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Victims of abuse in the Church. For a theology of vulnerability, responsibility and healing

Béatrice Guillon
The massive character of abuse in the Church revealed in the recent Sauvé Report contrains us to take a fresh look at the theology of salvation in which the ecclesial body lives according the sacramental mode. Could God have abandoned to death those who have sought his face in truth and trusted the Church ? We will therefore reflect on the theological status of vulnerability, on the radical nature of the evangelical counsels that allowed the abuses to take place, on the power in the Church that prevailed over authentic spiritual search, but we will also consider the Paschal mystery in this drama.

Le drame des abus dans l’Église a fait surgir ces dernières années de nombreux témoignages de victimes notamment en France à l’occasion des travaux de la CIASE et de son rapport. Ces personnes ont désormais l’occasion de prendre conscience de leur statut de victime, et c’est essentiel, tant du point de vue de la psychologie que du point de vue juridique. Au point de vue psychologique parce que la reconnaissance contribue à faire sortir la victime d’un sentiment quasiment irrépressible de culpabilité qui n’a pas lieu d’être, on verra pourquoi. Sortir de la culpabilité et se découvrir victime permet dans un second temps de libérer la parole et révéler la gravité de ce drame ecclésial. Du point de vue juridique, la reconnaissance du statut de victime devrait permettre d’ouvrir à réparation. L’aspect juridique a une incidence à nouveau sur le psychisme de la victime puisque la reconnaissance d’un statut et les réparations qui le cas échéant sont obtenues – certes toujours bien en deçà du préjudice subi – favorisent la reconstruction de la personne par le fait même que justice est en partie rendue.

Pour autant, le statut des victimes mérite un éclairage spécifiquement théologique. Peut-on en rester aux lectures psychologique et juridique alors même que le drame qui touche l’Église a lacéré le visage du Christ dans ses membres ? À la différence des victimes de toutes les autres sortes d’abus dans le monde, les victimes dans l’Église n’ont pas été prises dans des réseaux de malfaiteurs mais ont vu leur confiance trahie par des personnes à qui elles s’en remettaient pour avancer sur le chemin du salut. On ne peut qu’accueillir la question que ces victimes posent : Dieu peut-il abandonner à la mort ceux et celles qui ont cherché son visage en vérité et s’en étaient remis avec confiance à l’Église, une, sainte, catholique et apostolique, par le ministère de ses prêtres reçu des apôtres ?

Les réflexions qui suivent ont pour objet de réfléchir à deux aspects spécifiques et complémentaires du dossier, sur le plan théologique et en nous intéressant spécifiquement aux abus qu’ont commis des membres du clergé ou d’institutions religieuses sur des adultes dans le cadre des communautés de vie consacrée. Le premier aspect est celui de la vulnérabilité. Dans un fameux article de 20181, Mgr Éric de Moulins-Beaufort le soulignait à plusieurs reprises : les victimes des abus sexuels dans l’Église sont des personnes vulnérables. Il importe dès lors de considérer ce qu’on entend par « personne vulnérable ».

De ce premier point surgit une deuxième difficulté. Bien sûr, les cas d’abus sexuels dont nous parlons relèvent du problème du mal en général. Mais ils posent surtout de façon très grave la question de la responsabilité : les prédateurs sont ici d’une manière ou d’une autre investis d’une responsabilité pastorale à l’égard des membres des communautés dont ils ont la charge. Le prophète Ézéchiel admonestait les mauvais pasteurs en termes vigoureux, rappelant que l’onction sacrée ne fait pas le saint :

Fils d’homme, prophétise contre les bergers d’Israël, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Quel malheur pour les bergers d’Israël qui sont bergers pour eux-mêmes ! N’est-ce pas pour les brebis qu’ils sont bergers ? Vous, au contraire, vous buvez leur lait, vous vous êtes habillés avec leur laine, vous égorgez les brebis grasses, vous n’êtes pas bergers pour le troupeau.

(Ez 34, 2-3)

Quant à Jésus, il avertit très durement ceux qui scandalisent les plus petits :

Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui accroche au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’il soit englouti en pleine mer.

