Homme d’action aimant innover, Jacques Sys s’est vraiment engagé dans les universités où il a successivement enseigné : Pau, Lille III où il fut Vice-Président, l’Université d’Artois où il créa l’UFR de Langues vivantes et où il fut Président. Il est à l’origine de plusieurs centres de recherche — en particulier l’IEFR, Institut d’Étude du Fait religieux — et d’une revue pluridisciplinaire, Graphè.

Cet homme était un chrétien, catholique, pour qui l’acte de foi était aussi un acte d’intelligence et une contribution au beau, dans la célébration du visible et de l’invisible. S’il a consacré bien des pages de ses écrits au Credo, c’est avec la conviction qu’il est non à assener mais à chanter. Jacques Sys n’en disait-il pas : « Il nous semble que cette cellule narrative contient en germe l’une des grandes poétiques occidentales, de Dante à T. S. Eliot, Claudel, Pierre Emmanuel, Saint John Perse et tant d’autres »2 ?

La revue Graphè

En 1992, Jacques Sys a fondé la revue Graphè, publication annuelle de l’Université d’Artois, ayant pour objet d’étude, selon son site, « la Bible et son influence sur les cultures, les littératures et les arts », selon trois axes : la Bible en tant que littérature ; la Bible et les productions littéraires et esthétiques ; la Bible comme champ d’études épistémologiques et herméneutiques. Sont effectivement invités pour un travail d’intertextualité : les arts, les littératures, la philosophie et la théologie pour des lectures des Écritures, Premier et Nouveau Testament. Ces pluriels sont significatifs. La revue se construit à partir de colloques annuels internationaux réunissant des intervenants qui deviennent vraiment des collaborateurs.

Jacques Sys définissait ainsi les objectifs : « Il ne s’agissait (…) pas de constituer des catalogues d’emprunts, d’influences, de dresser la carte des réseaux métaphoriques, de parler en un mot d’influence de la Bible sur les littératures et les arts (…) Il y avait autre chose à faire (…), un autre questionnement à mener qui est celui de la dialectique du regard et du Verbe, de la Parole face à la littérature et aux arts, du Verbe dans son inscription et son canon se tenant face (dans cette espèce d’adversité que nous avons précédemment évoquée) aux productions libres des hommes, face à la liberté créatrice (…) »3.

Cette fondation était audacieuse, en raison des réflexes français devant le religieux : il n’est pas dans notre culture, à la différence des cultures germaniques et anglo-saxonnes, de prendre la Bible comme objet d’étude, même si les choses ont évolué depuis 1992, justement en partie grâce à Graphè, qui fut un événement. Très vite, effectivement, la revue, unique, semble-t-il, en milieu francophone, est devenue une référence. Ses fascicules publiés à chaque printemps constituent maintenant une collection qui alterne Premier Testament/Nouveau Testament, dans des approches thématiques telles que : le livre de Job, le Cantique des Cantiques, la reine de Saba, la Jérusalem céleste, l’annonciation, les mages…

Une rencontre marquante

Je me souviens très bien de ma rencontre avec Jacques Sys. Le colloque sur Jean Baptiste allait commencer, je m’étais présentée et avais rejoint ma place. Jacques Sys était encore à deux mètres de moi quand quelqu’un l’aborda. Je ne pouvais pas ne pas entendre, même si, par discrétion, je me plongeai dans une lecture : « Oui, j’ai beaucoup maigri. Tu te doutes de ce que c’est : un cancer. On m’a laissé le choix entre une chimiothérapie ou l’ablation de l’estomac. J’ai choisi l’ablation. Je vais mieux. L’estomac est en train de se reconstituer peu à peu. J’ai repris mon travail. Je suis juste encore fatigué ».

L’après midi, je « planchai » sur Pierre Emmanuel. Jacques Sys, assis à ma gauche, président de séance, manifesta une forte adhésion à ce que ce poète, mort à l’équinoxe d’automne, disait, comme de façon prémonitoire, de l’heure de la rencontre avec le Vivant, qu’il fixait au moment des grandes marées : « Car ces grandes lames d’équinoxe de l’homme / Quand le chant la foi vont plus haut vers Toi / Que leur désespoir, / Sont ton vrai miroir »4.

Aujourd’hui, je comprends mieux encore la sensibilité de Jacques Sys à ce que je présentais. N’avait-il pas écrit lui aussi un tel poème, également tout à fait existentiel ? Nous lisons en effet, dans ses Poèmes de l’entre-temps5 :

Quelle visite ?

Attendre les grandes pluies qui doivent, depuis l’Orient de l’esprit, s’abattre sur les âmes

En bourrasques odorantes et nuées d’embruns par-dessus les jetées de novembre

Toute espérance offerte aux quatre vents qui couvrent la lune et le soleil de rêves rapides

Et sonores et joyeux… la créature toute enveloppée de gifles sableuses s’ouvre à la démesure

De vaste désirs, d’énervements forts comme les marées d’équinoxe.

Et Pierre Emmanuel et Jacques Sys parlaient en ce lieu du kairos dans nos existences, ce moment, souvent de crise, où tout peut basculer et où nous sommes visités, visités par le Vivant. Tous deux, atteints du même mal, vivaient le kairos intensément dans leur chair. En raison de la conversation entendue le matin, je compris tout de suite que, dans un propos tout à fait objectif, Jacques Sys évoquait, implicitement, ce qu’il endurait quand il intervint après mon exposé, pour préciser : « Le kairos peut être un instant indéfiniment déployé ». Je notai donc, respectueusement. Moins d’un an plus tard, Jacques Sys était mort. Je découvris alors les Poèmes de l’entre-temps, par la médiation d’une publication de son ami Jean-Marc Vercruysse, honorant sa mémoire : Travaux de lumière6.

