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L’excès et la certitude. Les Certitudes négatives de Jean-Luc Marion

Paul Gilbert s.j.
In his last work, Negative Certitudes, Jean-Luc Marion pursues his attempt to broaden the phenomenology of Husserl. The impossibility of bringing under the intuition that which the intention of the mind nonetheless focuses upon, does not prevent some affirmations (certain albeit paradoxical) on the “I” and on God. The highlighting of ‘redundancy’ at work in giving accompanies this effort at clarification ; it also makes possible a profound and rigorous understanding of what “the event” is. So the concept of “revelation” comes to be itself enriched.

L’ouvrage que Jean-Luc Marion publia au début de 20101 reprend des travaux significatifs de ces dernières années, les uns entamés déjà en 2001 puis approfondis et affinés en plusieurs vagues successives (on verra p. 319-321 l’histoire des chapitres 2, 3 et 5), les autres encore plus récents (par exemple le chap. 4, sur le sacrifice, qui a été donné en conférence au colloque Castelli de Rome en 2008). L’ensemble du livre se veut cependant consistant en soi, « entièrement inédit » dit l’auteur (p. 319). L’histoire de plusieurs chapitres invite toutefois à bien saisir ce que signifie ici ce mot « inédit ». Il ne s’agit pas d’une réflexion qui envisagerait un domaine entièrement nouveau du savoir, comme celle d’un auteur qui traiterait d’abord du droit civil chez Suárez puis des questions posées par les neurosciences contemporaines aux théories philosophiques de la connaissance. Nous devrions entendre ici le mot « inédit » au sens de « non encore dit », visant une profondeur non encore atteinte et non encore exprimée par une réflexion tenace et fidèle à ses exigences. Marion ne se distrait pas de ses thèmes favoris et connus depuis longtemps, dont on découvre à chaque page la présence constante ; il les saisit cependant ici d’une manière qui, si elle n’est pas tout à fait neuve, est plus riche et plus incisive que jamais.

Dire que la réflexion fondamentale de Marion tourne autour du thème heideggérien de la ‘donation’ ne fait que reconnaître une évidence. Dire que ce thème engage une méditation sur la ‘différence’ ontologique est tout aussi clair. Dire que la méditation sur la ‘différence’ en appelle à une épistémologie qui situe le savoir ontique en l’empêchant d’empiéter impérialement sur tous les domaines de la sagesse humaine, c’est tout aussi patent, même si les critiques à la culture contemporaine qu’impliquent ces positions peuvent provoquer des haussements d’épaules plus ou moins ignorants de la part des ‘scientifiques’ et des inquiétudes du côté des théologiens imbus des canons idéalisés de la scientificité contemporaine. L’intelligence philosophique requise par Marion est invitée en effet à un déplacement des ontologies générale et régionales vers la phénoménologie, à un changement de regard qui renonce à l’idée d’étant représenté abstraitement comme condition a priori de toute connaissance pour se rendre attentif aux phénomènes, à l’apparaître, même s’il n’y a là que fugacité et fragilité. La phénoménologie proposée accueille un empirisme bien éloigné des lectures pressées et volontairement à l’obscur de leurs présupposées réalités qu’imposent les divers idéalismes scientifiques et théologiques de notre époque. Les Certitudes négatives appellent notre attention sur des événements qui ne sont pas réductibles à la seule expérience empirique. Mais il faudrait sans doute nous entendre sur le mot ‘empirique’, sur le sens des limites de l’expérimenté, dirait-on en clair. Une question préjudicielle essentielle est en effet celle de la ‘limite’. L’« Introduction » des Certitudes négatives s’en occupe.

I La puissance du négatif

Le § 57 des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, un texte de Kant paru en 1783, distingue deux manières de comprendre une limite : une limite renvoie soit au domaine qu’elle borne en deçà de soi (on parlera ici de ‘bornes’, en effet), qu’elle enferme donc en soi2, soit aux espaces inconnus qui sont au-delà, dont elle indique ainsi les débuts (le mot ‘frontière’ convient dans ce cas). On sait combien importe cette distinction pour comprendre de façon juste l’intention du philosophe de Königsberg, y compris le travail accompli dans la première Critique. Cette double entente de la ‘limite’ est annoncée en fait dès 1763, dans l’« Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative ». Dans une relation d’opposition, dit alors Kant, la compréhension positive d’un terme implique la compréhension négative de son opposé : « je peux aussi bien appeler le coucher [du soleil] un lever négatif que le lever un coucher négatif »3. Le texte de Marion se réfère à cet article plutôt qu’aux Prolégomènes, même si l’explication du philosophe prussien est plus rigide philosophiquement dans ces derniers qu’en 1763 ; dans l’Essai, Kant est plus dialecticien que dans les Prolégomènes.

Cette perspective plus ouverte convient sans doute mieux à Marion, tandis que l’auteur des Critiques pensait devoir l’abandonner. Marion déploie la conception du ‘premier’ Kant en l’interprétant ainsi : la connaissance des limites du pouvoir de connaître « ne doit […] pas se confondre avec la perception a posteriori de mon impuissance à résoudre telle ou telle question, simple conscience des ‘bornes (Schranken)’ […] de mon esprit […] ; il s’agit plutôt de limites (Grenzen) que je connais a priori, en “recherchant de manière critique” ce que peut et ne peut pas mon pouvoir de connaître »4. Selon le Kant de 1763, ce savoir des frontières aurait toute la nécessité d’une science. L’intention de Marion est alors de montrer qu’aux ‘limites’ (Grenzen) joue une dialectique : la catégorie de l’‘impossible’ reçoit de cela une valeur décisive.

L’ambiguïté du mot ‘savoir’ est connue depuis toujours. Les restrictions de ses significations aux propriétés de la seule empirie objectivée et représentable conceptuellement ont causé un grand appauvrissement de ses possibilités intrinsèques, particulièrement quant à la connaissance de soi et de Dieu. Marion s’attache à ces deux domaines du savoir philosophique dans les deux premiers chapitres des Certitudes négatives. La structure de la pensée déployée là s’enracine dans la phénoménologie du don, à laquelle sont consacrés les chap. 3 et 4. Le chap. 5 de l’ouvrage conclut en reprenant le thème de l’‘événement’, central en phénoménologie contemporaine. Tous ces thèmes ont été largement traités dans les ouvrages antérieurs de Marion : l’auteur les approfondit toutefois ici en apportant des considérations qui, si elles ne provoquent pas de réels tournants de ses pensées, ouvrent des espaces nouveaux à la méditation. Nous allons nous arrêter maintenant à quelques-uns de ces thèmes.