(Mt 18, 6)

Jésus souligne la gravité et le sérieux de la responsabilité exercée par les pasteurs, les supérieurs à l’égard de ceux dont ils ont reçu la charge. Leur responsabilité, en matière d’abus sexuels dans les communautés, n’est pas toujours pleinement assumée : d’où la nécessité de revenir sur ce deuxième point.

Enfin, les abus dans l’Église représentent un scandale au sens propre du terme, qui a fait perdre la foi à un certain nombre de fidèles et à de nombreuses victimes. Trop nombreux sont ceux qui ont fait l’expérience d’un mystère de mort au sens propre du terme. Mais la foi nous fait aussi affirmer que la puissance de vie dispensée par Jésus ressuscité laisse toujours ouvert un chemin de vie, long et douloureux certes, mais qui, dans les méandres qu’il oblige à suivre, éclaire la réalité d’une relation au Christ, humble, amoureuse et libre.

I Les victimes sont des personnes vulnérables

Une première question est fondamentale pour aborder notre sujet : les victimes sont-elles des personnes vulnérables ? Certes, elles le sont ; mais ne faut-il pas s’entendre sur cet adjectif ? Les réactions de tout un chacun sur le sujet montrent que pour beaucoup, « vulnérable » renvoie à une fragilité psychologique clairement identifiée et parfois à la limite de la pathologie. Est-ce réellement le cas ?

La vulnérabilité renvoie à une situation juridique reconnue par le droit pénal. Elle peut être inhérente à la personne lorsqu’il y a déficience mentale ou pathologie psychiatrique. C’est dans ce premier sens qu’implicitement et trop souvent on considère vulnérables les personnes victimes d’abus dans l’Église. Ce type d’appréciation est du reste renforcé par l’état de fragilité psychologique dans lequel se trouve de facto la victime après le drame. En effet, la violence subie a nécessairement brisé quelque chose dans le sanctuaire sacré de sa personne. La victime peut manifester une fragilité psychologique réelle qui est la conséquence des faits mais cette fragilité n’est pas un potentiel facteur explicatif. Il arrive trop souvent que la victime subisse la « double peine » : brisée par les abus qu’elle a subis, elle doit supporter également l’opprobre d’un regard extérieur qui hésite entre la condescendance ou la suspicion. Les fidèles catholiques sont souvent plus enclins à faire confiance à l’institution d’Église qu’à la personne individuelle « classée » par facilité dans une catégorie « personne fragile », « personne vulnérable »…

Dans un deuxième sens et toujours du point de vue du droit pénal, la vulnérabilité peut être le fait d’une situation particulière, ce qui est le cas lorsqu’existe un rapport d’autorité par lequel le subalterne est soumis à son supérieur hiérarchique. Or, pour ce qui regarde les abus dans l’Église, il importe de se concentrer sur cette seconde détermination juridique pour ne pas enfermer trop vite les victimes dans un statut inadéquat de personne « vulnérable » au premier sens du terme, ce qui obère les chances de traiter le problème à la racine.

En effet, il ne s’agit pas ici de traiter des actes de pédocriminalité qui existent dans les familles et dont on sait qu’ils sont bien plus nombreux que ceux perpétrés dans l’Église. Il ne s’agit pas non plus de traiter des actes de pédocriminalité dans l’Église sur des enfants qui ont été remis par leurs parents, pour un temps donné, à l’autorité de personnes censées exercer une fonction éducative et spirituelle. Il s’agit bien d’en venir au cœur de la deuxième définition de la vulnérabilité en droit pénal : de nombreux abus ont été commis sur des personnes adultes dont on pourrait dire que leur majorité les rendait responsables de tous leurs actes. Le droit pénal s’intéresse d’ailleurs peu à ces situations d’abus sexuels parce que les victimes sont majeures. Or, derrière le drame de l’abus sexuel se trouve l’abus de pouvoir dans une situation d’exercice de l’autorité propre au fonctionnement d’une institution. Dans la mesure où les cadres du droit du travail n’arrivent pas jusqu’à l’intérieur d’un monastère, ne faut-il pas exercer une vigilance de tous les instants sur les modalités de fonctionnement d’une communauté de vie consacrée ? À qui revient-il d’exercer une telle responsabilité de surveillance et de contrôle ?

