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La Parole et le Jugement. Lecture d’Isaïe 66

Matthieu Bernard
The article offers a sustained reading of Isaiah chapter 66, calling on the tools of rhetoric which allow the profound unity of the passage to be shown. The book comes to its high point in an extended discourse on judgement. The discernment brought to bear between good and evil by the Word allows the fertile work of God to unfold and to give birth to a deeply renewed ethical and cultic action at the heart of a community of disciples and servants. The conclusion of the article recombines more systematically some characteristics of the theology of judgement which are thus highlighted.

Introduction

Est-ce dû à un discrédit de la justice humaine ? À une volonté d’indépendance ? À un certain oubli de la dimension dramatique de l’histoire ? C’est un fait, en tous cas, que la doctrine du « jugement dernier » nous laisse souvent mal à l’aise, comme si l’affirmation de la justice de Dieu semblait difficilement conciliable avec celle de sa miséricorde. Ne devrions-nous pas toutefois nous souvenir de cette remarque de Péguy, laissant malicieusement Dieu nous apostropher : « Non, laissez-moi tenir moi-même le Livre du Jugement. Vous y gagnerez peut-être encore »1.

Il ne saurait être question, en tous cas, de laisser tomber dans l’oubli une donnée essentielle de la foi : « il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts ». Cette affirmation du Credo ne fait, au demeurant, que recueillir le témoignage constant des Écritures, tant vétéro- que néotestamentaires.

Nous nous proposons ici, non pas d’illustrer la théologie du jugement dernier par quelques citations scripturaires bien choisies, mais de procéder à une lecture attentive du chapitre final du livre d’Isaïe qui offre, nous le verrons, une grandiose mise en scène de ce jugement sur l’histoire des hommes et du monde.

I En guise de préambule

1 Situation historique du chapitre

Il est utile de donner quelques informations sur le contexte historique des versets que nous abordons. Ils pourraient être datés des environs de 537-520, au temps d’Esdras qui, quelques décennies après le retour d’exil et ses déceptions, propose une profonde réforme religieuse. Les oracles isaïens seraient ainsi colligés en vue de soutenir la refondation des traditions cultuelles concernant le Temple, le Sabbat, etc.2

Il faut toutefois relever, avec Brevard Childs, que la description du contexte historique ne semble pas être l’objectif premier des rédacteurs finaux : « le contexte historique (…) a été presque complètement négligé par ceux qui ont transmis le matériau » de telle sorte que « le message originaire soit subordonné à un rôle nouveau au sein du canon »3. Ceci vaut tout particulièrement pour le chapitre 66, lequel nous situe dans un espace-temps radicalement autre. De la sorte, il contribue à donner sa cohérence d’ensemble à un livre constitué d’oracles d’époques différentes. Ainsi les rédacteurs se sont-ils comportés comme de sages propriétaires qui tirent de leur trésor du neuf et de l’ancien.

2 Une grande inclusion

Les chapitres 65 et 66 forment un ensemble unifié par un vocabulaire et des thématiques communes : création nouvelle, sort des justes et des pécheurs, critique de l’idolâtrie, etc. De plus, ces deux chapitres font écho à de nombreux passages du livre et, singulièrement, au chapitre 1, comme l’a récemment mis en valeur Joëlle Ferry4.

Dans ce grand mouvement d’inclusion, les chapitres 65 et 66 ont toutefois deux fonctions différentes5 : le premier conclut le livre, tandis que le second vient, de surcroît, le sceller par une parole de jugement offrant une interprétation d’ensemble.

3 La structure du texte

Le livre d’Isaïe ne cesse de mettre en garde contre les attitudes, parfois subtiles, de mainmise sur la Parole de Dieu, dénoncées comme autant de manifestations d’idolâtrie ! Conscients du danger, nous proposons toutefois une structure originale du chapitre 66, inspirée des règles de la rhétorique antique. Le recours à une telle perspective de lecture va s’avérer très fécond ; il permet, avantage notable, de lire notre texte comme un discours, un acte de parole, ainsi que nous y invitent les premiers mots : « Ainsi parle Yhwh » (66,1).

La structure du texte est donc la suivante : l’exorde (66,1-5), c’est-à-dire l’introduction du discours qui en donne le ton et établit le contact avec les destinataires ; la proposition (66,6), qui indique brièvement l’idée que le discours développe ; la narration (66,7-11) qui expose « les faits sur lesquels se basent et s’appuient les parties suivantes du discours » (Cicéron), suivie de l’argumentation proprement dite (66,12-21), avant d’en arriver à l’épilogue (66,22-24), qui tire des conclusions et suscite le pathos de l’auditoire.

Sur cette base, abordons maintenant la lecture suivie du chapitre.

II Lecture du texte

1 Exorde : une convocation solennelle (66,1-5)

Yhwh prend la parole avec grande solennité, assis sur son trône — les cieux — et les pieds reposant sur leur marchepied. Position royale, bien sûr, mais aussi position de celui qui s’apprête à rendre la justice. Ceci est en tous points conforme au dessein divin que le début du livre nous avait révélé6 et auquel le petit groupe des fidèles de Yhwh avait consenti en une belle profession de foi qui clôturait la première partie du livre : « Oui, Yhwh est notre juge, il est notre législateur. Yhwh est notre roi, c’est lui qui nous sauve » (33,22).

Il est impossible de ne pas entendre également ici un écho de la vocation d’Isaïe : déjà, Yhwh siégeait sur « un trône haut et élevé » et saturait de sa présence toutes les dimensions du sanctuaire. Mais le chapitre 66 nous transporte dans une spatialité radicalement autre : c’est désormais l’univers entier, désigné par le mérisme « cieux et terre », qui est rempli de l’imposante présence de Yhwh. Comme si le Temple était décidément trop petit pour lui : sa demeure englobe tout le monde créé.