Découverte des Poèmes de l’entre-temps

Je fus profondément émue. Ce n’était rien d’affectif, mais quelque chose de l’ordre du frémissement que parfois mentionnent les Évangiles. Car je lisais (p. 40) cela :

Mais il n’est plus temps de pleurer car me voici pour ta gloire. Et je dirai non loin de ton aile les choses telles qu’elles sont dans le grand soleil que fait ta justice. Je mesure en ce Jour la distance qui me sépare de toi et me fait grand et plus grand encore que les cimes joyeuses où résident les Puissances. Appuyé sur ton Ange j’avance maintenant hors de l’âge sur les terres dures et les chemins verticaux de ce qu’il faut dire, et faire, et croire. J’ai peine à respirer dans l’altitude glacée où personne ne me voit ; mes yeux gelés ont perdu l’horizon et le pourquoi de mes vieux désirs. Reste cette présence brûlante et silencieuse à mes côtés.

Et encore cela (p. 48), qui sans doute n’a jamais été dit à personne :

Descendre méthodiquement

À la suite de celui qui suivit

La voie périlleuse et le raidillon

Où s’abîma l’espérance

Saisir l’entame du mouvement

Non l’ébranlement du vouloir

Mais l’estomac qui défaille

Et le cœur qui vient à manquer

Alors qu’on s’engage dans

La voie de l’autre que soi

Épouser la peur indicible

Qui baigne le front

Inonde les reins

Hérisse la peau

Saisit les tripes

Épouser un moment

Imiter en imagination

Et en sympathie

Le grand soulèvement du cœur

Une fois pour toutes lâché

En vomissures tout contre

Le lieu saint de la décision

Et dans le plein de la Présence !

Le recueil des Poèmes de l’entre-temps

L’ouvrage me parut sain de part en part, de cette grande santé jusqu’à l’intérieur de la maladie dont parle le psychanalyste Maurice Bellet7. Car l’arrière-plan est bien celui du cancer et de l’affrontement avec la mort. Je pense que nous avons là le testament spirituel de Jacques Sys. Son ami et collaborateur, Jean-Marc Vercruysse atteste que « lorsqu’il s’est su malade, Jacques a donné la priorité à la diffusion de ces textes (…) parus en juin 20068 ».

Ultime réflexion sur le temps de notre existence et le temps qui nous dépasse, le livre (131 pages) rassemble 81 poèmes organisés en deux parties, la première intitulée « L’autre nuit », la seconde « Point du jour ». Les poèmes sont en prose ou en vers libres, si libres qu’ils peuvent garder la mémoire de factures anciennes telle que le sonnet et les stances.

Le recueil Poèmes de l’entre-temps et l’ouvrage didactique Les imaginaires christologiques sont en écho l’un de l’autre, au point que des phrases figurent dans l’un et l’autre texte. Les Poèmes de l’entre-temps sont la version poétique de la recherche universitaire maintenant vécue dans la chair. L’écriture universitaire a été préparation, que confirme l’expérience restituée dans l’écriture poétique. Celle-ci va plus loin néanmoins : elle se donne pour objectif, voire pour mission, de proclamer. Nous avons donc là ce que Les imaginaires christologiques nommaient une « poétique kérygmatique » (p. 35), une « poétique christologique » (p. 18), de forme à la fois tout à fait personnelle et quasi liturgique, avec « scansion — – et scansion poétique — de ce qui est, de ce qui vient et de ce qui fut » (p. 40).

Mon approche des Poèmes de l’entre-temps

Les Poèmes de l’entre-temps ont retenu toute mon attention. En raison sans doute des circonstances de mon unique et brève rencontre avec l’auteur, je suis sensible à ce qui se dit dans cette œuvre — car c’est une œuvre — de la brusque confrontation d’un humain avec une réalité terrible de l’ordre d’un « il y a »9 inéluctable. C’est ici une maladie, que, dans son cas, Jacques Sys a estimée, à juste titre, « sans retour » (p. 15).

Alors les poèmes parlent de « l’irréversible entré dans ta vie », de « cela qui vient qui doit venir / Bientôt… »10. C’est écrit sans ponctuation, avec une relative reformulée de façon plus fataliste par l’emploi du verbe « devoir », avec enjambement, avec suspens de trois points après « bientôt », adverbe vague et de l’ordre de l’imminence, donc précis malgré tout : nous sommes dans le sursis, le suspens de l’être, l’entre-temps. L’emploi du démonstratif suggère qu’il s’agit d’une évidence en face de soi, demeurant innommée ou innommable, même si figure plus loin le mot de « tumeur » (p. 20), mot lourd de menace en dehors même de l’adjonction de l’adjectif qualificatif « maligne », en raison de l’homophonie : « tu meurs ». Cette réalité si présente échappe. Elle est à la fois forme et néant : « la forme du malheur » dans une existence particulière ; « le néant », « le rien » (p. 12, 50, 64). Mais déjà cet homme sait ce qui se profile à plus ou moins brève échéance : « des souffrances sans nom », à la fois physiques, psychiques et spirituelles, dans lesquelles l’espérance chrétienne sera abîmée dans tous les sens de ce terme (p. 23, 48) ; et l’horreur qui vous laisse « médusé », « la sainte horreur » (p. 11, 14).

Je voudrais analyser cette confrontation avec le kairos. Sous-jacente à mon étude, je garderai la question que me souffla, impressionné, un autre poète, Jean-Pierre Lemaire : « Comment peut-on encore écrire de la poésie alors que le corps commence à s’en aller de son côté, que l’instrument se désaccorde ? »11.