Il apparaît que le cas des victimes adultes reste à ce jour en partie occulté car complexe : si ce sont des adultes, ne sont-elles pas responsables en partie de ce qui leur est arrivé ? C’est le raisonnement que fait la justice civile d’où le peu d’intérêt porté à ce sujet. Et si tel n’est pas le cas, n’étaient-elles pas vulnérables au premier sens décrit plus haut, c’est-à-dire en raison d’une déficience psychologique voire mentale ? C’est ce qui ressort souvent de ce qu’on peut encore lire ou entendre chez une partie des fidèles catholiques voire du clergé qui ne sont pas sortis de cette alternative réductrice.

Or, les communautés religieuses dans lesquelles ont proliféré les abus sur adultes sont des structures hiérarchisées et les abus ont été commis par des personnes qui avaient autorité sur leurs victimes et qui occupaient des fonctions de responsabilité. Les victimes relèvent donc pleinement de la deuxième catégorie de personnes dites vulnérables au sens pénal du terme.

D’où l’importance de préciser les contours de la situation spécifique de vulnérabilité dans laquelle se trouve une personne consacrée vivant dans une communauté.

II Pauvreté et obéissance dans les communautés de vie consacrée

Si l’on admet que la vulnérabilité des personnes est essentiellement liée à une situation et non pas à des fragilités psychologiques personnelles, la perspective théologique permet de spécifier, d’affiner le concept par rapport à la notion juridique. Dans le cadre d’un procès aux prud’hommes, la vulnérabilité de la victime sera invoquée dans un rapport salarié-employeur qui de facto crée un rapport d’autorité. Pourtant n’y a-t-il pas une différence fondamentale entre un rapport d’autorité d’employeur qui ne s’exerce que sur le temps de travail et un rapport d’autorité d’un supérieur religieux qui s’exerce sur tous les instants de la vie et parfois, faute de respect des règles canoniques, sur le for interne ? La personne consacrée n’a ni temps ni lieu pour échapper au pouvoir qui devient abusif. Les risques d’abus de pouvoir et leurs conséquences sont donc amplifiés par la vie communautaire.

Les conseils évangéliques sont par ailleurs un lieu de radicalité. La vie chrétienne pose toujours le défi d’équilibres que seule la grâce permet d’atteindre. La vie consacrée pousse à l’extrême le paradoxe d’une vie de renoncement à soi dans l’obéissance et la pauvreté que la vérité du message évangélique exige de vivre dans une grande liberté intérieure. Si celle-ci n’est pas déjà solidement édifiée, si les structures et le fonctionnement de la communauté ne peuvent garantir l’exercice de cette liberté intérieure, le subalterne risque de se soumettre à des ordres iniques de la part de son supérieur en croyant imiter le Christ dans son obéissance :

Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus : le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.

(Phil 2, 5-8)

La radicalité du message évangélique peut devenir le lieu des plus odieuses perversions lorsqu’elle devient l’instrument d’un abus de pouvoir, lorsque le supérieur exhorte une communauté à vivre l’obéissance pour asseoir son pouvoir et en abuser sur les personnes.

On parle d’ailleurs si peu de toutes les personnes qui ont été victimes d’abus de pouvoir ! Dès lors qu’elles n’ont pas été abusées sexuellement, elles n’entrent que rarement dans le viseur de ceux qui luttent aujourd’hui contre les abus sexuels sur mineurs et éventuellement sur les personnes adultes : comme si le viol de conscience était peu de chose au regard du viol tout court. Or, le viol du corps n’est que la suite du viol de conscience. Il faut être très clair sur ce point : l’abus sexuel n’a été possible que parce que la personne a déserté son corps malgré elle en raison d’une pratique régulière du viol de conscience favorisé par des situations d’abus de pouvoir. Certaines communautés ne seront pas affectées par des viols mais pleinement concernées par le viol de conscience.

Enfin, le conseil évangélique de la pauvreté place la personne consacrée dans une situation de dépendance qui devient facteur de vulnérabilité dans les situations de déviance. Le fait de ne disposer d’aucun bien personnel (téléphone, mail, voiture, argent personnel) ne donne pas la liberté de partir facilement. La durée accentue la dépendance car la vie hors du monde rend peu à peu inapte à vivre dans le monde (exercice de la vie professionnelle, démarches administratives, logement etc.). La résignation devient la seule réponse possible aux situations d’abus de pouvoir. Consentir à l’inacceptable et s’y accoutumer : telle est la triste réalité qui contribue à faire perdurer des structures qui relèvent peu à peu de « la structure de péché » pour les cas les plus graves.