Et tout d’abord l’homme et la connaissance que ‘j’’ai de ‘moi’. On reconnaîtra sans difficulté, dans la culture contemporaine, la volonté et la tentation de distinguer de manière abstraite ‘ceci’ qui est homme et ‘cela’ qui ne l’est pas. Pensons aux débats sur l’embryon humain et sur sa dignité comme ‘personne’. Mais est-il possible de ‘définir’ l’homme ? Ne sommes-nous pas ici dans un cas de réflexivité radicale ? Comment le ‘savoir’, qui est proprement humain, pourrait-il savoir ‘sa’ définition ? Comment l’homme pourrait-il s’auto-définir de manière logiquement valide et convaincante ? Une analyse à ce point autoréférentielle ne mérite aucun crédit. Comment pourrions-nous accéder sainement ou raisonnablement à l’intelligence de l’homme ? Descartes, dont Marion est l’un des meilleurs connaisseurs au niveau mondial5, et Augustin, auquel il a consacré un ouvrage important en 20086, ont osé envisager la question, dont la réponse ne résulte d’aucune argumentation valable pour les objets disposés devant un regard curieux et inquisiteur, mais advient dans un autre ordre.

La grande tradition philosophique française sait bien que « toute connaissance qui se réfléchit est en fait irréfléchie, et il faut un acte nouveau de second degré pour la poser. Il y a ici un renvoi à l’infini. Mais la conscience n’a pas besoin d’une conscience réfléchie, c’est-à-dire dans le vocabulaire que nous utilisons, représentée, pour être conscience de soi. Simplement, elle ne se pose pas elle-même comme objet »7. Thomas d’Aquin notait lui aussi que « les relations intelligibles se multiplient à l’infini, car c’est par autant d’actes distincts que l’homme connaît la pierre, et puis sait qu’il connaît la pierre, et puis encore connaît ce savoir : les actes de connaissance se multiplient ainsi à l’infini, et par suite aussi les relations connues »8. Mais cela ne fait pas que ‘je’ sois hors de ‘soi’, irresponsable de ‘ses’ actes, et qu’il ‘s’’en sache irresponsable. Il y a une dignité de l’homme que les sciences et la volonté de le définir scientifiquement ou objectivement ne peuvent pas reconnaître. « L’indéfinition de l’homme le caractérise en propre et garantit seule qu’on n’en finisse pas avec lui. […] Si l’homme reste indécidé, il le doit au fait qu’il a, en droit, statut d’indécidable : son essence consiste à n’en avoir aucune, sa définition, à excéder tout essai de définition, en sorte que lui-même il s’outrepasse lui-même »9. Ne serait-ce d’ailleurs précisément pas en cela que, pour les Écritures, l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu ?

On aura noté, dans la citation à peine transcrite, l’entrée de la catégorie d’‘excès’. Cette catégorie est d’extrême importance dans la phénoménologie contemporaine10. Elle pourrait aussi être reconnue comme classique si l’on entendait l’analogie autrement que sous la forme appauvrie de l’attribution et en se rendant attentif à l’insaisissabilité de tout excédant, par quoi Marion distinguait ‘idole’ et ‘icône’ dans son ouvrage de 1977, L’idole et la distance11. Cet excès — un mot qui ne manque pas de sens raisonnable, tout comme le syntagme d’Anselme de Cantorbéry, id quo maius cogitari nequit, un syntagme qui vient souvent, comme une bise discrète et légère, sous la plume de Marion — se situe au cœur du chapitre intitulé « Au propre de Dieu », un texte qui conjoint l’excès à l’‘impossible’, déterminant ainsi la rationalité dialectique de la phénoménologie de Marion. Dans ses textes d’après 1985, Jacques Derrida, avec qui Marion est souvent entré en dialogue, mit en avant l’essentialité de l’‘impossible’12 en utilisant des paradoxes que l’on retrouve d’ailleurs chez Marion, par exemple à propos du don qui est vraiment ce qu’il est à condition qu’il n’y ait ni donateur, ni donataire, ni chose donnée13… Sous ce qui pourrait apparaître un jeu de mots insensé parce qu’ignorant du quotidien humainement vécu, Marion vise l’entente la plus vigoureuse du phénomène qui m’advient en m’interpellant14. L’impossible résolution (ou dissolution) du rapport à autrui dans le ‘même’ est l’une des sources du sens de l’‘impossible’ qui caractérise tout excédentaire : autrui excède celui avec qui il entre en relation au moment même de son entrée en relation. La catégorie de l’‘impossible’ est fondamentale pour une réflexion qui s’attache de manière droite à toute relation d’altérité, à Dieu surtout qui est l’excessif par excellence, mais aussi à tout phénomène reconnu ‘saturé’.

La thèse de Marion sur le rôle de l’‘impossible’ dans une réflexion phénoménologique sur ‘Dieu’ est déjà présente dans un texte publié en allemand en 1988 ; elle est précisée en 1992 dans un article qui sera mis en tête de Le visible et le révélé en 2005 : « Le possible et la révélation »15. Dans ce texte, l’auteur affirme que « la phénoménologie se refuse à admettre la possibilité pleine d’une révélation, parce qu’elle fixe deux bornes à la possibilité en général : le je et l’horizon »16. Cette affirmation peut cependant être aisément retournée : la phénoménologie, qui refuse la possibilité d’une révélation, en accepte l’impossibilité — mais une impossibilité par rapport à quoi ? N’y aurait-il donc pas pour la phénoménologie une révélation de ce qui est proprement impossible ? Pour construire l’intelligibilité de ce que la phénoménologie juge ainsi légitime, les Certitudes négatives reprennent quelques versets de l’Ancien et du Nouveau Testament, de Gn 18,14, de Mc 14,36 (« Ô Père, tout t’est possible »), de Lc 18,27 (« Les impossibles du côté des hommes sont [des] possibles du côté de Dieu »), d’autres versets encore17. Un article de notre auteur portait déjà un de ces versets comme titre dans un numéro d’une revue consacré en 1989 au miracle18.