Tous ces moments du livre sont ainsi ressaisis dès l’entrée dans notre chapitre en une mise en scène grandiose : l’auditeur comprend qu’il va assister à une sentence de jugement7. Précisément, Yhwh interroge ses auditeurs et les provoque sur la question du Temple. « Quelle est donc la maison que vous bâtiriez pour moi ? Quel serait le lieu de mon repos ? » (66,1) Il y a là une nette allusion à l’oracle de 2 Sm 78, mais aussi à la prière de Salomon en 1 R 8. Le motif de la maison, l’un des fils rouges du livre d’Isaïe9, se trouve repris ici et l’on s’attend à un dénouement. Mais à ce stade, la portée d’une telle apostrophe reste encore ouverte : s’agit-il d’une critique radicale du Temple ? D’une remise en cause de son fonctionnement ? Ou encore d’une dénonciation de sa reconstruction en cours ?

Le verset suivant rappelle la souveraineté absolue du Créateur sur sa création, l’une des thématiques marquantes du livre : « de plus, tous ces êtres, c’est ma main qui les a faits, et ils sont à moi ». Rappel discret que Dieu n’a besoin de rien, et certainement pas des offrandes qui vont être mentionnées au verset 3.

Ces deux versets dressent la physionomie de deux types d’hommes : le premier est un pauvre, il tremble à la Parole de Yhwh, tandis que le second est décrit dans un agir cultuel et éthique qui mérite d’être explicité. « Celui qui sacrifie le taureau frappe un homme ! Celui qui immole la brebis assomme un chien ! » Le style est abrupt mais correspond bien à l’exorde, l’introduction du discours qui ne fonctionne pas sur le mode de la preuve argumentée, mais vise à ouvrir l’oreille de manière percutante. En hébreu, la série de participes, « sacrifiant le taureau, frappant un homme, immolant la brebis, assommant un chien, etc. », semble indiquer une simultanéité. On peut ainsi inter préter ce texte de deux manières. Soit que l’oracle fustige le syncrétisme de ceux qui osent mélanger des pratiques cultuelles légitimes, tel le sacrifice d’un bœuf ou d’une brebis, avec les actions idolâtres que sont l’offrande de sang de porc — double transgression ! — et le sacrifice humain ; soit encore, en une critique plus radicale, qu’il assimile avec fougue et ironie les pratiques cultuelles dans leur ensemble à des actions païennes. Il est certes difficile de trancher catégoriquement entre ces deux hypothèses, mais l’on peut toutefois relever deux expressions : d’une part, « frappe un homme » désigne bien l’attitude sanguinaire des fils d’Adam depuis Caïn et Abel jusqu’au « serviteur souffrant » ; d’autre part10, « accorde-sa-bénédiction au mal » rappelle à la mémoire de l’auditeur ce mystère d’iniquité qui entraîne la collusion entre violence et système sacrificiel — autre fil rouge du livre11.

La fin du verset résume cette sévère mise en garde : « ces gens-là, c’est sûr, choisissent leurs propres chemins et se complaisent dans leurs abominations » (66,3). Malgré les nombreuses injonctions à suivre le chemin de Yhwh pour faire « ce qui [lui] plaît » (et ’ăšer ḥāphaṣtî)12, les hommes pécheurs persistent dans leur ḥāphēṣ, leur bon-vouloir perverti et hostile.

Le verset suivant est construit en parallélisme antithétique par rapport au précédent : (« ces gens-là, c’est sûr, ont choisi / moi, c’est sûr, je choisirai »). Il décrit la réaction de Yhwh qui pousse ironiquement à bout la logique mortifère des pécheurs, les mène selon leurs propres lubies et les expose à leurs pires cauchemars. La fin du verset évoque alors le constat amer déjà dressé au chapitre 6513 : Yhwh appelle mais nul ne prête attention. Constat d’échec du dialogue entre Dieu et les hommes, échec dont la cause est stigmatisée : l’action mauvaise et idolâtre fait obstacle à l’aboutissement du désir divin.

Les cinq premiers versets du chapitre ont donc bien une fonction introductive au discours qui va suivre. Ils dressent un tableau suggestif de deux attitudes spirituelles, selon la spiritualité des « deux voies ». D’un côté l’homme orgueilleux qui prétend s’accaparer la faveur divine par son rapport perverti au Temple et au culte sacrificiel, mais ne poursuit de fait rien d’autre que son propre désir sanguinaire. De l’autre côté, l’humble, soumis à la Parole, vers qui Yhwh porte son regard en réponse à sa supplication14, et auquel s’adresse la suite du discours : « écoutez la parole de Yhwh, vous qui tremblez à sa parole » (66,5). Yhwh prend acte d’une division entre pécheurs et justes, ceux-ci étant rejetés et exclus par ceux-là. Il diagnostique combien la honte — sentiment mimétique — préside aux relations blessées entre les fils d’Adam. Il annonce qu’il fera taire les sarcasmes des impies et prendra le parti des humbles, ceux-là mêmes qui forment une maison de chair rassemblée par sa Parole. Parole tranchante qui discerne et qui juge, nous allons voir comment.

2 Proposition : la voix du Seigneur s’impose (66,6)

« Voix d’un tapage venant de la ville, voix venant du sanctuaire ; voix de Yhwh qui impose une rétribution à ses ennemis » (66,6). Telle est la « proposition » au point de départ de ce que l’orateur — ici Yhwh lui-même — se « propose » par la suite de tirer au clair15.

Ce verset peut être lu de deux manières. On peut y voir un parallélisme sémantique de spécification : une voix se fait entendre et on précise par étapes son origine : elle vient de la ville, plus exactement du sanctuaire, c’est Yhwh lui-même qui parle. Mais on peut également le comprendre selon un parallélisme sémantique de contraste : au tapage assourdissant des impies qui braillent dans toute la ville et beuglent dans le sanctuaire répond, sous la forme d’un châtiment « mesure pour mesure », la voix puissante de Yhwh. Nous optons volontiers pour la seconde hypothèse16.