III La recherche spirituelle rend vulnérable

Un second éclairage théologique est nécessaire pour distinguer les cas d’abus sexuels dans la société de ceux qui relèvent de communautés de vie consacrée. En effet, le contexte de la vie consacrée est synonyme de recherche spirituelle de la part des personnes qui entrent dans ces communautés. La quête spirituelle, la recherche vocationnelle, la découverte de la sequela Christi placent la personne, souvent relativement jeune, dans une situation nouvelle qui peut être déstabilisante.

Tout d’abord, la jeunesse est un facteur de vulnérabilité. En effet, c’est l’âge de la générosité, de l’audace dans l’engagement. Or, ce qui est une qualité est aussi une vulnérabilité dans la mesure où le désir généreux de don de soi n’est pas régulé par la sagesse de la maturité. Par ailleurs, la recherche spirituelle suppose une ouverture de l’âme, sanctuaire de la présence de Dieu, de l’intimité de la personne et de sa dignité, qui expose plus aisément au viol de conscience. C’est probablement le plus grand drame de l’abus de pouvoir dans l’Église puisqu’il s’agit d’une profanation d’un lieu saint.

Ajoutons que l’accompagnement spirituel qui est le plus souvent de règle pour tout engagement dans la vie consacrée est vécu sans méfiance par les jeunes qui, en raison de leur plus grande innocence par rapport à la vie, n’imaginent pas que le prêtre, le religieux ou la religieuse à qui ils font confiance pour avancer dans la vie spirituelle puisse être un prédateur. Enfin, l’entrée dans une communauté religieuse est déstabilisante affectivement puisque les liens familiaux, les liens d’amitié et de sociabilité sont volontairement mis en veille au nom d’un renoncement à tout pour l’amour de Jésus. Une jeune vocation, en dépit de l’énergie ou de la volonté qu’elle peut manifester à se soumettre à de nouvelles règles de vie, est une personne fragilisée.

Autant de facteurs que l’Église doit prendre en compte pour la prévention et la lutte contre les abus puisqu’ils sont propres au fonctionnement des communautés de vie consacrée d’une part, à la vie spirituelle d’autre part, et qu’ils créent une vulnérabilité spécifique en matière d’abus de pouvoir. Ils obligent à approfondir la manière dont se comprend l’exercice du pouvoir et les responsabilités qui en découlent.

IV Pouvoir et responsabilité

En effet, l’Église, on le sait, est « une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin » (Lumen gentium 8). Sa composante humaine en fait une « société organisée hiérarchiquement » et confère donc aux personnes qui ont autorité sur d’autres un pouvoir dont on sait que c’est humainement peut-être la chose la plus difficile à vivre de façon évangélique, tel qu’en parle le Christ et avec autant de radicalité :

Vous le savez : les chefs des nations les commandent en maîtres, et les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne devra pas en être ainsi : celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur ; et celui qui veut être parmi vous le premier sera votre esclave. Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude.

(Mt 20, 25, 28)

Par ailleurs, la dimension sacramentelle confère aussi un pouvoir spirituel confié à Pierre et par voie de succession à ses successeurs : « Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux » (Mt 16,19). De même qu’il est bien difficile de ne pas user humainement pour se servir soi-même d’un pouvoir hiérarchique octroyé par la mission, de même le pouvoir de miséricorde accordé sur le plan de la sacramentalité par le Christ aux successeurs des apôtres et à tous ceux qui ont reçu l’onction sacerdotale est tenté de devenir un pouvoir exercé de façon désordonnée sur les fidèles. Non seulement l’onction sacerdotale ne fait pas automatiquement du prêtre un saint mais l’autorité que lui confère le ministère sacerdotal est aussi un lieu d’hubris pour le prêtre qui est un homme fragile comme tout être humain.