L’instrument se désaccorde

Car c’est ce qui advient effectivement. Si la maladie, comme nous venons de le voir, est ici d’abord l’inconnu, innommable, difficile à cerner, de l’ordre de ce qui est et de ce qui fait néant, c’est aussi l’expérience du corps qui échappe, saisi et maîtrisé par autre chose que sa volonté propre, habité par un feu, mangé de l’intérieur, emporté, « traîné si loin »12. D’où une attention marquée à l’égard du dedans (profondeurs, ventre, veines et artères, poitrine, fond des yeux) et la récurrence du motif du tube (veines et artères, canaux, boyaux, cylindre du métro). Les symptômes épars dans le recueil donnent à reconnaître le mal : les exhalaisons, les reflux, les hoquets et les stases (p. 11, 48, 51, 61, 48, 53 deux fois) ; les spasmes, l’estomac qui défaille, les vomissures (p. 11, 48, 51, 61, 53 deux fois) ; la maigreur (p. 23). Alors tout le corps est à la peine : il y a les migraines, les yeux brûlants, la respiration altérée, le cours du sang bouleversé, le cœur qui manque, les boyaux et les reins arrachés (p. 100-101, 109, 72, 48 deux fois, 61, 53). La perception est nette du corps qui se défait vivant (p. 91). Ce que le lecteur entrevoit est de l’ordre de la Passion. Il est question de la sueur du front et des reins, des doigts crispés, et du couronnement de la douleur (p. 48, 66, 50, 72, 19, 21).

Je suis frappée par le silence, en ces circonstances. Certes, sont mentionnés le cri et l’envie de pleurer. Mais le cri est de silence, même quand il se fait « clameur » ou « hurlement », et les larmes sont écartées (p. 11-12, 43-44, 51, 84, 40). Pourquoi ? Parce que le cri serait surdité et les pleurs manquement au faire face de l’urgence (p. 11, 40, 51). Mais l’écriture, et plus particulièrement le poétique, devenant parfois prière, est la parole, silencieuse parce que retardée, retenue comme adéquate.

L’existence, très vite, se restructure, autrement

Élimination, maintien, priorité accordée à, voici que se restructure très vite toute l’existence. L’imaginaire anticipe. Il est question de la mort, de la condition de l’homme mort, et plus précisément de soi-même futur « cadavre temporaire » (p. 119). Jacques Sys recourt là au champ lexical de la géologie — avec ses désagrégations et ses restructurations, ses mouvements tectoniques (p. 64 par exemple) —, aux images mythiques du Shéol et des enfers d’Orphée (p. 11-12, 43-44, 51), aux symboles du voyage et du fleuve coulant vers l’Ouest au couchant (p. 126). Mais le propos peut se faire, brièvement, plus descriptif, très réaliste, très précis (p. 119). Reviennent de façon frappante les motifs du noir et de la glace associée au feu (p. 11, 20, 50, 123, 12, 23, 40, 62, 64).

Le temps se lit autrement, à la fois parce qu’il y a une imminence déjà accomplie et parce qu’il est comme fini et ouvert, donné et pris. En effet, le visage sérieux avec ses yeux fermés que l’on ne veut plus rouvrir est déjà face de cire (p. 20, 119), l’Hadès est ici et maintenant (p. 20, 119, 11-12). Il y a simultanément la mémoire de morts anciennes traversées, le temps rédimé, le temps de partir, l’urgence, le « jusques à quand », la neuvième heure bientôt, la sortie dans l’intemporel, le maintenant radical, l’entre-temps (p. 43, 51, p. 42, p. 43, p. 50, p. 14-15, p. 123, p. 40, p. 43-44, 67, titre du recueil et p. 121).

L’espace se réorganise : la configuration des lieux dans la maladie, c’est la chambre et le jardin (Jacques Sys ne parle pas, à ma connaissance, du monde hospitalier avec ses techniques d’intervention), un jour la table de la morgue (p. 23, 119). Mais la mémoire des lieux anciens permet au présent une circulation très libre. Elle ouvre le recueil à la fraîcheur des vents marins et à la modeste splendeur des graminées en la plaine des Flandres, le pays d’origine, et fait aussi entrer dans ces pages l’Italie, avec laquelle le poète vit un lien tout à fait particulier, mystérieux, quasi-liturgique (par exemple, p. 57-58, 59, 117, 126-127). Il y a, perpétuellement longé, le gouffre avec le « vertige » (p. 47) qu’il provoque, le « Hiatus » au bord duquel on se sent « saisi, pétrifié, noué », « perdu »13. Enfin, l’expérience, maintenant même, d’une sortie hors du temps, s’accompagne de celle, ici même, d’une présence de soi au monde d’ordre cosmique (p. 40, 45, 61). Et l’on se sent emporté au « secret » des origines, dans « l’ombilic » même des mondes, « au plus fluide de l’être » (p. 90, 61).

Les relations anciennes demeurent dans leur acuité, mais il n’est plus possible de le manifester : « Il n’est alors plus temps / Pour la main de faire signe » (p. 50). La solidarité humaine s’étend. Ce n’est plus seulement celle qui fut tissée avec les vivants, c’est déjà une solidarité avec les morts. Une parole est adressée à Dieu, volontiers nommé le Vivant14 comme dans l’Apocalypse, et ceci semble un tutoiement ancien. En même temps, le poète vit un contact étroit avec le petit garçon qu’il fut, avec l’enfant au fond de lui-même. Mais alors que souvent l’instance d’énonciation utilise à son propre égard le « tu », cet enfant reste un « il », absorbé par ses occupations à la fois graves et légères, essentielles.