L’attention est ainsi toute focalisée sur l’acte de parole qui va être mis en œuvre par la suite. Il s’agit d’être à l’écoute de la rétribution (gemûl) que Yhwh va prononcer à l’encontre de ses ennemis. Ainsi donc, après de beaux chapitres pleins d’abondantes consolations, le livre d’Isaïe s’achèverait-il sur la sombre vision d’un Dieu vengeur ? Notons déjà que le mot de « rétribution » est inséré dans des annonces de salut : « Voici votre Dieu : c’est la vengeance (nāqām) qui vient, la rétribution (gemûl) de Dieu. Il vient lui-même vous sauver (yš‘) » (35,4)17. Le jugement de Yhwh contre ses ennemis, annoncé dès le début du livre18, est enfin prononcé. Encore faut-il laisser le chapitre nous décrire la nature de ce jugement : laissons-nous guider par le texte et ses données narratives.

3 Narration : la fécondité de Jérusalem (66,7-11)

Avant de prononcer le jugement, Yhwh rappelle ses bienfaits pour Sion et son peuple. Ces versets sont très beaux. Ils mériteraient d’amples développements, mais nous ne pourrons nous contenter que de quelques remarques.

Les premiers versets (7-9) commencent de manière énigmatique : il y va d’une naissance étonnante, miraculeuse même, dans la mesure où elle fait l’économie des douleurs de l’enfantement. Le texte insiste : « Qui a entendu une chose pareille ? Qui en a vu de telles ? » (66,8). La référence aux symptômes de l’enfermement, de la surdité et de l’aveuglement souligne l’enjeu de discernement de l’œuvre divine. En bon orateur, Yhwh continue alors à traquer ses auditeurs de ses questions, en vue de les conduire à ce discernement, les y enfanter pour ainsi dire : « La terre est-elle mise au monde en un seul jour ? Une nation est-elle enfantée d’un seul coup ? » (66,8). Certes non, répondra l’interlocuteur un peu hâtif ! Et pourtant, le récit de la Genèse ne nous indique-t-il pas que Dieu sait bien façonner la terre en un seul jour ? Et le livre d’Isaïe ne nous montre-t-il pas Sion devenir mère de famille nombreuse — mère d’une nation ! — sans même avoir eu le temps de s’en rendre compte19 ?

En reprenant toute l’imagerie de l’enfantement qui traverse le livre d’Isaïe, le chapitre 66 rappelle combien Yhwh est créateur et Dieu de vie. Contrairement aux hommes « qui n’enfantent que du vent » (26,18, cf. 37,3), Yhwh mène tout à son plein accomplissement : « ouvrirais-je le sein pour ne pas faire naître ? » (66,9). Par sa parole, il fait enfanter la terre en une création nouvelle (cf. 55,10-11) dans laquelle les douleurs de la parturiente ne trouvent plus place. À fécondité nouvelle, temporalité nouvelle : tout se passe « en un seul jour », d’« un seul coup », signe qu’au chapitre 66 le jugement ne se contente pas de réitérer le laborieux cheminement de l’histoire et du livre, mais fait entrer les auditeurs dans l’ère des réalités définitives. Tota simul.

Mais qui est né ? Le verset 7 parle d’« un mâle », et il n’est pas interdit d’y discerner une allusion à l’Emmanuel du chapitre 7 ou à l’enfant souverain du chapitre 9 : les promesses de la première partie du livre ont bel et bien trouvé leur accomplissement dans l’« œuvre insolite et le service étrange » (28,21) de Yhwh. Notons toutefois que le texte ne parle plus seulement d’un unique rejeton, mais bien d’un groupe de « fils » (66,8) nés à Sion ; ce balancement entre « un mâle » et des « fils » convoque le rapport entre le prophète et ses disciples constitués en « groupe du nous »20, mais aussi le rapport entre le Serviteur et les serviteurs21. C’est donc bien dans la transmission de la parole prophétique que s’accomplit l’œuvre féconde de Yhwh : « Tous tes fils seront disciples du Seigneur, et grande sera la paix de tes fils » (54,13)22.

Les versets 10 et 11 rassemblent tout cela sous la forme d’un développement hymnique : ils scellent ainsi la narration des mirabilia dei en une acclamation liturgique, invitant les auditeurs à entrer dans la joie de Jérusalem — qui est la joie même de Yhwh : « Jubilez avec Jérusalem, exultez à son sujet, vous tous qui l’aimez » (66,10). Lui qui n’est pas un mari jaloux donne à son épouse une fécondité telle que non seulement elle enfante, mais encore allaite ses nourrissons. Au terme de cette « narration », les auditeurs sont eux-mêmes engendrés et nourris de la générosité divine telle qu’elle se donne à Sion et en Sion. Ils n’en sont que mieux disposés à entendre les paroles qui suivent, par lesquelles — sur la base du donné narratif — Yhwh argumente avec son peuple.

4 Argumentation : la venue de Yhwh (66,12-21)

Yhwh commence le cœur de sa proclamation par un tonitruant : « Me voici ! » (66,12). Car effectivement, il vient lui-même : il l’affirme aux versets 12 (« me voici »), 15 (« car voici : Yhwh viendra dans le feu ») et 18 (« et moi… je viens »23). Cette triple annonce de la venue divine ponctue de fait l’entrée aux trois petites unités qui se suivent.

a Paix et consolation à Jérusalem (66,12-14)

En filant la métaphore de la naissance et de l’allaitement, le verset 12 tranche pourtant avec ce qui précède par l’annonce de la venue de Yhwh qui apporte en quelque sorte dans son cortège la paix et la gloire des nations. En effet, Yhwh étend vers Jérusalem « la paix comme un fleuve ». Isaïe avait déjà eu recours à l’image du fleuve à plusieurs reprises pour décrire la venue menaçante des envahisseurs : « le Seigneur fera monter contre eux les eaux puissantes et abondantes du Fleuve — le roi d’Assyrie et toute sa gloire » (8,6-8)24. Désormais cette crue soudaine n’est plus perçue comme une menace ; elle est un signe de paix.

C’en est donc fini de toutes les occasions manquées évoquées à plusieurs reprises dans les chapitres précédents, notamment en 48,18, en lien avec cette même symbolique du fleuve : « Ah ! si tu avais été attentif à mes ordres, ta paix serait comme un fleuve, et ta justice comme les flots de la mer »25. Notre péricope signe l’accomplissement enfin obtenu des promesses de la vision inaugurale (2,1-5). En effet, cette même racine qui signifie le fleuve (nāhār) y était employée pour décrire l’afflux (wenāhărû) des nations à la montagne de Sion (cf. 2,2) et la paix y était symbolisée par la transformation des instruments de guerre en outils permettant d’œuvrer à la fécondité de la terre.