L’impossibilité constitue une interdiction de principe du point de vue de la pure logique formelle de la présence ontique. Mais cette logique vaut-elle pour tout excessif, quand l’‘impossible’ appartient à la détermination complète de ce qui est en question ? L’idée prend force lors de la création de la catégorie de ‘phénomène saturé’ ; elle est portée à l’extrême quand la réflexion accepte de passer de la contradiction logique analysée d’un point de vue formel à l’‘événement’ qu’envisage la phénoménologie — un événement dont il faut reconnaître la simplicité en même temps que la complexité et déployer ses approches et leurs limites. La réflexion de Marion prend une tournure dont on ne pourra pas oublier l’orientation éthique originale, influencée évidemment par Lévinas, une orientation plus que logique ou même transcendantale. Nous retrouvons ici sa manière dialectique d’envisager les questions philosophiques les plus radicales. Le chapitre sur « Le propre de Dieu » se termine par exemple sur cette proposition fort significative : « L’impossible pour l’homme se nomme Dieu, mais Dieu en tant que tel — en tant que celui qui seul fait ce que l’homme ne peut même pas envisager : pardonner les fautes faites par l’homme à l’encontre de Dieu »19. L’idée de Dieu est celle de l’‘impossible’ pour l’homme, qui est incapable de ce dont Dieu se révèle précisément capable. Notons que Marion reviendra sur le thème du pardon une centaine de pages plus loin, dans la seconde moitié de son chapitre 4, comme si nous touchions là les préoccupations les plus essentielles de son ouvrage.

II La redondance

Les deux chapitres suivants sur le don sont au cœur de l’entreprise spéculative de Marion. Étant donné est certes un texte fondamental à ce propos ; de nombreux développements de cet ouvrage de 1997 trouvent ici, en 2010, un écho ferme mais, semble-t-il, avec des approfondissements venus d’une réflexion continuée ; une conférence sur le sacrifice, au colloque Castelli de 2008, constitue une étape vraisemblablement fort importante à ce propos. Le thème de la redondance, apparu dès l’étude sur le Pseudo-Denys intégrée en 1977 à L’idole et la distance, est semblablement renouvelé dans les Certitudes négatives. L’étude de 1977 commençait par rappeler l’essence de la pensée du Pseudo-Denys ; la première section de cette étude, intitulée « L’éminence impensable », se déroulait dans le contexte de ce que nous appellerions l’analogie, et plus particulièrement la via negationis sur laquelle, au fond, Marion ne cesse de méditer. La pensée, fidèlement digne de ce qu’elle a à penser, s’attachait alors aux catégories du don donné, du don accueilli, du don rendu en sa puissance de donation afin qu’il soit établi en vérité, ce qui advient essentiellement dans la prière. Le don rendu s’appelait ‘redondance’.

Pour la pensée dionysienne, cette expérience a une double signification, d’intégration circulaire et d’expansion. D’intégration circulaire : « le don qui provient de l’origine n’atteint les termes hiérarchisés qu’en se donnant, mais ceux-ci ne l’accueillent qu’en se donnant eux-mêmes à ce qu’ils accueillent ainsi »20, au donateur. Une expansion, car ceux qui aiment ainsi Dieu réfractent sa splendeur « à leur tour, sans envie, à ceux qui suivent »21. L’expression de Marion, membre de l’Académie française, est limpide : « le don ne se reçoit que pour être, à nouveau, donné […]. Le don ne peut se recevoir que s’il se donne, sinon il cesserait de mériter son nom »22. Les métaphores susceptibles d’éclairer ce mouvement du don sont multiples, par exemple celle, classique, de la source, ou celle de la vasque qui reçoit de l’eau pour la laisser couler plus bas, au-delà de soi. Une autre métaphore : celle du père qui, engendré, engendre23. « L’homme donc ne reçoit comme tel le don qu’en accueillant l’acte de donner, c’est-à-dire par répétition en donnant lui-même »24. La redondance est ici expansive, celle d’un don donné par le donataire à la suite de soi ; elle peut cependant désigner aussi un don redonné à son donateur, en amont, dans la prière ; c’est ce second sens que l’ouvrage de 2010 va approfondir.

Les Certitudes négatives reprennent effectivement le thème de la redondance, mais en l’approfondissant en deux temps, tout d’abord d’une façon plutôt formelle (le chap. 3 : « L’inconditionné ou la force du don »), ensuite d’une manière plus descriptive, en appliquant les schèmes spéculatifs du don à des textes choisis dans les Écritures Saintes, essentiellement le sacrifice d’Isaac et la parabole du fils prodigue (chap. 4 : « L’inconditionné et les variations du don ») ; ce chapitre 4 nous offre des considérations fort originales, relativement neuves de la part de Marion. Le chap. 3, un texte dont l’élaboration a une longue histoire comme on l’a déjà dit, précise le sens de la réduction du don à la donation. L’horizon de la réflexion est l’ontologie qui meut l’onto-théologie, c’est-à-dire un horizon de représentations. Toute représentation — on le sait depuis Suárez — est déterminée par la puissance de l’esprit qui interprète ce qui le touche ou qu’il touche. L’entreprise phénoménologique de Marion entend par contre rendre à ce qui est, et qui est toujours d’une façon ou d’une autre un phénomène saturé, ses droits les plus stricts, en soulignant combien il est irréductible par son excès à ce qu’il donne de soi ; nos représentations sont incapables d’encercler quelque phénomène saturé que ce soit.

Pour nous, à qui la culture contemporaine commune impose ses schémas de représentations favorables à la technique manipulatrice des choses du monde, la proposition de Marion peut sembler vraiment ‘métaphysique’, et elle l’est de fait au sens exact du terme — au-delà du physique ou du scientifique. Les prétentions de la mentalité scientifique sont à démonter, car les phénomènes, saturés, ne sont pas à leur mesure. Le don réduit phénoménologiquement est reconnu un acte de donation, une énergie indéfinie plutôt qu’une ‘chose’. Étant donné avait déjà déconstruit, en suivant des impulsions derridiennes, les idées de donateur, de donataire et de don, jusqu’à faire penser que rien de tout cela n’appartient au phénomène radical du ‘don’, qui n’est en rien un ‘don’ mais une ‘donation’ — un acte de donner donc ; la logique de la non-contradiction et de l’identité formelle est ici impuissante, excédée par un acte qui se communique comme tel et sans mesure, un ‘plus’ ou maius inconditionné au sens le plus strict du terme.