Les fidèles portent également une responsabilité à cet égard dans la mesure où ils ont parfois un rapport fétichiste avec le sacerdoce en imaginant que l’Esprit-Saint repose sur le prêtre pour apporter des réponses à toutes leurs questions faisant de ce dernier « un expert en tout ». Or les prêtres catholiques ne sont pas des druides. La sacralité de leur ministère ne sacralise pas leur personne pour autant. Le paradoxe que nous vivons aujourd’hui consiste à voir se renforcer chez les jeunes générations ferventes ce rapport dévié au sacerdoce ministériel dans la mesure où, en période de baisse des vocations, il rend cette vocation plus attirante auprès de jeunes dont les désirs ont encore à être purifiés et qui restent tentés de mêler réponse à l’appel de Dieu et recherche de soi. La sacramentalité confère ainsi un pouvoir réel au prêtre dont la sainteté n’est pas toujours à la hauteur de l’estime dont le gratifient les fidèles. Par ailleurs, la spiritualité chrétienne de l’obéissance enjoint les fidèles à se soumettre avec confiance à leur pasteur. Cette double dynamique ouvre des espaces à la possibilité d’abus de pouvoir que ce soit dans la réalité concrète du gouvernement ou dans la manière de « diriger » les âmes.

Un autre point de vigilance touche au respect de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux. Dès qu’un pouvoir sur autrui est octroyé à une personne par l’exercice d’une forme d’autorité, un système de contre-pouvoir doit pouvoir exister en cas d’abus. La culture laïque des droits de l’homme dans laquelle nous vivons a développé à l’extrême cette logique. Sorte d’ironie de l’histoire : alors que les droits fondamentaux de l’homme doivent leur reconnaissance progressive à des siècles de christianisme en Occident, il semble que le droit canonique aujourd’hui soit en retard par rapport aux progrès du droit civil et pénal. Certes, des procédures de visites canoniques dans la communauté sont prévues, mais comment expliquer qu’aient perduré aussi longtemps des situations d’abus de pouvoir dans certaines communautés sans que les évêques aient exercé leur droit de regard sur ce qui se passait dans l’intimité de la vie communautaire ou bien en se contentant de visites canoniques n’ayant aucune efficacité quant au redressement des pratiques déviantes. Trop souvent, ne se sont-ils pas contentés des « fruits » apparents que pouvaient porter ces communautés ? Cet argument des « fruits » apparents est régulièrement employé pour justifier ou minimiser la responsabilité de ceux qui auraient pu, qui auraient dû, exercer leur vigilance. Un beau fruit ne peut-il pas être véreux ? Jésus lui-même fut sans compromission à l’égard de ceux qu’il appelle « sépulcres blanchis ».

Pendant des décennies, certaines communautés catholiques ont vécu de graves dérives, que ce soit en matière de gouvernance (abus sur les personnes, viols de consciences) ou de mœurs. Même si certaines sanctions individuelles ont pu être prises, le silence est resté de règle pour protéger la réputation des institutions concernées, ce qui a contribué à retarder la prise de conscience de la gravité des faits et à laisser perdurer des situations d’abus sur des membres de ces institutions. L’argument de la discrétion ne tient pas face au devoir de vérité à l’égard de structures dont la réputation est préservée alors que des membres – c’est-à-dire des personnes – sont détruits à tout jamais soit par abus sexuels soit par des pratiques d’abus de pouvoir ou de viol de conscience durables qui ne leur permettront plus de se relever humainement. Cette prétendue discrétion relève de la raison d’État. L’histoire nous a enseigné qu’en aucun cas elle ne peut prévaloir sur le respect de la dignité de la personne que le Concile Vatican ii a d’ailleurs consacré comme principe irréfragable. Les fidèles doivent pouvoir entendre que certaines institutions, bien que catholiques, ont besoin d’être nettoyées de fond en comble. Les évêques, en vertu du pouvoir que leur confère le droit canonique, doivent assumer pleinement les erreurs et les fautes de leurs prédécesseurs ou confrères. Ne pas le faire les conduirait à entrer à leur tour dans une compromission coupable à trop vouloir protéger une prétendue réputation personnelle ou institutionnelle dont n’a que faire l’Église de Jésus-Christ.