En fait, ce sont toutes les promesses de salut consignées dans le livre d’Isaïe qui sont confirmées ici, comme l’atteste la triple mention de la consolation (nḥm) au verset 13, en écho notamment avec le début du chapitre 40 : « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu »26. Comme par un surcroît de grâce, Yhwh s’atteste ici comme la source de toute consolation. Voilà comment il juge, voilà comment il se venge, voilà enfin comment il sauve : en consolant ses serviteurs !

Les modalités de cette affluence pacifique des nations à Sion restent toutefois à préciser27 ; elles le seront aux versets 18-21. Mais il convient d’abord d’éradiquer définitivement le mal. Le verset 14b confirme la doctrine des « deux voies » mise en scène dès l’exorde : « la main de Yhwh se fera connaître à ses serviteurs, mais il se montrera indigné envers ses ennemis ». Il n’est pas de compromis ou de duplicité possible entre les « serviteurs » de Yhwh et « ses ennemis » ; les premiers connaîtront Yhwh28, tandis que les seconds seront maudits.

b Le feu et l’épée (66,15-17)

La fin du verset 14 rappelait en quelque sorte la proposition et son annonce du jugement. Le deuxième temps de l’argumentation décrit le sort de ceux qui s’opposent à Yhwh et à sa parole.

Son premier verset déploie amplement les symboles d’une théophanie : feu, chars, ouragan, colère, fureur et menace. Le décor est dressé en quelques mots : vous voulez un jugement, vous en aurez un ! L’insistance est clairement mise sur le symbolisme du feu, à trois reprises en deux versets. « Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais, tel que les montagnes soient secouées devant toi, tel un feu brûle des taillis, tel un feu qui fait bouillonner des eaux, pour faire connaître ton nom à tes adversaires ; les nations seraient commotionnées devant toi » (63,19-64,1) : Yhwh a entendu cette supplication et prend le parti de ses serviteurs humiliés, il vient réduire le mal dans un brasier devant lequel les holocaustes font pâle figure.

Le verset suivant précise : par le feu « Yhwh entre en jugement avec toute chair » ; ainsi se trouve précisée la portée universelle du jugement en cours, à la mesure de la paix universelle qui en est attendue. Mais quelle sera la modalité de ce jugement ? « C’est armé de feu que Yhwh entre en jugement avec toute chair, et aussi armé de son épée » (66,16). Le terme de l’épée, dans le livre d’Isaïe, est connoté d’une portée eschatologique29 et, surtout, évoque l’action de la Parole30.

Le jugement de Yhwh est donc bel et bien un acte de parole. Plus précisément, la mission prophétique opère dans « toute chair » un discernement tranchant qui ne laisse place à aucun compromis, à aucune perversion. On comprend dès lors le rôle du verset 17 : nonobstant les remarques de certains commentaires qui veulent absolument le transférer ailleurs, il revêt à cet endroit une signification bien précise. Il désigne en effet l’idolâtrie des pratiques païennes comme symptomatique de l’attitude orgueilleuse de l’homme — comme l’atteste ce « un seul au centre » (66,17) pris pour Dieu par un petit groupe d’initiés31 ! Or c’est précisément cette attitude que la parole de Yhwh vient démasquer et juger32.

c Grand pèlerinage à Jérusalem (66,18-21)

Le mal étant éradiqué et l’orgueil de l’homme abaissé, le grand pèlerinage à Jérusalem va désormais pouvoir commencer33.

Les v. 18-19 s’articulent comme un mouvement de systole et diastole : un premier temps de rassemblement de « toutes les nations et toutes les langues », un second d’envoi de messagers vers les nations. Outre la mention des « nations », celle de la « gloire » de Yhwh donne l’articulation en deux versets.

La racine du « rassemblement » n’est pas inconnue du lecteur d’Isaïe ; elle a deux connotations : celle d’une convocation pour un procès34, celle du rassemblement eschatologique à Jérusalem35. À la lecture d’Is 66, on comprend que ces deux significations convergent et même fusionnent : dans une même geste Yhwh convoque toutes les langues et toutes les nations pour le jugement et leur donne part à sa gloire promise, à la manière d’un « anti-Babel ». Celles-ci pourront repartir, non plus dans la dispersion, mais en mission jusqu’aux îles lointaines36, non plus pour une mission d’endurcissement comme au chapitre 6, mais pour annoncer ce qu’elles auront vu : la gloire de Yhwh37.

Qu’en est-il donc de ce grand mouvement de convergence auprès de Yhwh ? Car, au verset 20, un nouvel afflux de pèlerins semble indiqué. Formulons deux hypothèses : il s’agit ou bien d’une seconde vague, fruit de l’envoi des missionnaires du verset précédent38, ou bien d’un « zoom » sur le grand rassemblement déjà décrit dès le verset 1839. Quoi qu’il en soit, ce verset 20 établit un parallèle entre, d’une part, la procession des offrandes cosmopolite et, de l’autre, le culte enfin purifié qu’offriront les fils d’Israël, avec la place singulière qui revient au peuple élu comme peuple sacerdotal dans la grande liturgie finale.

Deux remarques doivent encore être faites sur cet ensemble des versets 18-21 : la première porte sur l’« offrande » (mineḥâ), la seconde sur le « signe » (’ôt).

En effet, le verset 20 indique que ce sont « tous vos frères » qui constituent l’offrande apportée à Yhwh40. Il ne s’agit plus d’offrir du sang de porc comme le faisaient les idolâtres du v. 3, pas plus qu’il ne s’agit d’apporter bœufs et brebis pour les sacrifier sur l’autel de Yhwh. Une nouvelle modalité du culte s’impose, non sanglante41, où l’on s’approche avec un esprit humilié qui tremble à la Parole, car c’est vers un tel homme que Yhwh « porte son regard » (cf. 66,3). Voilà bien la descendance du Serviteur : elle s’offre elle-même plutôt que de présenter de vaines offrandes hypocrites42.