Le chap. 4 conduit le discours plus loin, en reprenant le thème de la redondance dont il approfondit moins le sens d’une expansion donatrice, comme le faisait le Pseudo-Denys, que sa structure circulaire originaire. « Accomplir le don » n’est pas seulement donner au-delà de soi ce qu’on a reçu d’en deçà, mais surtout un acte qu’on disait de prière et que je dirais de ‘reconnaissance’25. Marion centre ici sa réflexion sur le rapport entre le donateur et le donataire. Nous nous situons ici dans la circularité du don et dans la désontologisation que la phénoménologie va mettre en relief. Le don n’est pas sans le sacrifice. Le sacrifice est classiquement un remerciement. Ce remerciement est précisément le ‘chiffre’ de la désontologisation ou de l’‘événement’ métaphysique, si du moins on entend le sacrifice autrement que comme un contredon à visée mercantile, voué à la neutralisation du don par une réciprocité savamment calculée, par exemple pour s’attacher les grâces de quelqu’un, de Dieu même, cas auquel Marion semble penser principalement.

La structure fondamentale du sacrifice, qui corrige radicalement la circularité mercantile du donnant-donnant, est ainsi énoncée : « Le sacrifice rend le don à la donation dont il provient, en le renvoyant au renvoi même qui le constitue originairement. Le sacrifice ne sort pas du don, mais l’habite totalement : il maintient le don dans son statut de donné, en le reproduisant dans un abandon. Le sacrifice, cet abandon, se manifeste en redonnant au don sa donation, parce qu’il le répète à partir de son origine »26. Le sacrifice rend à l’origine, à Dieu, le don reçu de lui, ou plutôt exprime la conscience d’en avoir été le donataire, mais un donataire librement engagé et non tenu à l’échange des dons — puisque si le don avait été donné pour être rendu, il aurait été projeté en vue de son annulation, une forme exquise de nihilisme, une méconnaissance sans retenue de la donation divine. Dans un sacrifice, « il ne s’agit absolument pas d’un contre-don, comme si le donateur avait besoin soit de récupérer son dû (échange), soit de recevoir un hommage supplémentaire (gratitude comme salaire symbolique) ; il s’agit de reconnaître le don comme tel, en répétant en sens inverse le processus de la donation »27, avec autant de gratuité dans la prière ou la reconnaissance que dans la donation. C’est ainsi que se constitue authentiquement le phénomène du don, ou que le don-donation se phénoménalise entièrement, apparaît. « Le sacrifice rend visible la donation en redonnant le don comme tel […]. Le sacrifice fait la redondance du don dans l’abandon »28.

C’est alors que Marion recourt de nouveau à l’Écriture. La résistance culturelle contemporaine interdit de bien entendre ce qui est ici en jeu mais que l’analyse phénoménologique articule. Les Écritures Saintes permettent de donner une chair aux schèmes phénoménologiques, de les confirmer, ou de montrer jusqu’à quel point extrême ils portent. Le sacrifice interrompu d’Isaac29 montre avec éclat la justesse et la pénétration de l’analyse phénoménologique jusque dans le monde du révélé. Isaac, en tant que rendu à Abraham, confirme de la part de Dieu l’absolue liberté du père des croyants qui n’a pas retenu le fils de sa vieillesse comme un bien dont il avait la possession, comme s’il ne devait plus l’accueillir sans cesse comme un don ; au contraire, Abraham reconnaît que son fils est un don toujours actuel, la manifestation en acte d’un donner, un pur acte de donation ; sa foi est tout entière en cela. Libre de la ‘chose’ donnée, du don ‘ontique’, libre de rendre son fils, de l’abandonner, il le reçoit de nouveau, fidèlement à sa foi. « Il importe […] exclusivement (selon le concept phénoménologique du don) qu’il reconnaisse son fils comme un don donné et qu’il reconnaisse comme tel ce don en le rendant (l’abandonnant) à son donateur et ainsi, en laissant Dieu apparaître à travers son don, reconnu justement comme don donné »30. Thomas d’Aquin avait une idée semblable : « Toute œuvre de vertu est dite un sacrifice, pour autant qu’ordonnée à la révérence de Dieu »31.

Le pardon32 manifeste de la même façon la forme essentielle de la donation du point de vue du donateur. Celui qui pardonne renonce en effet à tout droit sur son don ; son pardon, son renoncement à tout retour du don (qui pourrait être par exemple la volonté de donner sans se faire reconnaître, un cas que Étant donné avait déjà envisagé au § 9) est ainsi la perfection de la donation. Cette perfection est manifestée aussi dans la parabole du fils prodigue, dont Marion propose une interprétation très fine et où l’on reconnaît la structure que l’analyse phénoménologique a pu mettre au jour. La redondance apparaît intérieure à la perfection de la donation, à la relation donateur — donataire, et non plus seulement dans l’acte de donner en expansion au-delà de soi ce qu’on a reçu d’en deçà.

III L’événement

Le dernier chapitre reprend lui aussi de nombreux thèmes développés auparavant par Marion, surtout celui d’‘événement’33. L’auteur précise ici les catégories philosophiques qui permettent de situer ce que notre culture actuelle nous impose de tenir pour primordial, l’‘objet’ ou l’attitude ‘objectivante’. Nous sommes obligés, d’une obligation qui nous est imposée de façon sommaire, d’être ‘objectifs’, c’est-à-dire autrement que livrés à nos passions individuelles, ‘subjectifs’ ; nous sommes obligés de nous dépersonnaliser. On voit à quelle neutralisation de tout savoir et de toute option porte cette exigence. La proposition de Marion est de distinguer l’objet non pas du sujet mais de l’événement, et d’établir une sorte de hiérarchie entre ce que visent ces termes. L’événement surdétermine l’objet, lequel appauvrit au contraire ce que nous expérimentons originairement, l’événement précisément. L’objet est en effet prédéterminé par nos possibilités physiques, mentales, scientifiques, transcendantales, de l’accueillir et de l’entendre. Ces réductions inévitables et nécessaires, surtout si elles sont transcendantales, ne font cependant pas qu’un phénomène ne se révèle pas, ne se donne pas sans restreindre son être propre à nos emprises d’un moment.