Voilà pourquoi il est urgent de reconnaître pleinement la gravité des abus perpétrés dans les communautés de vie consacrée, ce que le document de la C.E.F. qui fut publié avant le Rapport Sauvé ne faisait pas encore en se cantonnant à traiter les cas de pédocriminalité. On ne pouvait en rester là et il est heureux que la C.O.R.R.E.F. se soit engagée à son tour dans un chantier d’écoute et de réparation des abus. En effet, les cas de pédocriminalité appellent des sanctions qui touchent des personnes individuelles. Mais en ce qui concerne les communautés chrétiennes dans lesquelles ont eu lieu ou continuent d’avoir lieu des abus de pouvoir, c’est parfois toute l’institution qui est touchée par le mal et qui doit être mise sous contrôle voire sous tutelle, sans craindre le regard du monde ou des fidèles eux-mêmes. Lorsque des sanctions individuelles ont pu être prises, en toute discrétion souvent pour éviter le scandale et pour protéger la communauté en question, ou bien lorsqu’on se contente d’une sanction individuelle en cas d’abus sexuels par exemple, on omet malheureusement d’assainir toute la communauté. Or, lorsque des situations d’abus de pouvoir ont durablement affecté les modalités de vie et de fonctionnement d’une communauté, c’est la structure institutionnelle qui est atteinte par le mal et les membres eux-mêmes perpétuent, consciemment ou non, des comportements déviants. On ne saurait sous-estimer la gravité de ce phénomène dans les communautés de vie consacrée : des années voire des décennies peuvent passer pendant lesquelles des personnes continuent d’abuser de leur pouvoir sur d’autres, pendant lesquelles des vies continuent d’être brisées tandis que les autorités compétentes pour traiter le problème discutent pour savoir ce qu’on pourrait bien faire. Puisque l’Église a une dimension institutionnelle, hiérarchisée, il revient à ceux qui en ont reçu la charge d’accepter de payer le prix de la responsabilité qui leur incombe en prenant des mesures courageuses et publiques pour permettre un travail d’assainissement en profondeur de ces communautés.

Sans entrer ici dans le débat consistant à se demander si le terme est approprié, ajoutons que reconnaître un caractère « systémique » aux abus sexuels dans l’Eglise ne doit pas être une échappatoire diluant les responsabilités personnelles au sein de l’institution. En effet, l’opprobre ne doit pas être jeté sur l’ensemble des fidèles qui, pour l’essentiel, n’ont pas eu connaissance de ces déviances et n’ont pas la charge de gouverner. Il est malheureux d’entendre des pasteurs demander aux fidèles, innocents des crimes dénoncés, de faire pénitence : tous ne sont pas soudainement devenus coupables. En revanche des personnes concrètes (supérieurs et membres de communauté, évêques) qui avaient la responsabilité de dénoncer publiquement les faits et ne l’ont pas fait continuent de vivre dans une bonne conscience mensongère ou de lâches silences. Si l’on peut concéder un caractère systémique au drame ecclésial vécu en raison de mécanismes institutionnels qui n’ont pas fonctionné ou de modes de fonctionnement qui permettent voire favorisent les abus, il n’en demeure pas moins vrai que la responsabilité morale est avant tout personnelle. Certains s’offusquent comme David écoutant la parabole de la brebis volée…, mais alors, qui sera le Nathan pour rétorquer au roi : « cet homme, c’est toi » (2 Sm 12, 7) ?

Parce qu’on a tardé à révéler les drames, la perte de confiance vis-à-vis de l’Église est plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’aurait été si le mal avait été traité à temps. Il y va de la sainteté de l’Église d’aujourd’hui et de la fécondité de sa mission évangélisatrice. Le covid n’est pas responsable à lui tout seul de la perte de la pratique religieuse… Et quels parents chrétiens d’aujourd’hui oseront laisser partir demain leurs enfants en toute confiance dans des communautés s’ils ne peuvent faire toute confiance à ceux qui ont la responsabilité de veiller sur eux… Une institution n’est jamais aussi précieuse qu’une personne : les institutions passent, alors que la personne est sacrée : elle n’a qu’une vie. Certaines ont été définitivement brisées par les mauvais pasteurs que fustigeait Ézéchiel.