Pas de révolte

Le poète n’exprime pas de révolte dans la maladie. De fait, il n’accuse personne. Le seul passage qui pourrait être de rébellion est celui-ci, cité plus haut, où il est question du « grand soulèvement du cœur / Une fois pour toutes lâché/ En vomissures tout contre / Le lieu saint de la décision / Et dans le plein de la Présence ! » (p. 48). Mais ce n’est pas de la révolte. Il y a bien l’image audacieuse (et sa réalité), saisissante, des vomissures dans le Saint des Saints contre la Chekhinah et dans la Chekhinah elle-même, tout ceci souligné par le point d’exclamation. Le ton de l’œuvre dans son ensemble15 invite à une autre lecture cependant, confirmée par le fait que ce passage précis évoque une sorte de « oui sacré à la vie » : « Épouser (…) le grand soulèvement du cœur… ». Ces vomissures, c’est simplement la réaction du corps malade ou en chimiothérapie. Selon les mots d’un autre poète, Pierre Emmanuel, qui fut atteint de la même maladie, c’est une « transe atroce »16. Dans ce moment, l’homme n’est plus que transe. Il n’est plus que son estomac qui se soulève. Prier n’est rien qu’être là, mais être là n’est plus que vomir, dans l’impossibilité totale de contrôler ce vomissement, qui se répandra n’importe où. Ce qui se dit ici est sans doute encore plus poignant qu’une révolte, parce qu’il s’agit juste de la vulnérabilité d’un homme sans haine en proie au terrible.

Une décision première : voir

Ces remaniements s’effectuent dans le temps d’une évolution psychologique que les poèmes laissent entrevoir, avec notamment les étapes de « l’effroi », de la « terreur » ; puis de « l’endurcissement », de « la pesanteur noire » ; enfin d’une joie mystérieuse dans la perception même du corps qui se défait quand le poète se dit « Charrié joyeux / Plus proche toujours / de l’humus / Interstellaire » (p. 50, 91). La peur cède-t-elle pour autant, cette peur qui parfois laisse l’homme « Hébété Halluciné »17 ? Rien n’est moins sûr : « L’instant et le vertige sont tout à toi » (p. 61). Demeurent aussi « l’attente aveugle », la douleur, et une peine « Privée et Publique tout à la fois » (p. 11, 23).

L’essentiel, dans les Poèmes de l’entre-temps, n’est cependant pas l’évolution psychique. L’essentiel est, ici, une décision première, qui en entraînera d’autres. Cette décision n’est pas immédiate. Un poème, que, curieusement, Jacques Sys n’a pas retenu pour cette publication, en témoigne : « Le laps de la tentation », édité à titre posthume par Jean-Marc Vercruysse18. Ce texte dit le refus initial de voir : « Tu avais mis la main devant les yeux / Pour te protéger de la lumière / Mais elle faisait flamboyer ta peau / Mais elle venait de toi de l’étrange / Dedans. (…) Tu ne savais pas Tu ne voulais pas savoir ». De même dans les Poèmes de l’entre-temps, il y a, scandé par la phrase « tu fermes les yeux », ce texte s’achevant sur un vers détaché pour souligner la rupture : « la forte envie de ne plus ouvrir les yeux ». Or le refus de voir, qui veut protéger de la mort, a l’effet inverse. En effet, avant même que la mort ait fait son travail, le geste de la main sur les yeux transforme, dans « Le laps de la tentation », la personne en un mort vivant, puisque son visage devient « masque vénitien », masque déjà mortuaire. Qui plus est, le feu a déjà pris au ventre et l’homme voit : c’est un feu d’enfer devenant feu de Noël.

Telle est bien la décision : voir. Voir quoi ? Voir la maladie, la mort se faisant proche, les souffrances terrifiantes. Cet homme choisit la lucidité au sens habituel du terme. Il gardera donc les yeux ouverts, comme ce Christ évoqué dans le recueil, « les yeux grands ouverts sur l’horizon de sa Passion » (p. 24).

À partir de la décision première, d’autres décisions

Un pas plus loin, l’auteur osera ne plus lire sa maladie comme une punition. Car telle semble bien avoir été l’interprétation d’un moment, puisque le poème « Le laps de la tentation » parle de feu de la « Géhenne » et puisque dans le recueil des Poèmes de l’entre-temps, la conscience de la faute existe, reconnue dans les « Stances de l’imméritée ».

Un pas encore plus loin, cet homme décide de vivre sa maladie. Nous ne sommes témoins ni du débat intérieur ni du discernement, parce que ceci se passe dans « le lieu saint de la décision » (p. 48), où seul entre le Grand Prêtre dans la liturgie du Temple. Mais nous voyons la mise en œuvre de la décision. Jacques Sys, en effet, choisit de greffer ce qu’il vit sur les Écritures et de, par elles, donner sens à sa maladie.

Ce sera une descente (p. 77), semblable à celle du Christ venu en notre chair et descendu aux enfers. D’où, dans le recueil de Jacques Sys, l’insertion de l’Hymne aux Philippiens (Ph 2,6-11), avec ses degrés à descendre, et ensuite, à l’aplomb de cette hymne, la présence de ces quatre poèmes qui, sous forme d’infinitif, disent le travail devant soi. Alors que le corps échappe et que les émotions submergent, la volonté s’appliquera, en deça, à maintenir le cap avec une rigueur toute cartésienne. Il s’agira de « descendre méthodiquement » (p. 48). À l’égard de la maladie, ce n’est pas un consentement, bien qu’il soit question de noces (p. 48). Au contraire, c’est à la vie jusqu’en la mort qu’est donné le consentement. De ce fait, à l’égard de ce qui vient, est posé un « ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10,18). À l’égard du Christ, il y a une imitation « en imagination », selon l’expression de l’auteur qui souligne « en imagination »19. Mais il semble bien y avoir plus encore : une participation. Jacques Sys utilise effectivement, en le soulignant également, le mot de « sympathie ». Alors parler de soi devient possible en termes christiques : « Encore un peu de temps / Et l’ombre qui te gagne / Aura couvert le monde / (…) Il n’y aurait plus de distance / Rien que les ténèbres / Qu’il ferait à la neuvième heure / Quand tout serait dit / Et que le monde se crisperait / Sur ce reste de lumière froide » (p. 123-4). C’est dire une reconnaissance de l’humain, de tout humain, dans la Passion du crucifié et, de ce fait, un compagnonnage définitif. À l’égard de Dieu, s’inscrit là le hinneni de l’auteur, le « Oui, moi ! » d’Abraham que toutes les figures de croyant dans les Écritures ont repris. Nous lisons de fait : « Mais il n’est plus temps de pleurer car me voici pour ta gloire » (p. 40). Comment ne pas entendre ici en écho la parole du Christ au soir de sa Passion : « Maintenant, Père, glorifie-moi » (Jn 17,5).