Nos entreprises objectivantes couronnent trop souvent leurs efforts en s’appuyant sur une attitude mentale que structurent nos concepts ou représentations du monde. Une attention plus radicale à ce qui se passe dans nos expériences les plus diverses nous invite par contre à ne pas nous contenter de ces résultats, à monter plus haut, à considérer les dimensions plus intérieures du vécu. Nous avons à renoncer avec Kant à une saisie de tout ‘noumène’, lequel reste toujours inaccessible à nos impositions théoriques, mais aussi à adopter une attitude différente des sciences objectives, moins limitée ou volontairement enfermée dans les formes de l’intellect, plus pratique — selon ce qui est réellement vécu. La phénoménologie considère évidemment les conditions de la connaissance — elle n’oublie pas les leçons de Husserl —, mais qu’elle reconnaît comme un acte de l’esprit au travail, une élaboration active en écho au donné plutôt qu’une capacité ou faculté destinée à obtenir des résultats qui concluront ses efforts et qui en marqueront le terme final.

L’événement est à entendre comme un phénomène saturé, à la fois tout donné et jamais circonscriptible. Le savoir d’objet saisit ce qui lui est accessible en raison de ses bornes, et il veut ignorer tout le reste. La phénoménologie recueille ce ‘reste’, qui n’est pas un ‘moins’, mais un ‘plus’ qui nous touche comme à la limite du possible, comme cet instant d’ouverture à ce qui, pour nous, est impossible. De là une exigence — proprement rationnelle — de la phénoménologie, qui veille à ne pas s’enfermer dans la conceptualité objectivante. Par exemple, « la distinction entre le vif et le mort, le vivant et le cadavre, demande beaucoup plus que la lumière du monde pour apparaître : elle demande aussi ce qui ne s’y voit pas, la parole, la liberté, la reconnaissance entre les vivants, etc. »34. Marion nous renvoie là à la catégorie de l’invisible, si importante en phénoménologie depuis l’œuvre posthume de Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible35, un thème qu’il a lui-même visité bien souvent36.

Notre auteur propose un exemple privilégié d’événement, la naissance — on pourrait dire aussi la conception —. Ce n’est pas la première fois qu’il en parle, à la suite par ailleurs de Claude Romano37 ; faire appel à ce thème dans les Certitudes négatives en souligne le caractère constamment original. « Ma naissance me donne à moi-même, mais ne m’apparaît pas, ni ne se montre à moi-même. Je suis le seul qui en provienne, mais à condition de rester le seul à ne pas la voir. Ce phénomène n’a rien d’un objet, puisqu’il est — s’il est proprement, ce qui demeure à discuter — en se passant, en me dépassant, en passant toujours déjà étant passé »38. On confirme par là certains traits spécifiques de l’événement, qui ont déjà été mis en avant dans Étant donné, § 17. L’événement est inassumable, imprévisible, sans cause, excédentaire au sens où il « peut plus qu’il ne peut »39. On confirme aussi des réflexions apportées déjà en 199940. Marion renoue alors avec Michel Henry en reprenant sa catégorie de ‘vie’ ; en utilisant le syntagme « archi-phénomène »41, il évoque immanquablement le vocabulaire du philosophe de Montpellier. Celui-ci avait fait son éloge critique dès 1991, dans un article qui commentait Réduction et donation42 et où il mettait en relief un principe de la phénoménologie propre à notre auteur : « autant de réduction, d’autant plus de donation »43.

Le dernier ouvrage de Marion poursuit un chemin tracé dès ses premiers écrits avec une constance impressionnante. L’effort porte sur la constitution de catégories que la raison phénoménologique pourra retenir dans les années qui viennent. L’auteur parle souvent de son entreprise comme d’un « élargissement » progressif de la phénoménologie husserlienne44, entre autres pour échapper à l’idéalisme du subjectivisme transcendantal. L’entente du don comme donation est un premier élargissement, la création de la catégorie de « phénomène saturé » un second, la méditation sur la « certitude négative » un troisième45. Il s’agit aussi à chaque fois de réagir contre la mentalité scientifique qui fait de la représentation de choses l’essence du travail de l’intelligence humaine, jusqu’à frôler un non savoir originaire devant lequel s’effaroucheront tous les dogmatismes qui ne savent pas patienter dans la via negationis traditionnelle.

Devra-t-on dire que Marion s’abîme dans le nihilisme intrinsèque à cette voie ‘négative’ ? Sans doute, mais ce ne sera certainement pas le nihilisme délétère promu par les émules de Nietzsche, ou plus simplement sans entendre le mot ‘nihilisme’ d’une façon par trop originale. Ne se livrerait-il pas plutôt avec ardeur au dynamisme sans repos, inquiet, des mystiques ? Sans doute aussi, mais non pas sans certitudes — c’est d’ailleurs là un des horizons des Certitudes négatives —, et avec la patience de la raison phénoménologique que lui a enseignée la « probité philosophique » de Michel Henry auquel il dit toute sa reconnaissance dans l’« Avantpropos » de Réduction et donation. Son attention au ‘sujet’ est significative à ce propos. Même si la catégorie de substance fait question quand elle lui est appliquée, Marion ne cesse de revenir avec constance sur le cogito sum cartésien, dans Réduction et donation, puis dans Étant donné qu’il conclut par 100 pages sur l’‘adonné’ — une catégorie aussi essentielle dans son paysage phénoménologique que le ‘phénomène saturé’, et qui interprète brillamment l’idée de ‘sujet’ —, enfin dans les Certitudes négatives, chaque fois avec des approfondissements inédits.