Ceci amène à la question du mystérieux « signe » : « Je viens pour rassembler toutes les nations et toutes les langues ; (…) je mettrai au milieu d’elles un signe » (66,18-19). Au chapitre 7, le signe indiquait la naissance d’un fils ; au chapitre 8, le prophète et ses enfants étaient dits « signes en Israël » (8,18). À l’arrière-plan, l’enjeu est donc bien celui de la filiation, plus précisément de la constitution d’une lignée de fils suscitée par Yhwh43. Ajoutons avec Blenkinsopp que cette notion du signe est liée à une autre, celle de « l’étendard dressé »44 vers lequel convergent les nations. Le signe dressé, c’est donc celui d’un « petit reste », communauté de disciples qui se reconnaissent fils de Dieu tant et si bien qu’il n’existe plus de jalousie mimétique entre eux mais une fraternité pacifique qui constitue un témoignage pour les nations. Il est clair que le « groupe du nous » du livre d’Isaïe correspond à cette description. Mais, dans la logique de notre péricope, la mention du « signe » reste ouverte à un surcroît de détermination. Mieux, ce signe énigmatique est précisément celui qui ouvre la prophétie sur son avenir : l’attente d’un étendard dressé entre ciel et terre autour duquel se rassembleront toutes les nations.

5 L’épilogue (66,22-24)

Nous en arrivons ainsi à l’épilogue sur lequel se clôt le chapitre. Il recueille les différents fils du discours en trois versets sobres mais bien frappés qui évoquent à la fois la descendance, le pèlerinage auprès de Yhwh, mais aussi le feu du jugement, ressaisissant ainsi l’ensemble du livre et ce, notamment, par la manière dont il fait écho à son premier chapitre45.

Il s’agit d’un oracle conclusif qui s’adresse toujours au groupe des fidèles convoqués par la parole de Yhwh ; ceux-ci reçoivent la garantie de la permanence de leur descendance, suite à la promesse déjà faite au Serviteur (cf. 53,10)46. « Les cieux nouveaux et la nouvelle terre » (66,22), nouvelle création maintes fois évoquée au cours du livre, ne relève donc pas de l’espoir matérialiste d’un paradis terrestre : Isaïe laisse ce paradis-là à Babel, Edom et à tous les autres projets totalitaires. Non, la création nouvelle, ici évoquée, c’est la constitution du peuple rassemblé par Yhwh, véritable accomplissement de la promesse faite à David : « ta maison et ta royauté seront à jamais fermes devant toi, ton trône stable à jamais » (2 Sm 7,16) ; véritable accomplissement, aussi, de la vision inaugurale du livre : « Il arrivera dans la suite des jours que stable sera la montagne de la maison de Yhwh (…) et vers elle afflueront toutes les nations » (Is 2,2).

La portée universelle de ce pèlerinage est indiquée par la double mention de « toute chair » aux v. 23 et 24. Pèlerinage qui se déploie en une solennelle liturgie, rythmée par les « nouvelles lunes » et les « sabbats »47. Mais en sortant48, les pèlerins verront les cadavres des hommes criminels, brûlant dans un feu éternel : on retrouve ici le brasier allumé dès le début du livre (cf. 1,31), dans lequel se consumait un colosse pris au piège de ses propres perversités. On est souvent peiné qu’Isaïe s’achève sur un tableau aussi désolant49 ! Mais ce verset n’est-il pas dressé comme une stèle invitant à faire mémoire d’une exigence radicale de justice ? Dieu juste et bon ne saurait laisser le mal persister mais, au contraire, il l’éradique pour toujours. Le feu qui ne s’éteint pas signe donc le discernement radical et définitif entre justes et impies, entre le bien et le mal.

Ainsi, le jugement s’achève en reprenant la typologie spirituelle de l’exorde du début du chapitre. Il scelle de manière définitive l’injonction du chapitre 1 : « cessez de faire le mal ; apprenez à faire le bien » (1,16-17).

III Conclusion

La structure rhétorique du chapitre conclusif du livre d’Isaïe en manifeste la profonde unité : il s’agit d’un ample discours soigneusement agencé et dont l’objet est de prononcer une parole de jugement, à l’écoute de la « voix de Yhwh qui impose une rétribution à ses ennemis » (66,6). Les repères spatiaux et temporels sont radicalement bouleversés, nous l’avons relevé au fil de notre lecture, et l’on comprend ainsi qu’il s’agit du jugement dernier et définitif50 sur l’histoire des hommes. Certes, les « cieux nouveaux et la terre nouvelle » eschatologiques étaient déjà instaurés dès le chapitre 65, mais il convient encore que Yhwh lui-même prenne la parole, hors scène, pour opérer un discernement radical en dévoilant les pensées de bien des cœurs. Ainsi vient-il sceller le réquisitoire inauguré dès le premier chapitre du livre.

Le grand discours du chapitre 66 propose ainsi une riche théologie de la Parole en même temps qu’une théologie du Jugement. Plus précisément, Parole et Jugement sont articulés de telle sorte que le Jugement est qualifié comme acte de parole, tandis que la Parole de Dieu est manifestée dans sa portée révélatrice du péché des hommes — en vue d’un salut ! Le quatrième évangile trouve certainement chez Isaïe l’inspiration de sa théologie du jugement : « Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, ce n’est pas moi qui le juge : car je ne suis pas venu juger le monde, je suis venu sauver le monde. Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai dite le jugera au dernier jour » (Jn 12,47-48).

Cette théologie du jugement parvient à conjoindre, non pas de manière factice mais en profondeur, deux lignes présentes dans les textes bibliques : celle d’un départage entre bons et méchants, celle d’une justice gracieusement communiquée à tous. La portée rhétorique du texte abolit précisément la distance que nous éprouvons parfois entre ces deux représentations, respectivement celle d’un Dieu implacable et celle d’une amnistie générale. Car le discours de jugement s’adresse à des auditeurs encore en chemin, convoqués à se prononcer et choisir entre la communauté fraternelle des serviteurs de Yhwh ou l’association de malfaiteurs que constituent les impies. En indiquant à l’auditeur la dimension d’éternité des actes qu’il pose, le jugement a donc une réelle portée éthique. La vision qui nous est offerte des réalités dernières est bel et bien don de miséricorde.