V Dans la lumière christique du mystère pascal

Quelle parole reste-t-il alors possible de dire aux victimes d’abus ? On n’ignore pas que cette épreuve peut faire perdre la foi. Néanmoins le mystère pascal reste un mystère de vie là où la mort semble avoir triomphé. Esquissons le tracé d’un possible chemin de guérison…

Tout d’abord il faut souligner le bienfait d’être reconnu comme victime. En effet, la sexualité est un lieu anthropologique marqué par la culpabilité depuis le premier péché. C’est tout un chemin d’humanité, pour toute personne, que d’en découvrir le sens et la beauté. Raison pour laquelle l’abus sexuel est spontanément vécu par la victime comme un lieu de culpabilité. Voilà pourquoi le travail accompli ces dernières années a eu un effet positif en permettant aux victimes de se considérer comme telles et, partant, de sortir de la culpabilité. Il faut des années pour passer d’une conscience injustement coupable à la prise de conscience du statut de victime. En effet, les abus sexuels sur personnes majeures dans les communautés pourraient être assimilés à de l’esclavage sexuel dans la mesure où les conditions de respect de la liberté ont été gravement et durablement enfreintes. La sexualité vécue sur le mode de l’esclavage ne peut engager la responsabilité morale de la victime : il n’en demeure pas moins vrai que celle-ci se sentira spontanément coupable de ce qui lui arrive.

Car une question continue de la tarauder : pourquoi cela m’est-il arrivé, à moi ? Sous-entendu : comment ai-je pu me laisser tromper ? La reconnaissance du statut de victime n’éradique pas automatiquement le sentiment de culpabilité parce que la personne humaine n’est jamais une victime « innocente » comme le fut le Christ qui se livre à la mort sur la croix. En effet, en dépit de l’absence de responsabilité morale pour ce qui concerne l’abus sexuel proprement dit, la victime ressent néanmoins une culpabilité latente qui est liée au péché originel et à ses propres péchés. Il s’établit donc intérieurement chez la victime une confusion entre ce qui relève de sa responsabilité morale et ce qui n’en relève pas. La responsabilité morale ne peut être engagée lorsque la personne est en situation avérée de viol de conscience. Le viol du corps n’a été rendu possible que parce que la victime a été complètement dépossédée de son libre arbitre par des mécanismes déviants qu’il revient aux responsables d’Église de débusquer.

S’il importe d’oser affirmer l’absence de responsabilité morale pour ce qui concerne l’abus sexuel, la personne reste responsable moralement de sa vie. Aussi la bonne question à se poser et qui peut ouvrir un véritable chemin de guérison est celle-ci : quels sont les facteurs spécifiques qui ont permis une telle démission ou désertion de la liberté personnelle ? Ces facteurs peuvent être d’ordres très divers : une immaturité de la liberté en construction, des conditionnements éducatifs, un certain type d’éducation chrétienne ou encore des traits de caractère qui en soi ne sont pas nécessairement des fragilités mais qui en l’occurrence peuvent le devenir dans un environnement ou des structures communautaires déviantes.

Une telle démarche fait entrer la personne dans le mystère pascal de façon très existentielle par le seul fait de déplacer la question morale du champ de la sexualité vers celui beaucoup plus large de l’exercice de la liberté. Ce faisant, la victime insère son drame personnel dans celui que vit toute l’humanité collectivement et toute personne individuellement, une histoire de libertés qui s’engagent vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des autres.

Quel drame vivent ces personnes qui sont victimes d’abus dans l’Église ? D’une part, elles ont affronté le mystère du mal en ce sens que l’acte mauvais posé par le prédateur est vécu par elles comme un mal objectivement grave, mais, il faut le redire, ce mal n’entraîne pas de responsabilité morale de leur part. Prenons une comparaison : perdre un membre de sa famille lors d’un attentat terroriste, voilà qui revient à affronter le mystère du mal au sens où les victimes et tous ceux qui souffriront de ce drame ne sont pas concernés moralement par le péché du malfaiteur mais où ils sont affectés gravement par le mal qui en résulte. Une première étape de la guérison des victimes passe par le consentement au mystère du mal qui affecte toute l’humanité. Que de vies brisées lorsque le mal frappe aveuglément : victimes de bombardements, enfants soldats ou prostitués, victimes de la famine, de la déportation… La liste peut être longue. De la même manière, les victimes d’abus sexuels sont frappées par le mal. Y consentir pleinement revient pour elles à épouser le sort de l’humanité souffrante.