Il y a là, incontestablement, un choix, des choix. En même temps, il n’y a pas de choix. Quand Jacques Sys écrit, par deux fois : « Il fallait y descendre, cela était prescrit » (p. 52-3), nous retrouvons le « Ne fallait-il pas ? » des Écritures. Et comme dans les Écritures, il s’agit de maintenir une logique du et/et, à savoir : c’est un choix et il n’y avait pas à faire autrement.

L’oxymore

Un autre paradoxe se manifeste bientôt : la maladie, la mort, qui sont incontestablement descente, sont en même temps ascension20. J’en veux pour signe qu’il s’agit de rejoindre certes le feu mais aussi les neiges éternelles : « Et descendre, descendre encore / Jusque dans le grand silence glacé », aller vers « les neiges brûlantes de l’inconnaissance » (p. 13). C’est ce qu’en termes emmanuelliens j’appellerais l’ascension de « la face nord de la miséricorde »21. Jacques Sys, quant à lui, écrit : « Appuyé sur ton Ange j’avance maintenant hors de l’âge sur les terres dures et les chemins verticaux (…). J’ai peine à respirer dans l’altitude glacée où personne ne me voit ; mes yeux gelés ont perdu l’horizon et le pourquoi de mes vieux désirs » (p. 40, citée ci-dessus). Quand, plus loin, l’auteur évoque la position « joue contre tout contre / Le marbre brûlant » (p. 72), impossible de ne pas lire que cette ascension est bien contact avec la mort.

L’utilisation récurrente, dans l’œuvre, de l’oxymoron prend ici de nouvelles significations. L’oxymoron exprimait ci-dessus la douleur indicible. Il pointait aussi vers la condition inimaginable, parce que radicalement inconnue, de l’homme mort (Shéol, Hadès). L’oxymoron manifestait enfin la présence de l’autre, de l’ange. Tout ceci demeure. Mais il y a également la subversion de l’entendement dans l’expérience du paradoxe radical et, plus déboussolante encore, l’entrée dans le mystère, avec cet ultime Credo, de l’ordre du défi, que « descendre n’est pas chuter » (p. 50). Donc, tout comme le feu est glacial, voici que la fin est commencement, le soir naissance, et ceci pas seulement dans le futur, mais bien ici et maintenant : dans la fin, dans la nuit, dans la dissolution du corps qui donnait à l’âme de chanter. L’oxymoron dit ainsi ce que seul le regard prophétique perçoit. Ceci conduit le lecteur à s’interroger plus encore sur ce que voit celui qui, dans les Poèmes de l’entre-temps, a décidé de voir.

Lucidité : voir le terrible, voir la lumière

Il voit d’abord, devant lui, « un mur de lumière noire », « ce grand mur / De lumière noircie au bout du chemin » (p. 9, 21). L’auteur se rend bien compte de ce qu’est pour lui l’avenir, à vues humaines : une impasse. De même, antérieurement, il y avait ce regard sans complaisance posé sur son image vieillissante dans le miroir (p. 82). En même temps, le poète sait qu’il est un autre regard, qualifié de franciscain, lui aussi en adéquation avec ce qui est (ibid.). Le réalisme, dans l’œuvre de Jacques Sys, consiste en la capacité de maintenir ces deux façons de voir simultanément sans pour autant se dissocier : « Gloire à la pliure des deux mondes l’un et l’autre / Tenus sous le même regard » (p. 68).

La capacité de voir semble ainsi accrue. Telle est du moins la sensation de l’auteur : il se perçoit en face « des choses telles qu’elles sont » et « mesure » ce qu’il en est22. Est-ce le fruit de l’attention ? Est-ce le don de voyance que l’Iliade reconnaît aux mourants23 ? Il semblerait aussi que ce regard soit visité. « Quelle visite ? » demande un des poèmes ci-dessus cités. Le regard semble visité par la lumière d’Orient et voici qu’« il fait matin sur les marches du royaume »24. Il y a donc lucidité non seulement au sens habituel de ce mot, mais au sens étymologique. Or, cette lumière est la gloire de quelqu’un, désigné respectueusement par la périphrase : « Celui qui vient de l’autre nuit / Habiter les ténèbres vivantes / Et l’envers de la cécité » (p. 18). Voici qui confère à la perception initiale du « mur de lumière noire » une autre inflexion, qui n’annule pas la première mais se surimpose à elle.