Mentionnons encore la portée universelle du jugement eschatologique. Certes, de nombreux oracles prophétiques consignés en Isaïe, notamment dans le chapitre 66, sont quelque peu ambigus, donnant lieu à une lecture “particulariste” ou “universaliste”. Plutôt que d’ambiguïté, il convient en fait de parler d’“hospitalité”, dans la mesure où des oracles visant originellement le peuple d’Israël s’avèrent ouverts à un surcroît de sens. En vertu du porche herméneutique que constitue l’ouverture du livre, une lecture unifiée d’Isaïe encourage à entendre ces oracles dans l’acception la plus universelle.

La structure rhétorique s’avère éclairante à plus d’un titre. Nous avons vu ainsi que l’annonce de la sentence du jugement est comme suspendue par l’insertion d’une narration aux versets 7-11, rappelant les bienfaits déjà mis en œuvre par Dieu. Il s’agit en fait de provoquer une profonde conversion de la mémoire de telle sorte que l’attente eschatologique soit comme enveloppée, non pas par l’amertume des jours, mais par la bonté fidèle du Créateur et Sauveur. On comprend ainsi que l’espérance est une vertu proprement théologale : elle est reçue de Dieu et dispose l’homme à Dieu — plus précisément à l’accueil de Dieu, comme l’a manifesté la triple annonce de sa venue, qui rythme l’argumentation du discours (v. 12-21). Les réalités dernières sont ainsi qualifiées comme une rencontre avec Yhwh qui vient.

Enfin, soulignons que la narration apporte, fort à propos, la thématique de la fécondité. Car telle est la course de la Parole de Yhwh : elle n’a de cesse qu’elle n’ait pris chair dans une communauté de serviteurs, véritable nouveau cosmos. C’est là précisément la visée du jugement du chapitre 66 : sceller — sans clore — l’ensemble du livre, l’ouvrant paradoxalement à son avenir qu’est la communion des disciples lecteurs, rassemblés par le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, l’agneau immolé digne de recevoir le livre et d’en rompre les sceaux (cf. Ap 5,5-9).

Notes de bas de page

  • 1 Ch. Péguy, Le mystère des saints innocents, nrf, Gallimard, 1929, p. 27.

  • 2 Cf. M.A. Sweeney, « The Reconceptualization of the Davidic Covenant », dans J. Van Ruiten & M. Vervenne (éd.), Studies in the Book of Isaiah. Festschrift Willem A.M. Beuken, Leuven, 1997, p. 60 ; B. Gosse, Structuration des grands ensembles bibliques et intertextualité à l’époque perse, BZAW 246, Berlin, de Gruyter, 1997.

  • 3 B.S. Childs, Introduction to the Old Testament as Scripture, London, SCM, 1979, p. 325.

  • 4 J. Ferry, Isaïe. « Comme les mots d’un livre scellé… » (Is 29,11), Paris, Cerf, 2008.

  • 5 On en veut pour preuve, notamment, le fait que l’un et l’autre chapitre conclusifs ne se réfèrent pas de la même manière au reste du livre : « La nature des citations change au cours du texte d’Isaïe 65-66. Is 65 fait de brèves allusions diffuses à des textes isaïens variés, tandis qu’Is 66,5-24 tend à développer plus longuement une série de textes et de motifs. Cela a des implications pour la compréhension de la composition et de l’herméneutique du passage » (M.A. Sweeney, « Prophetic Exegesis in Isaiah 65-66 », dans C. Broyles & C. Evans, Writing and Reading the Scroll of Isaiah. Studies of an interpretative Tradition, Supplements to Vetus Testamentum 70, Leiden, Brill, 1997, p. 464).

  • 6 Cf. Is 2,3-4 : « de Sion vient la Torah, et de Jérusalem la parole du Seigneur. Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux ».

  • 7 Pour le lien entre les positions du roi et du juge, on peut aussi rappeler le v. 16,5 : « le trône sera affermi par l’amour et, dans la tente de David, un juge y siégera avec fidélité, attentif au droit et prompt à faire justice ».

  • 8 2 Sm 7,5b : « Ainsi parle Yhwh : est-ce toi qui bâtiras pour moi une maison pour y habiter ? ».

  • 9 Cf. D. Janthial, L’oracle de Nathan et l’unité du livre d’Isaïe, de Gruyter, Berlin, 2004.

  • 10 Le dernier mot du verset 3a (’āven) peut certes parfois désigner une idole, mais il a aussi et plus largement la signification de « mal », « action mauvaise », notamment dans le chapitre inaugural du livre (1,13). Voir également 10,1 ; 29,20 ; 31,2 ; etc.

  • 11 Cf. D. Janthial, « Girard lit Isaïe, le bouquin émissaire… », dans NRT 132 (2010), 353-367.

  • 12 Cf. 53,10 ; 55,11 ; 56,4.

  • 13 Cf. 65,12 : « J’ai appelé, en effet, et vous n’avez pas répondu ; j’ai parlé, et vous n’avez pas écouté ».

  • 14 Cf. le verbe nbṭ en 63,15 ; 64,8 ; 66,2.

  • 15 La proposition cristallise ce que l’exorde a déjà mis en scène et en constitue donc l’aboutissement.

  • 16 Et ce pour deux raisons : 1) on voit mal comment la voix de Yhwh pourrait être qualifiée de « tapageuse », car šā’ôn décrit dans le livre Isaïe le tumulte des méchants ; 2) le terme employé ici pour dire le sanctuaire, hêkhāl, ne désigne pas le Saint des Saints (debîr) mais la grande salle du Temple (cf. 1 R 6,17-20) : si la voix de Yhwh devait se faire entendre, ce ne serait pas depuis le hêkhāl mais précisément depuis le debîr.