Une deuxième réalité, plus difficile certes à appréhender mais véritable chemin de vie, revient à reconnaître son propre péché, non pas certes dans la réalité de l’abus sexuel, ce serait revenir à une culpabilité erronée, mais en consentant à la fragilité et la peccabilité de sa propre nature humaine. Par exemple, si la victime avait eu la clairvoyance des anges, elle aurait su discerner dans les propos du prédateur, tout ce qu’ils avaient d’ambigu ou de mensonger. Or tel n’a pas été le cas : la jeunesse aidant, l’intelligence humaine est restée limitée dans sa perspicacité. Il y a donc eu une fragilité réelle qu’il faut reconnaître. Il en va de même de la volonté et de l’aptitude à poser un acte libre. La liberté souveraine de Dieu ne se trouve pas entravée par les manœuvres malhonnêtes de l’être humain. Le Christ au désert a su déjouer les propos mensongers du démon. Tel n’est pas le cas encore une fois de la personne humaine dont la liberté à la fois fragile et juvénile peut tomber dans les pièges qui lui sont tendus, et ne sait pas comment échapper aux manipulations malveillantes. Alors que la rancœur et l’amertume sont mortifères, l’humilité à laquelle conduit la reconnaissance de sa propre fragilité et peccabilité est chemin de vie.

En effet, c’est probablement dans l’expérience de cette humiliation que s’ouvre pleinement l’expérience pascale. Vivre un abus de pouvoir qui peut aller jusqu’à l’abus sexuel est une expérience de mort authentique. De même qu’il existe une mort cérébrale bien que le corps soit encore vivant, l’outrage infligé à la dignité de la personne représente une mise à mort. Or la vie baptismale nous plonge dans un mystère de mort et de résurrection et il n’y a aucune raison que le Christ abandonne sa créature dans la mort.

Voilà pourquoi la foi doit nous engager à croire que les vies abusées ne sont pas brisées définitivement mais qu’il existe une issue qui ne réside pas ultimement, même s’ils sont indispensables, dans un travail psychologique et dans des procédures juridiques. Le salut réside dans la grâce du Christ et plus précisément dans la grâce de sa résurrection. La mise à mort a consisté dans le viol de la conscience et la neutralisation de la liberté de la personne. La résurrection est donc une restitution de soi à soi, à l’intime de la conscience et dans la plénitude de l’exercice de la liberté. Là se trouve le mystère de communion la plus intime de la personne abusée à la mort du Christ. Il ne s’agit plus seulement de consentir au mal aveugle mais de consentir à cette humiliation-ci, cet outrage irréparable pour que, entrant cette fois-ci librement dans la passion du Christ, la personne victime recouvre pleinement cette liberté des Fils de Dieu, liberté restaurée par le sacrifice libre du Christ outragé. Cette œuvre de Salut ne se fait pas sans un long et laborieux travail puisque la liberté est en jeu, liberté qui a été violentée voire anéantie. Le chemin de guérison passe donc ultimement par un consentement volontaire – donc libre cette fois-ci – à la mort qui a été infligée, comme on entre dans les eaux du baptême. Long apprentissage certes, qui est celui de toute une vie. Entrer dans la mort du Christ consiste concrètement à renoncer à s’en prendre au monde et aux autres pour choisir « le chemin de la vie » (Jr 21,8). Entrant alors librement dans la mort, la personne peut se laisser désormais conduire par le Christ, recevoir de lui ce vêtement blanc lavé dans son sang (Ap 7,14) et vivre de la vie du Ressuscité. Seule une personne qui a vécu ce drame et parcouru ce chemin peut se permettre de prononcer de telles paroles. Tel est le cas de celle qui écrit ces lignes.

Pour autant, si la grâce du Christ est capable de ressusciter les morts, cela ne dédouane pas les pasteurs qui ont la grave responsabilité de veiller au troupeau, de couper les membres qui scandalisent le corps, d’assainir en profondeur les institutions, pour que cessent les abus de pouvoir dont on sait depuis des années qu’ils existent mais dont on continue de constater les dégâts.

Notes de bas de page

  • 1 É. de Moulins-Beaufort, « Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l’action devant les abus sexuels dans l’Église », NRT 140 (2018), p. 34-54.

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