Évidemment, un auteur, aussi pénétrant soit-il, ne dit jamais tout. On pourrait interroger Marion sur le statut du corps dans sa réflexion qui, riche de données sur la chair, semble le tenir de côté, comme Henry46. Mais ce serait vouloir que ces philosophes soient totalisants, ce qui n’est sans doute pas leur désir, et ce qui n’arrive d’ailleurs jamais, même chez ceux qui le prétendent comme Hegel (un grand absent des réflexions de Marion). Cette absence du corps, comme l’absence de l’histoire et de ses pesanteurs, du mal et de l’injustice, interroge toutefois sur les limites (non phénoménologiques, mais effectives ou objectives) de l’entreprise de Marion : ne crée-t-elle pas des déséquilibres de la pensée ? La perspective fondamentale de la phénoménologie ainsi proposée ne serait-elle pas trop esthétique ? Est-ce un hasard si elle aime les exemples pris de la peinture, de la visibilité saisie en un moment, dans l’immédiat ? Ne serait-ce pas que, au fond du fond, la phénoménologie de Marion poursuit de façon tenace un débat avec l’intuition donatrice de sens, qu’Husserl disait son principe des principes47 ? Il s’agit de bien voir que l’intuition ne construit pas le sens, mais le reconnaît et s’y dispose, l’accueille.

La tâche phénoménologique n’est pas achevée. Il y a encore à travailler, à s’attacher à l’histoire, à la finitude humaine qui n’est pas qu’esthétique, au corps, à la science aussi, que les phénoménologues tentent trop souvent de discréditer au nom de leurs évidences critiques. Ne serait-ce précisément pas en cela que la phénoménologie devrait se mettre à l’école de l’herméneutique, un autre courant fondamental de la philosophie contemporaine ?

Marion assume l’intention qui est au cœur de la métaphysique classique48. Il ouvre aussi son discours à la révélation biblique. Dans une polémique célèbre, Dominique Janicaud a pu l’accuser d’en revenir à l’onto-théologie49. Les Certitudes négatives montrent combien cette accusation est injuste. Il n’en reste pas moins que demeure la question : comment parler du ‘premier’ donateur en respectant les raisons de la phénoménologie et ses avancées critiques ? Un discours purement ‘positif’, à la mesure du monde, n’a évidemment pas de crédit ici. Comment faire ? Marion y insiste cependant : si les certitudes sont ici négatives, ce sont quand même des certitudes. La dialectique à laquelle j’ai fait allusion dans cet article s’achève d’ailleurs, pour cette raison, en reconnaissance de paradoxes : elle ne débouche pas sur un terme réconciliateur où les différences et leurs tensions s’annuleraient. Marion cite Kierkegaard à ce propos50. La négation relève ici « de la certitude a priori, elle constitue un élargissement négatif et réel des limites de la connaissance »51. Les certitudes négatives relèvent d’une intuition inévitable ; si elles ne donnent pas de voir au-delà de la ‘limite’, elles invitent toutefois à ne pas empêcher l’intelligence de se laisser surprendre par ‘ce qui est’, à se disposer à un accueil gracieux.

IV La révélation

Ne serait-ce pas ici qu’importe une juste entente de la catégorie de ‘révélation’52 ? Le terme ‘révélation’ signifie la venue en présence de l’inattendu, le dépassement, de la part de ce qui survient ou se révèle, de la distance qui l’empêche d’être vu. Le révélé est en cela à l’origine l’‘invu’ dont parlait Étant donné, l’une des caractéristiques des phénomènes saturés. Le texte que nous avons cité plus haut dans cet article53, un texte où apparaît pour la première fois le concept de saturation selon une déclaration explicite de son auteur54, observait que « la révélation ne se met en scène dans un horizon qu’en le saturant. Sans doute un horizon reste acquis, et toute visibilité prend place dans la mesure de son cadre […] mais ce qui se révèle ainsi comble à ce point les dimensions et les possibilités qu’impartit ce cadre, que le phénomène saturant se brouille lui-même […]. Ce brouillage n’indique aucune confusion interne à la révélation, mais seulement l’incommensurabilité d’une révélation quelconque à un horizon phénoménologique quelconque. Le brouillage de l’horizon par la révélation marque, à titre de saturation, la relation correcte, c’est-à-dire paradoxale, de l’un à l’autre : une révélation n’entre en phénoménologie que sous la figure du paradoxe »55. Le lecteur notera que le thème du paradoxe est lié déjà ici, dès 1988, à ceux du phénomène saturé et de la révélation.

La problématique de la révélation revient dans Étant donné qui déploie l’articulation du phénomène saturé en s’inspirant des quatre ‘catégories’ retenues par Kant : la quantité, la qualité, la relation et la modalité56. Ces catégories deviennent chez Marion, respectivement, l’événement, l’idole, la chair et l’icône. Comme on l’aperçoit de suite, à chacune de ces catégories peut correspondre un type distinct de phénomène, ou de révélation — Marion a par exemple insisté sur la différence entre l’idole et l’icône ; qui a lu L’idole et la distance s’en souviendra. Ces quatre catégories ne peuvent-elles cependant pas être unies ? Marion va le montrer en tentant, par le fait même, d’affronter les critiques évoquées ci-dessus que Janicaud lui adressa, sans les accepter tout de go57. Il y a une originalité absolue de la révélation chrétienne en ce que celle-ci réunit sous l’unique figure du Christ les quatre ‘modes’ de révélation rappelés à l’instant. « La manifestation du Christ vaut […] comme paradigme du phénomène de révélation selon les quatre modes de saturation du paradoxe »58. L’originalité du Christ est alors énoncée en une manière de redoublement unissant en soi ces quatre modes : elle « sature la phénoménalité au second degré, par saturation de saturation [… ; elle est] le paradoxe au second degré et par excellence, qui englobe tous les types de saturation »59. Que cela soit possible, la phénoménologie ne peut pas le nier ; elle peut même le ‘voir’ dans ce que les Écritures ont transmis à propos du Christ60 — mais cela ne signifie pas que, pour la phénoménologie, cela ait eu lieu effectivement, que la révélation au second degré ait été effective dans l’unicité christique. « Le phénomène de révélation reste une simple possibilité : nous [pouvons…] le décrire sans présupposer son effectivité, tout en en proposant une figure précise »61, celle du Christ. Reste à savoir ce que signifie le redoublement de la saturation ou son passage à un second degré, et comment cela permet de porter à terme ce qui a été promis, de creuser un passage de la figure à la présence.