D’où ces évocations d’un envoyé au sens biblique du terme : la Sagesse en travail de création nouvelle ; le Christ en gloire pour les récoltes « sur les nuées sanglantes et le silence » ; le « Maître de vie » (p. 79) descendu aux enfers ; un ange ; une petite fille pareille à l’espérance ; une musicienne au tambourin, énigmatique, comme issue du monde gréco-romain, là juste pour le poète. L’envoyé semble ne pas répondre au tutoiement. Il paraît se taire (p. 40). Mais un lien particulièrement étroit, d’accompagnement, de l’ordre du « nous » (par exemple p. 21), s’établit avec lui. De fait, sa venue silencieuse est en elle-même parole et parole bienveillante, d’autant plus que, comme au livre de l’Exode, une succession de verbes d’action manifeste la compassion : « c’est folie de le croire », mais la sagesse « est venue, a visité, a touché, a caressé, a goûté, a compris, a baisé de ses lèvres, a écouté, a fait silence, a pleuré, a pensé et repensé, est venue », dit le poète. Or elle ne se retire pas mais « demeure »25.

Ici, Jacques Sys signe de son nom : lui, Jacob, reconnaît la vision de Béthel (Gn 28,10-22 et p. 49). Sa perception de la maladie en est encore changée. Il n’y a plus seulement la décision prise, toute personnelle, de descendre. Il y a maintenant, reçue d’un Autre, l’accueil d’une injonction. Sa maladie, l’auteur la lit comme un ordre de marche, pour toujours renaître26. Et il marchera !

Car il faut avancer dans les ténèbres, « dormir plus loin » (p. 125), puisque déjà la manne est noire27, ce qui, au livre de l’Exode, advient le soir. En particulier, il s’agit d’accepter d’être méconnu désormais, « où personne ne me voit » (p. 40). D’où, à l’égard de celui qui le premier passa, cet aveu : « Tu marches vite / J’ai peine à suivre ». La confiance l’emporte néanmoins : « Tu me tiens par la main / Tu dois savoir ce que tu fais » (p. 21).

Quand le regard ne peut plus voir

Quand le regard ne peut plus rien distinguer, c’est l’espérance qui prend le relais, à la fois modeste et obstinée. D’où cette variation, en début de recueil (p. 14-18), sur le Cantique des Cantiques. Oui, c’est la nuit. Et Jacques Sys de s’interroger : « Que reste-t-il du désir de Dieu ? Rien ? » (p. 56). L’auteur comprend que la nuit est plus ancienne encore, puisque, dans la relecture de son existence, il se perçoit comme « l’enténébré ». Il se reconnaît comme « Celui qui vient des ténèbres de la chair et retourne aux éternels crépuscules. Sans jamais avoir avoué la Présence mais l’ayant habitée chaque jour que Dieu fait » (p. 60). Pourtant le poème chante un au-delà de « l’autre nuit » (p. 15, 16, 17), et, au-delà de la « nuit dans la nuit » (p. 21), un réveil, une navigation dans le noir. Dans ce contexte, les yeux sont fermés pour vivre le désir : « les yeux fermés dans la pénombre / Tu as refait le chemin » ; « les yeux clos tu as arpenté la ville / Et mesurée à l’aune de ton désir / Elle était faite de celui qui vient » (p. 14). Voici qu’une certaine cécité, celle des voyants, est souhaitée (p. 17). Or le désir rencontre une promesse, en « l’Étoile du Matin ». Les derniers mots de l’ouvrage sont, certes avec une certaine distance, pudiques, qu’introduit quelque prosaïsme : « jusqu’au matin ». Mourir devient, pour Jacques Sys, partir, marcher vers le bien-aimé, descendre, et, tout en bas, être enfoui dans la mémoire du Vivant28, puis laisser faire celui que le Cantique des Cantiques attend : « Alors, en vue du jour / Laisser faire l’ombre / Laisser place au travail / Aux échinements du vivant / Dans les abîmes » (p. 125). Pas de majuscules dans ce passage : l’espérance est modeste et obstinée, disais-je.

Il s’agit d’une confiance en Dieu, mais aussi dans les intuitions scripturaires ou mythiques d’une part, en ses propres rêves d’autre part. Ainsi, le poète tisse sa méditation d’allusions bibliques, issues plus particulièrement, du Premier Testament, de la Genèse, de l’Exode, des Proverbes, des Psaumes, d’Isaïe, du Cantique des Cantiques, et, dans le Nouveau Testament, de Luc, Jean, Philippiens, l’Épître de Pierre, l’Épître aux Hébreux et, souvent, de l’Apocalypse, surtout en écho du Cantique des Cantiques. L’auteur sollicite sa mémoire pour le récit de l’Exode, retient la démarche de Nicodème, le lettré venu tardivement au Christ pour la nouvelle naissance, et garde à sa façon la leçon du grain de blé jeté en terre29. Il écoute l’invitation de l’Apocalypse à tenir ferme dans l’espérance, par fidélité (p. 18-19). Il reconnaît la nécessité de rentrer en soi-même et de revenir au Père (p. 32). Il n’oublie pas les figures légendaires revenues de leur plonge : Alastor, Ariel, Endymion (p. 77). Lui-même écrit.

L’autre écriture

Il y avait, prestigieux, publiés donc publics, les textes universitaires de Jacques Sys, lui ayant donné son statut social, commentant l’œuvre poétique des autres. Il y avait, inédits, donc cachés, quelques écrits poétiques personnels. Maintenant, et vite, un peu comme de Dadelsen en des circonstances analogues, Jacques Sys déploie cette seconde écriture et l’officialise. Parce qu’il se découvre la capacité de voir autrement, devant Dieu tutoyé, il se mandate lui-même : « Et je dirai » (p. 40), avec cette conjonction de coordination en tête de phrase inhabituelle en français, marquant à la fois l’anomalie, l’audace, et la greffe de soi-même dans la lignée des rédacteurs des Écritures, qui souvent fonctionnent de la sorte avant l’utilisation systématique de la ponctuation. Jacques Sys s’autorise aussi, pour cette seconde écriture, de sa retraite, de son départ au désert de la maladie, de son exploration, par-delà le désespoir, des confins de l’espérance en ces hautes « cimes » où « résident les Puissances ». Il veut et peut et pense devoir témoigner qu’au milieu du terrible, la joie existe : les cimes sont « joyeuses ».