  • 17 En fait, le terme gemûl a une double connotation d’« agissement » et de « rétribution ». On le voit nettement en 63,7 : « Je rappellerai les bienfaits de Yhwh, les louanges de Yhwh, selon tout ce que Yhwh a mis en œuvre pour nous (gemālānû), oui, sa grande bonté pour la maison d’Israël, qu’il a mise en œuvre pour eux (gemālām) selon sa tendresse, prodigue en bienfaits ». On retrouve cette double connotation également en 3,11 et 59,18, associée à l’idée de châtiment « mesure pour mesure » : « Malheur pour le méchant, mal ! Car il sera traité selon les agissements (gemûl) de ses mains » (3,11) ; « Tels les agissements (gemûl), tel son salaire, fureur pour ses adversaires, représailles pour ses ennemis ! — Contre les îles il exercera des représailles (gemûl) » (59,18).

  • 18 Cf. 1,24-31. Notons la présence des racines de la vengeance et de la consolation se faisant écho en 1,24 : « Malheur ! J’aurai raison (nḥm) de mes adversaires, je me vengerai (nqm) de mes ennemis ».

  • 19 « Tu diras alors dans ton cœur : “Ceux-ci, qui me les a enfantés ? Moi, j’étais privée d’enfants, stérile, en déportation, éliminée ; ceux-là, qui les a fait grandir ? Voilà que je restais seule, ceux-là, où donc étaient-ils ?” » (49,21).

  • 20 Cf. notamment 8,16-18 ; 12,1-6 ; 33,2.

  • 21 Les deux thématiques du « groupe du nous » et des serviteurs convergent dès 63,17 : « Pourquoi nous fais-tu errer, Seigneur, loin de tes chemins, et endurcis-tu nos cœurs qui sont loin de te craindre ? Reviens, pour la cause de tes serviteurs, des tribus de ton patrimoine ». Et, déjà en 52,13-53,12, le « groupe du nous » était interpellé par la vision du serviteur souffrant.

  • 22 Le chapitre 55 exprimait déjà le lien entre l’œuvre de la parole de Yhwh, l’envoi du prophète et la mission du serviteur : « ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît (ḥāphaṣtî) et fait aboutir (wehiṣlîaḥ) ce pour quoi je l’avais envoyée (šelaḥtîw) » (55,11, à comparer avec 53,10 et 6,8).

  • 23 Nous indiquerons plus loin les problèmes de critique textuelle que pose ce verset.

  • 24 Marvin Sweeney estime que les flots débordants signifieraient de manière imagée des rapports sexuels et plus précisément un viol ; il ajoute : « Bien qu’employant le vocabulaire et l’imagerie d’Is 8,6-8, Is 66,10-14 renverse l’image du viol par le monarque assyrien en l’image de Yhwh comme père qui accorde la nouvelle naissance à Jérusalem et ainsi suscite un motif de réjouissance » (M.A. Sweeney, « Prophetic Exegesis in Isaiah 65-66… [cité supra n. 5], p. 471).

  • 25 Le verset suivant ajoutait : « ta descendance serait comme le sable, ses rejetons comme les gravillons : jamais son nom ne serait, de devant moi, ni retranché, ni extirpé » (48,19). Les thématiques de la descendance et du nom sont ressaisies dans notre chapitre (cf. 66,22).

  • 26 On notera que la racine nḥm était présente également à l’ouverture du livre (1,24) et dans le psaume colophon qui clôturait la présentation d’ensemble (12,1). Pour les autres occurrences : 22,4 ; 40,1 ; 49,13 ; 51,3.12.19 ; 52,9 ; 54,11 ; 57,6 ; 61,2.

  • 27 Peut-être sont-elles évoquées par le v. 12b : « vous serez portés sur le flanc et serez caressés sur les genoux » ; Blenkinsopp note en effet que cela « se réfère probablement au fantasme de rois et reines étrangers servant de surveillants ou (pour le cas des reines) de nourrices pour les enfants juifs, fonctions assignées à des esclaves (49,23) » (J. Blenkinsopp, Isaiah 56-66. A New Translation with Introduction and Commentary, The Anchor Bible, New-York, Doubleday, 2003, p. 307). Nous laissons cette question ouverte ; nous la retrouverons aux v. 18-21.

  • 28 Nul besoin de rappeler toute l’importance de la thématique de la connaissance de Yhwh. Citons simplement ici : « Un bœuf connaît son propriétaire et un âne la mangeoire chez son maître : Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas » (1,3) ; « Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux » (11,9).

  • 29 Cf. l’expression « en ce jour-là ».

  • 30 Cf. notamment : « Si vous vous révoltez, l’épée vous mangera, car la bouche de Yhwh a parlé » (1,20) ; « mon épée est ivre dans les cieux », lesquels sont « roulés comme un livre » (34,4-5) ; « il a fait de ma bouche une épée acérée » (49,2).

  • 31 Cela est d’autant plus flagrant si l’on comprend dans la description de 66,17 une parodie du jardin d’Eden, véritable blasphème par rapport à la promesse de création nouvelle prononcée en 65,17 et reprise en 66,22 (cf. J. Blenkinsopp, Isaiah 56-66… [cité supra n. 27], p. 311).

  • 32 En outre, ce verset 17 a pour fonction d’articuler notre passage avec le début du livre d’Isaïe où les « jardins d’élection » (1,29) étaient déjà décriés.