C’est peut-être cette préoccupation qui soutient la réflexion de Marion dans les Certitudes négatives. L’auteur y pousse à l’extrême une perspective phénoménologique qui assume le thème classique, chez les métaphysiciens authentiques du moins, de l’analogie et de la voie négative. Il invite ainsi à nous rendre disponibles à la Révélation. L’approfondissement offert par l’ouvrage présent est à reconnaître en ce que, précédemment, l’auteur insistait sur la possibilité formelle de la Révélation, tandis que maintenant il affronte plutôt l’impossibilité réelle de l’accueillir comme élément positif de son discours. Cette impossibilité est toutefois à penser elle-même phénoménologiquement. Elle provient d’un surplus d’intuition par rapport à l’intention (la certitude négative est négative pour l’intention, mais certitude pour l’intuition), alors qu’auparavant Marion évoquait plutôt un surplus d’intention (vers le phénomène saturé qui est ‘invu’, ‘insupportable’, ‘irregardable’ disait Étant donné) par rapport à l’intuition (dont le paradigme demeurait l’intuition sensible et ‘objective’). Il y a en effet une intelligence supérieure, paradoxale et dialectique, de ce qui est, qui advient d’une manière qu’un savoir d’objet dira négative parce qu’il y est mis en déroute, mais qui empêche toute intention de se reposer dans des certitudes positives limitées par sa seule mesure.

Notes de bas de page

  • 1 J.-L. Marion, Certitudes négatives, coll. Figures Paris, Grasset, 2010. Abréviation : CN.

  • 2 On situera ici les savoirs qui se veulent auto-fondés et décidés à ne pas sortir de leurs critères.

  • 3 E. Kant, « Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives » dans Id., Œuvres philosophiques, t. 1, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 270.

  • 4 CN p. 17-18.

  • 5 La bibliographie de Marion sur Descartes est impressionnante. Qu’il nous suffise de signaler que Marion est l’un des responsables du « Bulletin cartésien » que les Archives de philosophie publient régulièrement depuis des années (on approche du n. 40).

  • 6 J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, coll. Épiméthée, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. On verra sur cet ouvrage les articles réunis par Emmanuel Falque dans la Revue de métaphysique et de morale 114 (2009), p. 291-434.

  • 7 J.-P. Sartre, La transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, Vrin, 1965, p. 20.

  • 8 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 28, a. 4, ad 2.

  • 9 CN p. 80.

  • 10 On sait que Maître Eckhart a donné une forte inspiration à Martin Heidegger, à Stanislas Breton, à Michel Henry, etc.

  • 11 J.-L. Marion, L’idole et la distance. Cinq essais, coll. Livre de poche. Biblio. Essais, Paris, Grasset, 1991.

  • 12 Voir S. Petrosino, Jacques Derrida e la legge del possibile. Un’introduzione, coll. di fronte e attraverso. Filosofia, Milano, Jaca Book, 21997, p. 221-249 : « La legge dell’impossibile » (voir surtout p. 243-249) — ce chapitre a été ajouté à la première édition de l’ouvrage, laquelle édition (pas la 2nde) a été traduite en français : Derrida et la loi du possible, Paris, Cerf, 1994. Petrosino insiste dans la seconde édition sur la forme dialectique de l’‘impossible’ chez Derrida (p. 221). Signalons que le dernier colloque Castelli qui a eu lieu à Rome en 2008 a eu pour thème « L’impossible » ; Marion est actuellement président de l’Institut Castelli.

  • 13 Voir J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, coll. Épiméthée, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 9-11.

  • 14 On verra, à propos de cette ‘interpellation’, l’article écrit à propos de Réduction et donation par F. Laruelle (1991), « L’appel et le phénomène » dans Revue de Métaphysique et de Morale 96 (1991) p. 27-41.

  • 15 J.-L. Marion, Le visible et le révélé, coll. Philosophie et Théologie, Paris, Cerf, 2005, p. 13-34.

  • 16 Ibidem, p. 30. Notons ici le mot ‘bornes’, ce qui renvoie aux interdits des critiques kantiennes plutôt qu’à la dialectique de l’Essai de 1763 ; la suite du texte de Marion passe en dialectique.

  • 17 Voir CN p. 105-107, 129-130, 134-136 — Marion traduit les textes à partir d’études exégétiques qu’il ne laisse pas au hasard.

  • 18 J.-L. Marion, « À Dieu rien n’est impossible » dans Communio (Paris) 14/5 (1989) p. 43-58.

  • 19 CN p. 137.

  • 20 J.-L. Marion, L’idole et la distance … (cité supra n. 11), p. 204.

  • 21 Ibidem, p. 204.

  • 22 Ibidem, p. 205.

  • 23 Cet exemple traverse toute l’œuvre de Marion ; on verra une explication semblable dans S. Petrosino, « ‘Le fils’, ou ‘Du père’. Sur le don reçu » dans P. Gilbert — S. Petrosino, Le don. Amitié et paternité, coll. donner raison, Bruxelles, Lessius, 2003, p. 45-77.

  • 24 J.-L. Marion, L’idole et la distance … (cité supra n. 11), p. 205.

  • 25 Voir P. Gilbert, « ‘Merci’ ou de la reconnaissance », dans M.M. Olivetti (éd.), Le don et la dette, coll. Biblioteca dell’‘Archivio di filosofia’, Padova, Cedam, 2004, p. 157-169.

  • 26 CN p. 203.

  • 27 CN p. 204.

  • 28 CN p. 204.

  • 29 Selon le titre du bel ouvrage de S. Petrosino, Il sacrificio sospeso. Lettera ad un amico, coll. di fronte e attraverso. Filosofia, Milano, Jaca Book, 2000 (trad. fr. : Le sacrifice suspendu, coll. La nuit surveillée, Paris, Cerf, 2007).

  • 30 CN p. 209.

  • 31 Thomas D’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 81, a. 4, ad 1m, cité dans CN p. 211.

  • 32 Le thème du ‘pardon’ est richement présent dans la réflexion fondamentale actuelle. Pensons à l’ouvrage de Vl. Jankélévitch, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 21986, un texte sur lequel Marion s’appuie pour le contester ; on verra aussi l’épilogue de P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, coll. L’ordre philosophique, Paris, Seuil, 2000, p. 593-656 ; P. Gilbert, « Le pardon dans la culture contemporaine » dans Studia Moralia 38 (2000) p. 405-435 ; J. Derrida, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, L’Herne, 2005.