D’où cette écriture parlera-t-elle ? Elle participera de la Chekhinah même : « Et je dirai non loin de ton aile ». L’aile, dans les Écritures, c’est au commencement du monde dans le premier chapitre de la Genèse, c’est au commencement du Christ à la conception de Marie, c’est au commencement du Christ en son baptême. Ainsi placé sous le signe de l’aile de la Chekhinah, le message du poète sera toute tendresse et parlera de commencement. Comme ce message viendra aussi du « Jour » — « Je mesure en ce Jour… » — il participera de la résurrection et du bonheur de la présence du Christ au dernier jour. Ceci présuppose qu’il y ait aussi le dire du rien, du chaos, de la destruction et de la mort : « DIRE LE RIEN qu’il fait dans l’âme / Transie de gel à cœur fendre / Sauf cette lueur au fond des yeux / Qui scintille comme une étoile d’hiver / Où se tient la froide espérance / Dire le rien qui s’engendre / De son propre souffle » (p. 115).

Dire le bleu

Alors, parce que « le texte premier » se déploie « dans l’azur » (p. 113), tracée à l’encre bleue (p. 58), cette écriture nouvelle dira le bleu de la mort mais aussi de la vie qui, fragile, affleure30 ; les mains humaines « chargées d’azur » (p. 57) ; le retour à la maison des origines au seuil et aux fenêtres bleus sous la glycine (p. 57) ; le voyage où la mer et le ventre des nuages sont bleus (p. 27, 45, 67, 105) ; la chanson de l’enfant cristalline, irisée, et la prière, toutes deux dans l’air bleu (p. 77, 105, 113) ; « les gestes bleus des parturientes » (p. 45) ; le travail de celui qui passe faisant du noir une nuit bleue31.

Cette nouvelle écriture dira la dixième heure, sous ses deux formes. Il y aura les dix heures du matin d’une vie heureuse : « C’était vers la dixième heure / D’une belle matinée de plein été / Un ciel profond étageait dans la mémoire / Toute bleue32 ses fraîcheurs sonores / D’enfants, d’oiseaux, de femmes aux fenêtres / Une musique de fête s’éloignait (…) » (p. 117) ; il y aura l’heure de la descente de croix du Christ : « (…) être une fois encore le héraut / Annonciateur de l’autre dixième heure / En la gésine des entrailles profondes (…) » (p. 118). À chaque fois ce seront des « travaux de lumière », parce que l’écriture sera chargée « Des signes d’espérance / Des promesses murmurées / Avant le commencement du monde » (p. 112).

Pour s’adresser à Dieu, pour tisser le linceul de l’autre naissance, pour les « éclusiers rêveurs »

De ce fait même, tout naturellement, cette écriture participera du poétique (p. 60). En effet, Jacques Sys associe Dieu et le poétique, à la façon de Hölderlin qui contemple les sommets enneigés et à partir de là se tourne vers Dieu, disant : « car tout ce qu’imaginent ou chantent les poètes s’adresse le plus souvent aux anges et à lui »33.

Cette écriture sera du corps, comme la lumière « gravée dans les chairs » (p. 112), et elle sera le linceul, neuf comme le tombeau du Christ, « un tissage savant une musique / De haute lisse Endroit et Envers / Tenue dans le vent de la chute » (p. 72-73). Mais cette écriture, alors même que tout l’être y sera engagé, ne se prendra pas trop au sérieux, gardant la distance du « comme » juste analogique : il y a là juste « comme une voile, (…) comme un sein d’Abraham » (p. 72).

Les destinataires du poème sont évoqués métaphoriquement. Ce sont les « éclusiers rêveurs » (p. 59), qui ouvrent et ferment, retiennent et laissent libre.

Parole de parrhèsiaste

S’agira-t-il d’une parole de prophète ? Ou d’expert ? Plutôt de parrhèsiaste, à la façon dont en parle Michel Foucault, dans son dernier cours, Le courage de la vérité34 : au risque de déplaire, de susciter des commentaires narquois, de voir se distendre certaines relations, l’auteur prendra la parole pour exprimer, en toute liberté, ce dont il se sent solidaire, car la parrhèsia est, étymologiquement, l’audace de tout dire. La question pour Jacques Sys ne sera pas de plaire, mais de vivre ce qu’il dira et de dire seulement ce qu’il pourra assumer. Ici, le poétique relèvera non seulement mais aussi de ce faire par excellence qu’est le travail sur soi, le discours sera vraiment une exploration, l’esthétique une façon de choisir la vie et de se sentir vivant.

Cette écriture seconde de Jacques Sys nous est effectivement donnée. Alors que c’est une écriture de la fin, à l’ombre de la mort, elle est commencement, et son auteur se sent sous l’aile du Vivant, comme au premier matin. Le lecteur songe à la Transfiguration, cette expérience de plénitude donnée au Fils avant la Passion, en viatique, pour qu’il puisse s’engager dans le terrible et le traverser.

Rien de facile cependant. Nous nous doutons qu’une telle adéquation, comme naturelle, au mystère chrétien ne peut résulter que de grands combats avec les Écritures, intellectuels et psychiques. Qui plus est, parce que c’est bien l’espérance chrétienne qui nous est livrée, celle-ci reste pauvre, souvent en consonance fraternelle avec l’athéisme.