  • 33 Les v. 18-21 posent quelques problèmes de critique textuelle :

    • L’expression du début du v. 18, « leurs œuvres et leurs machinations », ne serait-elle pas mieux placée ailleurs, par exemple à la fin du v. 17 ? On pourrait alors lire au v. 18 : « et moi je viens pour rassembler toutes les nations ». C’est l’option que prennent beaucoup de traductions car elle présenterait l’avantage de séparer le thème du jugement (jusqu’au v. 17) des promesses eschatologiques (v. 18-24) ; mais ne faut-il pas plutôt comprendre que le texte cherche à articuler ces deux thématiques, ce à quoi contribue le début du v. 18 ? Ajoutons, pour ce même v. 18, le problème que pose le verbe bā’â : cette forme de la racine bw’ correspond à une troisième personne du féminin singulier, mais il n’y a pas de sujet qui corresponde ; l’hypothèse majoritaire, que nous suivons, voit dans le « moi » du début du verset le sujet de cette racine dont la forme reste toutefois énigmatique.
    • Plusieurs exégètes affirment que le v. 20 est une insertion visant à corriger le point de vue des v. 18-19 et 21 : ces derniers seraient résolument universalistes, allant même jusqu’à annoncer le recrutement de prêtres et lévites parmi les païens, tandis que le v. 20 présenterait une théologie plus traditionnelle dans laquelle seuls les fils d’Israël seraient aptes à présenter l’offrande à la maison de Yhwh. (Cf. J. Blenkinsopp, Isaiah 56-66… [cité supra n. 27], p. 315). Encore une fois : quelle que soit l’histoire de la rédaction, nous souhaitons rendre compte du texte tel qu’il est et en lien avec l’ensemble du livre d’Isaïe.

  • 34 Cf. notamment : « Qu’ils se rassemblent tous, qu’ils se présentent : ils frémiront et seront dans la honte tous ensemble » (44,11).

  • 35 Cf. notamment : « Un bref instant, je t’avais abandonnée, mais sans relâche, avec tendresse, je vais te rassembler » (54,7).

  • 36 Nous ne nous attardons pas sur la situation géographique des lieux mentionnés dans le v. 19. Relevons simplement que ce sont des lieux associés à la descendance de Noé (cf. Gn 10), ce qui dit bien la portée universelle du passage.

  • 37 Le rapprochement avec le ch. 6 est suggestif. Il se fonde sur quelques appuis textuels : le mot « j’enverrai » (v. 19) est de la même racine que celui utilisé pour la mission du prophète en 6,8 : « Qui enverrai-je ? (…) me voici, envoie-moi ! » ; les thématiques du voir et de l’entendre sont communes aux deux passages, ainsi que la gloire de Yhwh.

  • 38 Cette hypothèse est peut-être en accord avec ce que semble indiquer 56,8 : « Oracle du Seigneur Yhwh qui rassemble les expulsés d’Israël : en plus de ceux déjà rassemblés, autour de lui j’en rassemblerai encore ! ».

  • 39 Cette seconde hypothèse nous semblerait en accord avec le caractère d’« insertion » du v. 20 au sein de l’ensemble 18-21.

  • 40 Le groupe nominal « tous vos frères » est introduit en hébreu par ’et qui introduit un complément d’objet direct (accusatif). Il ne peut donc pas s’agir du sujet de la phrase, mais bien de la nature de ce qui est apporté.

  • 41 En accord avec le sens originaire de mineḥâ qui désigne une offrande végétale (cf. Lv 2,1-16 ; 6,7-11).

  • 42 Conformément à l’avertissement donné dès l’ouverture du livre : « Cessez d’apporter de vaines offrandes : la fumée, je l’ai en horreur ! Néoménie, sabbat, convocation d’assemblée… je n’en puis plus des forfaits et des fêtes » (1,13).

  • 43 Cf. D. Janthial, L’oracle de Nathan… (cité supra n. 9), p. 304.

  • 44 Cf. J. Blenkinsopp, Isaiah 56-66… (cité supra n. 27), p. 314. Il cite à l’appui principalement Is 11,12 et 49,22. Retenons les nombreuses adhérences entre 11,10-13 et le chapitre 66.

  • 45 Beuken, pourtant réticent à reconnaître que les ch. 65-66 citent explicitement ou consciemment le ch. 1, reconnaît toutefois que « la densité de termes communs est de qualité remarquable dans les trois versets qui concluent le livre d’Isaïe (66,22-24). La conclusion qui ressort de ces faits est que l’accord lexical entre le ch. 66 et le ch. 1 atteint le niveau d’une référence délibérée aux chapitres d’ouverture du livre uniquement à la toute fin, et de telle manière que des mots du début mais aussi de la fin du ch. 1 (v. 2, 4, 12-13, 28, 31) soient cités en vue d’englober tout le chapitre dans la référence » (W.A. M. Beuken, « Isaiah Chapters lxv-lxvi : Trito-Isaiah and the Closure of the Book of Isaiah », dans J.A. Emerton (éd.), Congress Volume Leuven, Supplements to Vetus Testamentum 43, Leiden, Brill, p. 220s).C’est l’une des raisons qui nous encourage à séparer dans notre proposition de structure du chapitre les v. 22-24 de ce qui précède. À cela s’ajoutent : le changement de style ; la mention des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, qui ouvre sur une spatialité radicalement autre ; l’incise « oracle de Yhwh » au v. 22.

  • 46 Cf. également 54,3 ; 65,9.23, mais aussi 56,5.

  • 47 Pour cet aspect liturgique, notons aussi que le verbe utilisé au v. 22, ‘āmad, signifie « se tenir debout », mais a aussi la connotation d’un service liturgique (cf. U. Berges, « Der neue Himmel und die neue Erde im Jesajabuch. Eine Auslegung zu Jesaja 65,17 und 66,22 », dans F. Postma (éd.), The New Things : Eschatology in Old Testament Prophecy, Maastricht, Shaker Publishing, 2002, p. 14. Il cite Lv 9,5 ; Nb 16,9 ; Dt 4,10).

  • 48 En sortant d’où ? Du Temple ou de la ville, peu importe, étant entendu qu’il s’agit là d’un espace phénoménologique et symbolique. Les commentaires rapprochent la vue du v. 24 de la vallée de la Géhenne dans laquelle des sacrifices d’enfants furent perpétrés (Jr 2,23 ; 7,31 ; 32,35) et qui, de ce fait, était revêtue d’une symbolique proprement infernale.

  • 49 Pour ne pas conclure ainsi, le texte massorétique fait suivre le verset 24 par une reprise, non vocalisée, du verset 23, de tonalité plus joyeuse !

  • 50 Cet aspect définitif est signifié par diverses expressions : cf. « d’un seul coup » (66,8) ; « leur feu ne s’éteindra pas » (66,24).

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