  • 33 La catégorie d’‘événement’ est au centre géométrique d’Étant donné (pages 225-244 d’un ouvrage de 452 pages) ; Marion y est revenu dans une conférence à l’Institut Catholique de Paris en 1999, publiée maintenant dans De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, coll. Perspectives critiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 35-63 : « L’événement ou le phénomène advenant ». Voir aussi P. Gilbert, « Ereignis — Événement » dans Revista Portuguesa de Filosofia 59 (2003), p. 1023-1049.

  • 34 CN p. 296.

  • 35 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, suivi de ‘Notes de travail’, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1964.

  • 36 Voir P. Gilbert, « L’invisible et la peinture » dans J. Leclercq (éd.), La raison par quatre chemins. En hommage à Claude Troisfontaines, coll. Bibliothèque philosophique de Louvain, Leuven, Peeters, 2007, p. 323-336.

  • 37 Voir J.-L. Marion, De surcroît, p. 49-52, dans le chapitre dédié à l’événement. Voir aussi C. Romano, L’événement et le monde, coll. Épiméthée, Paris, Presses Universitaires de France, 1998.

  • 38 CN p. 294. Il faut sans doute comprendre l’hésitation manifestée dans l’incise en tenant compte de la résistance habituelle de Marion à l’idée d’‘être’ (voir son célèbre Dieu sans l’être, Paris, Fayard [Communio], 1982), une résistance à mon avis exagérée, qui ne considère cette idée qu’en rapport à l’ontologie, ce qui est équivoque. On verra par exemple CN p. 310 : l’événement, le visage d’autrui « ne sont pas, du moins au sens d’une subsistance, ni même d’un usuel, puisque je ne peux pas toujours, en fait presque jamais, les voir comme des étants stables, permanents, neutres et publics ». Évidemment, si ‘être’ = subsistance permanente… ! Ou encore CN p. 317 : « […] un régime objectif ou même métaphysiquement ontique de manifestation […] ».

  • 39 CN p. 298.

  • 40 La citation de CN p. 294 rapportée ci-dessus semble ne rien ajouter à ce qui a déjà été dit en 1999 : « Ma naissance ne se qualifie pas comme phénomène […] parce qu’elle se montrerait, mais parce que, dans le défaut même de toute monstration directe, elle advient comme événement jamais présent, toujours passé, mais jamais dépassé pour autant – en fait toujours à venir » (De surcroît, 50) ; ou encore : « le phénomène de la naissance porte d’emblée à son comble l’inclusion de l’ego dans l’événementialité en l’instaurant exemplairement selon son statut d’adonné : ego qui se reçoit lui-même de ce qu’il reçoit » (Id., 51).

  • 41 CN p. 297.

  • 42 J.-L. Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, coll. Épiméthée, Paris, Presses Universitaires de France, 1989.

  • 43 M. Henry, « Quatre principes de la phénoménologie » dans Revue de métaphysique et de morale 96 (1991) p. 3-26. L’expression exacte de Marion, dans Réduction et donation, est : « autant de réduction, autant de donation » (p. 303). Ne pourrait-on pas penser que l’œuvre de Marion, dans son ensemble, est en dialogue avec l’article de Henry ? Certitudes négatives parle moins d’évidence que de certitude, mais sans dédaigner le « premier principe » de Husserl, l’intuition donatrice de sens. Henry disait déjà en 1991 que « ce n’est jamais le contenu certain, ce qui est évident, qui est susceptible de se proposer comme un fondement pour la connaissance mais seulement ce qui le rend évident et ainsi certain, à savoir l’évidence elle-même » (p. 14). L’évidence ne disparaît pas des Certitudes négatives, la certitude d’une origine qui origine sans apparaître ontiquement, mais seulement dans la distance, en s’effaçant — un effacement qui est une inscription paradoxale.

  • 44 C’est déjà le cas de Réduction et donation, dont le premier chapitre est intitulé « La percée et l’élargissement ».

  • 45 Voir CN p. 309-314.

  • 46 Henry opposait drastiquement chair et corps ; il écrivit par exemple ceci : la chair « qui s’éprouve soi-même en même temps qu’[elle] sent ce qui l’entoure d’une part, un corps inerte de l’univers d’autre part, qu’il s’agisse d’une pierre sur le chemin ou des particules micro-physiques censées la constituer » (M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 8). Emmanuel Falque en faisait la critique à Michel Henry — voir E. Falque, « Y a-t-il une chair sans corps ? » dans Transversalités 81 (2002/1) p. 43-76, une critique qui vaut sans doute aussi pour Marion.

  • 47 Voir E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1950, § 24.

  • 48 Voir P. Gilbert, « Un tournant métaphysique de la phénoménologie française » dans la Nouvelle revue théologique 124 (2002) p. 597-617.

  • 49 Voir D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991 ; Marion y répond dans Étant donné. Essai … (cité supra n. 13), p. 104-108 ; Janicaud relance cependant sa critique, d’une façon tout aussi ferme mais plus douce que la première, dans La phénoménologie éclatée, Combas, Éditions de l’Éclat, 1998.

  • 50 Dans CN p. 319.

  • 51 CN p. 316.

  • 52 Pourra-t-on signaler que le thème de la révélation est très présent chez les phénoménologues croyants ? On verra par exemple les textes de Paul Ricœur et d’Emmanuel Lévinas dans La révélation, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1984, 15-54 et 55-77, ou de Michel Henry, « Qu’est-ce qu’une révélation » dans M.M. Olivetti (éd.), Filosofia della rivelazione, Padova, Cedam, 1994, p. 51-57.

  • 53 J.-L. Marion, Le visible et le révélé… (cité supra n. 15).

  • 54 Ibidem, p. 182.

  • 55 Ibidem, p. 33.

  • 56 Voir E. Kant, Critique de la raison pure, dans Id., Œuvres philosophiques, t. 1, p. 834-835.

  • 57 Voir note 49.

  • 58 J.-L. Marion, Étant donné. Essai … (cité supra n. 13), p. 329.

  • 59 Ibidem, p. 327.

  • 60 Ibidem, p. 329-335.

  • 61 Ibidem, p. 327.

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