Les Poèmes de l’entre-temps mettent en œuvre une écriture pour la transformation de soi, la constitution du sujet jusqu’en la mort, la mort venant. Ils sont une contribution à la lucidité dans tous les sens du terme : le sens habituel, donc la capacité de voir les difficultés et même le terrible ; le sens étymologique, donc le fait de voir la lumière.

En cette écriture se prépare le consentement à mourir. Jacques Sys est décédé le 21 février 2007. C’était un Mercredi des Cendres, ce jour où le chrétien accepte d’envisager sa propre mort et décide d’en faire un mourir solidaire de celui du Christ.

Notes de bas de page

  • 1 Présentation de l’ouvrage, en quatrième de couverture.

  • 2 J. Sys, Les Imaginaires christologiques, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2000, p. 35.

  • 3 J. Sys, préface de Graphè, no 1, L’Apocalypse, 1992.

  • 4 Pierre Emmanuel, Tu, dans Œuvres complètes, second volume, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003, p. 671.

  • 5 J. Sys, Poèmes de l’entre-temps, Arras, Presses de l’Université d’Artois, Les Cahiers de Lectures de l’Écriture — Graphè, 2006, p. 116.

  • 6 J. Sys, Travaux de lumière, Études réunies par Jean-Marc Vercruysse, Artois Presses Université, 2008.

  • 7 M. Bellet, L’épreuve, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 37.

  • 8 Courrier électronique de Jean-Marc Vercruysse, le 5. 11. 08.

  • 9 Plus exactement : « il y avait » dans l’évocation de « l’instant du départ » p. 67 : « Il y avait cet élan dans les muscles / Ce bouillonnement de tout l’être / Ces remous profonds très loin dans la poitrine / Des envols d’oiseaux tout au fond des yeux / Et c’était l’instant du départ ».

  • 10 p. 14. Il y a là un écho du livre de l’Apocalypse, par exemple Ap 11,14 ; 22,7 ; 22,20.

  • 11 Lettre du 26. 1. 09.

  • 12 p. 50, 93, 109, 107, 11. L’auteur, pour dire les proportions, juxtapose les verbes avec majuscule : « Gagne, Ronge, Mange » p. 107.

  • 13 p. 20, 31-32, 42. Il y a là consonance avec l’œuvre de Pierre Emmanuel, Tu, poèmes « Le col » et « Le Royaume des cieux », dans Pierre Emmanuel, Œuvres poétiques… (cité supra n. 4), p. 571-573 et 634. Pierre Emmanuel écrit en effet : « Entre ce monde et le Royaume il y a l’hiatus de la mort », p. 634.

  • 14 p. 73. Ap 1,17, mais il y a aussi Is 49,18.

  • 15 Ceci n’exclut pas l’indignation et une colère douloureuse devant l’injustice, dans l’œuvre, par exemple, p. 109.

  • 16 Pierre Emmanuel écrit dans Jacob : « Celui qu’assaille l’invisible (toi peut-être) / peu importe s’il en reste pétrifié / ou de ses membres bat le vide. Il est l’égal / En misère de ces personnes vénérables / Qui se voilèrent de tels gestes leur néant / de telle immobilité leur transe atroce », Œuvres poétiques (cité supra n. 4), Second volume, p. 148.

  • 17 p. 64. La graphie (majuscules, absence de ponctuation) dit l’état hagard.

  • 18 Le poème « Le laps de la tentation » figure dans J. Sys, Travaux de lumière… (cité supra n. 6), p. 87.

  • 19 p. 48. Et le lecteur de penser à l’œuvre de Thomas a Kempis.

  • 20 Je ne parle pas ici de l’autre versant de la parabole, qu’est la Résurrection, effectivement évoquée par l’Hymne aux Philippiens et reprise dans les Poèmes de l’entre-temps : « Un feu glacial va monter de l’horizon en un cri vert de toutes les liturgies de l’occident », p. 62.

  • 21 Pierre Emmanuel, Tu, « La caverne », dans Œuvres poétiques…(cité supra n. 4), p. 613. Jacques Sys a cette expression : « l’autre versant de la Sagesse », p. 19.

  • 22 p. 40. Plus exactement encore, il y a : « les choses telles qu’elles sont dans le grand soleil que fait ta justice ».

  • 23 Ainsi dans l’Iliade, Hector mourant peut annoncer comment mourra Achille.

  • 24 p. 116 et 108. Toujours la notion de degrés.

  • 25 Ex 3,7-8 : « J’ai vu, j’ai vu ; j’ai entendu ; je connais ses angoisses ; je suis descendu ». Dans le recueil de Jacques Sys, p. 11-2. « Est venue » encadre significativement tous ces verbes au passé composé.

  • 26 « Qu’il faut naître encore et encore / Chaque matin renaître / Et renaître toujours » p. 121.

  • 27 « La noire espérance d’une manne propice / Qui neige sur vos yeux » p. 75.

  • 28 « Tombé de si haut dans la mémoire du Vivant » p. 73.

  • 29 Le « grain qui ne meurt pas, qui ne meurt jamais », p. 96.

  • 30 p. 62 ; (doigts bleus du mort) p. 119 ; (veines « d’un bleu tendre » du poignet) p. 70.

  • 31 p. 62. L’œuvre de Jacques Sys chante les couleurs ; elle est chamarrée et chatoyante. Elle dit aussi une grande attention aux sonorités.

  • 32 Toujours le bleu !

  • 33 Hölderlin, Poèmes-Gedichte, trad. Geneviève Bianquis, Paris, Aubier éditions Montaigne, 1986, « Retour au pays, aux miens »-« Heimkunft, an die Verwandten », p. 319.

  • 34 M. Foucault, Le courage de la vérité, Paris, Gallimard-Seuil, 2009.

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